2012 TSSTC 27

Référence : Nutreco Canada Inc. (Meunerie Shur-Gain Yamachiche), 2012 TSSTC 27

Date : 2012-07-26
Dossier no: 2011-34
Rendue à : Ottawa

Entre :

Nutreco Canada Inc. (Meunerie Shur-Gain Inc.Yamachiche), Appelante


Affaire : Appel à l’encontre de deux instructions données par une agente de santé et de sécurité, conformément au paragraphe 146(1) du Code canadien du travail

Décision : Les instructions sont annulées

Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, Agent d’appel

Langue de la décision : Français

Pour l'appelante : Me Jocelyn Roy, Avocat, Roy Laporte Inc.

MOTIFS DE DÉCISION

 

[1]               Le présent appel a été déposé le 7 juin 2011 par Nutreco Canada Inc., connue également sous l’appellation Meunerie Shur-Gain Inc. (Nutreco), conformément au paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (Code), suite à un accident mortel survenu le 18 mai 2011 dans les locaux de l’appelante. La victime dudit accident, M. Mathieu Lemaire, était à l’emploi de Law-Marot Milpro Inc., une entreprise dont les services avaient été retenus par l’appelante. M. Lemaire y était employé comme technicien et assumait les tâches de chef d’équipe. Ledit appel veut contester deux instructions émises à l’endroit de l’appelante le jour même de l’accident par l’agente de santé et de sécurité (Ag.SST) Marie-France Carrier, l’une en vertu des alinéas 145(2)a) et b), et l’autre en vertu du paragraphe 145(1) du Code. L’instruction émise en vertu des alinéas 145(2)a) et b) stipule que l’agente de santé et de sécurité estime que la tâche effectuée à une hauteur de plus de 2.4 mètres par le sous-contractant Lemaire constituait un danger pour un employé au travail en ce que ce sous-contractant « ne [portait] pas de dispositif de protection contre les chutes lors de travaux sur un silo d’une hauteur d’environ 20 pieds, causant le décès de cette personne sur son lieu de travail suivant sa chute en bas du silo situé dans la salle de moulanges ». L’agente conclut en ordonnant à l’employeur de procéder immédiatement à prendre des mesures propres à écarter le danger et lui interdit « de réaliser un travail ou une tâche à une hauteur de plus de 2.4 m. sans dispositif de protection contre les chutes », établissant en apparence de cette manière un lien rationnel, bien que non précisé dans le texte de l’instruction, avec l’alinéa 12.10(1)a) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail (Règlement).

[2]               La seconde instruction, émise cette fois en vertu du paragraphe 145(1), précise que l’Ag.SST Carrier a formé l’avis que les circonstances dudit accident amènent à conclure qu’il y a eu contravention par l’appelante au paragraphe 125(1)w) du Code, en ce que l’employeur en l’instance, à savoir Nutreco, « n’a pas veillé à ce que toute personne admise dans le lieu de travail, soit un sous-contractant, connaisse et utilise, selon les modalités réglementaires, le matériel, l’équipement, les dispositifs et les vêtements de sécurité réglementaires, soit un dispositif de protection contre les chutes à une hauteur de 2.4 m. du sol », et que la chute d’environ 20 pieds par le sous-contractant en bas du silo situé dans la salle des moulanges de Nutreco dans ces circonstances a causé le décès dudit sous-contractant. Point à souligner, alors que le paragraphe 125(1)w) du Code fait appel à des dispositions réglementaires comme composantes de l’infraction, l’instruction ne fait mention d’aucune.

[3]               Aucune partie ne s’étant manifestée ou ayant indiqué désirer s’opposer au présent appel, ledit appel est instruit sans partie intimée. En outre, tenant compte de ces circonstances particulières, l’appel est instruit sans audience en personne et uniquement sur la base du rapport d’enquête de l’Ag.SST et de tous les autres documents ou matériel utilisés par ce dernier ou auxquels il aurait fait référence, tel que demandé par le registraire du Tribunal dans un courriel daté du 7 juin 2011 et adressé à ladite agente, de même que des observations et arguments écrits présentés par l’appelante. Justement en raison de ces circonstances quelque peu particulières et du fait qu’en pratique, lors d’audiences tenues de manière plus traditionnelle par les agents d’appel, les agents de santé et de sécurité y assistent habituellement et viennent y témoigner pour expliquer, entre autres, le cheminement de leur enquête et la motivation de leurs décisions, j’ai jugé opportun d’entendre l’Ag.SST Carrier et à ces fins, j’ai convoqué une conférence téléphonique qui a eu lieu le 18 avril 2012 à laquelle a pris part, outre l’agente de santé et de sécurité, Me Jocelyn Roy, agissant pour la partie appelante. Il ressort de cet entretien que l’intervention de l’Ag.SST Carrier, son enquête, a été limitée dans le temps à la journée même de l’accident, et que son instruction de « danger » aux termes du paragraphe 145(2) du Code, portant sur une situation spécifique, a été motivée par la survenance d’un décès dans un lieu de travail fédéral, lequel décès démontrait selon l’agente l’existence d’un danger, et le désir de circonscrire ledit danger (travail en hauteur) pour tous les employés, même si la victime, qui ne portait pas ce jour-là de harnais anti-chutes, n’était pas à l’emploi de l’appelante mais plutôt d’une entité venant sous juridiction provinciale. L’Ag.SST Carrier a constaté le jour de son enquête que même si des consignes verbales visant le port de l’équipement anti-chutes avaient été précédemment données, la victime ne portait pas le sien et l’appelante n’a pas été en mesure de lui présenter une politique écrite visant les travaux en hauteur, d’où, selon l’Ag.SST Carrier, le manquement par l’appelante à l’obligation de l’employeur au sens du Code relativement à toute personne admise au lieu de travail fédéral. En outre, quant à la seconde instruction, celle-ci visant une contravention au Code (alinéa 125(1)w)), il ressort de la conférence avec l’Ag.SST Carrier que cette dernière savait que les employés de Law-Marot Inc. devaient fournir leur propre équipement anti-chutes mais qu’elle n’a pas vu ledit équipement, qu’elle ignore quelles normes n’auraient pas été respectées et qu’elle n’a pas constaté personnellement que le jour de l’accident, lesdits équipements étaient disponibles mais qu’ils avaient été laissés dans le ou les camions du sous-contractant Law-Marot Inc. De surcroît, au moment de l’émission de son instruction, l’Ag.SST Carrier ne savait pas et n’avait pas vu les documents établissant que les employés de Law-Marot, dont la victime, avaient reçu la formation concernant les travaux en hauteur et le port des harnais de sécurité. Selon l’Ag.SST Carrier, le jour de l’accident, elle a constaté que la victime ne portait pas son harnais anti-chutes, ce qui démontrait selon cette dernière que l’appelante avait manqué à l’obligation de s’assurer que ledit équipement soit utilisé.   

