2012 TSSTC 28

Référence : Total Oilfield Rentals Limited Partnership, 2012 TSSTC 28

Date : 2012-07-26
No dossier : 2012-25
Rendue à : Ottawa

Entre :

Total Oilfield Rentals Limited Partnership, appelante

et

Procureur général du Canada, intervenant

 

Affaire : Ajournement

Décision : L’appel est ajourné.

Décision rendue par : M. Michael McDermott, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelante : Me Grant N. Stapon, c.r., avocat, Bennett Jones LLP

Pour l’intervenant : Me Christine A. Ashcroft, avocate, ministère de la Justice du Canada

 

MOTIFS DE DÉCISION

Contexte

[1]               La décision qui suit concerne un appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (le Code) à l’encontre d’instructions émises par les agentes de santé et de sécurité (Ag. SS) Dawn MacLeod et Lisa Pan. Les instructions faisaient suite à des enquêtes menées relativement à un décès survenu en milieu de travail en novembre 2010. Le décès a eu lieu de travail de Total Oilfield Rentals Limited Partnership Inc. (ci-après, « Total Oilfield » ou « Total »), qui est un parc de stockage où la société entrepose du matériel de location et qui est situé à Grande Prairie, en Alberta. Deux des instructions qui font l’objet d’un appel sont datées du 30 novembre 2010, et deux autres sont datées du 21  décembre 2010.

[2]               C’est la deuxième fois qu’un agent d’appel est saisi de cet appel, puisque le procureur général du Canada (ci-après, le « PG ») a porté la décision initiale du Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (TSSTC) devant la Cour fédérale au moyen d’une requête en révision judiciaire.

[3]               Dans le cadre de la requête du PG, Total et le PG ont convenu que la décision initiale devait être annulée par la Cour fédérale et renvoyée au TSSTC, parce qu’elle avait été rendue sans que le PG n’en ait été dûment avisé conformément à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales. En plus d’appuyer ce qui avait été convenu, la Cour fédérale a également statué que la décision d’appel initiale devait être annulée et renvoyée au TSSTC pour être soumise à un autre agent d’appel, parce que les Ag. SS MacLeod et Pan n’avaient pas eu la possibilité de présenter des observations complètes sur la question de la compétence lors de cette instance.

[4]               Le 15 février 2012, Total a déposé une demande auprès de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, lui demandant de trancher la question à savoir si Total était assujettie à la réglementation fédérale ou provinciale.

[5]               À l’occasion d’une conférence téléphonique tenue le 22 mai 2012, j’ai indiqué que j’étais disposé à ajourner la présente instance d’appel jusqu’à que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta se prononce sur la demande de Total. Comme les avocats des parties ne s’entendaient pas sur l’opportunité d’accorder un ajournement, je leur ai demandé de me soumettre des observations écrites sur la question.

[6]               Les parties m’ont depuis transmis leurs observations sur l’ajournement de la présente instance. J’ai reçu les observations du PG le 4 juin 2012 et celles de Total le 8 juin 2012. Enfin, la réplique du PG m’est parvenue le 19 juin 2012.

[7]               J’ai décidé d’ajourner la présente instance jusqu’à ce que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta se prononce dans l’affaire de Total. Cette décision présentera maintenant un résumé des observations soumises par les parties, suivi de mon analyse et de ma décision finale sur la question.

Observations du procureur général

[8]               Le procureur général du Canada (PG) fait valoir que le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (TSSTC) ne peut pas accorder d’ajournement dans cette affaire. Le PG soutient aussi que, même si le TSSTC pouvait le faire, il ne devrait pas le faire. Le détail de l’argumentation du procureur général est indiqué ci-après :

[9]               Dans une décision rendue en mars 2012, la Cour fédérale du Canada a rejeté une demande de suspension des procédures de Total Oilfield Rentals Limited Partnership Inc. (Total Oilfield). Total demandait la suspension de l’instance jusqu’à ce que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta se soit prononcée sur sa demande, à savoir une déclaration assujettissant Total à la réglementation fédérale ou provinciale.

[10]           Dans cette demande rejetée, Total Oilfield soutenait que la Cour fédérale devait suspendre l’instance en ne renvoyant pas l’appel de Total devant le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (TSSTC) pour réexamen. Total Oilfield affirmait que cette suspension était justifiée du fait que certaines questions centrales à trancher dans l’appel du TSSTC allaient être entendues dans l’instance devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

[11]           Le procureur général du Canada fait valoir que, comme la Cour fédérale a refusé d’accorder la suspension susmentionnée en raison de l’instance en cours devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, le TSSTC doit rejeter le même argument que Total Oilfield soulève pour que le Tribunal accorde l’ajournement de son appel devant le Tribunal.

