2015 TSSTC 18

Date : 2015-10-20

Dossier : 2013-34

Entre :

Mirela Samson, appelante (défenderesse dans la requête)

et

Service correctionnel du Canada, intimé (demandeur dans la requête)

Indexé sous : Samson c. Service correctionnel du Canada

Affaire : Requête visant à faire rejeter, en raison de son caractère théorique, l'appel d'une décision rendue par un agent de santé et de sécurité aux termes du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail.

Décision : L'appel est rejeté en raison de son caractère théorique.

Décision rendue par : M. Pierre Hamel, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelante : Elle-même

Pour l’intimé : Me Geneviève Ruel, avocate, ministère de la Justice Canada, groupe du droit du travail et de l'emploi

Référence : 2015 TSSTC 18

MOTIFS DE DÉCISION

[1] Les présents motifs ont trait à un appel déposé en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (le Code) par Mme Mirela Samson à l'encontre d'une décision d'« absence de danger » rendue le 19 juin 2013 par l'agent de santé et de sécurité (l'agent de SST) Francesco Misuraca. La décision d'« absence de danger » de l'agent de SST Misuraca a été rendue à la suite de l'enquête qu'il menée au sujet du refus de travailler de l'appelante le 22 mai 2013.

[2] L'audition de l'affaire avait été fixée aux journées du 19 au 23 octobre 2015. Le 16 juin 2015, l'avocate de l'intimé a soulevé une objection préliminaire devant le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (le Tribunal), et a demandé le rejet de l'appel pour le motif que l'affaire était devenue purement théorique en raison du décès de la personne qui aurait supposément menacé l'employée en cause et justifié son refus de travailler. Le contexte factuel plus général de l'affaire est résumé dans les pages qui suivent.

[3] Après avoir examiné les observations écrites des parties se rapportant à la requête ainsi que le dossier du Tribunal, j'en suis arrivé à la conclusion que l'affaire visée par l'appel était purement théorique et que l'objection de l'intimé était bien fondée. Par conséquent, le 17 septembre 2015, les parties ont été informées de ma décision de rejeter l'appel en raison de son caractère théorique; les motifs écrits allaient suivre et l'audience allait donc être annulée.

[4] Je rends par les présentes les motifs de ma décision.

Contexte

[5] Le contexte factuel présenté ci-dessous est tiré en grande partie du rapport d'enquête de l'agent de SST Misuraca et il ne constitue aucunement une description complète des questions sous-jacentes soulevées par l'appel sur le fond. Ce contexte présente un résumé de ce que je considère comme étant les faits saillants que l'on doit connaître pour comprendre les motifs sous-tendant ma décision de déclarer l'appel purement théorique et, par conséquent, de le rejeter.

[6] L'appelante travaille à Service correctionnel du Canada (SCC ou l'employeur) en tant qu'agente de libération conditionnelle, et est affectée au bureau de libération conditionnelle de l'Ouest de Toronto. Le 22 mai 2013, elle a refusé de travailler pour le motif qu'une certaine situation qui avait cours dans son lieu de travail présentait un danger pour elle. Le refus de travailler énonçait les motifs suivants :

[Traduction] Le jeudi 16 mai 2013, vers 14 h 30, l'ALCE Gauthier (EBC) m'a indiqué que ce délinquant avait dit à un autre détenu (P) [nom caviardé] qu'il avait l'intention de m'agresser sexuellement après la DEM [date d'expiration du mandat]. Il a fourni un plan d'action complet qui était pour le moins troublant.

(...)

J'ai aussi téléphoné à Claudia le 17 pour l'aviser de la situation, car j'estimais que rien n'avait été fait pour me protéger. À l'époque, la direction était d'abord préoccupée par la crédibilité de l'informateur et sa sécurité. On m'avait également dit que puisqu'il avait prévu passer à l'acte à la DEM, le risque que je courais était minimal. Ma sécurité personnelle est en péril tout comme la sécurité du public puisque je considère que (C) [nom caviardé] est dans son cycle d'infraction; sa déclaration est en accord avec son profil de délinquant sexuel.

(...)