[4]               La position formulée par l’appelante relativement à l’instruction émise aux termes du paragraphe 145(1) qui la vise est à l’effet que Nutreco conteste avoir enfreint l’alinéa 125(1)w) du Code, compte tenu qu’elle s’était assuré que le sous-contractant connaissait et utilisait, selon les modalités réglementaires, le matériel, l’équipement, les dispositifs et les vêtements de sécurité réglementaires. L’appelante conteste également l’instruction émise en vertu des alinéas 145(2)a) et b) parce qu’elle prétend qu’elle avait déjà pris des mesures pour que la tâche à une hauteur de plus de 2.4 mètres que devait effectuer le sous-contractant le soit sans qu’elle ne constitue un danger pour l’employé du sous-contractant au travail. On peut noter que tout comme l’agente de santé et de sécurité, l’appelante ne s’est pas arrêtée à la question de savoir quelles dispositions réglementaires devaient trouver application.

[5]               L’appelante est décrite tant par l’agente de santé et de sécurité que par le procureur de Nutreco comme une entreprise, une meunerie, venant sous compétence fédérale parce qu’elle exerce des activités énumérées au paragraphe 2(h) du Code. En fait, cette disposition du Code stipule que relèvent de la compétence législative du Parlement « les ouvrages ou entreprises qui, bien qu’entièrement situés dans une province [c’est le cas de Nutreco] sont, avant ou après leur réalisation, déclarés par le Parlement être à l’avantage général du Canada ou de plusieurs provinces ». Clairement, la disposition du Code en question ne mentionne aucune activité dont la nature aurait pour effet d’amener une entreprise sous compétence fédérale. Bien que la qualification d’entreprise fédérale de l’appelante soit correcte, par souci d’exactitude il importe de préciser que cette qualification est le résultat de l’interaction du paragraphe 91(29) et de l’alinéa 92(10)c) de la Loi constitutionnelle de 1867 voulant que par l’effet de la déclaration par le Parlement du Canada que des travaux entièrement situés dans une province sont à l’avantage général du Canada ou de deux ou plus de deux provinces, ces travaux deviennent, selon le paragraphe 91(29), partie des « catégories de sujets expressément exceptés dans l’énumération des catégories de sujets exclusivement assignés [par ladite Loi constitutionnelle] aux législatures des provinces » [je souligne]. La déclaration visant Nutreco et toutes les meuneries se retrouve dans la loi fédérale désignée sous le nom de Loi sur la Commission canadienne du blé, LRC 1985, c. C-24, à l’article 76, lequel se lit comme suit:

Déclaration d’intérêt national

76. Sans préjudice de la portée générale de toute déclaration faite dans le cadre de la Loi sur les grains du Canada et portant que des silos constituent des ouvrages à l’avantage général du Canada, les minoteries, les fabriques ou entrepôts d’aliments pour les animaux et les stations de nettoiement des semences, actuels – notamment ceux qui figurent à l’annexe – et futurs, constituent collectivement et séparément des ouvrages à l’avantage général du Canada.

 Contexte

[6]               En lien avec l’énoncé fait précédemment du texte central des deux instructions sous appel, une précision s’impose dès le début à cet égard, compte tenu de l’intention qu’avait censément l’Ag.SST Carrier en émettant ces deux instructions, intention qu’on retrouve énoncée à la partie « Analyse » de son rapport d’enquête qui a été transmis au procureur de l’appelante le 26 juillet 2011. Le texte de cette « Analyse » se lit comme suit :

Dans un premier temps, j’ai jugé impératif d’émettre l’instruction de danger en vertu des alinéas 145(2)a) et (b) afin d’interdire de réaliser un travail ou une tâche à une hauteur de plus de 2.4 mètres sans dispositif de protection contre les chutes. En effet, la réalisation d’une telle tâche par une personne, sans dispositif de protection, a causé sa mort. Mon intention à la remise de l’instruction était d’interdire cette tâche à toute personne, soit les sous-traitants et aux employés de Shur-Gain. Premièrement parce qu’il n’y avait aucune procédure sécuritaire pour le travail en hauteur dans le manuel de santé et sécurité de Shur-Gain. Aussi, parce qu’il est clair dans le Code canadien du travail que l’employeur a des obligations envers ses sous-traitants. Le paragraphe 125(1)w) stipule que « l’employeur est tenu de veiller à ce que toute personne admise dans le lieu de travail connaisse et utilise selon les modalités réglementaires le matériel, l’équipement, les dispositifs et les vêtements de sécurité réglementaires ». De plus, le paragraphe 125(1)y) indique que « l’employeur est tenu de veiller à ce que la santé et la sécurité des employés ne soient pas mises en danger par les activités de quelque personne admise dans le lieu de travail ».

J’ai jugé nécessaire de remettre une deuxième instruction le 18 mai 2011, en vertu du paragraphe 145(1) de la partie II du Code canadien du travail. En effet, j’avais assez d’information pour conclure que l’employeur n’avait pas rempli son obligation à savoir qu’il doit veiller à ce que toute personne admise dans le lieu de travail connaisse et utilise selon les modalités réglementaires le matériel, les dispositifs et les vêtements de sécurité réglementaires (paragraphe 125(1)w)). Shur-Gain n’a pas veillé à ce que monsieur Lemaire utilise son dispositif de protection contre les chutes, 4 témoins confirment qu’il ne portait pas son harnais de sécurité lors de sa chute mortelle dans la salle des moulanges. [Je souligne]

