2019 TSSTC 1
Date : 2019-01-18
Dossier : 2017-06
Entre :
Troy Robitaille, appelant
et
Air Canada, intimée
Indexé sous : Robitaille c. Air Canada
Affaire :
Appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail à l’encontre d’une décision rendue par une représentante déléguée par le ministre du Travail.
Appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) à l’encontre d’une instruction émise par une représentante déléguée par le ministre du Travail.
Décision :
La décision est confirmée.
L’appel de l’instruction est rejeté.
Décision rendue par : M. Olivier Bellavigna-Ladoux, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour l’appelant : M. Ken Russell, président général, AIMTA, région de l’Atlantique
Pour l’intimée : M. Stephen Bird, avocat, Bird Richard
Référence : 2019 TSSTC 1
Motifs de la décision
[1] Les présents motifs portent sur un appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (le Code) par M. Troy Robitaille (l’appelant), préposé d’aire de trafic en chef à l’Aéroport international d’Halifax (« YHZ »), à l’encontre d’une décision d’absence de danger rendue le 9 décembre 2016 par Mme Alice Clark à titre de déléguée officielle du ministre du Travail (déléguée ministérielle).
Contexte
Décision d’absence de danger rendue en vertu du paragraphe 129(7) du Code
[2] Le 13 novembre 2016, Simon Allen, le gérant des préposés d’aire de trafic à YHZ, et Anne-Marie Dubois, la responsable des programmes de sécurité de l’intimée, ont procédé à une vérification des ceintures de sécurité à YHZ. Pendant la vérification, l’appelant a été aperçu en train de conduire un tracteur sans cabine, sans sa ceinture de sécurité. Mme Dubois a dit à l’appelant de boucler sa ceinture, mais celui-ci a ignoré la consigne et a continué de conduire sans porter sa ceinture de sécurité. Lorsqu’il lui a été demandé de boucler sa ceinture une deuxième fois, l’appelant a indiqué qu’il ne respecterait pas la directive de Mme Dubois, parce qu’il croyait que le port de la ceinture de sécurité au volant d’un tracteur sans cabine était dangereux. Mme Dubois a rappelé à l’appelant l’évaluation des risques menée par l’intimée dans laquelle il avait été établi que les ceintures de sécurité étaient obligatoires pour prévenir les blessures potentielles en cas d’accident. L’appelant a alors exercé son droit de refuser de travailler, affirmant ce qui suit :
[Traduction] À mon avis, le port de la ceinture de sécurité constitue une menace et un risque de blessure ou de décès plus sérieux, puisqu’aucun arceau n’empêche le tracteur de se renverser sur une personne. Sans ceinture de sécurité, j’ai une chance sur deux d’être projeté hors du véhicule ou d’en sortir.
[3] Je dois préciser à cette étape qu’il est devenu apparent au fil des procédures que le refus de travailler de l’appelant avait été motivé par l’émission d’une instruction de portée pancanadienne à l’intention de l’intimée par suite d’un accident survenu en avril 2016 à l’Aéroport international Toronto Pearson (YYZ), au cours duquel un agent de piste a été projeté hors de son véhicule et est décédé. L’instruction émise à la suite de l’accident d’avril 2016 ordonnait à l’intimée d’équiper tous ses appareils de manutention motorisés de ceintures de sécurité et de veiller à ce que tous ses employés bouclent leur ceinture lors de l’utilisation de ces appareils de manutention motorisés. Les appareils de manutention motorisés comprennent les tracteurs de chariots à bagages sans cabine, comme celui que conduisait l’appelant dans le cadre de son travail comme préposé d’aire de trafic. Un tracteur sans cabine désigne un type d’appareil de manutention motorisé sans structure de toit ni protection au moyen d’une cage de retournement.
