2011 TSSTC 28

Référence : Robert J. Wellon c. Agence des services frontaliers du Canada, 2011 TSSTC 28

Date : 2011-11-15
Dossier : 2010-44
Rendue à : Ottawa

Entre :

Agence des services frontaliers du Canada, Requérante

et

Robert J. Wellon, Intimé

Affaire : Requête visant à faire rejeter l’appel en raison de son caractère théorique

Décision : L’appel est rejeté en raison de son caractère théorique

Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, Agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelant: M. Martin Charron et M. Richard Fader, Avocats, Services juridiques, Secrétariat du Conseil du Trésor

Pour l’intimé: M. James Cameron, Avocat, Raven, Cameron, Ballantyne et Yazbeck LLP

MOTIFS DE LA DÉCISION

[1]   Les motifs qui suivent concernent la décision rendue le 30 septembre 2011 par le soussigné relativement à la requête présentée le 21 avril 2011 par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), dans le but de faire rejeter le présent appel au motif que l’appel porte sur une question dorénavant théorique.

Contexte

[2]   Cet appel a été interjeté conformément au paragraphe 129(7) du Code canadien du Travail (Code) par Robert J. Wellon, un agent des services frontaliers au service de l’ASFC, à l’encontre d’une décision d’absence de danger rendue le 10 novembre 2010 par l’agent de santé et de sécurité (agent de SST) Glen O’Neil en vertu du paragraphe 129(4) du Code. Les parties à l’appel ont présenté des observations écrites concernant la question soulevée par la requête et ont eu l’occasion de formuler des observations additionnelles lors de la conférence préparatoire tenue avec le soussigné le 16 mai 2011, de même que suite à  cette conférence afin de répondre à une question formulée par l’agent d’appel.

[3]   La décision qui suit ne concerne que la requête présentée par la partie intimée à l’appel et ne porte donc pas sur le fond dudit appel. Il est toutefois nécessaire à une meilleure compréhension de cette décision de donner un bref aperçu des faits et circonstances à l’origine de cette affaire. Tel que mentionné, cet appel vise une décision d’absence de danger rendue par un agent de SST à la suite de l’enquête menée par ce dernier au sujet du refus de travail exercé par l’appelant et six autres agents des services frontaliers (ASF).

[4]   L’agent de SST a déclaré dans son rapport d’enquête que les agents en question, dont l’appelant, ont exercé leur droit de refuser de travailler “ parce qu’on leur avait demandé de prêter assistance aux membres de la Royal Newfoundland Constabulary (RCN) pour la perquisition d’une roulotte. Selon eux, il s’agissait d’une tâche à haut risque puisque pour ce faire, il ne leur était pas permis de porter leur équipement de protection (contrairement aux règles de travail de l’ASFC applicables à l’exécution de semblables perquisitions dans le cadre de son mandat). Selon les ASF,  une telle demande allait à l’encontre de leur formation et l’exécution de cette tâche sans leur équipement de protection mettait leur santé, sécurité et vie en danger (…)”. Les refus de travail des sept ASF, de même que les circonstances afférentes, ont fait l’objet d’une enquête approfondie par l’agent de SST O’Neil. Toutefois, aux fins de l’examen de la requête de l’intimé, il n’est pas requis à ce stade d’énoncer les motifs retenus par l’agent de SST au soutien de sa décision d’absence de danger puisque cette information ne servirait pas à décider de ladite requête, sauf pour préciser que cette décision a été transmise aux parties intéressées le 10 novembre 2010 et qu’elle est de toute évidence à la source du  présent appel.

