2016 TSSTC 17
Date : 2016-09-22
Dossier : 2016-31
Entre : Central Grain Company Ltd., demanderesse
Indexé sous : Central Grain Company Ltd.
Affaire : Demande de suspension de la mise en œuvre d’instructions émises par un représentant délégué par le ministre du Travail.
Décision : La demande est accueillie et une suspension de la mise en œuvre des instructions est ordonnée jusqu'au 15 octobre 2016.
Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour la demanderesse : Mme Tracey L. Epp, Pitblado LLP
Référence : 2016 TSSTC 17
Motifs de la décision
[1] Le 12 août 2016, Central Grain Company Ltd. (Central) a déposé un appel à l'encontre de cinq instructions émises à son endroit les 13 juillet et 2 août 2016, respectivement, par un représentant délégué par le ministre du Travail, M. Gordon Logan (ci-après, le délégué ministériel), après qu'il eut inspecté le lieu de travail exploité par Central au 172, rue Archibald, à Winnipeg (Manitoba), ledit lieu de travail étant parfois appelé « Central Grain Company Ltd. ». Cette inspection se voulait un suivi d’une inspection antérieure du même lieu de travail qui avait été effectuée par le même délégué ministériel le 1er octobre 2013, date à laquelle huit instructions avaient été émises à l’endroit de l'employeur appelant (la demanderesse) relativement à divers dangers et contraventions prévus au Code canadien du travail (le Code), et une promesse de conformité volontaire (PCV) faisant état de 68 problèmes avait été reçue de la part de la demanderesse.
[2] Le libellé du paragraphe 146(2) du Code est sans équivoque. Le simple dépôt d’un appel à l’encontre d’une instruction n’a pas pour effet, en soi, de suspendre la mise en œuvre et l’application de l’instruction, ni, par conséquent, l’obligation de se conformer à ladite instruction telle qu’elle est formulée. Toutefois, cette même disposition précise clairement qu’un agent d’appel a le pouvoir d’ordonner une suspension de la mise en œuvre d’une instruction à la demande d’un employeur, d’un employé ou d’un syndicat. L’examen d’une demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction est également tributaire du fait que l’employeur, l’employé ou le syndicat a qualité pour agir, en tant que partie concernée par l’instruction, afin de demander une telle suspension. On doit également ajouter qu’à moins qu’un appel ait été déposé à l’encontre d’une instruction, aucun agent d’appel ne peut être saisi d’une demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par un délégué ministériel.
[3] Lors du dépôt de son appel, Central a également demandé la suspension de la mise en œuvre des instructions jusqu’à ce qu’une décision sur le fond de l’appel ait été rendue par un agent d’appel. Les observations faites à ce sujet par la demanderesse ont été reçues par le soussigné lors d'une audience par téléconférence tenue le 25 août 2016 et à laquelle le délégué ministériel a participé, ainsi que par écrit après que ledit délégué ministériel eut transmis directement au soussigné, de manière incorrecte et peu de temps après la conférence téléphonique, des renseignements additionnels qui, selon lui, contredisaient des renseignements fournis par la demanderesse, et ce, sans en avoir informé la demanderesse. Aucune des parties n'a fait de démarches pour qu'on lui permette d'agir comme partie intimée dans la présente affaire.
[4] L’agent d’appel évalue une demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction en appliquant un critère en trois parties inspiré des motifs formulés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd. [1987] 1 R.C.S. 110, et adapté à la particularité du champ d’application du Code. Ce critère se compose des trois parties suivantes :
- Le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’il s’agit d’une question sérieuse à juger par opposition à une réclamation futile ou vexatoire.
- Le demandeur doit démontrer que le refus, par l’agent d’appel, de suspendre la mise en œuvre de l’instruction lui causera un préjudice important.
- Le demandeur doit démontrer que dans l’éventualité où la suspension était accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail.
[5] J’ajouterai que les trois parties du critère doivent être respectées dans leur intégralité par la partie qui présente la demande et que l’évaluation visant à déterminer si le demandeur satisfait au critère doit prendre en compte la situation prévalant aussi bien au moment de l’émission de l’instruction par le délégué ministériel qu’au moment de l’audition de la demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction, ainsi que la nature et l’étendue de la suspension recherchée.