[4] Le 30 septembre 2016, l’intimée a publié un bulletin pour souligner l’exigence organisationnelle concernant le port de ceintures de sécurité au volant des appareils de manutention motorisés : [traduction] « [t]ous les membres du personnel d’Air Canada, y compris les passagers, doivent porter la ceinture de sécurité, si elle est installée, au volant d’un véhicule qui appartient à l’entreprise. Cette exigence s’applique à toutes les escales au pays. » Le bulletin avisait également les employés que l’intimée avait fait poser des ceintures de sécurité dans les véhicules qui n’en avaient pas précédemment et que, même si la plupart des véhicules en avaient déjà, tous les appareils en seraient munis d’ici le 15 novembre 2016.
[5] Dans un bulletin publié ultérieurement le 5 octobre 2016, l’intimée a informé ses gestionnaires de la marche à suivre pour déclencher le processus d’exercice du droit de refuser de travailler si un employé ne voulait pas porter une ceinture de sécurité, parce qu’il ou elle était d’avis que le port de la ceinture de sécurité était dangereux et qu’il ou elle souhaitait exercer son droit de refuser d’accomplir un travail dangereux.
[6] Par suite du refus de travailler de l’appelant, l’intimée a mené son enquête et a conclu que la situation cernée par l’appelant ne présentait aucun danger. L’appelant n’a pas jugé que la situation était réglée, ce qui a amené le comité de santé et de sécurité de l’intimée (le comité) à procéder à une enquête conjointe employeur-employé. Le comité a exprimé des inquiétudes à propos de la nature précise du refus de travailler, mais les membres ne sont pas parvenus à un consensus quant à savoir si le refus était justifié ou non. Le comité a conclu à l’absence de danger.
[7] Après l’enquête conjointe, l’appelant a maintenu son refus de travailler. Le Programme du travail a été contacté et la déléguée ministérielle a été chargée d’enquêter sur ce cas. Le 14 novembre 2016, le jour suivant le refus de travailler, la déléguée ministérielle s’est rendue sur les lieux et a rencontré l’appelant, Mme Dubois, M. Matthew Payne, représentant de l’Administration de l’aéroport international d’Halifax (AAIH), et M. Paul Martin Benoit, un représentant de santé et de sécurité. Ensemble, ils ont visité le lieu de travail dans l’aire de trafic de l’aéroport pour essayer d’observer des exemples des inquiétudes soulevées par l’appelant. Les photos prises lors de la visite des lieux par la déléguée ministérielle figurent dans son rapport. Pendant la visite, l’appelant a affirmé à la déléguée ministérielle qu’à son avis, les ceintures de sécurité créaient un danger pour les employés compte tenu des circonstances suivantes :
- l’absence de protection contre le retournement;
- le mauvais temps (accumulation de neige et de glace);
- le risque d’être percuté;
- une conduite dangereuse par les autres personnes;
- le stockage inadéquat de l’équipement dans l’aire de trafic et le rayon autour de l’aéronef par un tiers qui utilise l’équipement;
- les cales et les cônes laissés dans l’aire de trafic.
[8] Pendant son enquête, la déléguée ministérielle a demandé des documents, comme les dossiers de maintenance pour les appareils de manutention motorisés à YHZ, le registre de formation de l’appelant, les manuels d’utilisation et les spécifications des fabricants, les dossiers relatifs à l’installation et au remplacement des ceintures de sécurité sur les appareils, une liste des marques et modèles des équipements utilisés par les préposés aux services, les dossiers relatifs à l’utilisation des tracteurs, un exemplaire de l’évaluation des risques menée précédemment et les rapports d’incident à l’égard de l’équipement rangé adéquatement. Les deux parties ont participé activement au processus d’enquête et fourni tous les documents exigés par la déléguée ministérielle. La déléguée ministérielle a aussi analysé des ouvrages scientifiques sur l’utilisation de la ceinture de sécurité que j’examinerai plus en détail dans les présents motifs.
[9] L’appelant a dit à la déléguée ministérielle qu’il était d’avis que les tracteurs fermés étaient plus sûrs que les tracteurs de type ouvert, puisqu’ils sont pourvus d’une cage protégeant le conducteur. Lorsque la déléguée ministérielle lui a demandé s’il pensait qu’un choc latéral pouvait présenter un danger en cas de collision, puisque le conducteur ne dispose d’aucune protection outre une ceinture de sécurité, l’appelant a déclaré que cela ne posait pas de problème et que le renversement du tracteur constituait sa principale préoccupation.
