2017 TSSTC 16

Date : 2017-08-22

No de dossier : 2017-20

Entre : Société canadienne des postes, demanderesse (appelante dans l’appel)

et

Société des travailleurs et travailleuses des postes, intimée

et

Brad King, intimé

Indexé sous : Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes et King

Affaire : Demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par une représentante déléguée par le ministre du Travail.

Décision : La demande de suspension est rejetée

Décision rendue par : Pierre Hamel, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour la demanderesse : Me Daniel W. Ingersoll, c.r., avocat et Me James B. Green, avocat, Cox & Palmer

Pour les intimés : Me Christopher Perri, avocat, Cavalluzzo Shilton McIntyre Cornish LLP

Référence : 2017 TSSTC 16

Motifs de la décision

[1] Les présents motifs concernent une demande déposée aux termes du paragraphe 146(2) du Code canadien du travail (le Code) afin d’obtenir une suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise le 29 mai 2017 par Mme Deborah Gillis-Williams, en qualité de représentante déléguée par le ministre du Travail (déléguée ministérielle).

[2] L’instruction a été émise à Société canadienne des postes (« Postes Canada » ou « l’employeur ») en vertu du paragraphe 145(1) du Code et se lit comme suit :

[traduction]

Dans l’affaire du code canadien du travail - Partie II - Santé et sécurité au travail

Instruction à l’employeur en vertu du paragraphe 145(1)

Le 29 mai 2017, la représentante déléguée par le ministre du Travail soussignée a mené une enquête au lieu de travail exploité par SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES, employeur assujetti au Code canadien du travail, Partie II, au 6135, rue Almon, poste de facteurs no 1, Halifax, Nouvelle-Écosse, B3K 2V0, ledit lieu de travail parfois appelé Postes Canada - poste de facteurs no 1.

Ladite représentante déléguée par le ministre du Travail est d’avis que la disposition suivante du Code canadien du travail, partie II, a été enfreinte :

No / No : 1

Paragraphe 125(1)(z.16) - Code canadien du travail, Partie II; paragraphe 20.9(3) - Règlement sur la santé et la sécurité au travail

L’employeur a omis de nommer une personne compétente, qui est impartiale et est considérée comme telle par les parties impliquées, afin d’enquêter sur l’allégation de violence dans le lieu de travail.

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l'alinéa 145(1)a) de la partie II du Code canadien du travail, de mettre fin à la contravention au plus tard le 13 juin 2017.

Il vous est aussi ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l’alinéa 145(1)b) de la partie II du Code canadien du travail, dans les délais précisés par la représentante déléguée par le ministre du Travail, de prendre des mesures pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition.

Émise à Halifax, le 29 mai 2017.

(s) Deborah Gillis-Williams

[...]

[3] L’employeur a interjeté appel de l’instruction en vertu du paragraphe 146(1) et a déposé sa demande d’appel au tribunal le 15 juin 2017. La demande de l’employeur comprenait une requête pour que l’instruction soit suspendue jusqu’au règlement de l’appel.

[4] La demande de suspension a été entendue par téléconférence. La téléconférence a eu lieu le 6 juillet 2017. Le 5 juillet 2017, la demanderesse a soumis des observations écrites appuyées par une preuve par affidavit et de la jurisprudence, à l’appui de sa demande.

[5] Les avocats des parties ont fait des observations orales à la téléconférence. Puisque les intimés ont uniquement obtenu les documents de la demanderesse peu avant la téléconférence, j’ai donné aux intimés l’occasion de présenter des observations écrites et de présenter une contre-preuve par affidavit, si nécessaire. Les observations et la preuve par affidavit des intimés ont été déposées au Tribunal le 14 juillet 2017 et les réponses de la demanderesse aux observations ont été déposées le 21 juillet 2017.

[6] Le 28 juillet 2017, les parties ont été informées de ma décision de rejeter la demande de suspension. Je rends par les présentes les motifs de ma décision.

Contexte

[7] Un résumé des circonstances qui ont mené à la remise de l’instruction permettra de mieux comprendre les questions soulevées par la présente demande.

[8] M. Brad King, l’un des intimés, est un facteur employé par Postes Canada au poste de facteurs no 1 situé au 6135, rue Almon, à Halifax, en Nouvelle-Écosse. M. King est représenté par le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), qui est un syndicat national certifié pour négocier pour le compte des facteurs employés par Postes Canada. Le STTP représente M. King dans la présente instance.