S’agit-il d’une question sérieuse à juger par opposition à une réclamation futile ou vexatoire?
[6] Tel qu'indiqué plus haut, le présent appel porte sur cinq instructions qui ont été émises à l’endroit de la demanderesse. Parmi celles-ci, la première instruction relative à une contravention (datée du 13 juillet 2016), qui avait été émise aux termes du paragraphe 145(1) et de l'alinéa 125(1)x) du Code, indique que Central ne s'est pas conformée aux instructions émises auparavant à son endroit concernant l'existence de risques de chute non protégés, l'occupation sécuritaire du lieu de travail dans un contexte d'accumulation excessive de poussière à l'intérieur et à l'extérieur des installations, et le défaut de prévoir des inspections périodiques du lieu de travail de concert avec le représentant en matière de santé et de sécurité dans le lieu de travail. Il est par ailleurs indiqué dans la deuxième instruction relative à une contravention (datée du 2 août 2016), laquelle a été émise aux termes du paragraphe 145(1) et des alinéas 125(1)q) et 125(1)g) du Code, que Central a omis d’offrir la formation et l’entraînement adéquats à ses employés en ce qui a trait à l'utilisation et à l'entretien de l'équipement de protection contre les chutes, et qu'aucune formation de ce genre n'a été mise par écrit ni rendue disponible par l'employeur afin d'être consultée par toute personne autorisée à accéder au lieu de travail.
[7] L'une des trois instructions relatives à un danger émises aux termes du paragraphe 145(2) du Code le 2 août 2016 porte sur le fait qu'aucune personne qualifiée n'a établi de procédures écrites relatives à l'utilisation d'équipement de protection contre les chutes et que l'employeur n'a pas mis en œuvre de telles procédures, alors que les deux autres proscrivent l'utilisation des allées extérieures et des échelles verticales pour le motif que l'intégrité structurelle des surfaces de marche des allées extérieures semble être telle qu'il y a lieu de douter que ces surfaces puissent résister de façon sécuritaire et efficace à toutes les charges et pressions prévues, et que les barrières et les portes d'accès des allées extérieures et des échelles verticales fixes ne répondent pas aux normes réglementaires dans la mesure où elles ne se referment pas automatiquement.
[8] C’est dans ce contexte législatif que la demanderesse a fait valoir, en ce qui a trait à la première partie du critère, que le présent appel comporte une question sérieuse à juger. D'entrée de jeu, il est cependant nécessaire de préciser que la question de savoir si l'une ou l'ensemble des trois parties du critère a été satisfait doit être tranchée, tel que l'a mentionné l'avocate du demandeur, en tenant compte du fait que l'entreprise en cause, qui demeure enregistrée en tant que silo à céréales et qui est en exploitation depuis les années 1960, en plus d'avoir été exploitée ces dernières années en tant que provenderie, tel qu'indiqué sur son site Web sous la rubrique feed products (aliments pour animaux), que cette entreprise, donc, mettra fin à ses activités le 14 octobre 2016.
[9] Cela dit, l'avocate de la demanderesse a affirmé que Central a cessé de traiter et de vendre des aliments agglomérés (les clients qui s'informent de la disponibilité de ce produit sont dirigés ailleurs) et qu'elle limite ses activités depuis un an et demi à la production et à la vente de pastilles de combustible faites de matériaux recyclables, dont, principalement, des produits en papier ou en bois, cette activité étant maintenant la seule réalisée par Central dans le lieu de travail et la seule, aussi, qu'elle projette de poursuivre jusqu'à ce qu'elle mette fin à ses activités. À cet égard, l'avocate précise que 6 900 tonnes de pastilles de combustibles ont été vendues en 2015, ce qui dépasse de beaucoup les ventes d'aliments agglomérés et qu'à l'heure actuelle, les stocks du seul produit offert par l'entreprise totalisent 2 000 tonnes; comme on écoule 250 tonnes par semaine, l'usine devrait fermer définitivement le 14 octobre 2016. Il faut mentionner que le délégué ministériel, qui a participé à l'audience sur la suspension tenue par téléconférence, conteste cette affirmation de Central et soutient que bien qu'elle poursuive des activités de production et de vente de pastilles de combustible, Central s'acquitte encore aussi d'une fonction de provenderie.