[10] Après son enquête, la déléguée ministérielle a relevé des éléments qui devront être pris en compte par l’intimée afin d’évaluer les risques potentiels ou les activités pouvant entraîner des situations dangereuses. Dans son témoignage, la déléguée ministérielle a mentionné que l’intimée avait depuis respecté ces éléments. Je vais néanmoins revoir certains de ces éléments, car ils se révèlent pertinents dans le cadre du présent appel.
[11] D’abord, la déléguée ministérielle avait des inquiétudes quant à la formation offerte aux conducteurs pour le maniement des appareils de manutention motorisés. Plus particulièrement, elle voulait obtenir des éclaircissements au sujet de la formation manuelle offerte sur le véhicule aux préposés d’aire de trafic ainsi que sur la formation sur le parcours. Après avoir examiné toute la documentation fournie aux nouveaux membres du personnel ainsi que le registre de formation de l’appelant, la déléguée ministérielle a conclu que la formation offerte par l’intimée était adéquate, surtout si l’on tient compte du grand nombre de cours inclus dans le programme de conduite prudente de l’intimée.
[12] Au cours de la visite sur les lieux, la déléguée ministérielle a constaté que, comme l’avait signalé l’appelant, des tiers laissaient des cales, des barres de remorquage et des cônes dans l’aire de trafic, ce qui contrevient à la politique de l’AAIH. Il a été porté à l’attention de la déléguée ministérielle que, entre janvier 2015 et novembre 2016, il s’était produit 19 incidents à YHZ entraînant des dommages à l’équipement. Ce nombre a été fourni par l’AAIH et comprend les incidents qui n’ont pas occasionné de blessures. Parmi ces 19 incidents, huit mettaient en cause des appareils de manutention motorisés qui ont passé sur des barres de remorquage et des tuyaux sans surveillance. Aucun de ces incidents n’a mis en cause des cales, qui sont d’une taille plus imposante et sont susceptibles de causer plus de dommages en cas de collision. L’AAIH a également signalé avoir comptabilisé 67 infractions aux directives de circulation en 2015. L’intimée a démontré que des mesures avaient été prises afin de résoudre les problèmes liés à l’équipement laissé sur l’aire de trafic et que des plaintes avaient été déposées auprès de l’AAIH et d’un autre transporteur. L’intimée a expliqué qu’elle était en communication avec l’AAIH et l’autre transporteur en vue de régler la situation. Mme Dubois a fourni la correspondance avec l’AAIH et l’autre transporteur concernant l’équipement laissé dans l’aire de trafic. La déléguée ministérielle était satisfaite des gestes posés par l’intimée pour corriger la situation.
[13] La déléguée ministérielle a recensé six accidents avec retournement en Amérique du Nord au cours des 28 dernières années. Ces accidents ont été signalés au Programme du travail, à l’Occupation Safety and Health Administration des États-Unis ou rapportés par les médias. Un des six accidents avec retournement documentés mettait en cause un retournement provoqué par la présence de cales abandonnées dans l’aire de trafic. Cet événement est survenu dans l’État du Tennessee, aux États-Unis. Les retournements signalés comprenaient également l’incident survenu en avril 2016 à l’Aéroport international de Toronto que j’ai mentionné précédemment.
[14] Pour ce qui est du type d’appareils de manutention motorisés conduits par l’appelant, la déléguée ministérielle a constaté que le fabricant recommandait de ne pas conduire ce type de véhicule sur une voie de service cahoteuse ou sur une pente d’un degré supérieur à 15 %. Au cours de sa visite, la déléguée ministérielle n’a pas remarqué de terrain cahoteux ou de pente d’un niveau supérieur à celui recommandé par le fabricant. Les directives de circulation de l’AAIH précisent que la vitesse ne doit pas dépasser 30 km/h dans l’aire de trafic, mais la déléguée ministérielle a constaté que certains conducteurs se déplaçaient à une vitesse supérieure à cette limite. La déléguée ministérielle a observé que certains des préposés d’aire de trafic conduisant des appareils de manutention motorisés avec cabine semblaient aussi se soucier peu du port de la ceinture de sécurité même si l’intimée l’avait rendue obligatoire.