Aujourd'hui, on m'a avisée qu'aucun mandat n'avait été délivré pour son arrestation, car ils ne voulaient pas contrarier le délinquant.

En ce moment, je considère qu'aucune mesure de sécurité réelle n'a été prise pour moi et je ne me sens pas en sécurité sachant que (C) [nom caviardé] circule dans la collectivité. J'exerce donc mon droit de refuser de travailler aux termes de l'article 128 du Code canadien du travail.

(...)

[7] Le refus de travailler est lié à des déclarations qui auraient été faites par le détenu C au détenu P lorsque les deux délinquants étaient incarcérés à l'Établissement de Beaver Creek en 2012. Les déclarations rapportées par le détenu P aux autorités de l'établissement voulaient que pendant qu'il était incarcéré, le détenu C avait exprimé son intention d'agresser sexuellement Mme Samson après l'expiration de son mandat en août 2013. En 2012, Mme Samson était l'agente de libération conditionnelle affectée au délinquant C et elle avait demandé un jour que sa libération d'office soit suspendue en raison du fait que son comportement se détériorait. Le délinquant C fut donc renvoyé en détention et son incarcération fut prolongée. Il a été relâché le 21 mars 2013 puis il a été soumis, à sa demande, à la supervision du bureau de libération conditionnelle du centre-ville de Toronto.

[8] Après avoir été informée des commentaires du délinquant C, Mme Samson a commencé à s'inquiéter fortement de sa sécurité personnelle, car elle jugeait que ces commentaires étaient tout à fait en accord avec le profil de ce délinquant sexuel. Elle avait le sentiment qu'une suspension de sa libération et le dépôt d'accusations criminelles contre lui étaient indiqués, compte tenu des facteurs de risque dans cette affaire, et elle ne se sentait pas en sécurité depuis que le délinquant C circulait librement dans la collectivité.

[9] L'employeur a évalué la situation et n'a pas jugé qu'il y avait lieu de délivrer un mandat d'arrestation dans ces circonstances. L'équipe de gestion de cas du bureau de libération conditionnelle du centre-ville de Toronto a finalement pris la décision de ne pas suspendre le délinquant C. L'employeur aurait apparemment tenu compte du fait que les renseignements fournis par le détenu P n'étaient pas fiables; que le délinquant C se faisait superviser dans la collectivité depuis plus de deux mois et qu'aucun incident n'était survenu; et qu'il n'était pas supervisé par Mme Samson à ce moment-là ni par le bureau où elle travaillait. De façon globale, l'employeur a jugé que les risques associés au délinquant étaient gérables et qu'il ne présentait pas de risque pour la sécurité du public ou de Mme Samson. L'employeur a aussi accepté de mettre au point un plan de sécurité pour Mme Samson et de le réviser périodiquement.

[10] Il va sans dire que l'appelante n'était pas satisfaite des mesures prises par l'employeur dans les circonstances et qu'elle a continué de croire que sa sécurité personnelle était en péril. Elle considérait, et pense toujours, que le niveau de risque n'avait pas été évalué adéquatement et que l'employeur aurait dû prendre des mesures plus élaborées pour réagir à la menace et pour gérer le cas du délinquant, telles que l'obtention d'un « engagement de ne pas troubler l'ordre public » obligeant le délinquant C à ne pas troubler l'ordre public et à avoir une bonne conduite (article 810 du Code criminel).

[11] L'agent de SST Misuraca a effectué son enquête sur le refus et, après avoir tenu compte de tout ce qui précède, il a déterminé que Mme Samson n'était pas exposée à un danger au sens du Code, dans les circonstances en cause. L'agent de SST Misuraca a brièvement énoncé son raisonnement selon lequel l'employeur avait évalué le risque et pris plusieurs mesures pour atténuer le risque: il a communiqué avec la police locale et l'a consultée, il a doublé le nombre d'affectations à du travail de supervision, il a vérifié la crédibilité du rapport sur la menace, il a confirmé la sécurité du lieu de travail, il a consulté le psychologue attitré du délinquant et il a réalisé une évaluation de la sécurité du personnel (rapport de l'agent de SST Misuraca, page 13).