[9] Le 18 février 2016, M. King a déposé une plainte écrite à Postes Canada alléguant de la violence dans le lieu de travail. L’employeur a enquêté sur la plainte et est venu à la conclusion que la plainte de M. King n’était pas fondée.

[10] Puisque les allégations de violence de M. King n’avaient pas été résolues, Postes Canada a nommé M. Greg Stienke, un conseiller à la santé et à la sécurité de Postes Canada de Mississauga, en Ontario, pour mener une enquête de « deuxième niveau » sur la plainte et d’émettre des recommandations pour traiter les questions de violence dans le lieu de travail, le cas échéant, constatées pendant son enquête. M. Stienke a été supposément nommé à titre de « personne compétente » en vertu du paragraphe 20.9(3) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail (Règlement).

[11] M. Stienke a déposé son rapport d’enquête le 16 novembre 2016. À la suite de la réception du rapport, Postes Canada a accepté les conclusions du rapport et a pris des mesures pour appliquer les recommandations qu'il contenait.

[12] Après la publication du rapport de M. Stienke, M. King et le STTP ont déposé une plainte au ministre du Travail alléguant que Postes Canada avait omis de nommer une personne compétente pour mener l’enquête, au motif que M. Stienke n’était pas impartial. Le ou vers le 30 mars 2017, Postes Canada a reçu une promesse de conformité volontaire (« PCV ») émise par Mme Deborah Gillis-Williams, alléguant que Postes Canada avait omis de nommer une « personne compétente » pour enquêter sur la plainte de M. King, en violation du paragraphe 20.9(3) du Règlement. Finalement, le 29 mai 2017, elle a émis l’instruction qui fait l’objet de la présente demande.

[13] Par conséquent, la question de fond soulevée par l’appel consiste à déterminer si M. Stienke était « impartial et considéré comme tel par les parties » au sens de l’alinéa 20.9(1)(a) du Règlement. L’employeur soutient que M. Stienke apparaît sur une liste de « personnes compétentes » convenue par l’employeur et le STTP (au Comité mixte national sur la santé et la sécurité), qu’il était impartial et que M. King et son représentant syndical n'ont jamais contesté l’impartialité de M. Stienke avant que le rapport ne soit déposé et que les recommandations soient mises en œuvre. Le STTP affirme le contraire, soulignant que M. Stienke n’était pas impartial et que des préoccupations avaient été soulevées à propos de son impartialité avant et pendant son enquête.

Analyse

[14] Le pouvoir conféré à un agent d’appel d’accorder une suspension de la mise en œuvre d’une instruction se trouve au paragraphe 146(2) du Code :

146 (2) À moins que l’agent d’appel n’en ordonne autrement à la demande de l’employeur, de l’employé ou du syndicat, l’appel n’a pas pour effet de suspendre la mise en œuvre des instructions.

[15] Les agents d’appel ont un très grand pouvoir discrétionnaire pour déterminer si une suspension doit être accordée. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé d’une façon qui appuie les objectifs du Code et dépend largement du contexte dans lequel l’instruction est émise et de ses conséquences sur les activités de l’employeur. De ce fait, chaque cas dépend d’un ensemble de faits qui lui sont propres. La jurisprudence du Tribunal a établi un critère comprenant divers facteurs que les agents d’appel devraient prendre en considération lorsqu’ils traitent une demande de suspension; ces facteurs servent de cadre analytique approprié pour les agents d’appel afin d’exercer leur pouvoir discrétionnaire dans chaque cas : voir S.G.T. 2000 Inc. c. Teamsters Québec, section locale 106, 2012 TSSTC 15, para. 5. Découlant à l’origine de la décision de la Cour suprême du Canada dans Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 (Metropolitan Stores), le critère a été appliqué d’une façon qui promeut les objectifs du Code. Les éléments du critère sont les suivants :

1. le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’il s’agit d’une question sérieuse à traiter et non pas d’une plainte frivole ou vexatoire;

2. le demandeur doit démontrer que le refus par l’agent d’appel de

suspendre l'application de l’instruction lui causera un préjudice important;

3. le demandeur doit démontrer que dans l’éventualité où la suspension était accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail.