Eu égard à ce qui précède, le texte de l’instruction en vertu des alinéas 145(2)a) et (b) ne fait état que du fait qu’un sous-contractant ne portait pas de harnais de sécurité, et l’examen du texte complet de ladite instruction ne permet aucunement de conclure que ladite instruction viserait plutôt toute personne, donc s’étendrait aux employés de l’appelante et à mon avis, aucune interprétation ne permettrait d’arriver à une autre conclusion. Par conséquent, j’ai l’intention de ne considérer cette instruction que sous le plan de son application à un sous-contractant. En ce qui a trait à la deuxième instruction, émise cette fois aux termes du paragraphe 145(1), laquelle précise que l’employeur « n’a pas veillé à ce que toute personne admise dans le lieu de travail, soit un sous-contractant, connaisse et utilise […] » [je souligne], je suis d’avis que sa formulation mène à la conclusion qu’elle ne vise que la situation visant le sous-contractant, puisque c’est ce qui est précisé. En outre, alors qu’il ressort du dossier qu’il y a unanimité de vue à l’effet que le sous-contractant est de compétence provinciale au titre de la construction, qu’en vertu de son entente avec l’appelante, il devait fournir son propre équipement de sécurité, dont le ou les harnais anti-chutes, et qu’alors que l’alinéa 125(1)w) prévoit qu’on connaisse et utilise selon les modalités réglementaires l’équipement de sécurité réglementaire, l’Ag.SST Carrier n’a ni indiqué à l’instruction ni ne s’est prononcé à son rapport d’enquête sur la question de savoir à quelles modalités réglementaires la connaissance et l’utilisation par le sous-contractant devaient se rapporter ni à quelle réglementation l’équipement fourni par le sous-contractant se conformait ou devait se conformer, compte tenu justement que ce dernier ressortait à la compétence provinciale, se prononçant uniquement sur la connaissance et l’utilisation, en fait la non-utilisation, de l’équipement de sécurité fourni en question. En conséquence, je ne considérerai donc l’appel que dans ces termes.

[7]               Tel que mentionné précédemment, le présent appel est instruit uniquement sur la base des renseignements et arguments écrits présentés par la partie appelante et par l’agente de santé et de sécurité. Conséquemment, le contexte factuel de cette affaire peut être tiré de la description des faits qu’en donne le procureur de cette dernière, laquelle description recoupe pour la plus grande partie celle qu’en fait l’agente de santé et de sécurité dans son rapport d’enquête, de même que ladite description par l’agente de santé et de sécurité, puisque ledit rapport de l’agente a été transmis au soussigné et à la partie appelante. J’en tire donc ce qui suit.

[8]               L’appelante Nutreco possède une meunerie à Yamachiche (Québec), laquelle opère sous la marque de commerce Shur-Gain et est de compétence fédérale. La victime de l’accident de travail ayant donné lieu à l’enquête de l’agente de santé et de sécurité et entraîné les deux instructions sous appel, M. Mathieu Lemaire, était à l’emploi d’une entreprise distincte de compétence provinciale (ce qui est reconnu par l’Ag.SST Carrier et n’est aucunement contesté), Law-Marot Milpro Inc., à titre de technicien et était désigné comme chef d’équipe. Cette entreprise de compétence provinciale est spécialisée et considérée comme experte dans la fabrication, l’entretien, le remplacement et l’installation d’équipements dans le secteur agro-alimentaire et plus précisément dans le domaine des meuneries. Les services de cette entreprise ont été retenus à maintes reprises par Nutreco pour réaliser des travaux à la meunerie de Yamachiche et d’autres meuneries de l’appelante. Pour partie, ces travaux comportaient des tâches effectuées en hauteur. Law-Marot Milpro Inc. ayant l’expertise requise et possédant une connaissance du site, ses services furent retenus par l’appelante en septembre 2010 pour réaliser à sa meunerie de Yamachiche des travaux relativement à la reconstruction de silos et dépoussiéreur, à l’érection de nouveaux silos de même qu’à l’installation et au remplacement de certains équipements dont le dépoussiéreur où est survenu l’accident. Dans le cadre de ces travaux, il appert que Law-Marot Milpro Inc. a embauché un sous-traitant, la compagnie de mécanique industrielle MTE 2000 Inc. dont le propriétaire, M. Alex Létourneau et un employé, M. Hugo Turner, étaient sur les lieux lors de l’accident survenu au chef d’équipe Lemaire.

 

[9]               Selon les renseignements fournis par le procureur de l’appelante, les ententes concernant la réalisation des travaux ont été finalisées au cours de l’été 2010 dans le but de permettre le commencement de ces travaux au début de l’automne 2010. M. Guy Morand, contremaître général de la meunerie de Yamachiche, avait été désigné comme la personne-ressource de Nutreco auprès des différents sous-contractants retenus pour effectuer les travaux. La coordination desdits travaux devait être assurée par la victime Lemaire et M. Morand et il appert que les représentants des parties se rencontraient périodiquement pour assurer cette coordination. Ainsi, M. Morand informait M. Lemaire des travaux qui devaient être exécutés, sans pour autant préciser “comment faire la job”, ce qui était l’apanage de M. Lemaire. En septembre 2010, donc avant le début des travaux, il appert que M. Morand a communiqué par téléphone avec un représentant de Law-Marot, M. Dominic Lussier, afin de s’assurer que les travaux n’affectent pas la production de Nutreco et à cette occasion, il se serait enquis des qualifications des employés pour le travail en hauteur. On lui aurait alors confirmé que tous les employés affectés au chantier de Yamachiche possédaient la formation et les qualifications nécessaires pour effectuer des travaux en hauteur, ce qui est confirmé par la documentation au rapport d’enquête (attestation de Laptech enr. datée du 8 février 2010), et le « Formulaire d’engagement des sous-traitants » de Nutreco, remis à l’Ag.SST Carrier qui note ignorer « à ce moment si Law-Marot a signé un tel formulaire ». À cette même époque, M. Morand aurait rencontré la victime et les autres employés de Law-Marot aux fins de préciser les règles de sécurité applicables et les équipements de protection individuels qui devaient obligatoirement être portés sur le site, notamment les harnais de sécurité lors de travaux en hauteur. Selon le rapport d’enquête de l’Ag.SST Carrier, M. Morand de même que le directeur Stéphane Lemire l’auraient informée que les consignes de sécurité pour les sous-traitants leur étaient données verbalement. Toutefois, les sous-traitants demeuraient responsables de fournir à leurs employés les équipements de protection individuels requis tant par Nutreco que par le type de travaux à effectuer. Il semble que ce soit à ce moment que la victime se serait identifiée auprès de M. Morand comme le chef d’équipe désigné par Law-Marot pour l’exécution des travaux. Tel que mentionné précédemment, les travaux ont débuté au cours de l’automne 2010 et, pour les fins de la présente décision, étaient encore en cours le 18 mai 2011, jour de l’accident mortel. Durant cette période, au titre de la coordination des travaux, M. Morand informait le chef d’équipe Lemaire des travaux à effectuer durant la journée, se chargeait de la planification ainsi que de la supervision des travaux et les sous-traitants consultaient M. Morand quant à l’exécution de certains travaux qui pouvaient affecter la production de Nutreco et à la nécessité d’obtenir et utiliser certains équipements spécialisés, par exemple une grue pour effectuer le levage de certains équipements ou pièces.