[5]   L’élément central de la présente affaire, et celui à la base de la présente requête de l’intimé, a trait au fait que, peu de temps après la décision d’absence de danger, du 10 novembre 2010 et le dépôt du présent appel le 16 novembre 2010, l’ASFC, par le biais de sa Directrice générale des programmes, a mis un terme à sa pratique de prêter assistance à des organismes d’exécution de la loi par dans une note de service du 23 décembre 2010 à l’intention de tous les Directeurs généraux régionaux ayant pour objet: Cessation de l’aide offerte par l’ASFC aux organismes d’exécution de la loi à l’échelle nationale. Il y est précisé que cette aide déborde le cadre de l’exécution ou de l’application des lois qui régissent les programmes de l’ASFC, en d’autres termes, déborde le mandat confié à l’ASFC. Il est utile de reproduire en majeure partie le texte dudit document puisqu’il illustre que ladite cessation ne constitue pas une réaction impulsive suite aux refus de travail des ASF. La note de service se lit en grande partie comme suit :

Annuellement, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) reçoit de d’autres organismes d’exécution de la loi des demandes d’aide en matière d’exécution de la loi à l’échelle nationale. Cette aide est habituellement offerte sous forme d’expertise ou d’outils spécialisés, mais elle déborde le cadre de l’exécution ou de l’application des lois qui régissent les programmes de l’ASFC.

En 2007, la pratique qu’avait l’ASFC d’aider des organismes d’exécution de la loi a été examinée dans le contexte de l’initiative d’armement. Il a alors été décidé que l’ASFC continuerait de le faire, mais que, par souci pour la sécurité de ses agents, il fallait que la police sécurise tous les lieux avant que ces derniers n’interviennent.

En Juin 2009, les régions ont été informées par communiqué qu’elles devaient obtenir l’accord de la direction pour chaque opération et, de plus que la pratique consistant à aider les organismes d’exécution de la loi serait réexaminée. 

Après mûre réflexion, il a été décidé que l’ASFC devait mettre fin à cette activité. Nous sommes conscients que la collaboration entre les organismes d’exécution de la loi est essentielle à l’existence de relations positives mais, compte tenu des lacunes relevées concernant les pouvoirs et les mesures de protection des agents ainsi que les difficultés importantes que posent actuellement les ressources opérationnelles, il est préférable que l’ASFC se concentre sur les secteurs dont elle assume la principale responsabilité.

Pour ces motifs, et ce à compter d’aujourd’hui, l’ASFC cessera d’aider d’autres organismes d’exécution de la loi lorsque la nature de cette aide dépasse son mandat ou les pouvoirs juridiques prévus par la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada ou toute autre loi appliquée par ses agents.

[6]    En bref donc, l’appelant Wellon s’est prévalu de son droit de refuser de travailler parce qu’on lui demandait de prêter assistance à un organisme extérieur d’exécution de la loi. Il a fait valoir que se plier à cette demande, alors qu’il ne lui était pas permis de porter ou d’être équipé de l’équipement de protection habituellement à sa disposition dans l’exercice de ses fonctions en vertu du mandat accordé à l’ASFC, représentait un danger au sens du Code. L’agent de SST chargé de faire enquête à ce chapitre a conclu à l’absence de danger, conclusion que M. Wellon a porté en appel. Depuis cette décision et, considérant la note de service citée précédemment, on peut avancer que même alors que la procédure de refus suivait son cours, la décision de mettre fin à la pratique d’assistance était en voie d’être prise et qu’elle a été officialisée par le biais de ladite note de service qui porte le cachet du 23 décembre 2010.

Question en litige

[7]   L’appel vise la décision d’absence de danger rendue par l’agent de SST O’Neil. Toutefois, l’unique question à considérer ci-après n’est pas de savoir s’il existait bel et bien un danger lors du refus de travail par M. Wellon, mais plutôt de déterminer si cette question est devenue théorique, en raison de la décision prise par l’ASFC de mettre fin à sa pratique d’assistance, décision qui aurait pour effet d’empêcher la survenance d’une situation potentiellement dangereuse.