[10] Compte tenu de ces faits tels qu'ils s'appliquent à la première partie du critère et abstraction faite, pour l'essentiel, de la question évidente soulevée par le présent appel (cela valant pour tout appel) en ce qui concerne le bien-fondé de la ou des décisions prises par un délégué ministériel, l'avocate de Central a soutenu que dans les présentes circonstances et au regard de ce qu'elle appelle les dernières activités de Central, la première question que devrait examiner le soussigné en appel est celle de savoir si un agent d'appel a la compétence nécessaire pour juger de la validité des instructions, ce qui met aussi en relief la question sous-jacente évidente, soit celle de savoir si le délégué ministériel avait compétence aux termes du Code pour agir comme il l'a fait. Bref, la question soulevée par l'avocate est celle de savoir, essentiellement, si Central est ou demeure une entreprise fédérale, étant donné que le Code ne s'applique pas aux installations qui produisent des pastilles de combustible, et si tel n'est pas le cas, un agent d'appel n'aurait évidemment pas compétence pour intervenir dans la présente affaire. À mon avis, cela représente une question sérieuse et probablement, aussi, la question la plus importante devant être tranchée dans le cadre du présent appel.
[11] Compte tenu de ce qui précède, j’en arrive à la conclusion que la demanderesse a satisfait à la première partie du critère.
La demanderesse subirait-elle un préjudice important si l’instruction n’est pas suspendue?
[12] La demanderesse a soutenu qu'elle subirait un préjudice important si la suspension de la mise en œuvre de l'instruction n'était pas accordée, principalement en raison du fardeau financier dont elle devrait s'acquitter pour se conformer intégralement aux instructions émises par le délégué ministériel, et compte tenu du fait que tout ce qu'elle demande, c'est qu'on la laisse poursuivre ses activités jusqu'au 14 octobre 2016, avant qu'elle n'y mette fin définitivement. À cet égard, l'avocate a noté qu'après l'émission, en 2013, des huit instructions et l'établissement d'une PCV faisant état de 68 problèmes devant être rectifiés, l'usine avait été fermée temporairement vers 2014-15 afin que des améliorations d'une valeur de plus d'un million de dollars puissent y être apportées et qu'en raison de l'âge des bâtiments (construits dans les années 60) et de leur fermeture imminente, il ne valait pas la peine de faire d'autres dépenses et de continuer à procéder à des améliorations qui se révéleraient trop onéreuses au regard des résultats qui seraient obtenus à court terme. L'avocate a aussi noté que Central s'occupait surtout maintenant de liquider ses stocks de pastilles de combustible par l'entremise du programme de biocarburants du Manitoba et qu'elle avait pris plusieurs mesures pour accroître l'attrait commercial de l'usine et de ses activités avant l'échéance d'octobre, et que si elle ne pouvait réaliser son plan, l'usine serait démolie. À cet égard, l'avocate a précisé que certaines de ces mesures auraient pour effet d'accroître la sécurité des employés. Elle a aussi mentionné que seulement trois des huit bâtiments formant l'usine sont utilisés, et que parmi les cinq ou six employés qui travaillent dans ces bâtiments, seulement trois participent directement aux activités qui y ont cours.