[10]           Selon les faits rapportés par l’appelante par le biais de son procureur, durant le cours de l’automne 2010 de même que durant l’hiver et le printemps 2011, M. Morand a dû intervenir auprès d’employés de sous-traitants œuvrant sur le chantier et qui ne respectaient pas les règles de sécurité concernant la conduite de chariots élévateurs et l’usage du tabac sur les terrains de la meunerie. Il semblerait toutefois que lors des visites quotidiennes de ce dernier sur le chantier, il a pu constater à chaque reprise que la victime et les employés de Law-Marot portaient leur harnais de sécurité lorsqu’ils effectuaient du travail en hauteur. En fait, il semble que jamais un représentant de Nutreco n’a constaté que la victime ou tout autre employé effectuait du travail en hauteur sans harnais. Ces propos recoupent les informations recueillies par l’agente de santé et de sécurité auprès des trois « sous-traitants » travaillant avec la victime voulant que les consignes de sécurité leur étaient transmises verbalement, et non par écrit, par le représentant de Nutreco assurant la coordination des travaux, et que ces directives étaient à l’effet « d’avoir leurs équipements de sécurité (bottes et casques), obtenir leur permis de feu (permis de travail à chaud pour les travaux de soudure), de ne pas fumer dans l’usine, mais à l’endroit spécifié et d’avoir leurs harnais de sécurité ». Ces trois personnes ont ajouté, selon l’Ag.SST, que c’est le contremaître général chez Nutreco, M. Morand, qui assurait leur supervision et qui venait les voir périodiquement durant la journée.

[11]           La survenance de l’accident peut être décrite comme suit, en faisant référence, tel que mentionné précédemment, au rapport de l’Ag.SST et à la description fournie par l’appelante par le biais de son procureur. Ainsi, après avoir effectué toute la fin de semaine, avec son équipe, des travaux d’urgence pour un autre client, la victime Lemaire a rencontré le contremaître général Morand le lundi 16 mai 2011 pour discuter des travaux à exécuter durant la semaine qui venait afin d’éviter de nuire à la production de la meunerie. À cette occasion, on identifie un espace en hauteur de plus de 2.4 mètres. où les ouvriers ne doivent pas travailler, étant donné la difficulté d’accès aux équipements suite au retrait des machines servant à la moulange. Il est alors convenu par messieurs Morand et Lemaire qu’aux fins d’éliminer les dangers propres à cet endroit, une plate-forme élévatrice (scissor lift) serait louée pour effectuer les travaux. Il appert que c’est lors de cette rencontre que M. Lemaire informe M. Morand du fait qu’il a suivi la formation nécessaire pour opérer une telle plate-forme et montre à ce dernier la carte de compétence certifiant le fait qu’il détenait les qualifications requises. En plus de la formation relativement aux travaux en hauteur, l’attestation de Laptech datée du 8 février 2010 mentionnée précédemment établit effectivement la compétence de M. Lemaire relativement à l’opération de plate-forme élévatrice et de nacelle aérienne extensible. M. Morand aurait procédé aux mêmes vérifications auprès d’un autre employé d’un sous-traitant. Lors de cette rencontre, il appert que la victime et M. Morand ont convenu que ce dernier s’enquerrait de la disponibilité d’une plate-forme élévatrice appropriée auprès des locateurs d’équipement de la région, et que M. Lemaire le préviendrait du moment où une telle plate-forme serait requise pour effectuer les travaux en toute sécurité.

[12]           Il semble que M. Morand ait effectivement procédé aux recherches d’une plate-forme élévatrice appropriée le lendemain, soit le 17 mai 2011, c’est-à-dire la veille de l’accident. Le mercredi 18 mai 2011, jour où est survenu l’accident, M. Morand est arrivé à l’usine vers 7:00 AM, et a croisé M. Lemaire qui était au volant d’un chariot élévateur. Ce dernier n’aurait en aucun temps mentionné à M. Morand qu’il entendait effectuer des travaux en hauteur ce jour-là. D’ailleurs, il appert que M. Morand a visité le chantier vers 8:00 AM. et qu’il a constaté que les employés de Law-Marot effectuaient des travaux au sol. L’accident est survenu une heure plus tard, et lors de sa survenance, aucun représentant de l’appelante ne se trouvait au lieu de l’accident. Toutefois, à son arrivée sur les lieux, le contremaître général Morand a constaté que lors de sa chute mortelle, M. Lemaire était à effectuer des travaux d’installation à une hauteur supérieure à l’endroit que ce dernier et M. Morand avaient identifié le lundi précédent comme nécessitant une plate-forme élévatrice. En plus, M. Lemaire ne portait pas son harnais de sécurité malgré le fait, tel que constaté par l’agente de santé et de sécurité de même que par les agents de la commission provinciale de la santé et sécurité au travail du Québec (CSST) venus sur les lieux en raison de la compétence provinciale s’appliquant au sous-traitant Law-Marot, que M. Lemaire aurait pu facilement s’attacher aux poutres métalliques auxquelles il était en train d’attacher de l’équipement de levage. L’appelante, par le biais de son procureur, offre comme explication à ce manquement à la sécurité par la victime, les renseignements obtenus subséquemment par les représentants de Nutreco voulant que l’équipe de Law-Marot dirigée par la victime ayant dû effectuer du travail d’urgence chez un autre client le week-end précédent, cherchait à terminer le travail de la semaine plus tôt, soit le jeudi, afin de pouvoir profiter d’un week-end de quatre jours, laissant ainsi penser qu’on aurait négligé la sécurité dans le but de terminer le travail plus tôt.