[16] J’examinerai chaque critère, un par un, comme il est requis.

S’agit-il d’une question sérieuse à traiter et non pas d'une plainte frivole ou vexatoire?

[17] En ce qui concerne ce premier élément du critère, les parties ne contestent pas le fait que l’appel soulève une question sérieuse à traiter. Je partage cette opinion.

[18] L’interprétation de l’article 20.9 du Règlement a été l’objet de plusieurs décisions d’agents d’appel et de cours. Dans l’arrêt Canada (procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2015 CAF 273, la Cour a exprimé le point de vue selon lequel ces dispositions ne sont pas « un modèle de rédaction législative » et qu’elles ont soulevé de nombreuses questions d’interprétation. Dans Association des employeurs maritimes c. Syndicat des débardeurs, SCFP, section locale 375, 2016 TSSTC 14 (Association des employeurs maritimes), la question touchait le concept des mots « considérée comme telle par les parties » et était de savoir si l’allégation du plaignant selon laquelle la « personne compétente » nommée par l’employeur n’était pas impartiale devait être prouvée objectivement.

[19] Le présent appel peut soulever des questions comme celle qui consiste à savoir si des personnes autrement employées par l’employeur peuvent agir à titre de « personne compétente », la façon dont une objection à l’impartialité de la personne compétente doit être formulée et le moment où elle doit l'être, le caractère définitif du processus envisagé par l’article 20.9 du Règlement, et ainsi de suite.

[20] Le seuil pour satisfaire le premier élément du critère est assez bas et je suis convaincu que l’appel soulève des questions réelles pour les parties et qu’il n’est ni futile ni frivole ni vexatoire (voir : Emploi et Développement social Canada c. Longval, 2014 TSSTC 12 (Longval); Via Rail Canada Inc. c. Unifor, 2014 TSSTC 5 (Via Rail Canada)).

[21] J’en arrive donc à la conclusion que la demanderesse a satisfait au premier élément du critère.

Le demandeur subira-t-il un préjudice important si la mise en œuvre de l’instruction n’est pas suspendue?

[22] Le deuxième élément du critère est souvent le plus difficile à satisfaire pour un demandeur. Je vais brièvement résumer les observations des parties qui portent sur ce critère.

Observations de la demanderesse

[23] L’avocat de la demanderesse précise que l’intimé King n’a pas soulevé de problème relativement à l’impartialité de M. Stienke au début de l’enquête, et qu'il a participé pleinement à l’enquête à mesure qu'elle progressait. La contestation de l’intimé au motif d’un manque d’impartialité a eu lieu uniquement après la réalisation de l’enquête et la mise en œuvre des recommandations. La demanderesse conclut, par conséquent, que l’effet de l'instruction a une très grande portée et que d’autres enquêtes terminées pourraient pareillement être contestées.

[24] Postes Canada soutient que la perte de toute attente relative au caractère définitif du processus d’enquête dans un lieu de travail serait un préjudice important, étant donné le nombre d’enquêtes semblables menées chaque année. Si Postes Canada doit engager de nouveaux enquêteurs externes pour enquêter de nouveau sur les anciennes plaintes, le processus d’enquête deviendra un fardeau administratif très lourd, entraînera des dépenses excessives et sera coûteux en temps.

[25] Postes Canada a investi beaucoup de temps, d’efforts et d’argent dans l’élaboration de sa politique de prévention de la violence au travail et la formation des enquêteurs pour mener des enquêtes au lieu de travail. La politique a été révisée par les quatre comités mixtes nationaux sur la santé et la sécurité avant sa mise en place en 2013. Tout cet investissement au cours des quatre dernières années environ pourrait devenir incertain si l’instruction n’est pas suspendue.

[26] Par conséquent, Postes Canada soutient que l’instruction a de grandes conséquences sur les activités de l’employeur et cite Brink's Canada Ltée c. Childs et Unifor, 2017 TSSTC 4, Brink’s Canada Ltée c. Robert Dendura, 2016 TSSTC 18 ainsi que Bell Mobilité Inc., 2012 TSSTC 4, comme précédents pour octroyer la suspension dans la présente affaire.