[12] L'appel suivait son cours devant le Tribunal jusqu'à ce que l'employeur prenne connaissance du fait que le délinquant C était décédé en décembre 2013. Cet événement a amené l'employeur à présenter son objection préliminaire afin de faire rejeter l'appel en raison de son caractère théorique, et ce, sans qu'il soit nécessaire de tenir une audience sur le fond. L'employeur considère que la situation ayant incité l'employée à refuser de travailler n'existait plus et que dès lors, l'agent d'appel n'avait plus de litige actuel à trancher.

[13] Après avoir pris connaissance de l'objection préliminaire de l'employeur, le Tribunal a invité l'appelante à déposer des observations écrites pour y répondre. Dans le cadre de la correspondance qui a suivi, le Tribunal a appris que l'Alliance de la Fonction publique du Canada ne représentait plus Mme Samson aux fins de son appel. Le Tribunal a reçu les observations de Mme Samson le 3 septembre 2015.

Question en litige

[14] La question soulevée par la présente requête est celle de savoir si l'appel est devenu purement théorique en raison du décès du délinquant C en décembre 2013, et s'il devrait donc être rejeté.

Observations des parties

A) Observations de l'intimé (demandeur dans la requête)

[15] Le demandeur affirme, pour l'essentiel, que le refus de travailler découlait de menaces qu'aurait faites le délinquant à l'endroit de l'employée en cause et qu'en raison du décès dudit délinquant, l'affaire est donc maintenant purement théorique.

[16] Le demandeur souligne que le droit de refuser de travailler en raison d'un danger est un droit individuel lié à une situation, une tâche ou un risque précis qui existe dans le lieu de travail. Le Tribunal a confirmé qu'une décision selon laquelle un appel est déclaré purement théorique n'aurait pas pour effet d'empêcher Mme Samson ou un autre employé d'exercer un refus de travailler dans des circonstances semblables dans le futur, lorsque la situation le justifie. (Manderville c. Service correctionnel du Canada, 2015 TSSTC 3; Maureen Harper c. l’Agence canadienne d'inspection des aliments 2011 TSSTC 19; Denis Leclair et Service correctionnel du Canada, décision no 01-024 de l'agent d'appel; Dominique Tremblay et Air Canada, décision no TSSTC-09-004 de l'agent d'appel).

[17] Le demandeur cite aussi la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, qui établit le critère relatif au caractère théorique et présente plusieurs cas dans lesquels le Tribunal a rejeté un appel en raison de son caractère théorique (voir : Harper; Robert J. Wellon c. Agence des services frontaliers du Canada 2011 TSSTC 28; Tanya Thiel c. Service correctionnel Canada 2012 TSSTC 39; Service correctionnel du Canada c. Mike Deslauriers, 2013 TSSTC 41 et Manderville.

[18] Le demandeur conclut en affirmant que Mme Samson n'est plus exposée au danger allégué lorsqu'elle est au travail. Le délinquant, qui était directement lié au refus de travailler de l'appelante, est décédé. Par conséquent, une décision n'aurait pas d'effet concret pour les parties et c'est pourquoi l'appel devrait être rejeté en raison de son caractère théorique.

B) Observations de l'appelante (défenderesse dans la requête)

[19] L'appelante a présenté des observations exhaustives (faisant 237 pages), y compris des documents à l'appui de son argumentation. Elle y réitère, de façon assez détaillée, sa position sur le fond de l'appel, c'est-à-dire les circonstances l'ayant amenée à invoquer l'article 128 du Code, le caractère inadéquat des mesures prises par l'employeur pour assurer sa sécurité et les irrégularités contenues dans le rapport de l'agent de SST Misuraca et dans sa décision d'« absence de danger ».

[20] En résumé, l'appelante affirme qu'à compter du moment où l'employeur a été informé des menaces que le délinquant C a faites à l'endroit de l'appelante, il aurait dû mettre en application la directive Consignation et signalement des incidents de sécurité (568-1) (la directive 568-1 du commissaire) et effectuer une évaluation de la menace et des risques (EMR), ce qu'il n'a pas fait en temps opportun, selon elle. Mme Samson répète qu'un délinquant devrait être suspendu lorsqu'il profère des menaces.