[13]           Dans son rapport d’enquête, l’Ag.SST Carrier décrit comme suit les faits entourant immédiatement l’accident:

Le matin du 18 mai 2011, les sous-traitants ont débuté leur journée vers 7h00. Ils avaient comme tâche d’enlever un dépoussiéreur dans la salle des moulanges. Monsieur Mathieu Lemaire était monté en haut du dépoussiéreur à l’aide d’une échelle portative. Alors qu’il travaillait en haut à installer le « chain bloc » (équipement de levage afin de soulever le dépoussiéreur), Alexandre Corbeil, aussi employé de Law-Marot Milpro Inc., travaillait sur une plate-forme soulevée par un chariot élévateur. Monsieur Corbeil était aussi à plus de 2.4 mètres, sans dispositif de protection contre les chutes. Les deux autres personnes, monsieur Létourneau et monsieur Turner, s’affairaient au sol. Selon les 4 témoins de l’accident, monsieur Lemaire aurait perdu pied et tenté de s’accrocher à une poutre. En tombant, son pied se serait pris dans l’échelle, pour terminer sa chute sur la tête et se retrouver à plat ventre. Selon les 4 témoins, Monsieur Lamaire ne portait pas son harnais de sécurité, il ne le portait pas sur lui. Selon Alex Létourneau, les harnais étaient dans le camion et le sien était près du silo. Selon les sous-traitants, ils ne savaient pas où il aurait pu s’attacher. Cependant, selon une discussion que j’ai eue avec messieurs Tardif et Lemonde de la CSST, il y avait la possibilité de s’attacher sans problème en haut, si ces travaux avaient été planifiés.

Lorsque j’ai demandé aux 3 sous-traitants si Shur-Gain leur avait déjà remis des procédures de santé et de sécurité, ils m’ont répondu qu’ils n’ont rien reçu d’écrit. Les consignes étaient verbales : « Avoir leurs équipements de sécurité (bottes et casques), obtenir leur permis de feu (permis de travail à chaud pour les travaux de soudure), de ne pas fumer dans l’usine, mais à l’endroit spécifié et d’avoir leurs harnais de sécurité ». Ils ont ajouté que c’est monsieur Morand, contremaître général chez Shur-Gain, qui les supervise, qui vient les voir périodiquement dans la journée. C’est monsieur Lemaire qui veillait à coordonner les travaux avec Guy Morand. Monsieur Morand informait monsieur Lemaire des travaux à réaliser dans la journée.

Monsieur Morand m’affirme qu’il est responsable des travaux, sans dire « comment faire la job ». Il affirme avoir donné verbalement les consignes de sécurité ci-haut mentionnées et vérifié si les sous-traitants possédaient leur harnais de sécurité. Lorsque je demande quelles sont les procédures de sécurité pour les sous-traitants, il me répond qu’il y a sûrement quelque chose par Stéphane Lemire, directeur de l’usine, mais qu’il n’y a pas de document écrit. […]

Monsieur Lemire m’affirme que les consignes de sécurité décrites ci-haut sont données verbalement aux sous-traitants. […]

Question en litige

 

[14]           Tenant compte des faits rapportés au rapport d’enquête par l’agente de santé et de sécurité, de même que par l’appelante dans les représentations formulées par son procureur, et tenant compte également de l’analyse formulée à son rapport par l’Ag.SST Carrier de même que des commentaires énoncés par le soussigné en rapport avec ladite analyse, et prenant en compte le fait, clairement énoncé par l’Ag.SST Carrier que l’esprit, sinon la lettre, de l’alinéa 125(1)w) du Code ont gouverné l’émission des deux instructions sous appel, la seule question en litige consiste à savoir si l’une et l’autre des instructions sont fondées.


Arguments de l’appelante

 

[15]           L’appelante établit comme prémisse à son argumentation qu’elle n’entend pas contester que le port d’un dispositif de protection contre les chutes était nécessaire pour effectuer le travail que faisait la victime lors de l’accident du 18 mai 2011, ainsi que pour effectuer tout travail à une hauteur de plus de 2.4 mètres dans ce secteur du chantier de la meunerie de Yamachiche vu l’absence, à cette époque, d’une structure protégée. Toutefois, l’appelante fonde son argumentation principalement, sinon exclusivement, sur une appréciation et évaluation des circonstances factuelles de l’affaire entrant essentiellement en conflit avec l’analyse des faits élaborée par l’Ag.SST Carrier et qui a mené l’agente à une première conclusion que, parce qu’il y avait eu mort d’homme, que le manuel de santé et de sécurité de Nutreco ne comportait pas de procédure concernant le travail en hauteur et que, toujours selon l’agente, Nutreco avait des obligations envers ses sous-traitants en vertu des paragraphes 125(1)w) et y) du Code, l’instruction en vertu des alinéas 145(2)a) et b) était justifiée pour interdire l’exécution d’un travail sans protection à une hauteur dépassant 2.4 mètres, et à une seconde conclusion justifiant cette fois l’émission d’une instruction aux termes du paragraphe 145(1) pour contravention à l’alinéa 125(1)w) voulant que l’appelante n’aurait pas satisfait à son obligation de veiller à ce que la victime utilise son dispositif de protection contre les chutes parce que quatre témoins avaient confirmé qu’au moment de sa chute mortelle, la victime ne portait effectivement pas son harnais de protection contre les chutes.

[16]           Selon l’appelante, l’agente de santé et de sécurité a manifestement commis une erreur dans l’appréciation de la preuve pour en arriver à ces conclusions, lesquelles, selon le procureur de l’appelante, ne sont ni fondées par la preuve portée à la connaissance de l’agente ni étayées par les éléments de preuve qu’on peut tirer de l’argumentation écrite et des documents y annexés produits par ce dernier et qui viennent plutôt contredire la conclusion selon laquelle Nutreco aurait manqué à ses obligations légales. L’appelante fait valoir qu’il ressort clairement de la preuve que Nutreco a satisfait à ses obligations aux termes de la Loi, mais que la victime a choisi de ne pas revêtir, le matin du 18 mai 2011, l’équipement de protection contre les chutes, bien qu’elle avait été formée, qu’elle utilisait habituellement les équipements de protection requis, qu’elle avait été avisée d’utiliser les équipements requis et qu’elle avait identifié avec un représentant de Nutreco les risques reliés au travail à être effectué à cet endroit.

