2015 TSSTC 3

Date : 2015-02-17

Dossier : 2013-08

Entre :

Nancy Manderville, appelante (intimée dans la requête)

et

Service correctionnel Canada, intimé (requérant dans la requête)

Indexé sous : Manderville c. Service correctionnel Canada

Affaire : Requête en rejet d’appel pour motif de caractère théorique.

Décision : L’appel est théorique.

Décision rendue par : M. Michael Wiwchar, Agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelante : M. André Lagault, conseiller syndical, CSN

Pour l’intimé : M. Richard Fader, avocat principal, Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Services juridiques

Référence : 2015 TSSTC 3

MOTIFS DE LA DÉCISION

[1]              La présente affaire a trait à un appel interjeté par Mme Nancy Manderville, agente correctionnelle à l’établissement de l’Atlantique du Service correctionnel du Canada (SCC), en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (le Code). Le 28 janvier 2013, l’agent de santé et de sécurité (l’agent de SST) Daniel Roy a rendu une décision selon laquelle il n’existait pas de danger découlant de comportements obscènes et spécifiques de la part d’un détenu. À la suite de l’avis d’appel de Mme Manderville, le SCC a présenté une requête pour rejet d’appel fondé sur le caractère théorique.

Contexte

[2]              Le 23 janvier 2013, une agente correctionnelle (qui n’était pas Mme Manderville) a été témoin d’un acte obscène d’un détenu. Le directeur a placé le détenu en isolement préventif jusqu’à ce qu’on procède à une évaluation de la menace et des risques. Le rapport d’évaluation a conclu à l’absence d’information justifiant la poursuite de l’isolement. Bien que le détenu en question avait des antécédents d’exhibitionnisme dans d’autres établissements, il n’a pas été jugé qu’il constituerait une menace probable s’il était retourné avec le reste des détenus.

[3]             Bien qu’elle n’était pas l’agente correctionnelle qui avait été témoin du comportement répréhensible, Mme Manderville, a déposé un refus de travailler en vertu de l’article 128 du Code parce qu’elle estimait que la gestion de ce détenu avec le reste de la population carcérale constituait un danger pour l’ensemble des agentes. Le personnel du renseignement de sécurité, les agents de libération conditionnelle et les psychologues ont appuyé la plainte de l’appelante.

[4]             Après enquête, l’agent de SST Roy a rendu la décision suivante le 28 janvier 2013 :

I can find no evidence that the inmate’s activity which is the subject of this employee’s refusal presents greater risk to her safety than her regular duties, the mere presence, although distasteful of an inmate exposing himself or even masturbating in front of a guard who is in a protected controlled location does not in my opinion signify an increase an increase [sic] to regular job hazards which may be faced by a Correctional Officer as part of her or his normal work day.

[traduction]
Je n’ai aucune preuve que les actes du détenu visés par le refus de l’employée présentent un risque, pour sa sécurité, supérieur au risque lié à ses fonctions habituelles; la simple présence, bien que déplaisante, d’un détenu qui s’exhibe ou même se masturbe en présence d’une agente qui se trouve dans un établissement contrôlé protégé ne présente pas, à mon avis un risque accru par rapport aux risques habituels auxquels peut être confronté un agent correctionnel ou une agente correctionnelle au cours d’une journée normale de travail.

L’employeur a diverses politiques qui portent sur les abus, les menaces, le harcèlement et les voies de fait contre les employés et traitent des signes précurseurs d’incidents et de ce qu’il faut faire en présence d’une menace.

Par conséquent, pour les motifs indiqués ci-dessus, je conclus à l’absence de danger au sens de la partie II du Code du travail.

