2011 TSSTC 19
Référence : Maureen Harper c. L’Agence canadienne d’inspection des aliments 2011 TSSTC 19
Date : 2011-08-15
Dossier : 2010-27
Rendue à : Ottawa
Entre :
Dre Maureen Harper, appelante
et
L’Agence canadienne d’inspection des aliments, intimée
Affaire : Question préliminaire – Caractère théorique
Décision : L’appel est rejeté sur la base du caractère théorique
Décision rendue par : M. Michael Wiwchar, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour l’appelante : Mme Crystal Stewart, Institut professionnel de la fonction publique du Canada
Pour l’intimée : Mme Karen Clifford, Services juridiques du Secrétariat du Conseil du Trésor
MOTIFS DE DÉCISION
[1] Il s’agit d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (le Code) par la Dre Maureen Harper, employée à l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA), d’une décision d’absence de danger rendue par M. Lewis Jenkins, agent de santé et de sécurité (Ag. SS), le 6 juin 2010, conformément au paragraphe 129(4) du Code.
Contexte
[2] La Dre Harper travaillait comme vétérinaire à l’ACIA. Dans le cadre de ce poste, elle exécutait des tâches administratives et procédait à l’inspection du poisson et des légumes. Le litige opposant la Dre Harper et son employeur découlait de l’émanation d’une odeur d’égout dans la toilette aménagée pour les personnes handicapées qui était alors en construction. L’odeur était attribuable à un accident causé par un travailleur de la construction qui effectuait des travaux de rénovation à l’intérieur de l’édifice; la situation a été corrigée par la suite rapidement.
[3] À la suite de cet incident, l’appelante a déclaré avoir eu des problèmes de santé depuis qu’elle est arrivée dans cet édifice et que, selon elle, la cause probable était la présumée piètre qualité de l’air intérieur et/ou l’exposition à des produits chimiques ou à des toxines. Elle présentait les symptômes suivants : maux de tête, irritation des yeux, problèmes respiratoires, fatigue et vertiges.
[4] Selon la Dre Harper, la qualité de l’air intérieur de l’édifice constituait un danger pour elle et les autres employés. De plus, d’autres employés ont également présenté des symptômes semblables à ceux de l’appelante et onze plaintes ont été déposées auprès des membres du comité de sécurité et santé au travail. En dépit de la nature des plaintes, l’appelante ignorait quelle était exactement la source de la présumée piètre qualité de l’air intérieur de l’édifice. Cependant, elle a découvert plusieurs éléments qui pourraient en être la cause.
[5] Chronologiquement, cette situation a débuté 16 février 2010, lorsque la Dre Harper a présenté un Rapport d’enquête de situation comportant des risques (RESCR) et qu’elle a refusé ultérieurement de travailler dans l’édifice qui était son lieu de travail. L’Ag. SS Jenkins a commencé son enquête le 8 juin 2010 alors que l’appelante maintenait toujours son refus de travailler.
[6] Le 22 juin 2010, l’Ag. SS Jenkins a rendu sa décision selon laquelle il n’y avait aucun danger et a également donné une instruction ordonnant que des procédures soient mises en place pour vérifier la qualité de l’air intérieur de l’édifice parce que, comme l’a admis l’employeur, de telles procédures n’existaient pas. Le 23 juin 2010, la Dre Harper a interjeté appel de la décision de l’Ag. SS Jenkins quant à l’absence de danger.
[7] Le 27 mai 2011, la Dre Harper a pris sa retraite de l’ACIA avant l’audition de son appel. Ayant été mis au courant de ce fait, j’ai demandé, lors de la téléconférence préalable à l’audience qui a eu lieu le 7 juin 2011, que les parties présentent leurs observations en vue de déterminer si cet appel était devenu théorique en raison du départ à la retraite de la Dre Harper.
Question en litige
[8] Je dois déterminer si le présent appel doit être rejeté en raison de son caractère théorique.
Arguments des parties
[9] En date du 11 juillet 2011, l’argumentation finale des parties sur la question du caractère théorique a été reçue.
Les arguments de l’appelante
[10] L’appelante a fait valoir que je devrais conclure que la question en litige ne revêt pas un caractère théorique et que, subsidiairement, si je détermine que celle-ci revêt un tel caractère, je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire d’entendre l’appel sur le fond.
La question en litige n’a pas un intérêt purement théorique
[11] À l’appui de l’argument de l’appelante, selon lequel la question en litige n’est pas purement théorique, il est prétendu que, même si le droit de refuser de travailler est un droit personnel, l’affaire en général et les circonstances l’entourant concernent de nombreux employés qui travaillent dans l’édifice où travaillait la Dre Harper. En effet, l’appelante a soutenu que, depuis plus de deux ans, des employés de l’ACIA se sont plaints d’une présumée piètre qualité de l’air intérieur et qu’un grand nombre d’entre eux ont présenté des RESCR et invoqué un refus de travailler.