[15] Le dernier point soulevé par la déléguée ministérielle lors de son enquête que j’aborderai concerne le mécanisme d’enroulement des ceintures de sécurité. La déléguée ministérielle a constaté qu’il était possible de sortir du tracteur tout en portant une ceinture de sécurité. Après avoir étudié cette question, la déléguée ministérielle a établi que le mécanisme de la ceinture n’était pas défectueux, puisque les ceintures de sécurité sont conçues pour s’étirer lorsque la personne qui la porte se penche vers l’avant. La déléguée ministérielle a aussi noté que l’intimée avait remplacé les ceintures de sécurité affichant des problèmes liés au mécanisme de retenue par des ceintures de sécurité haute visibilité de couleur orange, pour assurer le respect de l’instruction émise en septembre 2016.
[16] Le 9 décembre 2016, la déléguée ministérielle a conclu qu’il n’existait pas de danger. L’appelant a interjeté appel de cette décision le 14 décembre 2016.
Instruction émise en vertu du paragraphe 145(1) du Code
[17] En plus de sa décision quant à l’absence de danger rendue en vertu du paragraphe 129(7) du Code, la déléguée ministérielle a relevé deux contraventions en vertu de l’alinéa 25(1)z.04) du Code. Elle en est venue à la conclusion que l’intimée devait procéder à une évaluation des circonstances pouvant contribuer à un retournement de chaque appareil de manutention motorisé utilisé à YHZ. Son instruction se lit comme suit :
Dans l’affaire du Code Canadien du Travail, Partie II - Santé et Sécurité au Travail
Instruction à l’employeur en vertu du paragraphe 145(1)
Le 14 novembre 2016, la représentante déléguée par le ministre du Travail soussignée a procédé à une enquête dans le lieu de travail exploité par Air Canada, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, et sis au 1 Bell Boulevard, Comp 1650, Aéroport international d’Halifax, Enfield (Nouvelle-Écosse) B2T 1K2, ledit lieu de travail étant parfois connu sous le nom d’Air Canada - Opérations au sol, Halifax (YHZ).
Cette représentante déléguée par le ministre du Travail est d’avis qu’il a été contrevenu aux dispositions suivantes de la partie II du Code canadien du travail :
No./No : 1
Alinéa 125(1)z.04) de la partie II du Code canadien du travail et article 19.4 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail.
Air Canada, dans ses installations situées à l’Aéroport international d’Halifax Stanfield, n’a pas effectué une évaluation des circonstances pouvant contribuer à un retournement de chaque appareil de manutention motorisé utilisé à cet emplacement et de l’exigence en matière de protection contre le retournement prévue en vertu de l’article 14.6 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail. L’évaluation sera réalisée par une personne compétente, en collaboration avec le comité en milieu de travail. L’évaluation doit porter, sans s’y limiter, sur la pièce d’équipement, son mode d’utilisation et l’environnement d’utilisation.
No./No : 2
Alinéa 125(1)z.04) de la partie II du Code canadien du travail et article 19.4 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail.
Air Canada, dans ses installations situées à l’Aéroport international d’Halifax Stanfield, n’a pas effectué d’évaluation des circonstances pouvant contribuer à un retournement de chaque appareil de manutention motorisé utilisé à l’emplacement qui n’est pas visé par la norme B352-M1980 de l’ACNOR, dont il est question à l’article 14.6 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail. L’évaluation sera réalisée par une personne compétente, en collaboration avec le comité en milieu de travail. L’évaluation doit porter, sans s’y limiter, sur la pièce d’équipement, son mode d’utilisation et l’environnement d’utilisation.