[27] En outre, l’avocat de l’employeur affirme que la nomination d’un nouvel enquêteur risque d’entraîner une grande confusion : les recommandations de M. Stienke seraient-elles annulées? Que faire si les recommandations du nouvel enquêteur contredisent celles de M. Stienke? Lesquelles de ces recommandations Postes Canada devrait-elle mettre en œuvre? Une telle confusion pourrait facilement s’installer à travers le pays, ce qui causerait à l’employeur un préjudice important.

Observations des intimés

[28] Les intimés estiment que la demanderesse n’a pas démontré que le préjudice qu’elle subira est suffisant pour satisfaire aux exigences du deuxième critère du Tribunal pour accorder une suspension.

[29] Premièrement, l’avocat des intimés conteste l’allégation de Postes Canada selon laquelle l’impartialité de M. Stienke n’a pas été contestée avant ou pendant l’enquête, comme il a été démontré par divers échanges de courriels présentés au moyen de la preuve par affidavit.

[30] Deuxièmement, les intimés font valoir que la portée de l’instruction est limitée. Rien dans l’instruction n’indique que Postes Canada doit réviser toute sa politique de prévention de la violence au travail. L’instruction ne précise pas non plus qu'aucune des personnes sur la liste d’enquêteurs n’est une « personne compétente » aux fins du Code. De plus, il n’y a rien qui suggère, de façon explicite ou implicite, que Postes Canada doit refaire toutes les enquêtes antérieures. Les intimés soulignent que la preuve par affidavit de l'employeur démontre que celui-ci ne nomme qu’environ dix enquêteurs par année, et qu'ainsi, il ne serait pas onéreux pour l’employeur d’éviter de retenir les services de M. Stienke à titre d’enquêteur pendant l’appel.

[31] Troisièmement, les intimés soutiennent que les inquiétudes soulevées par l'employeur relativement à la mise en œuvre passée et en cours des recommandations du rapport de M. Stienke ne sont pas onéreuses et ressemblent aux « pratiques exemplaires » que Postes Canada devrait suivre dans tous les cas. De ce fait, elles ne constituent pas un préjudice important. Par ailleurs, les recommandations ainsi que la mesure dans laquelle elles ont été mises en œuvre peuvent être dûment prises en considération par tout nouvel enquêteur.

[32] Quant à la possibilité de décisions ou de recommandations contradictoires, les intimés soutiennent qu’un tel résultat doit avoir été envisagé par le législateur lorsque le Code a été adopté, comme il est mentionné dans la décision Longval.

Réponse de la demanderesse

[33] En réponse, la demanderesse me presse d’ignorer les observations des intimés concernant leur objection alléguée à la nomination de M. Stienke à titre d’enquêteur compétent. La demanderesse soutient que la preuve présentée par les intimés n’établit pas qu’une objection avait été soulevée à l'égard de la nomination de M. Stienke.

[34] La demanderesse réitère qu’elle subirait un grave préjudice si elle était obligée de réaliser une autre enquête sur la plainte de M. King. L’instruction de mener une deuxième enquête préjuge la question et rend théorique toute réponse que Postes Canada pourrait mettre de l’avant dans l’appel. La demanderesse prétend que tout employé de Postes Canada qui n’est pas satisfait des résultats d’une enquête pourrait recourir à la présente instruction et chercher la nomination d’une autre personne compétente, même si l’employé avait convenu de la première nomination.

[35] L’avocat de la demanderesse réitère que l’instruction semble reposer en partie sur le fait qu’aucun employé de Postes Canada ne pouvait agir à titre de « personne compétente ». Si c’est le cas, la portée de l’instruction dépasse manifestement ce que suggèrent les intimés, puisque les noms des personnes embauchées par Postes Canada apparaissent sur la liste.

[36] La demanderesse rejette l’observation des intimés selon laquelle un nouvel enquêteur nommé pourrait examiner le rapport de M. Stienke avant de lancer son enquête, puisque cette façon de procéder exposerait simplement le travail et le rapport d’un nouvel enquêteur aux mêmes allégations de partialité.

[37] Finalement, l'affaire Longval se distingue de la présente affaire au motif qu’aucune « personne compétente » n’avait été nommée dans cette affaire et qu’aucune recommandation n’avait été faite ni mise en œuvre, et le risque de décisions contradictoires n’était pas entre deux enquêteurs compétents, mais plutôt entre la « personne compétente » et l’agent d’appel.

