2016 TSSTC 8

Date : 2016-05-25

Dossier : 2016-10

Entre :

Richardson Pioneer Limited, demanderesse

Indexé sous : Richardson Pioneer Limited

Affaire : Demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par une représentante déléguée par le ministre du Travail.

Décision : La demande est accordée et une suspension de la mise en œuvre de l’instruction est ordonnée.

Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour la demanderesse : Me Sven T. Hombach, Fillmore Riley LLP

Référence : 2016 TSSTC 8

MOTIFS DE LA DÉCISION

[1] Le 29 mars 2016, Richardson Pioneer Limited a interjeté appel d’une instruction qui avait été émise à son encontre le 15 mars 2016 par Mme Courtney Wolfe, représentante déléguée par le ministre du Travail (ci-après la déléguée ministérielle), à l’issue de son inspection du lieu de travail exploité par Richardson Pioneer Limited à Weyburn, en Saskatchewan. Ce lieu de travail est parfois appelé Richardson Pioneer-Weyburn. Cette instruction avait été émise conformément au paragraphe 145(1) du Code canadien du travail (Code) relativement à des contraventions aux alinéas 125(1)a) et 125(1)b), et aux paragraphes 2.10(2) et 2.9(2) respectivement du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail (Règlement). Ces dispositions lient la conception, la construction et l’installation d’échelles fixes en général, et d’échelles fixes installées dans une installation de manutention des grains en particulier (Weyburn), à la norme ANSI A14.3-1984 intitulée American National Standard for Ladders - Fixed - Safety Requirements, avec ses modifications successives. En ce qui concerne les deux contraventions mentionnées par la déléguée ministérielle dans l’instruction, la violation était décrite plus précisément comme suit : [traduction] « aucun dispositif de protection n’était installé aux ouvertures des plates-formes de repos sur les échelles fixes du silo de Weyburn. » L’instruction fixait également au 29 mars 2016 la date pour se conformer à l'instruction.

[2] Le libellé du paragraphe 146(2) du Code est sans équivoque. Le simple dépôt d’un appel à l’encontre d’une instruction n’a pas pour effet, en soi, de suspendre la mise en œuvre et l’application de l’instruction, ni, par conséquent, l’obligation de se conformer à ladite instruction telle qu’elle est formulée. Toutefois, cette même disposition précise clairement qu’un agent d’appel a le pouvoir d’ordonner une suspension de la mise en œuvre d’une instruction à la demande d’un employeur, d’un employé ou d’un syndicat. L’examen d’une demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction est également tributaire du fait que l’employeur, l’employé ou le syndicat a qualité pour agir, en tant que partie concernée par l’instruction, afin de demander une telle suspension. On doit également ajouter qu’à moins qu’un appel ait été déposé à l’encontre d’une instruction, aucun agent d’appel ne peut être saisi d’une demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par un délégué ministériel.

[3] Lors du dépôt de son appel, Richardson Pioneer Limited a également demandé la suspension de la mise en œuvre de l’instruction jusqu’à ce qu’une décision sur le fond de l’appel ait été rendue par un agent d’appel. Des observations écrites et des éléments de preuve justificatifs de la demanderesse à cet égard ont été reçus par le soussigné le 18 avril 2016. Des observations orales au nom de la demanderesse ont aussi été présentées lors d’une audience tenue par téléconférence le 19 avril 2016, à laquelle la déléguée ministérielle a pris part et au cours de laquelle elle a précisé que les [traduction] « dispositifs de protection » mentionnés dans l’instruction visaient ce qu’on appelle des [traduction] « portillons à fermeture automatique ». Il est donc entendu que l’instruction se rapporte précisément à l’obligation d’installer des portillons à fermeture automatique au lieu de travail de Weyburn. Aucune partie n’a choisi d’agir comme intimée dans les présentes procédures; en conséquence, des observations contraires n’ont pas été présentées.

[4] Le 19 avril 2016, après avoir pris en compte les observations et les éléments de preuve présentés au nom de la demanderesse, j’ai accordé la demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction jusqu’à ce qu’une décision sur le bien-fondé de l’appel soit rendue. Voici les motifs à l’appui de ma décision.

[5] L’agent d’appel évalue une demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction par l’entremise d’un test en trois parties ou critères, inspiré des motifs de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd. [1987] 1 R.C.S. 110, et adapté à la particularité du champ d’application du Code. Ce test se compose des trois parties suivantes :

- Le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’il s’agit d’une question sérieuse à traiter et non pas d’une plainte frivole et vexatoire.