[17]           L’appelante fait valoir de surcroît que la conduite empreinte de passivité de la victime ne doit pas être source d’obligations juridiques pour Nutreco. Ainsi, dans le présent cas, l’appelante fait valoir que rien dans la preuve ne peut laisser présumer que Nutreco ait encouragé la passivité ou fermé les yeux sur la passivité dont ont pu faire preuve la victime ou les autres travailleurs, mais qu’au contraire cette preuve démontre que Nutreco a insisté sur le respect dans son établissement de Yamachiche des règles applicables aux travaux en hauteur. Ainsi, des avis ont été donnés par des représentants de Nutreco et des vérifications ont été faites auprès des employés de Law-Marot et des autres sous-traitants. L’appelante fait valoir qu’aucune preuve ne peut laisser présumer que Nutreco a été négligente dans l’application des règles applicables pour le travail en hauteur et de surcroît, que rien ne pouvait laisser présumer que le 18 mai 2011, la victime allait faire fi des dispositions applicables alors que par le passé, elle les avait respectées pour faire d’autres travaux similaires. Selon le procureur de l’appelante, ces arguments sont suffisants pour justifier l’agent d’appel soussigné de faire droit au présent appel et d’annuler les instructions visées par l’appel.

[18]           L’appelante demande toutefois au soussigné de se prononcer sur une question additionnelle concernant la juridiction constitutionnelle de l’Ag.SST Carrier d’émettre les instructions visées par l’appel. Selon son procureur, vu les décisions rendues par la Direction de la révision administrative de la CSST à l’endroit de Nutreco et voulant que malgré le fait que Nutreco soit une entreprise de compétence fédérale, les activités au centre de l’accident mortel (démantèlement d’un dépoussiéreur) ne relevaient pas de ses activités intrinsèques mais plutôt d’une activité de construction, habilitant ainsi la CSST à lui émettre une ordonnance au titre de maître d’œuvre, l’appelante serait justifiée de demander au soussigné de se prononcer sur cette question puisque selon cette dernière, Nutreco ne pourrait relever de la juridiction provinciale et de la juridiction fédérale en même temps pour les mêmes travaux.

 

Analyse

 

[19]           Le présent appel implique deux instructions, distinctes par leur nature, mais visant le même incident. La première, émise conformément aux alinéas 145(2)a) et b) du Code et désignée communément « instruction de danger », identifie un ensemble de faits comme constituant un danger et ordonne à la partie identifiée dans le présent cas comme employeur, en divers termes, de prendre des mesures correctives pour contrer ou écarter le danger. Un premier commentaire s’impose dès lors à savoir que si des correctifs sont ordonnés, sans pour autant être précisés, c’est donc que selon l’Ag.SST, il y a ou y avait des correctifs à apporter et que donc, comme l’instruction est adressée à l’employeur Nutreco qui, il importe de le répéter, n’était pas l’employeur de la victime, c’est donc que de l’avis de ladite agente, Nutreco a ou avait quelque chose à corriger dans ses rapports ou sa façon de fonctionner relativement à une personne qui bien qu’employée par un autre employeur relevant d’une juridiction différente, avait obtenu accès à l’établissement de Nutreco pour y offrir une prestation de services nécessitant du travail en hauteur. Pour une meilleure précision, l’instruction fait uniquement état de l’absence du port d’un dispositif de protection contre les chutes par un sous-contractant. La seconde instruction qui nous occupe, celle-ci formulée conformément au paragraphe 145(1) du Code, identifie à travers l’ensemble de faits, circonstances, actions ou omissions décrits au rapport d’enquête, une contravention à une ou des dispositions du Code et ordonne à la partie identifiée comme responsable de ladite contravention d’y mettre fin.

[20]           Je m’arrêterai en premier lieu à l’instruction émise aux termes des alinéas 145(2)a) et b). Le paragraphe 122(1) du Code définit aux fins de la législation le terme ou concept de « danger » sans associer ce concept à celui d’employé, mais plutôt à la notion plus générale de personne. Ainsi, aux termes de cette définition, « danger » signifie une « situation, tâche ou risque – existant ou éventuel – susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade – même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats –, avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée […] ». Dès lors toutefois que la définition de « danger » énoncée au Code pourrait porter à croire, lorsque considérée isolément, que la législation pourrait trouver une application plus large que la relation d’emploi au sein de la juridiction fédérale en raison de l’utilisation du terme « personne », l’article 122.1 de cette même législation vient clarifier la situation en précisant que « la présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions » [je souligne], c’est-à-dire, pour reprendre partiellement les termes de l’article 123 du Code, l’emploi dans le cadre d’une entreprise fédérale. Comme cette disposition vient sous le titre d’« Objet » de la législation, il m’appert que toute interprétation du Code doit tenir compte de cette disposition de portée générale. On peut dès lors se demander comment le Code peut trouver application dans une situation telle que celle qui nous occupe dans le cadre du présent appel à savoir, où la victime de l’accident, c’est-à-dire un travailleur, et son employeur ne sont pas régis par le Code puisque venant sous compétence provinciale, un fait reconnu par l’agente de santé et de sécurité et non contesté, alors que l’établissement où leurs services sont dispensés et la partie opérant ledit établissement ainsi que ses propres employés viennent sous compétence fédérale et sont pour leur part soumis à l’application du Code.