[21] L'appelante considère que l'intimé n'a pas pris les mesures qui étaient requises au début ni en temps opportun, tel que l'y obligeait la directive du commissaire. Cette inaction a nui à la capacité de l'appelante de réagir pour assurer sa propre sécurité en la privant de la possibilité de porter des accusations contre le délinquant ou de le contraindre à prendre l'engagement de ne pas troubler l'ordre public, le tout en raison du fait que les éléments de preuve requis pour mettre ces solutions en application n'avaient pas été recueillis correctement ou en temps opportun. L'appelante rejette la position exprimée par ses supérieurs, selon laquelle le dépôt d'accusations contre le délinquant C aurait pu envenimer les choses. Elle précise que son appel à l'action bénéficiait de l'appui de plusieurs collègues du bureau de libération conditionnelle de l'Ouest de Toronto, du psychologue en chef et d'un agent de la Police provinciale de l'Ontario.

[22] Mme Samson insiste pour dire que cette situation lui a occasionné de l'anxiété et du stress étant donné qu'elle s'inquiétait de sa sécurité personnelle, y compris à l'extérieur du bureau et là où elle vivait. Cela a affecté son moral, elle avait l'impression qu'on ne la respectait pas et que sa sécurité était menacée, et elle a dû prendre un long congé.

[23] L'appelante soutient, enfin, que l'agent de SST Misuraca [traduction] « ne s'est pas du tout aperçu » que l'équipe de gestion de cas du bureau de libération conditionnelle du centre-ville de Toronto ne s'était pas conformée à la directive 568-1 du commissaire, et qu'on lui avait fourni les mauvais documents relatifs à l'EMR au début, et elle s'interroge au sujet du fait que sa décision d'absence de danger semble avoir été rendue avant que l'EMR ne soit effectuée, ce qui donne à croire que l'employeur a peut-être falsifié les documents afin que l'on pense qu'il avait suivi le protocole et que le délinquant C ne représentait pas un risque pour l'appelante.

C) Réponse de l'intimé (demandeur dans la requête)

[24] L'intimé a indiqué dans sa réponse que les observations de Mme Samson ne traitaient tout simplement pas de la question préliminaire du caractère théorique. L'intimé souligne le fait que le contexte sous-jacent aux circonstances dans lesquelles le refus de travailler a été exercé n'est pas pertinent aux fins d'une requête en rejet fondée sur le caractère théorique, puisque ce genre de requête sert justement à empêcher que l'on consacre de précieuses ressources à l'examen d'une telle question.

[25] En ce qui concerne l'affirmation de Mme Samson voulant que l'employeur ne se soit pas conformé à plusieurs de ses propres politiques, et le fait qu'elle a remis en cause le contenu de certains documents obtenus en vertu de l'accès à l'information, l'employeur soutient que la juridiction de l'agent d'appel ne porte que sur des décisions d'« absence de danger » après avoir enquêté sur un refus de travailler, et que si Mme Samson veut débattre d'autres questions, il y a d'autres forums et recours appropriés pour le faire.

Analyse

[26] Tel que je l'ai indiqué au départ, la présente décision porte strictement sur la question de savoir si l'appel devrait être rejeté en raison de son caractère théorique. Elle ne porte aucun jugement sur le bien-fondé de l'appel.

[27] Une requête en rejet fondée sur le caractère théorique, comme celle présentée par l'employeur en l'espèce, se fonde sur le principe voulant qu'il peut ne pas être approprié pour un tribunal d'entendre une affaire sur le fond lorsque, au stade de l'audience, la source du différend a cessé d'exister, ce qui rend l'instance purement théorique puisqu'il n'y a plus d'affaire concrète à juger.