[12]           Le procureur général a également soutenu qu’une suspension et un ajournement revenaient au même.

[13]           À titre subsidiaire, à défaut de constater que le Tribunal ne peut pas accorder d’ajournement, le PG fait valoir que, si le TSSTC peut ajourner l’instance engagée devant lui, il ne devrait pas le faire. Plus particulièrement, le procureur général soutient que le Tribunal devrait s’inspirer des motifs retenus par la Cour fédérale pour refuser d’accorder la suspension de l’appel de Total Oilfield et appliquer ces mêmes motifs pour rendre la décision de ne pas accorder d’ajournement.

[14]           La doctrine de l’épuisement des recours est l’un des motifs cités par le procureur général sur lequel la Cour fédérale s’est fondée pour rendre sa décision. Selon cette doctrine, il est généralement admis que, lorsqu’un organisme décisionnaire administratif est constitué en vertu d’une loi pour entendre un ensemble précis de questions, les parties doivent avoir recours à cet organisme dans toute la mesure possible avant de saisir les tribunaux de leur affaire. S’appuyant sur l’utilisation de cette doctrine par la Cour fédérale et citant la jurisprudence sous-jacente, le procureur général affirme que, comme [traduction] « le Parlement a donné aux agents d’appel la responsabilité exclusive de trancher les appels portant sur des affaires de santé et de sécurité », le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada devrait entendre l’appel de Total Oilfield et ne pas accorder d’ajournement.

[15]           Le procureur général demande donc au TSSTC de s’appuyer sur la décision de la Cour fédérale de refuser la suspension et ainsi, de ne pas ajourner l’instance engagée devant le Tribunal.

[16]           Poursuivant son argumentation, le procureur général soutient que l’instance devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et l’appel devant le TSSTC sont en fait deux affaires distinctes. Le PG développe son point de vue en faisant remarquer que l’appel devant ce Tribunal concerne un décès survenu en milieu de travail en novembre 2010, alors que l’instance devant la Cour du Banc de la Reine a trait à une amende imposée en août 2011 à Total Oilfield en raison d’une infraction à la législation en matière d’heures de services pour le transport. Dans cette dernière instance, Total Oilfield soutient qu’elle n’est pas assujettie au Code canadien du travail.

[17]           Pour tous les motifs susmentionnés, le procureur général du Canada estime que, compte tenu de la décision rendue par la Cour fédérale dans cette affaire, le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (TSSTC) n’a pas le pouvoir d’ajourner l’appel de Total Oilfield devant le Tribunal, et subsidiairement, s’il est établi que le TSSTC a ce pouvoir, le Tribunal devrait s’inspirer de la décision de la Cour fédérale et décider de ne pas ajourner l’instance.

Observations de Total

[18]           Total Oilfield soutient que ce Tribunal a le pouvoir d’accorder un ajournement et que, en raison des faits particuliers entourant cette affaire, il devrait le faire. Le détail de l’argumentation de Total Oilfield est indiqué ci-après. 

[19]           Contrairement à ce qu’affirme le procureur général dans ses observations, Total Oilfield prétend qu’il y a une grande différence entre une suspension et un ajournement. Selon Total, la suspension est une option procédurale administrative donnée par ordre judiciaire qui « forcerait » le Tribunal à interrompre l’instance de façon suffisamment définitive pour empêcher le Tribunal de réévaluer sa décision quant à l’ajournement. L’octroi d’un ajournement, en revanche, est de nature discrétionnaire et laisse au Tribunal le pouvoir de réévaluer sa décision à des conditions qu’il juge acceptables.

[20]           Total Oilfield établit cette distinction entre un ajournement et une suspension pour ensuite souligner que la décision de la Cour fédérale porte exclusivement sur la demande de suspension de Total, laissant au Tribunal le soin d’arriver à ses propres conclusions sur la question de l’ajournement et les autres décisions procédurales qui relèvent de sa compétence en tant que « maître de sa procédure ».