[13] Le présent cas se rapporte à une situation inhabituelle dans la mesure où le redressement demandé par l'entremise de la présente demande de suspension ne s'appliquerait que durant une période de temps très courte, puisque Central doit mettre fin à ses activités d'ici le 14 octobre 2016. Bien que le fardeau financier dont l'employeur devrait peut-être s'acquitter si la demande de suspension était rejetée ne devrait pas constituer la seule raison pour laquelle on considère qu'il y a lieu d'examiner la question de savoir si ce rejet occasionnerait un important préjudice à la demanderesse, le fait demeure que dans des cas exceptionnels, cette considération peut revêtir une grande importance. Et à mon avis, c'est le cas ici, surtout lorsqu'on tient compte de certaines des mesures prises par la demanderesse de façon provisoire, et de la complexité et de l'ampleur des travaux en cause pour se conformer aux instructions. On ne peut tout simplement pas faire abstraction de la perte économique considérable qui surviendrait si Central entreprenait de réaliser les travaux exigés avant de fermer l'usine seulement quelques semaines plus tard. Par conséquent et après avoir tenu compte des observations de la demanderesse, j'en suis arrivé à la conclusion que dans les circonstances propres à la présente affaire, la demanderesse subirait d'importants préjudices si la demande de suspension était rejetée. La demanderesse a donc satisfait à la deuxième partie du critère.
La demanderesse a-t-elle démontré que dans l’éventualité où la suspension était accordée, des mesures seraient mises en œuvre pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail?
[14] Tel que mentionné plus haut, cinq instructions ont été émises à l’endroit de la demanderesse par le délégué ministériel. Deux d'entre elles se rapportaient à l'utilisation des allées extérieures surélevées et des échelles verticales fixes, le délégué ministériel ayant ordonné que les employés n'utilisent pas celles-ci ni y accèdent à quelque moment que ce soit avant que les instructions n'aient été mises en application. À l'audience relative à la présente demande, l'avocate a affirmé que l'on avait indiqué aux employés qu'il était interdit d'accéder, à quelque moment et pour quelque motif que ce soit, aux aires de toits et aux allées extérieures ainsi qu'à tout endroit où de l'équipement de protection contre les chutes devrait être installé, et cela fut aussi confirmé par le délégué ministériel.
[15] De plus, comme Central a engagé des sous-traitants pour corriger des déficiences dans l'intégrité structurelle des allées extérieures ainsi que dans les échelles verticales fixes et les barrières et portes d'accès à ces échelles dans le but, semble-t-il, d'accroître la sécurité et l'attrait commercial de l'usine, l'avocate a affirmé, et cela n'a pas été contesté par le délégué ministériel, que ce dernier avait donné la permission auxdits sous-traitants d'accéder à ces aires, et qu'il avait accordé cette permission par l'entremise du gestionnaire. Le délégué ministériel a aussi affirmé à l'audience que la demanderesse lui avait indiqué verbalement (bien qu'il n'avait pas vérifié si cela était vrai) que des inspections périodiques du lieu de travail étaient maintenant prévues et recensées dans un registre, conformément à l'instruction. De plus, l'avocate a affirmé, et cela a été confirmé par le délégué ministériel, que les employés ont assisté à une séance de formation en sécurité d'un jour qui portait sur l'équipement et les procédures de protection contre les chutes. Cette séance a eu lieu le 29 juillet 2016 et une autre a été tenue le 11 août 2016, et des procédures écrites concernant l'utilisation d'équipement de protection contre les chutes dans le lieu de travail ont été fournies et déposées de la manière prescrite.
[16] Compte tenu de ce qui précède, même si les mesures susmentionnées ne suffisent pas pour donner suite à toutes les instructions qui ont été émises, elles n'en constituent pas moins une tentative sérieuse, à mon avis, de préserver la santé et la sécurité des employés dans un contexte où la suspension de la mise en œuvre des instructions serait accordée. J'en arrive donc à la conclusion que la demanderesse a satisfait à la troisième partie du critère. Je suis conforté dans mon opinion par le fait que la demanderesse a consenti à la tenue de l'audience relative à l'appel sur le fond en l'espace de quelques semaines, essentiellement, après que j'eus entendu la présente demande et rendu ma décision, et qu'elle a indiqué qu'elle ne cherchait pas à obtenir une suspension qui s'appliquerait après qu'elle aurait mis fin à ses activités.
Décision
[17] Pour les motifs précités, la demande de suspension de la mise en œuvre des instructions émises par le délégué ministériel les 13 juillet et 2 août 2016 est accueillie, et la suspension de la mise en œuvre de ces instructions est ordonnée jusqu'au 15 octobre 2016.
Jean-Pierre Aubre
Agent d’appel
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