[28] En l'espèce, la question soulevée par l'appel de Mme Samson est celle de savoir si elle faisait face à un danger au sens du Code, dans les circonstances décrites ci-dessus, et si la décision d'« absence de danger » de l'agent de SST Misuraca est bien fondée. Même si dans les affaires de ce genre, les agents d'appel doivent fonder leurs constats et leurs conclusions sur les circonstances qui existaient au moment du refus, il leur arrive néanmoins d'examiner des requêtes en rejet fondées sur le caractère théorique lorsque des événements surviennent après le dépôt de l'appel qui rendent le différend théorique, notamment lorsque la source du danger allégué n'existe plus.

[29] Les principes sous-jacents à la doctrine du caractère théorique sont énoncés dans le jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Borowski, qui a été cité par le demandeur. Dans ce jugement, la Cour déclare ce qui suit à la page 353 :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique générale s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

[30] La Cour décrit ensuite les circonstances qui pourraient inciter un tribunal à entendre une cause même si elle est purement théorique :

La première raison d'être de la politique ou de la pratique en question tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. (page 358)

(...)

La deuxième grande raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à l'économie des ressources judiciaires. (...) La saine économie des ressources judiciaires n'empêche pas l'utilisation de ces ressources, si limitées soient-elles, à la solution d'un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l'affaire le justifient. (page 360)

(...)

Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l'audition de l'appel s'il est devenu théorique. Il est préférable d'attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu'il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d'être résolu.

On justifie également de façon assez imprécise, l'utilisation de ressources judiciaires dans des cas où se pose une question d'importance publique qu'il est dans l'intérêt public de trancher. (...) (page 361)

[31] Afin de trancher la question de savoir si un litige actuel continue d'exister, nous devons examiner l'objet de la présente procédure. L'appel soulève la question de savoir si Mme Samson, qui a exercé son droit de refuser de travailler aux termes de l'article 128 du Code, était exposée à un danger parce qu'un délinquant qu'elle supervisait en tant qu'agente de libération conditionnelle l'aurait menacée de l'agresser sexuellement. Le dossier révèle que l'employeur a pris certaines mesures, tel que noté par l'agent de SST Misuraca dans son rapport. Mme Samson juge que ces mesures étaient inadéquates et que des mesures de protection supplémentaires auraient dû être mises en œuvre pour assurer sa sécurité.

[32] Le dénominateur commun à chaque point de vue dans ce différend est que l'évaluation du risque lié à situation porte exclusivement sur la personne qui aurait proféré les menaces (délinquant C). Les facteurs qui ont été pris en considération comprennent la possibilité que ces menaces aient réellement été faites compte tenu de la crédibilité - ou de l'absence de crédibilité - de l'informateur, la probabilité que les menaces se concrétisent compte tenu des antécédents criminels de ce délinquant, et le niveau de dangerosité du délinquant. De même, le type de mesures de protection que Mme Samson réclamait visait aussi l'individu en question, comme l'obtention d'un engagement de ne pas troubler l'ordre public, le dépôt d'accusations contre le délinquant C, et la révocation ou suspension de sa libération conditionnelle.

[33] En somme, le différend gravite clairement autour du comportement appréhendé du délinquant C envers Mme Samson. Il est évident que la source du danger allégué est le délinquant C et la crainte ressentie par Mme Samson qu'il donne suite aux menaces qu'il est censé avoir faites.

[34] Il est admis que le délinquant C est décédé en décembre 2013. À mon avis, ce décès implique que la source de danger alléguée n'existe plus et la présente procédure n'a donc plus d'objet.

[35] Même si les observations de Mme Samson ne traitent pas de la requête déposée par l'employeur pour faire rejeter l'appel en raison de son caractère théorique, elles révèlent clairement qu'à ses yeux, un différend persiste en ce qui a trait à l'ampleur des mesures prises par son employeur dans les circonstances. Quoi qu'il en soit, un tel différend devient purement théorique dans le contexte où il survient (présence ou absence d'un danger au sens du Code), suite à un refus de travailler exercé en vertu de l'article 128.

[36] Une décision sur le bien-fondé du présent appel, quelle qu'elle soit, n'aurait qu'un effet déclaratoire puisque la condition préalable à l'application de l'article 128 du Code n'existe plus. Cela ne correspond pas à l'objet du droit énoncé à l'article 128 du Code, qui est de permettre à un employé de refuser d'accomplir ses fonctions en cas de danger, dans le but de faire en sorte que l'employeur prenne sans tarder des mesures correctives pour éliminer ce danger afin que l'employé puisse reprendre son travail de manière sécuritaire.