[12] Par conséquent, selon l’appelante, puisque son refus de travailler ne repose pas sur des circonstances qui lui sont propres mais qu’il a trait à un problème qui touche les autres employés, la question n’est pas purement théorique. Elle a affirmé que si l’agent d’appel conclut que des problèmes de qualité de l’air existent dans l’édifice, alors, une instruction pourrait être donnée qui serait jugée appropriée, conformément à l’article 146.1 et au paragraphe 129(7) du Code, et que, en conséquence, la situation des employés s’améliorerait.
[13] En résumé, l’appelante estime que, puisque la question en litige liée à son refus de travailler peut aider les employés à dissiper certaines de leurs graves inquiétudes au sujet de la qualité de l’air intérieur, la question ne peut revêtir un caractère théorique.
L’agent d’appel doit exercer son pouvoir discrétionnaire
[14] Selon l’appelante, si je conclus que la question en litige revêt un caractère théorique, néanmoins, je devrais accepter d’entendre l’appel en exerçant mon pouvoir discrétionnaire.
[15] Selon le premier argument présenté, un litige existe toujours bien que la Dre Harper ait pris sa retraite. En fait, cette dernière a déclaré qu’elle souhaite poursuivre le processus d’appel, tout comme le syndicat, et qu’il y aura donc deux parties à l’appel.
[16] Selon le deuxième argument avancé par l’appelante, l’agent d’appel ne devrait pas refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire par souci d’économie des ressources judiciaires. Selon l’appelante, puisqu’une décision prise par l’agent d’appel aurait des conséquences pour l’une des parties (l’employeur) ainsi que pour les employés de l’ACIA, l’économie des ressources judiciaires ne devrait pas peser dans la balance.
[17] En outre, l’appelante a soutenu que, si l’appel est entendu, cela résoudrait les autres cas de refus de travailler qui feraient certainement l’objet d’un appel. Il s’ensuit, selon l’appelante, qu’il est possible de régler dans une instance tous les dossiers relatifs au refus de travailler lié à la qualité de l’air intérieur de l’édifice de l’ACIA et, par conséquent, le fait d’aller de l’avant avec le présent appel permettrait d’en éviter d’autres.
[18] En outre, l’appelante soutient également que l’économie des ressources judiciaires ne doit pas être prise en compte, parce que la décision d’un agent d’appel permettrait d’améliorer les conditions de travail des employés du lieu de travail exploité par l’ACIA et pourrait, idéalement, faire en sorte que l’employeur protège mieux ses employés contre le danger potentiel.
[19] Selon le dernier argument avancé par l’appelante, l’audition de l’appel n’entraînerait pas une transgression de la part du Tribunal du pouvoir législatif du gouvernement. Enfin, il convient de noter que l’appelante a présenté plusieurs décisions rendues par le présent Tribunal et d’autres tribunaux pour appuyer ses allégations.
Les arguments de l’intimée
[20] L’intimée a fait valoir que la question en litige était devenue sans objet après le départ à la retraite de la Dre Harper et que je ne devrais pas exercer mon pouvoir discrétionnaire pour entendre l’appel malgré son caractère théorique. À l’appui de ses affirmations, l’intimée se fonde principalement sur deux décisions : l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général)
[21] Selon l’intimée, le 27 mai 2011, au moment de la retraite de la Dre Harper, le différend entre l’ACIA et l’appelante a cessé d’être un litige actuel et est donc devenu théorique. En outre, l’intimé a soutenu que le recours de la Dre Harper avait essentiellement pour but de lui permettre de retourner dans l’édifice où elle travaillait. Le véritable motif de ce refus est disparu au moment où elle a pris sa retraite.
[22] À l’appui de son argument relativement au droit de la Dre Harper au refus de travailler en cas de danger, l’intimée a cité les articles 128 et 129 du Code qui font référence respectivement à « un employé » et à « l’employé ». Selon l’intimée, la loi applicable indique clairement que le recours est propre à l’employé qui refuse de travailler et qui interjette appel ensuite de la conclusion relative à l’absence de danger.
[23] En ce qui concerne la possibilité que j’exerce un pouvoir discrétionnaire pour entendre l’appel malgré le fait que litige soit devenu théorique, l’intimée a fait valoir qu’il n’est pas dans l’intérêt général qu’il y ait exercice d’un pouvoir discrétionnaire pour entendre l’appel, en dépit du caractère théorique du litige, compte tenu que le refus de travailler est limité par la loi à l’employé en question et que ce droit ne peut être étendu au public au sens large.