[21]           La réponse à cette question réside dans le fait que sous le Code, la présente situation en est une d’exception en ce que dans un cas comme le présent, soit le cas où la victime n’est pas à l’emploi de l’employeur fédéral, mais plutôt employée par un employeur de juridiction provinciale, le législateur fédéral ne formule d’obligations qu’à l’endroit de l’employeur fédéral, et non pas à l’endroit des personnes qui ne sont pas employées dudit employeur fédéral et encore moins lorsque ces personnes ne relèvent pas de la compétence fédérale, alors que plus généralement, le Code offre un équilibre entre les obligations qui sont faites à l’employeur fédéral et celles qui sont aussi faites à ses employés. Ainsi, au-delà de l’article 124 qui établit l’obligation générale de l’employeur fédéral de veiller à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail, les articles 125 et 125.1 principalement, mais non exclusivement, formulent un ensemble d’obligations plus spécifiques à la charge dudit employeur à l’égard de ses employés. En contrepartie, l’article 126 complète l’équilibre mentionné précédemment en formulant pour les employés relevant de la juridiction fédérale, un ensemble d’obligations relatives à la santé et à la sécurité au travail. Ainsi, les alinéas 126(1)c) et d) du Code prévoient qu’un employé au travail, dans ce cas-ci un employé au sens du Code tel que mentionné précédemment, est tenu « de prendre les mesures nécessaires pour assurer sa propre santé et sa propre sécurité » et également de se « conformer aux consignes de l’employeur en matière de santé et de sécurité au travail », ici encore le terme « employeur » devant recevoir l’interprétation d’employeur fédéral. Tel que
mentionné précédemment toutefois, ni Law Marot Inc. ni la victime Lemaire ne relèvent de la compétence fédérale et nul ne le prétend. Par contre, des obligations partagées de la même nature que celles mentionnées ci-dessus sont également l’apanage de l’employeur et de l’employé qui relèvent de la compétence provinciale, comme en font foi les articles 49 et 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail du Québec (L.R.Q., chapitre S-21). Qui plus est, il n’est nullement prétendu par l’appelante ou par l’agente de santé et de sécurité, et rien dans la preuve ne peut être vu comme supportant la position que l’employeur Law Marot aurait perdu sa caractéristique d’employeur relevant de la compétence provinciale du fait de ses rapports contractuels avec l’appelante Nutreco, ou que la victime Lemaire, de ce fait, serait devenue autre qu’un employé de Law Marot Inc. et donc n’aurait plus relevé de la compétence provinciale lors de l’accident. En outre, rien dans la preuve reçue de quelque source qui soit ne vient établir qu’un ou des employés de Nutreco prenaient part de quelque manière aux travaux en hauteur au centre de cet accident et qui donc semblent avoir été exécutés exclusivement par les sous-contractants mentionnés précédemment tout au long de cette décision, ni même à d’autres travaux en hauteur, évidemment exclusion faite du représentant de Nutreco assurant la planification et la supervision desdits travaux exécutés par les sous-contractants. La preuve cependant ne laisse aucun doute dans mon esprit que l’appelante à divers moments avant le début des travaux de même que périodiquement par la suite durant leur exécution, s’était assurée que les sous-contractants, et même plus précisément leurs employés assignés au contrat chez Nutreco, avaient été formés relativement au travail en hauteur de même qu’au port des équipements anti-chutes, que ces derniers possédaient ledit équipement et qu’ils en faisaient généralement usage.

[22]           Ceci m’amène à prendre en compte le libellé même de l’alinéa 145(2)a) qui fonde l’autorité d’un agent de santé et de sécurité d’émettre une instruction dite de « danger ». Le préambule de cette disposition stipule que l’agent peut émettre à l’employeur une telle instruction « s’il estime que l’utilisation d’une machine ou chose, une situation existant dans le lieu de travail ou l’accomplissement d’une tâche constitue un danger pour un employé au travail [...] » [je souligne]. Il est incontestable que sur un plan général, tout travail effectué en hauteur par toute personne sans prendre les précautions ou mesures protectrices nécessaires présente un danger au sens commun du terme. Toutefois, à mon avis, le texte même du paragraphe 145(2) exige plus de spécificité pour justifier l’émission d’une instruction à ce titre et donc même si une chute, blessure ou même décès vient confirmer la dangerosité générale de ce type de travail, ceci ne justifie pas l’émission automatique d’une instruction de danger à un employeur particulier en raison de la survenance d’un accident. Qui plus est, dans le cas qui nous occupe, la victime Lemaire qui, faut-il le rappeler était, dans le cadre de sa relation d’emploi avec Law Marot, à exécuter des travaux pour ledit employeur dans le cadre du rapport contractuel de services de ce dernier avec l’appelante, n’était pas un employé de Nutreco. J’ajouterai que ni le rapport d’enquête de l’agente de santé et de sécurité ni ses propos lors de la conférence téléphonique du 18 avril 2012 n’avancent la position que des employés de l’appelante étaient engagés dans les travaux en hauteur au centre de l’accident ou même le sont autrement dans leur prestation de services pour l’employeur Nutreco. Il m’apparaît par conséquent que l’instruction émise à l’appelante aux termes du paragraphe 145(2) n’est pas fondée par l’existence d’un danger pour un employé de Nutreco au travail.

[23]           Considérons maintenant l’instruction émise aux termes du paragraphe 145(1) du Code. Cette seconde instruction se distingue de la précédente du fait qu’elle vise une obligation de l’employeur non pas uniquement à l’endroit d’un employé, mais plutôt à l’endroit de toute personne à qui il permet l’accès au lieu de travail. J’ai déjà cité le texte de l’instruction et par conséquent il n’est pas nécessaire de le répéter ici. Il importe toutefois de rappeler que la victime de l’accident ne portait pas d’équipement ou harnais anti-chutes lors de l’accident impliquant une chute d’une hauteur excédant 2.4 mètres, alors que le Code prévoit à l’alinéa 125(1)w) que l’employeur doit s’assurer que la personne à qui il permet l’accès au lieu de travail connaisse et utilise ledit équipement. Est-ce à dire donc qu’on doive tirer une conclusion de cause à effet et conclure à contravention à cette obligation du fait que la victime ne portait pas ledit équipement anti-chutes. Je ne suis pas de cet avis.

[24]           J’ai fait mention précédemment de l’équilibre qu’établit le Code entre les obligations de l’employeur et des employés, de même que du fait que les circonstances de la présente affaire illustrent le fait que la victime était à l’emploi d’un employeur provincial qui n’avait pas perdu cette caractéristique, et qui donc, tout comme ses employés, était astreint à des obligations similaires à l’employeur fédéral. L’Ag.SST Carrier ne semble pas avoir pris compte de ceci, si je me fie à son rapport ou à ses propos lors de la conférence téléphonique du 18 avril 2012. Évidemment, dans le présent cas, la victime n’était pas un employé de l’appelante et on pourrait dès lors faire valoir que les obligations établies au titre des employés par le Code ne peuvent être invoquées dans le présent cas du fait que M. Lemaire n’était pas à l’emploi de l’appelante Nutreco, et que la question soulevée par le présent appel ne vise pas les obligations des employés, mais plutôt celle(s) de l’employeur. Or, dans un premier temps, il importe de rappeler que la disposition du Code invoquée pour soutenir la contravention requiert également que l’employeur respecte certaines dispositions réglementaires. En ce sens, pour qu’une contravention soit pleinement énoncée et par conséquent que l’instruction soit complète, ce qui est nécessaire puisque l’instruction ordonne à l’employeur de mettre fin à la contravention et donc qu’il doit être pleinement informé de sa teneur, ladite instruction ne doit pas seulement présenter un libellé général ou encore simplement reprendre le texte de l’alinéa du Code, mais également renvoyer spécifiquement aux dispositions réglementaires qui n’auraient pas été et qui doivent être observées. Or à la simple lecture de ladite instruction, il est clair qu’il n’est aucunement fait mention d’une quelconque disposition réglementaire que devrait respecter l’employeur pour se conformer à l’instruction. Y a-t-il de ce fait motif suffisant pour invalider l’instruction ? Pris comme motif unique, je ne le crois pas pour la raison suivante. Bien que le libellé de l’instruction manque de spécificité, mention y est tout de même faite non seulement de l’obligation que formule le Code, mais également qu’il s’agit de « protection contre les chutes à une hauteur de 2.4 m. du sol », des mots qui s’apparentent au texte de l’alinéa 12.10(1)a) du Règlement. Pour Nutreco, un employeur fédéral auquel le Code et ses règlements s’appliquent depuis maintes années, il serait illusoire de prétendre à l’ignorance ou la non-connaissance des dispositions visées et, dans sa contestation de ladite instruction, l’appelante ne soulève aucunement ce motif.