[21]           En développant cet argument, Total fait valoir que le PG n’a pas demandé d’ordonnance de mandamus pour forcer le Tribunal à procéder, pas plus qu’il n’a tenté d’écarter la compétence du Tribunal pour établir sa propre procédure. Ainsi, contestant l’autre position du PG qui recommande au Tribunal de s’inspirer de la décision de la Cour fédérale pour établir la procédure à appliquer dans cette affaire, Total affirme que [traduction] « la Cour fédérale n’a donné aucune telle indication. Elle a simplement laissé au Tribunal le soin de décider de cette procédure. »

[22]           Tout ceci est soulevé pour appuyer l’argument de Total selon lequel le Tribunal n’est pas lié par la décision rendue par la Cour fédérale et qu’il dispose donc de tous les pouvoirs voulus pour accepter ou refuser d’accorder un ajournement jusqu’à l’issue de l’instance devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

[23]           Abordant la question de savoir si le Tribunal devrait accorder ou non un ajournement, Total reconnaît la doctrine de l’épuisement sur laquelle s’appuie le PG. Toutefois, Total fait valoir que cette doctrine ne devrait pas empêcher le Tribunal d’accorder un ajournement parce qu’il s’agit d’un cas d’exception, qui concerne surtout des questions qui ne relèvent généralement pas de la compétence et de l’expertise du Tribunal.

[24]           Plus particulièrement, Total souligne que l’expertise du Tribunal réside principalement dans les questions de santé et de sécurité au travail, tandis que les affaires dont est saisie la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta portent principalement sur des enjeux constitutionnels tournant autour de la question de savoir si Total est assujettie à la compétence fédérale ou provinciale. Tout en reconnaissant que le Tribunal est habilité à prendre des décisions de nature constitutionnelle, Total estime que, compte tenu de la formation et de l’expertise particulières de la Cour sur les questions de cette nature, le Tribunal devrait s’en remettre à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans cette affaire.

[25]           Total énumère d’autres raisons pour lesquelles le Tribunal devrait accorder un ajournement. Ces raisons sont décrites ci-dessous.

[26]           Toutes les parties qui seront touchées par la décision seront représentées par les procureurs généraux de l’Alberta et du Canada et pourront soumettre leurs observations devant la Cour du Banc de la Reine;

·      la Cour a des procédures bien établies pour décider de faits d’ordre constitutionnel;

·      Total demande que cette affaire soit tranchée « rapidement », et l’instance devant la Cour est déjà « avancée »;

·      le processus et le raisonnement qui sous-tendent la décision de la Cour et son analyse des faits d’ordre constitutionnel auront soit un effet contraignant sur le Tribunal, soit ils offriront au TSSTC une « aide précieuse provenant d’une source faisant autorité », même si la période visée par la Cour diffère de celle considérée par le Tribunal;

·      cet appel particulier devant le Tribunal n’est pas urgent;

·      la décision de la Cour pourrait rendre l’instance devant le Tribunal sans objet ou inutile;

·      si le Tribunal n’ajourne pas la procédure, il y aura une duplication des coûts et des instances;

·      le procureur général n’a invoqué aucun fait ou motif devant le Tribunal laissant entendre qu’un ajournement porterait préjudice au PG ou à l’instance;

·      l’ajournement n’est pas nécessairement permanent et peut être réévalué selon l’évolution de l’instance devant la Cour.

[27]           Selon Total, tous ces éléments constituent des motifs raisonnables et convaincants qui devraient inciter le Tribunal à décider d’accorder un ajournement durant l’instance devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Comme dernier motif pour appuyer sa position, Total soutient que le PG conserve le droit de « présenter une nouvelle demande moyennant un court préavis pour rétablir cet appel ».

Réplique du procureur général

[28]           Le procureur général fait valoir qu’il est faux de prétendre, comme le fait Total, que la question consiste à déterminer si Total est assujettie à la réglementation fédérale ou provinciale. Contestant cette caractérisation des questions soumises à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, le PG affirme que la Cour est plutôt saisie de deux questions distinctes.

[29]           La première consiste à déterminer si Total est assujettie aux lois fédérales en matière de santé et de sécurité au travail (Partie II du Code canadien du travail), tandis que la seconde consiste à déterminer si Total est assujettie aux lois fédérales sur les transporteurs routiers. La première question découle d’une décision rendue par le TSSTC, tandis que la seconde fait suite à une instance devant une commission provinciale.

[30]           Le PG affirme que cette séparation est cruciale en ceci qu’elle démontre que le Tribunal est le mieux à même de se prononcer sur la première question, tandis que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta est la cour habilitée à statuer sur la seconde.