Décision sur le deuxième critère

[38] Comme je l’ai indiqué précédemment, mon pouvoir discrétionnaire d’accorder une suspension doit être exercé d’une façon qui s’inscrit dans l’objectif du Code et qui respecte sa structure fondamentale. Le paragraphe 146(2) est rédigé de manière à ne laisser aucun doute quant à l’intention du législateur de veiller à ce que les instructions émises par le ministre (ou ses délégués) soient respectées, malgré le dépôt d’un appel. Ce faisant, il faut présumer que le législateur était conscient du fait qu’il était tout à fait possible qu’une décision favorable sur le fond de l’appel rende, avec le recul, inutiles les mesures correctives prises conformément à l’instruction.

[39] Exceptionnellement, une telle règle de présomption peut être écartée dans les situations où une partie, habituellement l’employeur, peut démontrer qu'une telle conformité entraînerait un préjudice grave. Par conséquent, la gravité du préjudice et la pertinence d’une suspension dépendent largement de la portée de l’ordonnance du ministre, de l’ampleur ou de la nature des mesures qui doivent être prises par l’employeur afin de respecter l’instruction et de ses conséquences sur les activités de l'employeur.

[40] En tout respect, les arguments de la demanderesse ne m’ont pas convaincu qu’elle subirait un préjudice important et qu’une suspension de l’instruction est appropriée dans la présente affaire.

[41] Premièrement, je suis d’avis qu'une bonne partie des observations de l’employeur est fondée sur une exécution de l’instruction qui va au-delà de sa véritable portée (l’effet « macro », tel que plaidé par l'employeur dans ses observations orales). Je considère que la portée de l’instruction est très limitée et se rapporte seulement aux allégations de violence qui ont mené à la plainte auprès du ministre. Les recommandations sont axées sur les faits des allégations de M. King et, selon moi, n’ont pas les répercussions systémiques qui sous-tendent les inquiétudes de l’employeur.

[42] L’employeur met beaucoup l’accent sur les répercussions qu'entraînerait le maintien de l’instruction, tant du point de vue des affaires à venir impliquant l’article 20.9 du Règlement que de celui des affaires en cours et le caractère définitif des affaires qui ont déjà été traitées en vertu de cette disposition. Les observations de l'employeur sont fondées sur les conséquences potentiellement vastes de l’instruction sur Postes Canada à l’échelle du pays et la conclusion selon laquelle l’instruction pourrait compromettre la validité du programme de prévention de la violence de l’employeur et la validité de la liste des « personnes compétentes » dressée aux fins de ce programme.

[43] L’instruction elle-même et les mesures exigées pour la faire respecter sont loin d’avoir un résultat d’une aussi grande portée. Par exemple, la déléguée ministérielle ne dit pas que le programme de prévention de la violence de l’employeur ou que la liste de « personnes compétentes » violent le Code, et elle ne traite pas non plus des enquêtes antérieures ou ne donne pas d’instruction relativement aux affaires à venir en lien avec l’article 20.9, et elle n’ordonne pas à l'employeur de refaire des enquêtes antérieures. Elle traite d’une affaire avec son ensemble particulier de faits et ne prétend en aucun cas demander à l’employeur de modifier son modus operandi globalement, dans tout le système, pour s’acquitter de ses obligations en vertu de l’article 20.9 du Règlement. Son effet est limité aux allégations de M. King, ni plus ni moins, et exige que l’employeur nomme une autre personne qui est considérée comme étant impartiale par les parties et qui a autrement les autres qualifications requises par le paragraphe 20.9(1), afin d’enquêter sur les allégations de M. King. En soi, l’instruction n’empêche pas l’employeur de nommer un autre enquêteur à l'aide de la liste, qui pourrait être accepté par les parties comme étant impartial (Association des employeurs maritimes).Ceci n'est pas en soi une obligation très contraignante et ne cause pas de préjudice, encore moins un préjudice grave à l’employeur.