Observations des parties

A) Arguments de la requérante (intimé à l’appel)

[8]   À l’appui de sa requête, la requérante fait simplement valoir que la procédure de refus de travail et celle concernant le droit d’appel prévues par le Code ne sont pas instaurées aux fins de permettre la contestation des politiques de l’employeur sur une base uniquement théorique, puisque les dispositions du Code visant le droit de refus et, par conséquent, l’exercice même de ce droit doivent se fonder sur des données factuelles. L’intimé se fonde ainsi sur une décision récente de ce Tribunal dans l’affaire Eugenia Martin-Ivie c. L’Agence canadienne des services frontaliers, 2011 TSSTC 6, reprenant les propos de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Procureur général du Canada c. Fletcher et al, 2002 CAF 424, selon lesquels “le mécanisme prévu par le Code prévoit une méthode particulière d’établissement des faits pour régler une situation particulière”. Il en découle donc que, depuis le changement apporté par l’ASFC à sa politique d’aide, et donc en l’absence d’une situation de fait, on ne saurait contester cette affaire que sur une base théorique. Il a été mis fin à la pratique visée par le refus de travail et l’appel de M. Wellon ce qui, selon la requérante, a pour effet de conférer à cette affaire un caractère théorique puisqu’il n’y a plus de différend juridique concret opposant les parties. En outre, le procureur de la partie requérante fait valoir que dans l’hypothèse du rejet de la requête et d’une décision de ma part d’instruire cette affaire au fond, le fait qu’on ait mis fin à la politique d’aide rendrait difficile, voire même impossible l’établissement d’un correctif dans le cas d’une conclusion de danger.

[9]   La requérante soulève la possibilité que l’appelant veuille poursuivre sa contestation d’une politique dorénavant caduque aux fins de se prémunir contre son éventuelle réactivation. À cet égard, elle fait valoir que la Cour d’appel fédérale , dans son arrêt Fletcher mentionné précédemment, a déclaré dans les termes qui suivent qu’une telle approche ne serait pas opportune dans le cadre des dispositions d’appel du Code :

Il s’agit (le droit de refus de travailler) d’un mécanisme permanent auquel un employé peut recourir dès lors qu’il a des motifs raisonnables de se retirer du lieu de travail.(…) Ce droit ne saurait être un moyen d’obtenir une décision d’un agent de sécurité, de la Commission ou de la Cour fédérale à-propos d’une politique qui n’est pas appliquée au moment de l’enquête.

Dans l’affaire en instance, alors que la politique d’aide était en vigueur au moment du refus et de l’enquête, la requérante fait valoir que l’application du principe formulé par la Cour d’appel fédérale n’est nullement affectée par le fait que la fin de ladite politique  n’est survenue qu’après que l’appelant eut refusé de travailler et que l’agent de SST eut rendu une décision à cet égard. Le sens à donner à ce qui précède est que l’employé qui, à l’avenir, serait confronté à la réactivation de ladite politique conserverait le droit de refuser de travailler. Dans cette optique, le procureur rappelle que dans des circonstances semblables, le Tribunal a déclaré dans Tremblay c. Air Canada, TSSTC-09-004, que “le fait de caractériser de théorique le présent appel n’aurait pas comme conséquence d’empêcher que les questions soulevées par la présente affaire puissent être considérées dans d’autres affaires dont les circonstances en rendraient  la considération utile.” 

[10]           La requérante termine en faisant valoir qu’il serait erroné d’affirmer que  plusieurs refus de même nature et faisant appel aux mêmes circonstances, sont survenus ailleurs au pays. Dans les faits, seulement deux refus, dont le présent, ont été enregistrés et le second s’est conclu par une décision d’absence de danger rendue le 29 septembre 2010 et confirmée par le Tribunal. Enfin, la requérante fait valoir qu’étant donné qu’il n’existe plus de différend juridique concret entre les parties, le présent agent d’appel devrait endosser la position formulée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Borowski c. Canada (procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 voulant que lorsqu’il n’existe plus de différend juridique concret entre les parties, les ressources judiciaires limitées devraient plutôt être affectées aux affaires présentant un réel différend entre les parties.