Par conséquent, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145(1)a) de la partie II du Code canadien du travail, de mettre fin aux contraventions le 6 janvier 2017 au plus tard.
De plus, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145(1)b) du Code canadien du travail, partie II, dans les délais précisés par la représentante déléguée par le ministre du Travail, de prendre des mesures pour empêcher la continuation des contraventions ou sa répétition.
Émise à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse, le 9 décembre 2016.
[18] Comme je l’ai mentionné précédemment, l’exigence de l’intimée obligeant tous les conducteurs d’appareils de manutention motorisés à boucler leur ceinture de sécurité découle d’une évaluation des risques menée par l’intimée par suite d’un accident mortel survenu en avril 2016 à YYZ au cours duquel un tracteur avec cabine conduit par un préposé d’aire de trafic s’est renversé. Dans cette évaluation des risques, il a été établi que le port de la ceinture de sécurité confère un degré élevé de protection aux conducteurs d’appareils de manutention motorisés, y compris les tracteurs sans cabine comme celui que conduisait l’appelant. Après avoir remarqué que l’évaluation des risques réalisée par l’intimée ne couvrait pas les systèmes de protection contre le retournement, la déléguée ministérielle a émis l’instruction susmentionnée.
[19] Le 14 décembre 2016, en plus de son appel interjeté à l’encontre de la décision d’absence de danger, l’appelant a interjeté appel pour contester la portée de l’instruction émise à l’endroit de l’intimée. L’intimée a aussi fait appel de l’instruction émise le 6 janvier 2017, mais elle s’est ensuite conformée à l’instruction et a retiré son appel le 23 août 2017.
[20] Une audience dans la présente affaire a eu lieu à Halifax les 23 et 24 avril 2018.
Questions en litige
[21] Les questions en litige dans le présent appel peuvent être décrites comme suit :
- L’appelant était-il exposé à un danger selon la définition prévue au Code dans les circonstances qui prévalaient au moment de l’exercice de son refus de travailler?
- Est-ce que l’appelant a qualité pour contester la portée de l’instruction émise le 9 décembre 2016?
Observations des parties
Observations de l’appelant
[22] Le 4 juin 2018, l’appelant a présenté des observations finales très brèves au Tribunal. Le 5 juin 2018, l’intimée a communiqué avec le Tribunal pour signaler que l’appelant ne s’était pas penché sur la définition de danger ni n’avait abordé la jurisprudence du Tribunal. Dans la même correspondance, l’intimée me suggérait d’accorder une semaine supplémentaire à l’appelant pour qu’il présente des observations supplémentaires. Le 12 juin 2018, le registraire du Tribunal a transmis mes consignes à MM. Russell et Bird, les représentants des parties. Ces consignes se lisent comme suit :
- M. Russell aura l’occasion de déposer des observations supplémentaires qui traitent de la définition de danger (comme ce terme est énoncé au paragraphe 122(1) du Code canadien du travail) et de la jurisprudence du Tribunal à cet égard, pour le compte de M. Robitaille. S’il devait se prévaloir de cette occasion, il aura jusqu’au 19 juin 2018 au plus tard pour le faire;
- Par conséquent, la date d’échéance pour le dépôt par M. Bird de la réplique pour le compte d’Air Canada est par les présentes reportée au 26 juin 2018;
- Il est rappelé aux parties que le critère juridique pour l’interprétation de la définition de danger est résumé au paragraphe 199 de la décision ci-jointe - Service correctionnel du Canada c. Ketcheson (2016 TSSTC 19). Les parties doivent traiter de ce critère dans leurs observations.