[44] Il se peut qu'en tirant sa conclusion selon laquelle l’employeur n’avait pas, en nommant M. Stienke, nommé une « personne compétente », que la déléguée ministérielle ait tiré des conclusions sous-entendant qu’elle préférait la version des faits des intimés à celle de l'employeur, ou qu’elle a accepté que l’impartialité d’une personne compétente pouvait être soulevée à tout moment pendant le processus d’enquête, ou même après le dépôt du rapport. Ces questions et l’interprétation qui doit être donnée au paragraphe 20.9(1) à la lumière de ces interrogations seront décidées lors d’un examen de novo des faits sur le fond de l’appel.

[45] Toutefois, selon le deuxième critère, l’objectif doit être de déterminer le préjudice que l’employeur subira en raison du respect rigoureux de l’instruction. Ce faisant, l’instruction devrait être réputée valide et c’est le résultat immédiat du respect de l’instruction qui doit être pris en compte, plutôt que les incidences juridiques possibles de l’instruction de manière plus générale, comme l’affirme l’employeur. En d’autres mots, la discussion sur les inquiétudes de l’employeur est plus pertinente quant aux conséquences de la confirmation de l’instruction sur le fond qu'au niveau du préjudice que l’employeur subirait s’il respectait l’instruction dans l’immédiat.

[46] L'employeur cite la décision rendue dans Brink’s Canada Ltée c. Childs et Unifor au soutien de la suspension et fait valoir que l’instruction a d'importantes répercussions sur les activités de l’employeur. Je ne suis pas d’accord que l’affaire Brink’s trouve application dans la présente affaire. Dans cette affaire, l’instruction traitait directement d’un modèle de livraison comprenant une « équipe de deux personnes » pour les opérations de fonds en transit utilisées par l’employeur à travers le Canada et ordonnait à l’employeur de cesser d’utiliser un tel modèle au motif qu’il exposait les employés à un danger. Il est évident que le respect de cette instruction par l’entreprise dans cette affaire aurait signifié mettre un terme au modèle de livraison comprenant une équipe de deux personnes et revenir à une équipe de trois personnes, pour les activités de l’employeur à l’échelle du pays, causant la mobilisation importante de ressources, une modification fondamentale de ses affaires et des désavantages concurrentiels majeurs à l’entreprise. Il a été jugé que ces facteurs constituaient un préjudice grave à l’employeur, puisque l’instruction frappait directement au cœur des activités de l'employeur.

[47] L’objectif de l'employeur qui sous-tend cet argument pour obtenir une suspension est d’éviter la situation où l’instruction serait utilisée comme précédent pour d’autres affaires. À mon avis, une suspension ne permettrait pas d’atteindre cet objectif. L'effet juridique de la suspension est de libérer l’employeur de l’obligation de respecter l’instruction et d’éviter des poursuites judiciaires. Elle n’annule pas l’instruction qui, lorsqu’elle est émise, est présumée être valide jusqu’à ce qu’elle soit annulée par un agent d’appel, selon le cas. Dans tous les cas, l’instruction et la mesure corrective exigée pour respecter l’instruction ne vont pas au-delà de la plainte de M. King.

[48] Deuxièmement, il est entendu que les inquiétudes exprimées par l'employeur sont fondées sur des faits qui sont contestés par les intimés, soit la question de savoir si M. King et son délégué syndical se sont opposés à la nomination de M. Stienke ou ont autrement soulevé des inquiétudes relativement à son impartialité. Il n’est pas approprié et bien franchement pas réaliste, de résoudre les différences dans la présentation des faits par les parties à ce stade préliminaire, sans l’avantage d’une preuve originale de vive voix et une appréciation de la crédibilité que l’audience sur le fond de l’appel procurera.

[49] Les observations de la demanderesse comportent, selon moi, un examen du bien-fondé de l’affaire, qui n’est pas approprié à ce stade des procédures. Comme la Cour le souligne dans Metropolitan Stores, à la page 130 :

Le rôle limité d'un tribunal au stade interlocutoire est bien décrit par lord Diplock dans l'arrêt American Cyanamid, précité, à la p. 510 :

[Traduction] La cour n'a pas, en cet état de la cause, à essayer de résoudre les contradictions de la preuve soumise par affidavit, quant aux faits sur lesquels les réclamations de chaque partie peuvent ultimement reposer, ni à trancher les épineuses questions de droit qui nécessitent des plaidoiries plus poussées et un examen plus approfondi. Ce sont des questions à régler au procès.