B) Arguments de l’intimé (appelant)

[11]           Selon l’intimé, la prétention que le présent appel revêt un caractère théorique est dénuée de fondement et à cet effet, il fait valoir un double argument. En premier lieu, là où la requérante se fonde en partie sur la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Fletcher, l’intimé fait valoir que cette affaire soulevait une question plus restreinte et que ce faisant, on peut différencier cette affaire de la présente. Dans  Fletcher, il s’agissait de déterminer si, dans le cas d’un refus de travail, la présence d’un danger pouvait être déterminée uniquement sur la base de la situation telle qu’elle existait au moment de l’enquête par l’agent de santé et sécurité ou si l’agent d’appel pouvait également prendre en compte la situation qui prévalait au moment même du refus. L’intimé souligne que dans cette décision, la Cour a effectivement déclaré que “pour comprendre la situation et déterminer s’il existe un danger sur  le lieu de travail, il doit être possible d’examiner toute la preuve, qu’elle soit historique ou qu’elle soit présente au moment de l’enquête”. Ainsi, selon l’intimé, la leçon à tirer des propos de la Cour est à l’effet que pour déterminer correctement l’existence d’un danger dans le lieu de travail, il faut procéder à une analyse complète de la preuve, ce qui n’est possible que si l’affaire est entendue au fond. Le procureur de l’intimé précise d’ailleurs que dans l’affaire Fletcher, la Cour a clairement déclaré que le droit de refuser de travailler ne doit pas servir à contester une politique qui n’a pas encore été mise en application lors de l’enquête concernant le refus de travail. Selon le procureur de l`’intimé, c’est exactement  ce que la requérante tente de faire en l’espèce en demandant le rejet de l’appel en se fondant sur une politique qui n’avait pas encore été mise en application au moment du refus.

[12]           La seconde partie de l’argumentation de l’intimé s’appuie sur la récente décision du Tribunal dans l’affaire Ryan Lelonde et Service correctionnel du Canada, CAO-07-026. Cette décision rejetait une requête identique à la présente en mettant l’accent sur le fait que des mesures prises unilatéralement par l’employeur pour éliminer un danger peuvent être annulées par ce dernier quand bon lui semble et que l’enquête que mène l’agent d’appel ne peut viser que les circonstances ayant cours au moment du refus de travail, ce qui, dans le présent cas, aurait comme effet d’exclure de cet examen la politique modifiée peu de temps après la décision d’absence de danger rendue par l’agent de SST O’Neil qui fait l’objet du présent appel. Selon le procureur de l’intimé, c’est à bon droit que dans l’affaire Lelonde, le Tribunal a rejeté la requête visant à faire déclarer l’appel théorique en invoquant des changements apportés à une politique suite au refus de travail, puisque toute autre décision aurait pu mener à des situations où des employeurs auraient recours à leur autorité d’instaurer et d’annuler des politiques comme moyen de bloquer les recours judiciaires. Pour donner suite à ces propos, l’intimé maintient que la présente affaire ne présente aucunement un caractère théorique. Ainsi, à l’époque du refus de travail, c’est conformément à la politique alors en vigueur que les ASF devaient participer aux perquisitions sans le bénéfice de leur plein équipement de protection, et ce n’est que suite auxdits refus de travail que l’employeur a agi en instaurant unilatéralement une nouvelle politique. L’impact de cette politique modifiée, s’il en est, demeure incertain, tout comme son application en situations d’urgence ou lors d’actions conjointes ne s’inscrivant que partiellement dans le mandat de l’ASFC. Le procureur est donc d’avis que l’agent d’appel ne pourra pleinement évaluer la preuve qu’après avoir pleinement instruit cette affaire au fond.