- Le demandeur doit démontrer que le refus, par l’agent d’appel, de suspendre la mise en œuvre de l’instruction lui causera un préjudice important.

- Le demandeur doit démontrer que dans l’éventualité où la suspension était accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail.

[6] J’ajouterai que les trois parties du test doivent être respectées dans leur intégralité par la partie qui présente la demande et que l’évaluation visant à déterminer si le demandeur satisfait au test doit prendre en compte la situation prévalant aussi bien au moment de l’émission de l’instruction par la déléguée ministérielle qu’au moment de l’audition de la demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction, ainsi que la nature et l’étendue de la suspension recherchée.

S’agit-il d’une question sérieuse à traiter par opposition à une prétention frivole et vexatoire?

[7] Les alinéas 125(1)a) et b) du Code obligent l’employeur à « veiller à ce que tous les ouvrages et bâtiments permanents et temporaires soient conformes aux normes réglementaires », et à « installer des dispositifs protecteurs, garde-fous, barrières et clôtures conformes aux normes réglementaires ». Comme il a été indiqué précédemment, le Règlement appliqué par la déléguée ministérielle pour établir l’existence des contraventions et justifier l’instruction se rapporte à la conception, à la construction et à l’installation d’échelles fixes en général, dans le cas du paragraphe 2.9(1) du Règlement, et d’échelles fixes installées dans une installation de manutention des grains en particulier, dans le cas du paragraphe 2.10(1) du même Règlement. Les deux dispositions réglementaires exigent que la conception, la construction et l’installation soient conformes à la norme ANSI A14.3-1984, avec ses modifications successives. Dans les deux cas, cette obligation de conformité est quelque peu atténuée par les paragraphes 2.9(2) et 2.10(2) en raison de l’inclusion d’un délai relatif à l’installation des échelles fixes. Plus précisément, lorsque l’installation a été réalisée « avant l’entrée en vigueur » de l’une ou l’autre disposition, l’obligation de conformité se limite à ce qui « est en pratique possible ». À cet égard, l’article 2.9 du Règlement, qui régit également l’interprétation et l’application de l’article 2.10 du même Règlement, a été ajouté par l’entremise de l’article 2 du DORS/2000-374 au Règlement, entré en vigueur le 28 septembre 2000.

[8] C’est dans ce contexte législatif que la demanderesse a fait valoir, dans le cadre de la première partie du test, que le présent appel comporte deux questions sérieuses à traiter. Initialement, la demanderesse a formulé la première question comme visant à déterminer si l’installation de Weyburn bénéficiait d’un droit acquis en raison de sa conception et de sa construction présentées comme datant de la fin des années 1990 et précédant ainsi l’obligation réglementaire applicable. Ainsi, à cette époque, aucune norme technique fédérale n’aurait existé relativement à la construction d’échelles de secours. Or, selon la demanderesse, ces échelles sont de la nature de celles visées par l’instruction, soit une échelle fixe extérieure faisant partie d’une sortie secondaire d’un étage ou un toit d’une installation de manutention de grains qui comporte un monte-personne ou une échelle donnant accès à un étage ou un toit situé au-dessus d’une cellule à grains ou d’un silo à titre de sortie principale. En conséquence, au moment de l’introduction de la modification réglementaire de 2000, la norme ANSI A14.3-1984 et ses plus récentes modifications de 1992 ne trouveraient pas application. Toutefois, contrairement à ce qui avait été présenté à l’origine, j'ai été informé, dès que la demanderesse en a pris connaissance le 19 avril 2016, que la conception et la construction réelles de l’installation de Weyburn ont en fait eu lieu après l’entrée en vigueur des modifications réglementaires de 2000. En particulier, la demanderesse a informé le soussigné que les dessins de l’installation avaient été conçus en octobre 2001, que le coulage par coffrage glissant avait été réalisé en avril 2002, les échelles ayant été installées à la même époque, et que l’installation avait été mise en service en octobre 2002. À la lumière de cette information, la demanderesse a reconnu que puisque la construction de l’installation était postérieure à l’adoption de la norme ANSI A14.3-1984 par l’entremise de l'incorporation par renvoi de la modification réglementaire de 2000 (article 2.9 du Règlement), les échelles visées par l’instruction étaient régies par cette Norme.

