2011 TSSTC 16

Référence : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Conférence ferroviaire Teamsters Canada, 2011 TSSTC 16

Date : 2011-07-21
Dossier: 2011-03
Rendue à: Ottawa

Entre
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, demanderesse
et
Conférence ferroviaire Teamsters Canada, intimée

Affaire : Objection au dépôt d’un rapport d’expert
Décision : L’objection est rejetée
Décision rendue par : M. Richard Lafrance, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour la demanderesse : M. Michel Huart, avocat, Langlois Kronström Desjardins
Pour l’intimée : M. Ken Stuebing, avocat, CaleyWray

Motifs de décision

Contexte

[1] La présente décision fait suite à une objection par la Compagnie de chemins de fer nationaux du Canada (CN) au dépôt par l’intimée, la Conférence ferroviaire Teamsters Canada (CFTC), d’un rapport intitulé [traduction] « Évaluation des risques ergonomiques » (« rapport d’expert ») préparé en vue de la présente cause.

[2] Précisons qu’avant le début de l’audience, après avoir pris en considération les observations des parties sur la question, j’ai ordonné au CN de rendre la locomotive 4760, ou un modèle similaire, accessible à la CFTC afin d’y effectuer une évaluation ergonomique. Cette évaluation devait porter sur les points soulevés dans l’instruction donnée par l’agent de santé et de sécurité (Ag.SST) Rodgers, le 6 décembre 2010.

[3] Le 7 juin 2011, durant l’audience du présent appel, la CFTC a informé le Tribunal et l’avocat du CN que le rapport de l’expert serait communiqué à l’avocat du CN à la fin de la journée même. Vers la fin de l’audience ce jour‑là, un certain nombre de questions ayant trait au dépôt du rapport d’expert n’avaient pas encore été résolues, comme l’admissibilité du rapport, le droit de l’appelante d’effectuer une contre‑expertise et le contre‑interrogatoire de l’expert.

[4] Comme l’appelante soulevait une objection quant à l’admissibilité et à la nécessité du rapport d’expert, j’ai demandé aux parties de me soumettre des arguments écrits sur la question de l’admissibilité du rapport. Ayant pris connaissance de ces observations, j’expose ci-après les motifs pour lesquels j’ai conclu que le rapport d’expert et le témoignage de l’expert sont admissibles en preuve dans la présente affaire.

Décision

[5] Le CN s’appuie sur l’arrêt R. c. Mohan (1994) 2 R.C.S. 9, qui définit les critères régissant l’admissibilité de la preuve d’expert dans les procédures criminelles. Les deux premiers critères décrits dans l’arrêt Mohan sont (i) la pertinence et (ii) la nécessité. Le CN observe que l’arrêt Mohan est utilisé par les tribunaux administratifs pour déterminer si la preuve d’un expert doit être admise. Le CN estime que le rapport d’expert ne répond pas au critère de la pertinence parce qu’il ne porte pas sur l’objet de l’instruction. Le CN affirme également que le rapport d’expert ne répond pas au critère de la nécessité, c’est‑à‑dire qu’il n’est pas nécessaire pour permettre à l’agent d’appel d’apprécier les questions en litige.

[6] La CFTC défend la position que l’instruction donnée dans la présente affaire soulève manifestement des questions et des préoccupations d’ordre ergonomique quant aux problèmes causés par l’aménagement de la cabine de la locomotive lorsque celle‑ci est positionnée avec le grand capot en tête. La CFTC observe que l’agent d’appel n’est pas tenu d’appliquer les règles rigoureuses de la preuve, car le paragraphe 146.2c) du Code canadien du travail (le Code) l’autorise à recevoir tous témoignages qu’il juge indiqués, qu’ils soient admissibles ou non en justice. Elle soutient que les critères rigoureux énoncés dans l’arrêt Mohan ne s’appliquent pas à la présente affaire, et que même s’ils s’appliquaient, le CN n’a pas démontré que l’admission de la preuve lui causerait un préjudice.

[7] Je note d’emblée que le paragraphe 146.1(1) du Code m’oblige à mener une enquête sur les circonstances ayant donné lieu à l’instruction et sur la justification de celle‑ci.

[8] La question préliminaire que je dois trancher relativement au rapport d’expert est celle de savoir s’il est pertinent, c’est‑à‑dire s’il tend à établir les faits consignés au dossier dont je suis saisi. En supposant que ce soit le cas, je me suis également posé la question de savoir si cette preuve est nécessaire, c’est‑à‑dire si elle m’aidera à comprendre les questions qui sont soulevées dans la présente affaire.

[9] En examinant de quelle manière les questions en cause en l’espèce doivent être formulées, je dois tenir compte des circonstances ayant donné lieu à l’instruction visée par l’appel, conformément au par. 146.1(1) du Code. Ces circonstances englobent les dispositions réglementaires sur lesquelles l’ Ag.SST s’est fondé pour donner cette instruction, de même que la situation qu’il a observée concernant la conception de la cabine et l’utilisation de la locomotive lorsque la cabine est positionnée avec le grand capot en tête.