[13]           Finalement, le procureur de l’intimé fait valoir que même si je devais conclure au caractère théorique du présent appel, je conserverais toujours la compétence et la discrétion d’entendre l’affaire au fond si les particularités de cette affaire l’inscrivaient au sein des exceptions établies par la Cour suprême dans l’affaire Borowski mentionnée précédemment, laquelle se veut la décision-phare en la matière. Selon cette décision, malgré le terme apporté à une question particulière en raison de sa caractérisation théorique, la continuité d’un contexte réellement contradictoire de même que la récurrence d’une question particulière justifieraient la Cour, et par conséquent le présent Tribunal, d’exercer sa compétence pour instruire la question au fond. L’intimé fait par conséquent valoir la position que, malgré la modification apportée à la politique, fondant la prétention du caractère théorique de l’appel, cette affaire continue de présenter un litige actuel de sorte que l’instruction devant l’agent d’appel devrait se poursuivre. Quant à la capacité pour le soussigné d’apporter un correctif à la situation présentée par la présente affaire, le procureur insiste sur le fait qu’il est nécessaire d’instruire cette affaire au fond parce que la question qu’elle soulève excède celle du correctif et que sa détermination pourrait servir de fondement ou référence à la résolution de situations futures.

Analyse

[14]           Il est essentiel, pour décider de la présente requête, de bien comprendre ce que constitue un appel  théorique. La décision de la  Cour suprême du Canada dans l’affaire Borowski, dont il est fait mention précédemment, offre la meilleure explication de la doctrine relative au caractère théorique. Il est par conséquent justifié d’en reprendre  l’expression ci-après :


La doctrine relative au caractère théorique relève du principe général en vertu duquel un tribunal peut refuser de trancher une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Un appel est théorique lorsque la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Un litige actuel doit exister non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. Le principe général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer.

La démarche à suivre pour déterminer si le litige est théorique comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. Si c’est le cas, le tribunal décide alors s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. (Pour être précis, une affaire est “théorique” si elle ne présente pas de litige concret même si le tribunal choisit de trancher la question théorique.) (…)

La deuxième partie de l’analyse consiste  pour le tribunal à déterminer s’il devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire au fond, même en l’absence de litige actuel. Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, les tribunaux peuvent être guidés par l’étude des assises mêmes de la doctrine du caractère théorique.

La première raison d’être de la politique en matière de causes théoriques tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. Le contexte réellement contradictoire, dans lequel les deux parties ont un intérêt dans l’issue du litige, est un élément fondamental de notre système juridique. La deuxième raison tient à l’économie des ressources judiciaires qui oblige les tribunaux à se demander si, compte tenu des circonstances d’une affaire, il y a lieu de consacrer des ressources judiciaires limitées à la solution d’un litige devenu théorique. La troisième raison d’être de la doctrine tient à la nécessité pour les tribunaux d’être sensibles à l’efficacité et à l’efficience de l’intervention judiciaire et d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique. En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune de ces trois principales raisons d’être. Il ne s’agit pas d’un processus mécanique. Il se peut que les principes ne tendent pas tous vers la même conclusion. L’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement.(…)

Le caractère théorique

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.(souligné ajouté)

Le soussigné ne se  présente évidemment pas comme membre de la magistrature et ses attributs ne sont pas ceux d’une cour de justice. La nature quasi-judiciaire de la fonction d’agent d’appel de même  que l’interaction contradictoire des parties qui comparaissent devant ce dernier me permettent, je crois, d’adhérer aux diverses étapes de la doctrine en examinant la question soumise.