[9] Malgré l'admission de la demanderesse concernant l’application de la norme ANSI A14.3, celle-ci fait valoir que l’appel soulève une autre question sérieuse. Selon elle, en effet, le régime réglementaire régissant l’installation ne prévoit aucune exigence relative à des « portillons à fermeture automatique ». Soulignant à cet égard que l'exigence particulière concernant de tels « portillons à fermeture automatique » était uniquement prévue dans la norme ANSI A14.3-2002, reproduite dans sa version plus récente de 2008, et que le renvoi à la norme ANSI 12.1 (garde-fous avec butoirs de pied) a été remplacé par l’article 6.3.3 qui exige l’installation, aux ouvertures d’échelle sur des plates-formes élevées, de portillons à fermeture automatique de protection d’accès aux échelles sur les nouvelles installations d’échelles fixes, la demanderesse a fait valoir que même si le Règlement était interprété comme intégrant la version de la norme ANSI A14.3 de 2008, plutôt que la version de 1984, Richardson devrait être considérée comme étant en conformité avec la Norme puisque les installations antérieures à 2008 devraient être exemptées de l’exigence relative aux « portillons à fermeture automatique ». Du point de vue de la sécurité, la demanderesse a soutenu également qu’une réelle préoccupation existe si l’exigence relative aux « portillons à fermeture automatique » était ajoutée au champ d’application des dispositions concernées du Règlement. La sécurité pourrait être entravée et des personnes pourraient courir le risque de se retrouver coincées derrière ces portillons. En conséquence, l’appel devrait être entendu avant que toutes modifications soient apportées aux plates-formes.

[10] Enfin, en ce qui concerne la première partie du test, la demanderesse a mis en doute l’existence d’une réelle exigence relative à l’installation de « portillons à fermeture automatique » dans le cadre de la réglementation actuelle. Après avoir signalé différentes données dans le texte de la norme ANSI A14-3-2008 applicable, la demanderesse a déclaré que même si les échelles étaient nouvellement installées, il n'y aurait aucune exigence relative à des « portillons à fermeture automatique » puisque les échelles contestées à l’installation de Weyburn sont des échelles décalées, et bien que l’article 6.3.3 de la Norme exige l’installation de « portillons à fermeture automatique », cette exigence se rapporte clairement aux échelles droites (figure 5) et non aux échelles décalées représentées à la figure 6 sans « portillons à fermeture automatique », suggérant ainsi que la norme ne prévoit pas de « portillons à fermeture automatique » pour les plates-formes d’échelles décalées.

[11] Cette question est complexe, car elle traite de l’application et de l’interprétation des normes incorporées par renvoi dans les articles 2.9 et 2.10 du Règlement. Évidemment, la portée des obligations énoncées dans ces dispositions est une question qui n’est ni frivole ni vexatoire.

[12] À la lumière de ce qui précède et de l’intégralité des observations présentées par la demanderesse, j’en suis venu à la conclusion qu’il existe, en l’espèce, une question sérieuse à traiter. En conséquence, la demanderesse a satisfait à la première partie du test.

La demanderesse subirait-elle un préjudice important si la mise en œuvre de l’instruction n’est pas suspendue?

[13] La demanderesse a fait valoir qu’elle subirait un préjudice important pour deux raisons. D’abord, la demanderesse a soutenu que l’installation de portillons à fermeture automatique ne renforcerait pas la sécurité, mais au contraire, la réduirait, car la configuration des plates-formes d’échelles décalées n’est pas conçue pour intégrer des « portillons à fermeture automatique ». Selon la demanderesse, dont le point de vue est effectivement étayé par des documents d’ingénierie, y compris certains provenant de l’entreprise ayant conçu l’installation, l’ajout de « portillons à fermeture automatique » sur ces plates-formes aurait pour effet de réduire l’espace permettant l’ouverture des portillons et, pourrait, de ce fait, engendrer un risque que des personnes se retrouvent coincées derrière ces portillons dans une situation d’urgence. En ce qui concerne la seconde raison à l’appui de sa position selon laquelle elle subirait un préjudice important, la demanderesse a soutenu que le respect de l’instruction exige l’apport de modifications structurelles aux échelles de l’installation de Weyburn et que si cela devait se produire avant que l’appel soit entendu, cela ferait en sorte que l'appel devienne théorique puisque les modifications seraient difficilement réversibles. D'un point de vue monétaire, des sommes d’argent auraient été dépensées à la réalisation de ces modifications, et des sommes d’argent supplémentaires seraient requises pour démanteler ces modifications si l’appel était accordé. Selon l’opinion exprimée par la demanderesse, le soussigné devrait prendre en compte l’incidence d’une conclusion potentielle quant au caractère théorique de l’appel, en particulier parce que les échelles décalées sont en place depuis plus de 15 ans, sans qu'il n'y ait eu d'incident. Elles sont utilisées essentiellement en situation d’urgence puisqu'il y a des échelles intérieures et un monte-personne à l'installation, et aucune urgence ne semble présente.