[5]             Le 29 janvier 2013, Mme Manderville a déposé son avis d’appel au Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (le Tribunal). Après plusieurs problèmes liés à la mise au rôle, l’intimé a soulevé, le 16 octobre 2014, la question du caractère théorique de la cause en raison du fait que le détenu ayant eu le comportement répréhensible avait été conduit dans un autre établissement pour une période indéterminée. Après la conférence téléphonique préparatoire à l’audience du 23 octobre, il a été décidé que les parties soumettraient leurs observations sur la question du caractère théorique. Après avoir reçu les observations des deux parties, le 13 novembre 2014, j’ai informé les parties de ma décision selon laquelle la question en appel est théorique. Voici les motifs de ma décision

Observations des parties

A) Observations de l’intimé (requérant dans la requête)

[6]              L’intimé a appuyé ses observations sur l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. La première partie du critère relatif au caractère théorique consiste à examiner s’il y a toujours un différent concret et tangible au moment de l’audience au cours de laquelle le tribunal doit rendre une décision, ou si la question concrète a disparu à un point tel que l’appel serait purement académique. La deuxième partie du critère consiste, pour le tribunal, à examiner s’il devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire.

[7]              Étant donné que le détenu se trouve maintenant dans un autre établissement, l’intimé prétend qu’il n’y a plus de litige actuel. De plus, l’intimé a demandé au Tribunal de ne pas exercer sa discrétion d’entendre quand même l’appel pour le motif que cela n’aurait pas d’incidence concrète sur les droits des parties ou d’autres employés de l’intimé qui ressentent le besoin de refuser de travailler en raison du comportement obscène de ce détenu ou d’un autre détenu.

[8]              En particulier, l’intimé a cité des exemples de causes jugées théoriques par le Tribunal du fait que l’employé appelant n’était plus exposé au risque en question (Tanya Thiel c. Service correctionnel Canada, 2012 TSSTC 39), que l’emploi avait pris fin (Maureen Harper c. L’Agence canadienne d’inspection des aliments 2011 TSSTC 19) et qu’un établissement avait fermé (Service correctionnel du Canada c. Mike Deslauriers, 2013 TSSTC 41). L’intimé a soumis que dans chacune de ces causes, il n’y avait pas d’incidence sur les droits des parties si l’appel était entendu, particulièrement les employés. En l’espèce, l’appelante n’est plus exposée au danger que présentait supposément le détenu offensant, et la cause est théorique.

[9]              L’intimé a affirmé que l’appelante n’est pas en position de représenter l’ensemble des agentes correctionnelles étant donné que le Tribunal a confirmé que le droit de refus de travailler est un droit individuel associé à une situation, à une tâche ou à un risque précis en milieu de travail.

B) Observations de l’appelante (intimée à la requête)

[10]              L’appelante a d’abord proposé que les agents d’appel doivent, en principe, entendre toute la cause et les observations sur le caractère théorique simultanément et rendre ensuite une décision sur la cause en entier. Elle a également soumis que le simple fait qu’un appel ait été déposé et n’ait pas été retiré signifie qu’un litige actuel oppose toujours les parties. Elle s’est également appuyée sur une décision rendue en 2007 dans la cause de Donna Willan et Alliance de la Fonction publique du Canada c. Développement des ressources humaines CanadaFootnote 1 , qui rejette la notion selon laquelle un employé ne peut interjeter appel d’une décision s’il ne travaille plus pour l’employeur et que l’appel est fondé sur une préoccupation pour d’autres employés travaillant encore à cet endroit.

[11]             Enfin, l’appelante a soumis que la nature même du comportement à l’origine du refus de travail est telle qu’elle justifie l’intervention d’un agent d’appel.

C) Réponse

[12]             L’intimé a répondu qu’il n’y a pas de raison fondée sur des principes pour qu’un tribunal entende la cause en entier et les observations sur le caractère théorique à la même audience puisque le premier objectif d’une requête fondée sur le caractère théorique est d’économiser les rares ressources administratives que nécessite la résolution d’un appel. L’intimé a également soumis qu’il y a une différence entre la question de savoir si un appel est théorique, comme il le prétend pour la cause en l’espèce, et celle de savoir si un appel est admissible, question qui s’applique davantage à la jurisprudence citée par l’appelante. Selon l’intimé, la jurisprudence qu’il a citée dans ses observations (mentionnées ci-dessus) représente la jurisprudence du Tribunal la plus récente et la plus pertinente sur la question du caractère théorique. L’intimé a finalement affirmé qu’un « mauvais précédent » n’est pas un motif pour que le Tribunal exerce sa discrétion et que les agents d’appel ne sont pas liés par la doctrine stare decisis.