[31]           Le PG soutient également que le Tribunal est mieux placé que la Cour du Banc de la Reine pour tirer les conclusions de faits nécessaires pour déterminer si Total est assujettie au Code canadien du travail. Selon le PG, ces faits pourront ensuite être utilisés pour appuyer les conclusions de droit dans l’instance devant la Cour fédérale, laquelle, comme le fait remarquer le PG, a la compétence exclusive sur les décisions des organismes décisionnaires fédéraux après épuisement du processus administratif. Pour appuyer ces arguments, le PG cite la jurisprudence de la Cour suprême, selon laquelle les tribunaux administratifs sont [traduction] « les mieux placés pour recueillir les faits nécessaires pour se prononcer sur des questions constitutionnelles ».

[32]           De plus, le PG affirme que la décision de la Cour n’aura pas préséance sur celle du Tribunal dans cette affaire, parce que la Cour ne traitera pas la question de l’applicabilité du Code canadien du travail à Total. Le PG soutient que c’est le cas parce que le Tribunal (plus que la Cour) est habilité à trancher cette question précise concernant le Code.

[33]           Le PG rejette aussi l’argument selon lequel il y aurait duplication des coûts et des instances en soulignant le fait que le juge Scott a expressément rejeté cet argument lorsque l’affaire a été entendue par la Cour fédérale.

[34]           Enfin, le PG réaffirme que la Cour fédérale a refusé de suspendre son pouvoir de renvoyer l’appel de Total devant le TSSTC pour réexamen au motif qu’une instance d’une importance déterminante était en cours devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Pour cette raison, le PG estime que le Tribunal ne devrait pas accorder d’ajournement compte tenu du fait que Total s’appuie sur ces mêmes motifs.

Questions en litige

[35]           Après avoir analysé les arguments soumis par les deux parties, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il y avait deux questions centrales à examiner pour statuer pleinement sur cette affaire. Ces questions sont les suivantes :

1.    À la lumière de la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de suspension de Total, suis-je habilité à accorder un ajournement dans le présent appel?

2.    Si je suis habilité à accorder un ajournement de la présente instance, devrais-je le faire?

Analyse

[36]           J’aimerais remercier les avocats des deux parties pour leurs observations utiles et informatives. Après un examen attentif des arguments des deux avocats et de la décision du juge Scott de la Cour fédérale, j’ai décidé d’exercer mon pouvoir discrétionnaire à titre d’agent d’appel et d’ajourner l’instance. Toutefois, avant d’expliquer les raisons pour lesquelles je prends cette décision, je définirai d’abord la nature d’un ajournement d’après les pouvoirs qui me sont conférés en tant qu’agent d’appel, conformément à la Partie II du Code canadien du travail.

[37]           L’alinéa 146.2e) du Code canadien du travailFootnote 1  m’autorise sans équivoque, à titre d’agent d’appel, à ajourner cette instance. Étant donné la nature de la question dont je suis saisi, je me dois de souligner que, en tant que décideur de ce tribunal administratif, l’autorité dont je suis investi pour refuser ou accorder un ajournement est de nature discrétionnaire (voir Omeyaka c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) 2011 CF 78, paragr. 13; et Wagg c. Canada 2003 CAF 303, paragr. 19). On trouve un autre énoncé fort approprié et pertinent de la jurisprudence à ce sujet dans Baltruweit c. SCRS 2004 TCDP 14, particulièrement aux paragraphes 15 et 16, qui se lisent comme suit :

[15] Il est bien établi que les tribunaux administratifs sont maîtres de leur procédure. Par conséquent, ils disposent d’importants pouvoirs discrétionnaires lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des demandes d’ajournement. Ce principe est analysé plus en détail par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Prassad c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1989] 1. R.C.S. 560. Dans cette affaire, l’appelant avait demandé l’ajournement de son enquête d’immigration en attendant que le Ministre rende sa décision à l’égard de sa demande visant à lui permettre de demeurer au Canada. L’arbitre a rejeté la demande d’ajournement.

[16] Dans son jugement, la Cour suprême a affirmé que les tribunaux administratifs, en l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, sont maîtres chez eux et fixent leur propre procédure. Cependant, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, ces tribunaux sont tenus de respecter les règles de justice naturelle. [Voir aussi Re Cedarvale Tree Services Ltd. And Labourers’ International Union of North America, (1971), 22 D.L.R. (3d) 40, 50 (C.A. Ont.), Pierre c. Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 849, 851 (C.F., 1re inst. [c’est moi qui souligne].