[15]           Je dois donc m’interroger en premier lieu à savoir si le présent cas, lequel concerne  la demande faite aux ASF de prêter assistance à un organisme d’exécution de la loi, dans ce cas-ci le RCN, sans pouvoir porter tout leur équipement de protection, présente une question à caractère théorique. Les observations écrites des parties sur cette question n’offraient que peu d’information concernant les particularités de la présente affaire et même si le Code, à l’article 122, énonce ce qu’on pourrait qualifier de description ou définition générique de ce que constitue un danger, ce sont les motifs spécifiques du refus de travail qui doivent être examinés puisque l’exercice même du droit de refuser de travailler doit être fondé sur des circonstances factuelles concrètes. Le long énoncé de son refus présenté par M. Wellon à l’origine, tout en en précisant les circonstances factuelles, se veut plus détaillé que nécessaire pour nos fins.  Par contre, on trouve au rapport d’enquête préparé par l’agent de SST  et transmis au soussigné de même qu’aux parties en préparation de l’instruction du présent appel, un descriptif suffisamment détaillé pour permettre l’étude de la présente requête. Sous le titre  “énoncé du refus de travail”, on lit :

Les agents de santé et de sécurité du programme Travail se sont entretenus avec sept agents des services frontaliers de l’ASFC aux fins d’établir les motifs ayant mené ces agents à refuser de travailler en vertu de la Partie II du Code canadien du travail. Selon ces derniers, c’est la demande qui leur a été faite de prêter assistance aux agents de la Royal Newfoundland Constabulary (RCN) pour la perquisition d’une roulotte qui est à la source de leur refus. Selon leurs dires, il s’agissait d’une tâche à haut risque puisque pour ce faire, il ne leur était pas permis de porter  tout leur équipement de protection (contrairement aux règles de travail de l’ASFC applicables à l’exécution de semblables perquisitions dans le cadre de son mandat). Une telle demande, selon les AFC, allait à l’encontre de leur formation et l’exécution de cette tâche sans leur équipement de protection mettait leur santé, sécurité et vie en danger. (emphase ajoutée)

[16]           Il importe de préciser dès le début que tant l’«énoncé du refus de travail» ci-dessus que la note de service mentionnée au paragraphe cinq, et portant sur la “cessation de l’aide offerte par l’ASFC aux organismes d’exécution de la loi à l’échelle nationale”, ont trait au même sujet à savoir, l’assistance excédant le mandat de l’ASFC. À cet égard,   on serait tenté de croire que  la modification apportée à sa politique par l’ASFC pourrait représenter la solution au problème soulevé par le refus de M. Wellon. Ainsi, à première vue, cette conclusion semblerait apporter une réponse toute simple à la requête formulée par la requérante, qui se veut également l’intimé à l’appel à l’encontre de la décision d’absence de danger rendue par l’agent de SST, en ce qu’elle mettrait un terme au différend juridique concret opposant les parties à l’appel. Ceci aurait toutefois comme conséquence de passer outre au fait que ce changement de politique n’est survenu qu’après le refus de travail de M. Wellon en date du 12 octobre 2010, l’enquête lancée par l’agent de SST O’Neil le 21 octobre 2010 et la décision d’absence de danger qui en est résulté le 10 novembre 2010. L’agent d’appel qui se penche sur un appel doit prendre en compte les circonstances de l’affaire dans leur état au moment du refus de travail de même que lors de l’enquête et de la décision par l’agent de SST. Ainsi, l’application de ce qui précède pourrait signifier que lors du dépôt de l’appel, comme la politique d’aide n’était pas encore modifiée, la question soulevée par cet appel, à savoir si un danger existait lors du refus de travail demeurait entière, et donc qu’il existait encore à ce moment un différend juridique concret opposant les parties audit appel dont le soussigné est saisi. À mon avis cependant, ceci aurait pour effet d’ignorer le fait qu’un agent d’appel peut reprendre du début l’examen de tous les éléments d’un dossier dans sa capacité d’exercer de novo dont ont fait mention à maintes reprises les instances judiciaires. Par conséquent, on peut tenir de ce qui précède que l’agent d’appel qui instruit une affaire au fond peut prendre en compte tous les éléments de fait dans leur état au moment de la survenance d’un refus de travail (ou autre action par un agent de SST pouvant ouvrir la porte à un appel), de l’enquête et de la décision de l’agent de SST, que ce dernier en ait eu connaissance ou non. Toutefois, dans le cas d’une requête ou une allégation qu’un appel est devenu théorique, alors qu’on fait valoir que sont disparus les éléments ou situations litigieux ayant donné lieu aux gestes qui ont entraîné l’intervention d’un agent de SST et une décision d’absence de danger ou instruction de sa part, je suis d’avis que tous les éléments du dossier jusqu’au moment de la décision de l’agent d’appel doivent être pris en compte comme pertinents. Sur ce point, je partage la position adoptée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Borowski (citée précédemment) au sujet du caractère théorique d’un pourvoi et énoncée comme suit : (…) “en conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considéré comme théorique.” Eu égard à l’affaire qui nous occupe, il est éminemment pertinent de noter que la Cour a également affirmé qu’un litige actuel, ce qu’elle qualifie d’ «élément essentiel »,  “doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.” La présente affaire présente un élément factuel déterminant en ce qu’au moment où cette affaire, un appel à l’encontre d’une décision d’absence de danger rendue en vertu du paragraphe 129(7)  du Code, doit être entendue par l’agent d’appel soussigné, la pratique de l’employeur ayant donné lieu aux refus de travail dont le résultat a été ladite décision d’absence de danger n’a plus cours.