[37] En l'espèce, l'appel vise à faire annuler la décision d'« absence de danger » rendue par l'agent de SST Misuraca et à amener l'agent d'appel à émettre des instructions à l'employeur aux termes du paragraphe 145(2) du Code afin de s'assurer d'éliminer le danger auquel l'appelante fait face, à savoir le comportement appréhendé du délinquant C à son endroit. Ainsi, de telles mesures correctives porteraient nécessairement sur la source du danger, soit le délinquant C. Comme cette personne est maintenant décédée, la raison d’être de l'appel n'existe tout simplement plus.

[38] Les faits en cause dans la présente affaire sont assez semblables à ceux qui étaient décrits dans la décision Manderville. Dans cette affaire, l'employée qui avait exercé un refus de travailler, une agente correctionnelle, avait exercé ce droit parce qu'un détenu s'était comporté de manière vulgaire et offensante envers elle, et qu'il présentait un danger allégué pour elle et d'autres agentes correctionnelles. L'agent d'appel a tenu compte de l'effet du retrait permanent de ce détenu de la population de l'établissement où l'employée en cause travaillait. Afin d'étayer sa décision d'accepter l'argument du caractère théorique présenté par l'employeur, l'agent d'appel déclare ce qui suit aux paragraphes 15 à 19 :

[15] En appliquant le premier volet de l’analyse du caractère théorique, je dois établir si une décision de ma part et la réparation en découlant pourraient avoir un effet tangible, concret ou pratique qui aura des conséquences sur les droits des parties en fonction des faits en l’espèce.

[16] Dans l’affaire Borowski, la Cour suprême du Canada a déclaré que « si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. »

[17] En l’espèce, il n’est pas contesté que le détenu qui présenterait un danger potentiel ayant occasionné le refus de travailler ne se trouve plus sur les lieux de travail. La source du soi-disant danger ayant été supprimée, l’employée qui refusait de travailler n’est donc plus exposée au danger allégué.

[18] De plus, si je devais me pencher sur le fond du présent appel et reconnaître qu’un danger existait, comme l’a demandé l’appelante, je suis d’avis qu’il serait futile d’émettre des instructions sur le danger étant donné que la situation a déjà été corrigée par le déplacement du détenu en question.

[19] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis qu’il n’existe plus de litige actuel pouvant avoir des conséquences sur les droits des parties et que l’appel est donc devenu théorique.

[39] Des agents d'appel ont aussi appliqué la doctrine du caractère théorique à d'autres appels de décisions d'« absence de danger » dans des situations où l'employé qui avait refusé de travailler ne travaillait plus, au moment de l'audition de l'appel, dans le lieu de travail où il avait refusé de travailler. Le raisonnement derrière ces conclusions quant au caractère théorique était que l'employé n'était tout simplement plus exposé au danger allégué et que la condition préalable à l'application de cet article du Code n'existait donc plus. Peu importe quel serait le résultat de l'appel sur le fond, il n'aurait aucun effet concret au regard de l'objectif prévu à l'article 128 du Code (voir : Breen Ouellette c. SaskTel 2010 TSSTC 13; Harper; Wellon; et Thiel).

[40] On en est arrivé à une conclusion semblable dans le cas où le lieu de travail n'existait plus. Dans Deslauriers, l'agent d'appel déclare ce qui suit au paragraphe 42 :

[42] D'après mon examen des faits et de la preuve qui m'ont été soumis, j'en arrive à la conclusion qu'il n'y a pas, en l'espèce, de litige actuel dont le règlement pourrait avoir des conséquences tangibles, concrètes ou pratiques sur les droits des parties. Entendre un appel relatif à un lieu de travail qui n'existe plus rend tout le processus d'appel purement théorique. J'en arrive donc à la conclusion que l'appel est purement théorique.