[14] L’argument selon lequel les plates-formes de repos pourraient ne pas intégrer de manière sécuritaire des portillons à fermeture automatique et selon lequel ces dispositifs pourraient en fait entraver la sécurité des employés au lieu de la renforcer, m’amène à la conclusion que l’installation de ces portillons avant qu’il soit statué sur l’appel causerait à la demanderesse d'importants inconvénients. La perspective pour la demanderesse d’engager des frais considérables du fait de l’ajout de portillons à fermeture automatique à l’installation sur la base d’une conclusion qui est remise en cause, et de peut-être devoir les démanteler pour des raisons de sécurité si son appel de l’instruction est accueilli, mérite également d’être examinée avec attention dans les circonstances particulières de la présente affaire.

[15] En résumé, tenant compte des observations présentées par la demanderesse et des documents justificatifs fournis dans la formulation de ces observations, j’en suis venu à la conclusion que la demanderesse subirait un préjudice important si la demande de suspension n’était pas accordée. La demanderesse a ainsi satisfait à la deuxième partie du test.

La demanderesse a-t-elle démontré que dans l’éventualité où la suspension était accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail?

[16] La demanderesse a initialement abordé cette troisième partie du test en s’appuyant sur la prémisse selon laquelle des mesures de protection supplémentaires n’étaient pas nécessaires puisque des dispositifs de protection adéquats étaient déjà en place. Selon Richardson, l’installation de portillons à fermeture automatique aurait pour effet d’accroître les risques et non de les réduire. De l’avis de la demanderesse, les échelles contestées sont en place depuis plus de 15 ans et on n'a eu aucun incident à déplorer. Elles ne sont pas utilisées dans les activités quotidiennes, mais sont uniquement des échelles de secours, et une protection adéquate continuerait d’exister jusqu’à ce que l’appel puisse être entendu. Le soussigné a signalé à la demanderesse que quoique ceci ait pu être l'opinion de la demanderesse, le fait qu’une instruction ait été formulée à son encontre témoignait du fait qu’une position contraire existait, qui avait été adoptée par une responsable de la conformité en vertu du Code et qu'il s'agissait là du cœur de la question à trancher dans le cadre du présent appel. En conséquence, le fait d'affirmer qu'aucune mesure, temporaire par nature, n’avait à être mise en place en attendant qu’une décision soit rendue sur la question visée par l’appel reviendrait en substance à contrer l’objet de cette troisième partie du test. Cela pourrait en outre donner lieu au rejet de la demande de suspension malgré le fait que, dans une autre décision rendue par un agent d’appel (Bell Canada, 2011 TSSTC 1), le statu quo se soit avéré approprié dans les circonstances de cette affaire. En réponse, la demanderesse a insisté sur la stricte nature d’urgence du recours à ces échelles. Elle a déclaré qu’elle apposerait de manière effective des affiches à chaque porte donnant accès à ces échelles, par l’entremise de ce qui a été décrit comme étant des passerelles, en insistant sur l’usage restrictif de ces échelles aux situations d’urgence.

[17] En effet, les éléments de preuve établissent qu’à la suite de l’inspection menée par la déléguée ministérielle, la demanderesse a ciblé 16 échelles non pourvues de portillons à fermeture automatique et en a installé à sept d’entre elles. Les neuf autres échelles font partie du système d’échelles extérieures de l’installation et sont décrites comme étant utilisées en situation d’urgence. À ce titre, les employés n’ont pas l’habitude de les utiliser.

[18] Compte tenu de ce qui précède, j’en arrive à la conclusion que la demanderesse a satisfait à la troisième partie du test. Cette conclusion est renforcée par le fait que la demanderesse a accepté de poursuivre l’audience de l’appel sur le fond, essentiellement dans les semaines suivant l’audience relative à la présente demande de suspension et à la décision s’y rapportant.

Décision

[19] Pour les motifs indiqués ci-dessus., la demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction émise par la déléguée ministérielle le 15 mars 2016 est accordée et la suspension est ordonnée.

Jean-Pierre Aubre

Agent d’appel

Détails de la page

Date de modification :