2014 TSSTC 21
Date : 2014-10-20
Dossier : 2014‑35
Entre :
Agence du revenu du Canada, demanderesse
Et
Alliance de la Fonction publique du Canada, défenderesse
Indexé sous : Agence du revenu du Canada c. Alliance de la Fonction publique du Canada
Affaire : Demande de suspension partielle de la mise en œuvre d’une instruction émise par une agente de santé et de sécurité
Décision : La demande de suspension partielle de la mise en œuvre d’une instruction est accueillie
Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour la demanderesse : M. Martin Desmeules, avocat, ministère de la Justice Canada, groupe du droit du travail et de l’emploi
Pour la défenderesse : M. Jean‑Rodrigue Yoboua, agent de représentation, Services juridiques, Alliance de la fonction publique du Canada
Référence : 2014 TSSTC 21
MOTIFS DE DÉCISION
[1] Les motifs exposés ci-après se rapportent à une demande de suspension partielle de la mise en œuvre d’une instruction émise à l’endroit de la demanderesse, l’Agence du revenu du Canada (ARC), le 10 juin 2014 par Mme Michelle Sterling, agente de santé et de sécurité (agente de SST). La demanderesse en a aussi appelé de cette instruction.
Contexte
[2] La demanderesse est l’un des occupants de l’édifice Paul Martin père, qui appartient à l’État et qui se retrouve au cœur de la présente cause. Situé à Windsor, en Ontario, cet édifice a été reconnu par le Bureau d’examen des édifices fédéraux du patrimoine. Il se compose d’un bâtiment principal érigé en 1932 et comportant six étages plus un sous-sol, et il est aussi doté d’une entrée sur l’avenue Ouellette et d’une sortie sur la rue Pitt. La façade de ce bâtiment est faite de pierres. En 1959, un édifice de quatre étages a été rajouté au bâtiment initial. Cependant, la façade de ce bâtiment plus récent n’est pas faite de pierres.
[3] La présente affaire concerne l’utilisation des deux entrées/sorties des bâtiments de 1932 mentionnées plus haut. Le 2 juin 2014, l’agente de SST Sterling a mené une enquête relativement à un refus de travailler exercé par un employé de la demanderesse, soit l’ARC. De façon générale, ce refus de travailler a été motivé par l’état de décrépitude de l’édifice, plus précisément par l’état de son revêtement ou de sa façade, et par le risque lié à des morceaux de mortier ou pierre qui tombaient sur le trottoir. À l’époque de cette enquête, l’édifice Paul Martin père hébergeait environ 370 employés et à peu près 295 d’entre eux travaillaient pour la demanderesse, ce qui faisait de l’ARC le principal locataire dudit édifice.
[4] Le ou vers le 10 juin 2014, l’agente de SST Sterling a ordonné que l’on ferme l’entrée principale de l’avenue Ouellette et l’entrée secondaire de la rue Pitt, et des avis de fermeture ont été affichés et on pouvait y lire que cette situation était imputable à un [traduction] « danger lié à la chute de pierres ». Le 10 juin 2014, l’agente de SST Sterling a aussi transmis à la demanderesse l’instruction susmentionnée, dans laquelle elle lui ordonnait de prendre des mesures sur-le-champ pour protéger toute personne contre le [traduction] « risque que des morceaux de pierre tombent sur le trottoir (...) ce qui constitue un danger pour les employés qui utilisent l’une de ces entrées ou sorties. » Il est important de noter ici que le 19 juin 2014, l’agente de SST Sterling a transmis à Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC), le propriétaire, gardien et exploitant de l’édifice en cause, une instruction identique fondée sur les mêmes raisons, cette instruction ayant fait l’objet d’un appel déposé par TPSGC; le 24 juillet 2014, le soussigné a suspendu partiellement la mise en œuvre de ladite instruction pour une période déterminée. L’ARC demande par les présentes qu’on lui accorde le droit de profiter de la même suspension partielle que TPSGC. De plus, les appels interjetés par l’ARC et TPSGC à l’encontre de ces instructions identiques ont été réunis aux fins de la tenue d’une audience et de l’établissement d’une décision sur le fond.
[5] Depuis 2011, le cabinet d’ingénieurs-conseils Read Jones Christoffersen (RJC) fait un suivi mensuel de la progression de la détérioration de la façade du bâtiment principal, et il est clairement indiqué dans ses rapports d’inspection que ce processus de détérioration a commencé en 1999, que l’édifice est en état de décrépitude et qu’il pourrait arriver que des morceaux de pierre et des débris tombent au sol en dépit des réparations effectuées [traduction] « au besoin » dans la foulée des inspections mensuelles.