[17]           La question du caractère théorique du présent appel rend nécessaire l’examen du pouvoir de redressement de l’agent d’appel soussigné. L’article 146.1 du Code prévoit que lorsqu’il est saisi d’un appel formé en vertu du paragraphe 129(7), pour le cas de décisions d’absence de danger comme la présente, ou en vertu de l’article 146 dans le cas d’instructions données par un agent de santé et de sécurité, l’agent d’appel a l’autorité de modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions. La confirmation d’une  décision d’absence de danger devrait en principe mettre un terme à l’affaire. Toutefois, lorsque qu’une telle décision est contestée comme dans le présent cas, et que le but recherché par l’appel est de la faire annuler par l’agent d’appel qui devrait à cet effet conclure à l’existence d’un danger ou d’une contravention, l’enquête de l’agent d’appel à cette fin doit comporter l’examen de toute mesure, suffisante ou non, prise par l’employeur pour corriger ledit danger, et lorsque nécessaire, une ordonnance enjoignant l’employeur de prendre des mesures correctives et de redressement sera émise. Eu égard à ce qui précède, il devient nécessaire de se pencher sur les particularités de cette affaire, laquelle comporte une décision d’absence de danger donnée en conclusion à la prétention qu’une pratique de l’employer présentait un danger, où la conclusion que recherche l’appelant est justement que ladite pratique qui avait cours au moment du refus de travail présentait un danger et où il a été mis fin à cette pratique suite à la décision d’absence de danger rendue par l’agent de SST de sorte que ledit danger semblerait ne plus exister. Je n’aurais aucune difficulté, devant une telle situation, à conclure que l’annulation d’une pratique qui aurait été perçue comme présentant un danger constituerait le meilleur et le plus complet des correctifs. Eu égard à la présente affaire, dans l’éventualité où, ayant entendu l’affaire au fond et conclu à danger, tel que souhaité, conclusion qui devrait en principe se traduire par une ordonnance correctrice, je suis d’avis qu’une telle ordonnance constituerait un exercice vide de sens puisque le correctif aurait déjà été apporté.