[38]           La jurisprudence susmentionnée appuie ma conclusion selon laquelle les importants pouvoirs discrétionnaires dont dispose l’agent d’appel sur son instance sont limités par les règles de la justice naturelle et l’équité procédurale. Cela dit, personne ne conteste ici que les règles de justice naturelle et d’équité procédurale ont été pleinement observées dans cette affaire. En effet, les deux parties ont eu amplement l’occasion de se faire entendre et de plaider leur cause en présentant et en échangeant leurs observations écrites sur le pouvoir et l’opportunité d’accorder un ajournement de cette instance.

[39]           Je répète les déclarations ci-dessus sur mon pouvoir discrétionnaire général d’accorder un ajournement parce que c’est précisément ce pouvoir qui est en cause dans cette instance.

[40]           Pour être plus précis, le nœud du litige réside dans la décision mentionnée plus tôt du juge Scott de la Cour fédérale (2012 CF 321) de rejeter la demande de suspension de Total, ainsi que dans l’incidence de cette décision sur la procédure du Tribunal de santé et sécurité au travail Canada. Devant ce constat, j’estime qu’il était essentiel d’expliquer la source et la portée de mon pouvoir discrétionnaire d’accorder un ajournement avant d’aborder directement les questions centrales soulevées par cet appel. Cela fait, je traiterai maintenant des questions centrales mentionnées à la section « Questions en litige » de cette décision.

À la lumière de la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de suspension de Total, suis-je habilité à accorder un ajournement dans le présent appel?

[41]           Je suis d’accord avec les arguments avancés par l’avocat du procureur général, qui affirme que le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada est lié par les décisions de la Cour fédérale. Toutefois, je ne suis pas convaincu que la décision instantanée de la Cour fédérale (2012 C.F. 321) touche mon pouvoir discrétionnaire d’ajourner le présent appel, et ce, pour les raisons suivantes.

[42]           J’ai examiné les motifs du juge Scott dans la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de suspension de Total. Ces motifs indiquent clairement que, à l’égard de la demande de suspension de Total, la Cour fédérale a été saisie exclusivement d’une question sur sa propre instance, conformément au paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales. De plus, l’« avis de motion » de Total Oilfield à l’origine de l’instance devant la Cour fédérale témoigne de la nature restreinte et autoréférentielle de la question à l’examen. Dans cette motion, Total a indiqué qu’elle demandait :

[Traduction]

                                            i. une ordonnance, conformément au paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, pour surseoir au renvoi de cette affaire à un agent d’appel du Tribunal de santé et sécurité au travail du Canada [sic] jusqu’à ce que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta tranche la demande déposée par Total à savoir si elle est assujettie à la réglementation fédérale ou provinciale;

                                          ii. tout autre redressement [permis par la Cour fédérale].

[43]           Pour mettre en contexte la discussion concernant la demande de suspension qui lui était faite, le juge Scott a reproduit, au paragraphe 3 de la décision de la Cour fédérale, les extraits ci-dessus de la motion de Total, presque mot pour mot, si ce n’est de l’exclusion totale du deuxième point.

[44]           Je mentionne ce fait pour souligner deux aspects centraux qui sous-tendent la conclusion voulant que mon pouvoir, à titre d’agent d’appel, d’accorder un ajournement reste entièrement intact malgré la décision de la Cour fédérale. Le premier aspect est que la question dont a été saisie la Cour fédérale était précisément une demande de suspension du renvoi d’un appel à un agent d’appel. Le second aspect est que cette demande de suspension portait uniquement sur les instances propres à la Cour fédérale. Autrement dit, l’instance devant la Cour fédérale n’avait aucunement trait à un ajournement, pas plus qu’au pouvoir de la Cour fédérale à l’égard des fonctions procédurales de ce Tribunal.

[45]           Mes conclusions en ce qui concerne mon pouvoir d’accorder un ajournement sont conformes aux arguments formulés dans les observations de l’avocate de Total. Cela dit, il importe ici de noter que je me range aussi entièrement aux observations de Total selon lesquelles une suspension et un ajournement sont deux choses différentes. Je souscris notamment à la distinction faite dans l’affirmation de Total comme quoi un ajournement diffère d’une suspension en ceci que le premier m’autorise à revoir cette décision une fois accordée, puis à entendre les observations des parties sur l’opportunité de rouvrir l’affaire si des faits nouveaux se présentent.