Analyse

[13]             Le critère pour déterminer si une question est théorique a été fixé par l’arrêt Borowski, et il doit être appliqué à la démarche du Tribunal. Dans un premier temps, le tribunal doit se demander si le différent concret et tangible est disparu de manière à rendre le litige académique. Dans l’affirmative, l’agent d’appel doit se demander s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et se prononcer sur le bien-fondé de la cause.

[14]              Lorsqu’il entend une cause en appel, l’agent d’appel doit exercer les pouvoirs conférés par le Code. Dans le contexte d’un refus de travailler, le rôle de l’agent d’appel est d’établir si le soi-disant danger a existé et persiste et si l’employé qui exerce son droit de refus peut continuer de refuser de travailler si la situation ne s’améliore pas. L’appelant qui en appelle d’une décision selon laquelle il n’existe pas de danger demande à l’agent d’appel d’établir l’existence d’un danger et d’émettre à l’intention de l’employeur une instruction de corriger la situation en vertu du paragraphe 145(2) du Code; l’intimé demande à l’agent d’appel de confirmer la décision initiale de l’agent de SST. Quelle que soit la décision rendue, elle aura des répercussions sur les parties et le lieu de travail. L’exercice des pouvoirs de l’agent d’appel ne doit pas être futile.

[15]             En appliquant le premier volet de l’analyse du caractère théorique, je dois établir si une décision de ma part et la réparation en découlant pourraient avoir un effet tangible, concret ou pratique qui aura des conséquences sur les droits des parties en fonction des faits en l’espèce.

[16]             Dans l’affaire Borowski, la Cour suprême du Canada a déclaré que « si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. »

[17]             En l’espèce, il n’est pas contesté que le détenu qui présenterait un danger potentiel ayant occasionné le refus de travailler ne se trouve plus sur les lieux de travail. La source du soi-disant danger ayant été supprimée, l’employée qui refusait de travailler n’est donc plus exposée au danger allégué.

[18]             De plus, si je devais me pencher sur le fond du présent appel et reconnaître qu’un danger existait, comme l’a demandé l’appelante, je suis d’avis qu’il serait futile d’émettre des instructions sur le danger étant donné que la situation a déjà été corrigée par le déplacement du détenu en question.

[19]              Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis qu’il n’existe plus de litige actuel pouvant avoir des conséquences sur les droits des parties et que l’appel est donc devenu théorique. À la suite de cette conclusion, je dois maintenant établir si je dois quand même exercer ma discrétion d’entendre le fond de la cause malgré sa nature théorique. J’ai décidé de ne pas le faire pour les motifs suivants.

[20]             Dans cette affaire, une employée a exercé un refus de travailler dans des circonstances précises. Ce refus est un droit individuel soumis à l’évaluation indépendante d’un agent de SST. J’ai déjà jugé que les circonstances ont changé depuis le moment où le refus a été exercé, de sorte que la source du danger allégué n’existe plus et que ma décision n’aurait aucun effet sur le fond.

[21]             De plus, étant donné ma décision selon laquelle la cause est théorique, rien n’empêche d’autres refus futurs de travailler dans des circonstances similaires. Chaque refus de travailler est évalué au cas par cas, et les appels sont entendus à la lumière des circonstances de chaque cause.

Décision

[22]              Pour ces motifs,

- l’appel est rejeté parce qu’il est théorique.

- la demande de l’intimé relative au scellé de ses observations écrites est accordée.

Michael Wiwchar
Agent d’appel

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