[41] Par contre, des agents d'appel ont rejeté l'argument du caractère théorique dans des cas où une instruction avait été émise à l'employeur, ou lorsque le caractère théorique était imputable à la décision de l'employeur de modifier ou d'abandonner la pratique ou politique qui avait entraîné le refus. Dans de tels cas, les agents d'appel ont statué qu'un litige actuel subsistait (Aviation General Partner Inc., faisant affaire sous la dénomination sociale Jazz Aviation S.E.C. c. Mohamed Gus Jainudeen, 2013 TSSTC 32; Nelson Hunter c. Canada (Service correctionnel), 2013 TSSTC 12; voir aussi : Laroche c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1454.

[42] Comme je suis arrivé à la conclusion qu'aucun litige actuel n'existe en l'espèce en raison du décès du délinquant C, je dois maintenant trancher la question de savoir si je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire d'entendre l'appel sur le fond en dépit de son caractère théorique. Je considère qu'il ne serait pas approprié de le faire, essentiellement pour les considérations énoncées ci-dessus et pour les motifs qui suivent.

[43] Premièrement, les circonstances du différend concernant l'existence d'un danger se rapportent exclusivement au cas visé par le présent appel. Même si on peut concevoir que des situations semblables pourraient survenir dans le futur, l'analyse du risque associé à chaque cas serait fondée, tel que l'ai déjà expliqué, sur des faits et des variables très précis, et tout constat de danger serait complètement tributaire des circonstances de chaque cas. En ce sens, une décision sur le fond dans la présente affaire n'aurait aucune valeur de précédent, puisque les circonstances ne s'appliquent qu'à un délinquant donné.

[44] Deuxièmement, le droit de refuser de travailler est un droit individuel lié à une situation particulière dans le lieu de travail. Si une situation similaire devait se produire dans le futur et qu'elle impliquait un autre délinquant, Mme Samson et tout employé qui pourrait penser que sa sécurité est en péril auraient le droit d'invoquer le droit de refus énoncé dans le Code. Je reprends ici les commentaires faits par l'agent d'appel dans la décision Manderville aux paragraphes 20 et 21 :

[20] Dans cette affaire, une employée a exercé un refus de travailler dans des circonstances précises. Ce refus est un droit individuel soumis à l’évaluation indépendante d’un agent de SST. J’ai déjà jugé que les circonstances ont changé depuis le moment où le refus a été exercé, de sorte que la source du danger allégué n’existe plus et que ma décision n’aurait aucun effet sur le fond.

[21] De plus, étant donné ma décision selon laquelle la cause est théorique, rien n’empêche d’autres refus futurs de travailler dans des circonstances similaires. Chaque refus de travailler est évalué au cas par cas, et les appels sont entendus à la lumière des circonstances de chaque cause.

[45] En d'autres mots, la présente affaire ne soulève pas de question systémique ni de question concernant l'application générale du Code ou l'un de ses fondements, et aucun préjudice n'a été causé par ma conclusion relative au caractère théorique de l'appel.

[46] Troisièmement, la présente décision de rejeter l'appel en raison de son caractère théorique est rendue de façon préliminaire, sur la foi du dossier du Tribunal et des observations écrites des parties, sans qu'une audience sur le fond soit tenue. Cette approche est en accord avec la deuxième considération mentionnée par la Cour suprême dans Borowski, à savoir qu'il faut prendre en considération la saine économie des ressources judiciaires lorsqu'on détermine si les parties et un tribunal devraient consacrer des ressources à l'examen d'une affaire même s'il ne subsiste aucun litige actuel s'y rapportant.

[47] Enfin, Mme Samson soulève plusieurs autres questions dans ses observations, à savoir que l'employeur a omis d'appliquer certains de ses propres règlements et politiques en temps opportun, ou qu'il a peut-être falsifié la documentation pertinente. Ces questions sont tout au plus accessoires au regard de la question centrale de l'appel, qui est de déterminer si l'appelante était exposée à un danger, et elles ne sont pas visées par les présentes procédures.

Décision

[48] Pour ces motifs, l'appel est rejeté, car il est purement théorique.

Pierre Hamel
Agent d’appel

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