Réponse
a) L’appelante
[24] L’appelante a tenté de rectifier certains faits dans sa réponse. En outre, l’appelante a admis que le droit au refus de travailler est un droit individuel et que les autres employés ne devraient pas y recourir indirectement. Toutefois, l’appelante a réaffirmé que si je conclus qu’un danger existe, cela aurait une incidence sur tous les employés du lieu de travail où travaillait l’appelante. Selon cette dernière, la qualité de l’air intérieur affecte tous les employés et une décision sur le fond de cette affaire aurait des répercussions sur eux et les aiderait.
b) L’intimée
[25] Dans sa réponse aux observations de l’appelante, l’intimée a réaffirmé que la question en litige était devenue sans objet et que le refus de travailler est un droit individuel. En outre, elle a tenté de corriger certains faits présentés par l’appelante et a donné suite à l’analyse de la jurisprudence. Par exemple, l’intimée a fait état de la décision rendue dans Willan et l’AFPC c. DRHC
Je comprends que l’alinéa 128(1)b) signifie que, lorsque le refus de travailler d’un employé est fondé sur un motif raisonnable qu’il existe un danger de travailler dans un lieu, ce danger ne peut viser que l’employé qui refuse de travailler, et que cet employé ne peut refuser de travailler si la situation dangereuse vise d’autres employés. [Soulignement de l’intimée]
Analyse
[26] La Cour suprême du Canada dans Borowski a adopté une analyse en deux temps pour déterminer si le litige est théorique. Premièrement, la Cour doit déterminer si l’affaire est théorique, c.-à-d. si le différend tangible a disparu et si la question est ainsi devenue purement théorique. Deuxièmement, dans l’affirmative, la Cour doit alors décider si elle doit néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher la question. En déterminant si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit examiner les raisons d’être de la politique en matière de causes théoriques :
1. la présence d’un contexte contradictoire;
2. l’économie des ressources judiciaires;
3. la Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.
[27] En outre, le juge Sopinka a décrit comme suit, au paragraphe 15 de la décision, la doctrine relative au caractère théorique :
La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.
[28] J’aimerais d’abord mentionner que l’appel repose sur une décision de l’Ag. SS Jenkin faisant état de l’absence de danger, que ce dernier a rendue à la suite de son enquête sur le refus de travailler de la Dre Harper qui prétendait que la qualité de l’air intérieur de l’édifice exploité par l’ACIA constituait un danger pour elle.
[29] Le droit de refuser d’exercer un travail dangereux est un droit individuel prescrit aux termes du paragraphe 128(1) du Code qui est libellé comme suit :
128(1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :
a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;
b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;
c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.
[C’est moi qui souligne.]
[30] Au paragraphe 128(1), il est clairement fait référence à « l’employé » et non « aux employés ». C’est pourquoi le refus de travailler est irréfutablement un droit individuel et ne s’applique qu’à l’employé qui l’invoque. Par ailleurs, c’est l’alinéa 128(1)b) qui s’applique à une situation telle que celle qui a été alléguée par la Dre Harper en l’espèce. En effet, lorsque le présumé danger est lié à une situation où il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu, un employé peut refuser de travailler si la situation constitue un danger pour lui-même mais ne peut le faire si la situation dangereuse affectait d’autres employés.
[31] Étant donné que la Dre Harper ne travaille plus à l’ACIA et que le Code ne confère le droit de refuser d’accomplir des tâches dangereuses qu’aux employés travaillant pour un employeur assujetti au Code, le motif invoqué initialement par l’appelante pour engager la procédure a disparu le premier jour de sa retraite.
[32] De plus, l’Ag. SS et l’agent d’appel ont pour rôle en vertu de la partie II du Code, lorsque le droit de refuser un travail dangereux est invoqué par un employé, de déterminer si le présumé danger existe et, par conséquent, si l’employé peut continuer de refuser d’utiliser ou de faire fonctionner la machine ou la chose, de travailler dans ce milieu ou d’accomplir la tâche concernée.
[33] En l’espèce, je ne vois aucune raison de poursuivre la procédure d’appel si la Dre Harper n’est plus exposée à la présumée situation dangereuse en milieu de travail. C’est exactement le résultat que produit son départ à la retraite puisqu’elle est écartée du lieu de travail et, par conséquent, son départ élimine tous les risques ou les dangers potentiels auxquels elle serait exposée dans le milieu de travail.
[34] En ce qui concerne l’affirmation de l’appelante que d’autres employés pourraient être touchés par une décision selon laquelle un danger existait, je suis d’accord avec mon collègue, M. Aubre, dans la décision Tremblay, lorsqu’il affirmait ce qui suit :
[34] […] Le fait de caractériser de théorique le présent pourvoi n’aurait pas comme conséquence d’empêcher que les questions soulevées par la présente affaire puissent être considérées dans d’autres affaires dont les circonstances en rendraient la considération utile. […]
[35] Ayant pris en considération toutes les circonstances de l’espèce, je conclus qu’il n’existe plus de litige actuel ni de différend réel et concret entre les parties dans cette affaire. De plus, puisqu’il n’y a plus de lien d’emploi entre la Dre Harper et l’ACIA, je crois que le fait de rendre une décision sur le fond de cet appel n’aurait pas d’effet concret sur les droits des parties.
[36] Par conséquent, je conclus que l’appel est devenu théorique et je choisis de ne pas exercer mon pouvoir discrétionnaire d’entendre l’appel sur le fond.
Décision
[37] Pour ces motifs, l’appel est rejeté.
Michael Wiwchar
Agent d’appel
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