[6] Le 28 mars 2014, RJC a indiqué que si l’édifice demeurait dans son état actuel, [traduction] « il y avait des risques inhérents liés à la chute de morceaux de mortier et de pierres »; que la [traduction] « façade en pierres était en mauvais état et qu’elle devait être remise en état sans aucun délai »; et que [traduction] « cette détérioration s’accélérait, ce qui allait fort probablement entraîner des bris de pierre plus fréquents et plus graves, avec un risque croissant de chute d’un ou de plusieurs gros morceaux de pierre de l’édifice sur la chaussée. »
[7] Les entrées de la plus vieille partie de l’édifice au cœur de la présente affaire , à savoir celles de l’avenue Ouellette (entrée et sortie) et de la rue Pitt (servant uniquement de sortie d’urgence) sont visées par cette situation. Des échafauds ont été installés autour de l’édifice, y compris au-dessus de ces deux entrées ou sorties, à titre de mesure de précaution visant à gérer la possibilité de chute de morceaux de pierre ou de débris. Ces échafauds sont en place depuis environ quatre ans et il est indiqué dans un rapport de BSG Engineering Limited (BSG) daté du 27 mars 2014 qu’ils se détériorent et doivent être remis en état. Entre autres choses, le rapport d’inspection de RJC de mars 2014 précise que l’édifice a besoin de réparations immédiates et que la probabilité de chute d’un objet de 5 kg ou moins était de l’ordre de 90 à 100 % et qu’elle passait à 10 à 40 % dans le cas d’un objet de 5 à 10 kg, et à 0 à 10 % dans le cas d’un objet de 10 à 15 kg ou de plus de 15 kg.
[8] Les instructions émises par l’agente de SST Sterling à l’ARC et à TPSGC découlaient de la conclusion suivante, qui est aussi attribuable à l’agente de SST Sterling :
[traduction] Selon les informations contenues dans le rapport de RJC, il est évident qu’il y a un risque associé à une chute de pierres provenant de l’ancienne partie de l’édifice sur la chaussée en dessous. Bien que des contrôles aient été mises en place (échafaudage), il est évident qu’il ne s’agit pas de contrôles efficaces pour atténuer les risques. L’échafaudage lui-même est en mauvais état et doit faire l’objet de réfections immédiates. En outre, le rapport technique indique qu’il existe une probabilité de chute d’une pierre de plus de 15 kg de l’édifice, et que l’échafaudage ne protégerait pas efficacement un employé contre la chute d’une pierre de plus de 5 kg.
[9] Dans la présente demande, l’avocat de la demanderesse soutient que la présente demande de suspension de l’ARC se fonde essentiellement sur les mêmes faits et arguments juridiques que ceux ayant incité le soussigné à suspendre partiellement la mise en œuvre de l’instruction identique émise par l’agente de SST Sterling à l’endroit de TPSGC. Dans cette décision à l’égard de TPSGC, il est établi que TPSGC, en tant que propriétaire, gardien et exploitant de l’édifice en cause, avait pris les mesures nécessaires à l’intérieur et à l’extérieur de cet édifice pour assurer la santé et la sécurité des employés et du public pendant la durée de la suspension. À l’intérieur de l’édifice, des mesures avaient été prises pour que les deux portes ne puissent pas être utilisées. Ainsi, l’entrée/la sortie de l’avenue Ouellette est surveillée par des commissionnaires et la porte latérale de la rue Pitt, une porte de sortie d’urgence, ne peut pas être utilisée pour entrer dans le bâtiment, à moins d’être ouverte de l’intérieur. Des avis ont été affichés aux deux portes et la porte de l’avenue Ouellette a été verrouillée. À l’extérieur de l’édifice, l’échafaudage a été complètement remis en état de manière à pouvoir absorber la chute de débris d’un poids total de 10 kg, soit un impact de 40 kg; à ce jour, le plus gros morceau de pierre qui est tombé mesurait environ 100 mm sur 100 mm sur 30 mm et ne pesait probablement pas plus de 0,8 kg. Compte tenu de cela, le soussigné a statué que la suspension de durée limitée qui a été demandée [traduction] « serait applicable seulement aux deux sorties du bâtiment qui serviraient aux fins strictes d’une évacuation d’urgence-occasion qui risque de se produire rarement, sinon jamais, pendant la durée de la suspension- et que, malgré le mauvais état de toute la façade de l’immeuble, l’espace ou la surface de la façade occupés par les deux portes ne représentent qu’une fraction de toute la surface », et que par conséquent, les mesures prises seraient suffisantes pour assurer la protection des employés et du public qui devraient sortir de l’édifice en cas d’urgence.