[25]           La question à répondre toutefois relativement à cette instruction n’est pas de savoir si la victime portait ou non le harnais anti-chutes, ce qui est effectivement avéré, mais bien plutôt si l’appelante a agi, a pris des mesures ou s’est comporté de manière à assurer que les personnes admises fassent usage des équipement requis par les circonstances de l’exécution de leurs tâches, d’où la question de connaître l’étendue de l’obligation de l’employeur à ce titre à savoir, qu’entendait le législateur par la formulation « l’employeur est tenu […] de veiller à ce que toute personne […] connaisse et utilise […] ». À mon avis, surtout si on prend en compte le partage des obligations entre employeur et employé dont il est fait mention plus haut, ou à tout le moins l’intention qui en découle, il s’agit ici d’une obligation d’efforts et de moyens suffisants. En ce sens, je ne crois pas que l’obligation prévue audit alinéa 125(1)w) exige d’un employeur un rappel constant ou une présence de tous les instants auprès des employés ou travailleurs pour garantir le résultat, à condition que les manquements ne soient pas tolérés lorsque l’employeur en devient informé. À ce titre, je partage l’opinion exprimée par M. le juge Cullen de la Cour fédérale voulant qu’un employeur n’ait pas à subir les conséquences des manquements de ses employés ou, comme dans ce cas-ci, de personnes autres que ses employés qu’il a admises dans le lieu de travail mais qui sont elles-mêmes à l’emploi d’une autre entité, laquelle est elle-même astreinte à de semblables obligations, si l’employeur peut faire valoir qu’il a agi de manière à assurer le respect des règles de sécurité. Ainsi, dans Westcoast Energy Inc. c. Canada (Code canadien du travail, Agent régional de sécurité), [1995] A.C.F. no 1584, le juge Cullen déclarait au paragraphe 31 :

 

À mon avis, il ne faudrait pas interpréter l’alinéa 125v) [maintenant 125(1)w)] du Code canadien du travail et l’article 12.1 du Règlement comme imposant des obligations juridiques à un employeur pour la conduite d’employés qui reconnaissent avoir fait preuve de légèreté, notamment lorsque rien ne prouve que l’employeur ait encouragé la passivité à l’égard de sa politique en matière de sécurité ou ait fermé les yeux sur cette passivité.

 

Dans le cas qui nous occupe, je ne crois pas que le fait que les personnes visées n’aient pas été des employés de l’appelante doive modifier la portée de ce qui précède, d’autant plus qu’il ne fait aucun doute que la victime ne portait pas son harnais anti-chutes et que l’autre employé de Law-Marot a reconnu de ne pas avoir porté le sien. La conclusion à tirer des propos du juge Cullen, à mon avis, est à l’effet que le milieu du travail comporte des obligations pour tous ses participants, quelle que soit la qualité selon laquelle ils y participent, et le défaut pour une partie de respecter ses obligations ne doit pas se traduire automatiquement par des conséquences pour les autres participants ou entraîner leur responsabilité. Or, l’information tirée du rapport de l’Ag.SST Carrier, de la conférence téléphonique du 18 avril 2012 ainsi que celle apportée par l’appelante et qui recoupe celle de l’agente, et dont il est fait état dans la présente décision, me mène à la conclusion que l’appelante a veillé à satisfaire à son obligation prévue à l’alinéa 125(1)w) avant et pendant l’exécution des travaux et que c’est par une action volontaire de la victime et des autres travailleurs présents que les harnais anti-chutes n’étaient pas portés. En conséquence, je suis d’avis qu’il n’y a pas eu contravention de la part de l’appelante.

[26]           Dans son avis d’appel, l’appelante me demande également de me prononcer sur une question additionnelle. Sous le couvert de me demander de me prononcer sur la « juridiction constitutionnelle » de l’Ag.SST Carrier d’émettre les instructions visées par le présent appel en déterminant si les travaux au cœur de la présente affaire, effectués dans les locaux de Nutreco, une entreprise relevant de la compétence fédérale visée par le Code, ce qui n’est aucunement contesté, dans le cadre d’ententes contractuelles avec des parties relevant de la compétence provinciale, ce qui n’est également pas contesté, la réelle question soulevée par l’appelante vise surtout à examiner la capacité pour la CSST provinciale de lui émettre à son tour des instructions en vertu de la loi provinciale sur la santé et la sécurité au travail, ce que l’appelante de toute évidence conteste et a déjà contesté sans succès auprès de la CSST. J’estime toutefois que compte tenu des conclusions auxquelles je suis arrivé ci-dessus, la détermination du présent appel ne requiert pas que je considère la présente question. J’ajouterai toutefois que la qualité d’entreprise fédérale de l’appelante Nutreco ne fait aucun doute et qu’en conséquence l’application du Code à son endroit ne saurait poser question. Aux termes de cette législation, un agent de santé et de sécurité a le pouvoir de lui émettre des instructions et le Code me donne le mandat de les examiner. Ce que l’appelante me demande vise réellement à réexaminer sous l’angle de la compétence conférée à l’agent de santé et de sécurité les conclusions auxquelles est arrivée la CSST. Tel que précisé ci-haut, la détermination du présent appel ne requiert pas que je me penche sur cette question.

Décision

 

[27]   Considérant les conclusions auxquelles je suis arrivé précédemment, les instructions émises à l’appelante Nutreco le 18 mai 2011 sont annulées.

 

Jean-Pierre Aubre
Agent d’appel

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