[46]           En somme, je considère que la décision de la Cour fédérale ne touche pas mon pouvoir discrétionnaire à titre d’agent d’appel d’accorder un ajournement. Cette conclusion, comme il est mentionné ci-dessus, s’appuie sur le fait que l’affaire devant la Cour fédérale portait sur une toute autre question, soit celle d’une suspension et non d’un ajournement, et que cette question ne se rapportait qu’à l’instance propre à la Cour, et non à celle de ce Tribunal.

[47]           À ce sujet, j’estime que la décision de la Cour fédérale ne m’empêche pas d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’accorder un ajournement. J’aborderai maintenant la question de l’opportunité ou non d’exercer ce pouvoir.

Maintenant qu’il a été établi que je peux accorder un ajournement de la présente instance, devrais-je le faire?

[48]           J’estime que je devrais ajourner cette instance jusqu’à ce que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta tranche la question à savoir si Total est assujettie à la réglementation provinciale ou fédérale.

[49]           La première raison qui motive cette décision est le fait que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta est mieux outillée que ce tribunal pour traiter des questions constitutionnelles. Autrement dit, les agents d’appel possèdent des compétences liées aux lois fédérales sur la santé et la sécurité au travail, mais ils n’ont que peu d’expérience dans le traitement de questions constitutionnelles comme celles dont Total prévoit saisir le Tribunal dans cet appel. Par ailleurs, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a l’avantage d’entendre les arguments constitutionnels de Total en tant que cour supérieure de compétence inhérente conformément à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, et ses juges sont rompus à l’étude des subtilités du droit constitutionnel. C’est pour cette raison que j’estime que, peu importe la décision de la Cour dans l’affaire de Total, la décision que rendra la Cour sur les questions d’ordre constitutionnel sera particulièrement utile et guidera ma décision lorsque viendra le moment de me prononcer sur l’appel de Total devant le Tribunal.

[50]           La seconde raison, étroitement liée à la première, qui m’incite à accorder un ajournement est que je suis fermement convaincu que les motifs et la décision qui découleront de l’instance de Total devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta seront des plus instructifs de façon générale et qu’ils offriront à ce tribunal une aide précieuse provenant d’une source faisant autorité. J’accepte très volontiers l’aide que m’apportera vraisemblablement la décision de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

[51]           À la lumière de ce qui précède, j’aimerais revenir sur les arguments développés par le procureur général concernant la doctrine de l’épuisement, comme cette doctrine est citée dans l’affaire Agence des services frontaliers du Canada c. CB Powell Limited 2010 CAF 61. Il est important de noter que, contrairement à l’appel que je dois trancher, cette affaire et certaines autres qui y sont mentionnées à l’appui de la doctrine de l’épuisement portaient sur les pouvoirs conférés par la loi à divers organismes. Elles ne concernaient pas la question soulevée dans la présente affaire, soit le partage constitutionnel des pouvoirs en ce qui a trait à la compétence, provinciale ou fédérale, à laquelle une entité est assujettie.

[52]           Enfin, je dois dire que deux éléments m’ont également influencé, quoique pas de façon déterminante. Le premier est que le procureur général du Canada n’a évoqué devant moi aucun fait ou motif laissant entendre qu’un ajournement lui porterait préjudice ou porterait préjudice à l’instance. Le deuxième est que je n’arrive pas à voir l’urgence de procéder à l’appel, ce qui me laisse penser qu’il est tout à fait raisonnable de ma part d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’ajourner cette instance.

[53]           Au vu de ces éléments, j’en arrive à la conclusion que je dois ajourner cette instance.

[54]           Avant de conclure sur ces motifs, j’aimerais assurer les deux parties que, lorsque la Cour du Banc de la Reine aura rendu sa décision, je veillerai à ce qu’un avis des questions d’ordre constitutionnel soit transmis aux procureurs généraux de l’Alberta et du Canada et à ce que la présente instance soit reprise, en commençant par la question préliminaire de l’applicabilité de la Partie II du Code canadien du travail à Total Oilfield.

Conclusion

[55]           En conclusion, j’ai décidé d’accorder un ajournement en vertu des pouvoirs discrétionnaires qui me sont conférés à titre d’agent d’appel du Tribunal de santé et sécurité au travail Canada. Si des faits nouveaux surviennent dans l’affaire de Total devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, les parties pourront, bien sûr, me demander de revoir ma décision.

 

 

 

 

Michael McDermott
Agent d’appel

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