[18]           On a également fait valoir que l’action prise par l’employeur en l’instance et qui a eu pour effet de mettre un terme à la pratique de prêter assistance hors du mandat de l’ASFC, se voulait au fond une mesure de protection contre les contestations et que rien n’empêche l’employeur de la réinstaurer en tout temps. L’intimé à la requête, sans doute pour empêcher qu’une telle situation ne survienne, souhaite en conséquence que je la rejette et instruise l’appel au fond, agissant ainsi essentiellement de manière préventive. En réponse, il importe de préciser que le Code prévoit que l’autorité et la compétence d’un agent d’appel visent uniquement les instructions ou décisions qui émanent d’un agent de santé et de sécurité et donc que l’agent d’appel ne peut lui-même être à l’origine d’une instance. Il est possible que les décisions d’agents d’appels acquièrent une certaine autorité de précédent et qu’en quelque sorte, elles puissent influencer un employeur dans sa prise de décision. Cette autorité, néanmoins, n’est qu’au mieux persuasive et quelque soit le poids de ladite autorité, je suis d’avis qu’on ne peut aucunement l’invoquer pour entraver, empêcher ou interdire tout changement futur à des politiques ministérielles ou gouvernementales. Il n’est donc pas faux de prétendre que l’employeur pourrait en tout temps décider de réinstaurer son ancienne pratique ou politique. Ceci n’aurait toutefois aucun effet sur la protection offerte aux employés par le Code puisque la décision de l’employeur de réinstaurer sa politique d’aide n’aurait aucune influence sur le droit de recourir au refus d’effectuer un travail vu comme dangereux. Je suis renforcé sur ce point par les propos de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Fletcher (cité précédemment) voulant qu’il “s’agit d’un mécanisme permanent auquel un employé peut recourir dès lors qu’il a des motifs raisonnables de se retirer du lieu de travail.” Je reprends donc mes propos précédents selon lesquels l’examen d’affaires telles que la présente est lié aux faits de l’affaire et conséquemment, l’examen qu’en fait tant l’agent de santé et de sécurité que l’agent d’appel doit se limiter aux circonstances factuelles présentes lors du refus et de l’enquête, et ignorer celles qui sont encore en devenir.

[19]           À la lumière de ce qui précède, ma conclusion est à l’effet que cette affaire ne présente plus de litige actuel et donc, comme il n’y a pas de différend tangible et concret entre les parties, que le présent appel n’offre qu’un caractère théorique. Suite à cette conclusion, il me reste donc à décider si, malgré l’absence d’un litige actuel, j’instruirai cette affaire au fond. Les motifs qui suivent expliquent ma décision de ne pas exercer cette discrétion.

[20]           La présente affaire vise en substance deux obligations fondamentales de l’employeur à savoir, l’obligation de fournir à ses employés l’équipement de sécurité réglementaire ainsi que la formation et l’entraînement requis pour en faire bon usage, et également l’obligation générale de veiller à la santé et à la sécurité de ses employés au travail, que ceux-ci exercent leurs tâches dans un lieu placé sous l’entière autorité de l’employeur ou, dans le cas contraire, lorsque les tâches en question relèvent de  son autorité. Maintes décisions de ce Tribunal ont porté sur les obligations en question, et bien que faisant appel à des circonstances particulières, ces décisions forment un corpus important de précédents utiles à l’examen d’affaires futures présentant leurs propres circonstances factuelles et besoins de redressement.

[21]           De plus, étant donné les mesures déjà prises par l’employeur pour mettre fin à la pratique d’aide faisant l’objet de la présente affaire, je n’ai aucun doute qu’instruire malgré tout cet appel au fond n’influencerait que de manière négligeable les droits des parties visées directement par cette affaire.

[22]           Finalement, tel que mentionné précédemment, nulle action ou position prise par l’employeur relativement à la présente situation et nulle déclaration que le soussigné puisse faire relativement à cette affaire n’aurait de conséquence sur la pérennité du droit des employés à se prévaloir de leur droit de refuser d’exécuter des tâches qu’ils perçoivent comme dangereuses.

Décision

[23]           Pour les motifs énoncés ci-dessus, ma conclusion est à l’effet que la question que soulève cet appel est théorique et par conséquent ledit appel est rejeté.

Jean-Pierre Aubre

Agent d’appel

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