[10] Les articles 10.5 et 10.6 du Règlement sur la santé et la sécurité au travail (trains) (RSST(T)) auxquels renvoie l’instruction portent sur la conception et la disposition des tableaux de commande du matériel roulant et sur la mesure dans laquelle ces éléments ont une incidence sur la capacité du conducteur d’effectuer les manœuvres en toute sécurité. Ces dispositions sont libellées comme suit :

10.5 La conception et la disposition des cadrans et des tableaux de commande du matériel roulant automoteur ainsi que la conception et la disposition générale de la cabine ou du poste du conducteur ne doivent pas nuire à celui-ci dans ses manœuvres ni l’empêcher de manœuvrer le matériel roulant.

10.6 Le matériel roulant automoteur doit être muni d’un mécanisme de freinage et d’autres mécanismes de contrôle qui à la fois :

  1. permettent de régler et d’arrêter en toute sécurité le mouvement du matériel roulant ou de toute pièce d’équipement accessoire qui en fait partie ou qui est à bord;
  2. obéissent rapidement et de façon sûre à un effort modéré du conducteur.

[11] L’article 10.13 du RSST(T), auquel renvoie également l’instruction, porte sur l’obligation de veiller à ce que l’employé soit capable de conduire le matériel roulant en toute sécurité :

10.13 L’employeur ne peut obliger un employé à conduire le matériel roulant automoteur à moins que l’employé ne soit capable de le faire en toute sécurité.

[12] La lettre qui accompagnait l’instruction donnée par l’Ag.SST dans la présente affaire indique qu’une locomotive avait été conduite avec le grand capot en tête sur une distance 37 milles. L’instruction proprement dite explique en quoi cette situation préoccupe l’Ag.SST, soit qu’il est difficile de contrôler des locomotives [traduction] « conçues principalement pour être manœuvrées avec le petit capot en tête lorsqu’elles sont manœuvrées avec le grand capot en tête ». Il décrit ensuite la nature des problèmes que cela occasionne. Il observe que la disposition de certains cadrans est prévue pour les manœuvres avec le petit capot en tête. De plus, en raison de la position du conducteur lorsque la cabine est positionnée avec le grand capot en tête, certaines commandes limitent ses manœuvres [traduction] « lorsqu’il règle ou arrête le mouvement ». Pour finir, l’instruction indique que « l’emplacement du robinet d’urgence nuit aux manœuvres du conducteur » lorsque la cabine est positionnée avec le grand capot en tête. C’est dans ce contexte que l’Ag.SST a cité les dispositions particulières prévues aux articles 10.5, 10.6 et 10.13 du RSST(T).

[13] Aux termes de l’article 10.6 du RSST(T), les mécanismes de contrôle doivent obéir rapidement et de façon sûre à un effort modéré du conducteur. Le rapport d’expert que la CFTC souhaite faire admettre en preuve décrit la répétition et la fréquence des manœuvres prétendument non ergonomiques et la mesure dans laquelle il peut en résulter des risques de blessure. À cet égard, j’estime que le rapport d’expert et le témoignage de l’expert portent sur le degré d’effort requis pour manœuvrer la locomotive lorsque la cabine est positionnée avec le grand capot en tête et qu’ils m’aideraient à comprendre ces points. Le degré d’effort requis est l’une des questions dont je suis directement saisi, compte tenu du libellé de l’article 10.6. Je note également que l’article 10.6 indique que les mécanismes de contrôle doivent permettre de régler et d’arrêter en toute sécurité le mouvement du matériel roulant. Je suis d’avis que la preuve relative aux mouvements non ergonomiques possibles et au risque de blessure qui pourrait en résulter lorsque la cabine est positionnée avec le grand capot en tête se rapporte à la question de savoir si cette configuration permet de manœuvrer la locomotive de façon sûre et m’aiderait à comprendre ce point.

[14] De même, aux termes de l’article 10.5 du RSST(T), la disposition des cadrans et des tableaux de commande, ainsi que la conception et la disposition générale de la cabine ou du poste du conducteur ne doivent pas nuire à celui-ci dans ses manœuvres ni l’empêcher de manœuvrer le matériel roulant. Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, j’estime que la preuve relative à la répétition et à la fréquence de manœuvres qui pourraient ne pas être considérées comme ergonomiques dans la mesure dans laquelle il pourrait en résulter des blessures se rapporte à la question de savoir, et m’aiderait à comprendre, si le fait que la cabine soit positionnée avec le grand capot en tête pourrait nuire au conducteur dans ses manœuvres de la locomotive.

[15] Je conclus dès lors que le rapport d’expert et le témoignage de l’expert sur ces points répondent aux critères de la pertinence et de la nécessité et qu’ils sont admissibles en preuve dans la présente affaire.

[16] Dans ses observations, le CN soulève un certain nombre de questions qui me semblent être reliées à la méthodologie utilisée pour rédiger le rapport. Le CN aura l’occasion d’aborder ces questions lors du contre‑interrogatoire de l’expert. Il aura également l’occasion de produire des éléments de preuve relativement à la question soulevée dans le rapport d’expert, s’il en décide ainsi.

Richard Lafrance
Agent d’appel

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