[10] Dans la présente demande, l’avocat de la demanderesse souligne le fait que si l’on veut satisfaire les exigences découlant du Code national de prévention des incendies (CNPI), il faudrait que la demanderesse a) ait accès aux entrées de l’avenue Ouellette et de la rue Pitt à des fins limitées d’évacuation d’urgence de l’édifice, ou b) qu’environ 70 employés soient transférés de la vieille partie à la partie plus récente de l’édifice afin de réduire le volume d’utilisation des sorties restantes pendant une situation d’urgence. À cet égard, l’avocat note que le ou vers le 15 septembre 2014, la demanderesse a déménagé 62 employés dans un autre édifice, ce qui en laissait 233 dans celui qui est en cause ici, et que le ou vers le 31 juillet 2014, la demanderesse a interdit à ses employés d’aller dans la [traduction] « zone à accès restreint » de l’édifice Paul Martin père, soit la zone se trouvant à proximité des portes de l’avenue Ouellette et de la rue Pitt.
[11] En dépit de ce qui précède, la demanderesse soutient que certains de ses employés travaillent toujours dans l’édifice Paul Martin père et que même si elle leur a interdit d’aller dans la [traduction] « zone à accès restreint », il pourrait arriver qu’ils y aillent quand même, sans y être autorisés; or il n’y a pas de barrière physique bloquant complètement l’accès à cette zone, ce qui implique que les entrées de l’avenue Ouellette et de la rue Pitt sont les sorties les plus proches que les employés de l’ARC pourraient utiliser en cas d’urgence. Il s’ensuit, tel que la demanderesse l’a observé, que si la suspension partielle n’est pas accordée, les employés de TPSGC seraient habilités à utiliser les deux entrées pour sortir de l’édifice en cas d’urgence, alors que les employés de l’ARC ne seraient pas autorisés à le faire. Cela pourrait engendrer de la confusion, voire de la panique, et créer des risques accrus pour les employés de l’ARC qui devraient peut-être se diriger vers le danger (c’est-à-dire la raison de l’évacuation d’urgence) pour trouver une autre issue.
[12] Bien que l’on ait avisé la défenderesse, soit l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), qu’elle pouvait faire des observations sur cette demande, le 15 octobre 2014, ladite défenderesse a indiqué au soussigné que [traduction] « l’AFPC ne s’oppose pas à la demande de suspension provisoire, mais considère que les conditions applicables à Travaux publics et Services gouvernementaux […] devraient aussi être accordées à l’appelante dans la présente affaire. »
Décision
[13] On peut lire à l’article 122.1 du Code canadien du travail que son objet est de prévenir les accidents et les maladies, et à mon avis, cela doit s’appliquer à toute situation, peu importe si les chances qu’elle se matérialise sont négligeables. Cela dit, j’ai tenu compte de tous les éléments susmentionnés ainsi que de ceux décrits dans ma décision antérieure concernant la demande de suspension faite par TPSGC relativement aux mêmes circonstances. Dans le présent cas, je souscris à la position des deux parties. D’une part, comme l’on parle d’un seul et même édifice et d’un contexte qui est propre aux deux parties, j’estime qu’il est essentiel que je traite cette affaire de façon uniforme. Et compte tenu de ce principe, je suis aussi d’accord avec la défenderesse lorsqu’elle affirme que les deux cas sont semblables et que les conditions que je pourrais imposer doivent donc être établies de façon cohérente.
[14] Compte tenu de tout ce qui précède et du fait que la suspension de la mise en œuvre de l’instruction de l’agente de SST Sterling souhaitée par le demandeur consiste à restreindre l’utilisation des portes de l’avenue Ouellette et de la rue Pitt de l’Édifice Paul Martin père aux seules fins des évacuations d’urgence, la suspension partielle de la mise en œuvre est accordée aux conditions suivantes :
- la mise en œuvre de l’instruction émise au demandeur par l’agente de SST Sterling le 19 juin 2014 est suspendue dans la mesure où les portes de l’avenue Ouellette et de la rue Pitt de l’Édifice Paul Martin père peuvent être utilisées aux seules fins de l’évacuation d’urgence des occupants dudit édifice;
- la durée de cette suspension partielle est alignée sur celle de la suspension partielle accordée à TPSGC le 24 juillet 2014, et elle sera donc d’une période de six (6) mois et commencera à cette date-là. La suspension partielle prendra impérativement fin à l’expiration de cette période de six mois, à moins qu’une date ait été fixée pour l’audience sur le fond de l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre de l’instruction ou que cette audience ait débuté;
- une copie du rapport d’inspection mensuelle ou des autres rapports d’inspection rédigés par la firme de génie-conseil Read Jones Christoffersen (RJC) pour le compte du demandeur par l’entremise de SNC-Lavalin, Exploitation et entretien, doit être acheminée à l’agente de SST Sterling, qui la transmettra au soussigné. Si l’édifice devait se détériorer davantage, la suspension partielle de la mise en œuvre pourrait être annulée en fonction des observations des parties à cet égard.
Je demeure saisi de cette question aux fins énoncées ci-dessus, ainsi que pour statuer sur toute autre demande à cet égard ou pour entendre l’appel du demandeur sur le fond.
Jean-Pierre Aubre
Agent d’appel