[50] Troisièmement, l’employeur soulève le risque de conclusions/recommandations contradictoires si une autre personne enquête sur les mêmes allégations. Ceci peut être le cas, mais cette inquiétude est, à ce stade, entièrement spéculative. De plus, on s'attendrait d’une « personne compétente » nouvellement nommée qu'elle appliquerait une approche pragmatique à son mandat pour enquêter sur les allégations. Selon moi et comme le suggère l’avocat du STTP, il ne serait pas inapproprié pour cette personne de prendre connaissance des documents qui ont déjà été produits à la suite de l'enquête de M. Stienke, y compris les recommandations déjà mises en œuvre par l'employeur, afin de comprendre les allégations et les questions en litige, d’évaluer les faits qui sont contestés et ceux qui sont admis, et d’adapter sa procédure d’enquête en conséquence.

[51] Dans NuStar Terminals Canada Partnership, 2013 TSSTC 1, le conflit de compétence a été accepté par l’agent d’appel comme motif pour accorder la suspension. Toutefois, le conflit dans cette affaire se rapportait à la compétence constitutionnelle sur les activités de l'employeur, où les ordres de gouvernement provincial et fédéral revendiquaient tous deux la compétence à l'égard de cet employeur. À l’évidence, le conflit était réel et était bien plus fondamental que le conflit auquel faisait face l’employeur dans la présente affaire.

[52] Finalement, l’inquiétude de Postes Canada ne me convainc pas que les intimés pourraient une fois de plus invoquer l’absence d’impartialité de la « personne compétente » s’ils ne sont pas satisfaits du résultat de son enquête. Cette inquiétude repose sur l’appréhension voulant que les intimés abusent du processus et est en plus spéculative à ce stade des procédures.

[53] Je comprends que la tenue d’une autre enquête pourrait perturber le lieu de travail et causer du stress, des inconvénients et des irritants pour toutes les personnes concernées. Je comprends aussi que, en dernière analyse, ce nouveau processus pourrait s’avérer inutile si le résultat de l’appel est en faveur de l’appelante. Je dois souligner une fois de plus que le Code exige spécifiquement le respect des instructions pendant un appel. Il faut présumer que le législateur était conscient d’une telle possibilité et, selon moi, cela doit être accepté comme une conséquence normale des choix politiques qui sous-tendent le régime d’exécution en vertu du Code.

[54] Par conséquent, je trouve que ces inquiétudes concernant la deuxième enquête sont plus des « inconvénients de degré divers » qui ne respectent pas le seuil établi en vertu du critère de « préjudice grave », comme il est indiqué dans Via Rail Canada c. Unifor (au paragraphe 31). Nous sommes loin de la perturbation importante ou de la mobilisation disproportionnée de ressources qui ont été acceptées comme motifs appuyant la conclusion de « préjudice grave » dans d’autres affaires (Brink’s Canada Ltée c. Robert Dendura; Brink’s Canada Ltée c. Childs et Unifor; Termont Montréal Inc. c. Syndicat des Débardeurs, SCFP, section locale 375 et Syndicat des Vérificateurs, ILA section locale 1657, 2015 TSSTC 7).

[55] Pour les motifs ci-dessus, je conclus que le deuxième élément du critère n’a pas été établi.

Quelles mesures seront mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise sur le lieu de travail si la suspension est accordée?

[56] La plus grande partie de la preuve par affidavit présentée par les parties, et par les intimés en particulier, se rapporte au troisième élément du critère. Les faits sont contestés et devraient faire l’objet de conclusions sur la crédibilité. Étant donné ma conclusion relativement au deuxième critère, je n’ai pas à me prononcer sur le troisième critère aux fins de la présente demande.

[57] Par conséquent, en rendant ma décision, je n’ai pas tenu compte des éléments de preuve introduits par les affidavits de M. King ou de Mme Kays, que la demanderesse trouve préjudiciables et pour lesquelles la demanderesse a soulevé une objection. Dans la mesure où ces éléments de preuve sont pertinents à la question soulevée par l’appel, leur examen est convenablement remis à l'examen du bien-fondé de l’appel.

Décision

[58] Pour les motifs précités, la demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction émise le 29 mai 2017 par Mme Gillis-Williams à titre de déléguée ministérielle est rejetée.

Pierre Hamel

Agent d’appel

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