[23] En réponse à ces consignes, l’appelant a soumis ses observations finales le 19 juin 2018. L’appelant fait valoir que la sécurité des préposés d’aire de trafic serait améliorée s’ils ne portaient pas de ceinture de sécurité au volant des appareils de manutention motorisés. L’appelant est d’avis que les témoins qu’il a convoqués, à savoir M. Curtis Hull, M. Wayne Collicutt et M. Stu Towers, des employés comme lui qui travaillent comme préposés d’aire de trafic à YHZ, se sentiraient plus en sécurité sans ceinture de sécurité au volant des appareils de manutention motorisés, parce qu’ils pourraient facilement sauter hors de l’appareil de manutention motorisé en cas de retournement. L’appelant explique que les préposés d’aire de trafic travaillent quelles que soient les conditions météorologiques (neige, orage, verglas, vent, obscurité et glace noire) et dans des espaces restreints où des obstacles sont souvent abandonnés dans l’aire de trafic. L’appelant ajoute que les tracteurs sans cabine ne disposent d’aucun arceau de protection et mentionne que les témoins ont exprimé qu’ils ne voudraient pas être attachés dans l’un de ces tracteurs en cas de retournement. Les témoins ont aussi évoqué le fait que certaines sections des voies de service comportaient des fossés, des terrains gazonnés et des ponceaux, sans qu’une barrière soit présente, ce qui accroît les risques d’un retournement. L’appelant a établi un parallèle entre la conduite d’un appareil de manutention motorisé dans ces zones et la conduite d’un véhicule tout-terrain (VTT).
[24]Conformément à la consigne, l’appelant a abordé le critère juridique élaboré dans la décision Ketcheson. À cet égard, l’appelant a fait valoir que les autres entreprises de manutention au sol et les compagnies aériennes qui utilisent les mêmes postes de stationnement et les mêmes équipements que l’intimée peuvent à l’occasion laisser derrière eux des cales de roue ou d’autres objets volumineux et lourds, qui pourraient facilement être renversés par les appareils de manutention motorisés. Selon l’appelant, ces obstacles pourraient projeter le conducteur hors du véhicule. L’appelant allègue que le risque décrit, conjugué à des conditions météorologiques défavorables, pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée.
[25] L’appelant n’a présenté aucune observation concernant les contraventions relevées dans l’instruction émise le 9 décembre 2016.
Observations de l’intimée
Décision d’absence de danger rendue en vertu du paragraphe 129(7) du Code
[26] L’intimée fait valoir qu’aucun des facteurs énumérés dans le refus de travailler ne pose un danger à ses employés et que rien ne prouve que l’appelant était en danger le jour où il a exercé son refus de travailler en raison de l’obligation de porter la ceinture de sécurité au volant d’un appareil de manutention motorisé. L’intimée fait référence à la définition de danger en vertu du Code et du paragraphe 199 de la décision Ketcheson dans laquelle le critère pour évaluer l’existence d’un danger a été élaboré. Le paragraphe 199 se lit comme suit :
[199] Pour simplifier, les questions à poser pour déterminer s’il y a un « danger » sont les suivantes :
1. Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
2.
a. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
ou
b. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
3. La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?
Quel est le risque, la situation ou la tâche allégué(e)?
[27] L’intimée laisse entendre que l’activité dangereuse alléguée dans le présent appel est le port d’une ceinture de sécurité en cas de retournement d’un appareil de manutention motorisé survenant dans les circonstances suivantes :
- l’absence de cage de retournement
- le mauvais temps ou l’accumulation de glace et de neige sur les voies de service et dans les aires de trafic
- le risque d’être percuté
- l’effet de la conduite dangereuse des autres
- le défaut d’un tiers de ranger adéquatement l’équipement après utilisation
- les cales et les cônes laissés dans l’aire de trafic
[28] L’intimée est d’avis que les circonstances décrites par l’appelant s’appuient sur des situations hypothétiques qui n’avaient pas cours au moment du refus de travailler.
Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
[29] Dans son examen de la première étape du deuxième volet du critère, l’intimée indique qu’il doit exister une possibilité raisonnable que l’appelant se blesse dans les prochaines minutes ou les prochaines heures au moment de l’exercice du refus de travailler, comme il est précisé dans Pogue c. Brink’s Canada Ltée, 2017 TSSTC 27. L’intimée fait valoir qu’il n’existe tout simplement aucune preuve pour corroborer le fait que le port d’une ceinture de sécurité engendre un risque imminent de blessure, particulièrement dans le cas d’un retournement, puisqu’aucune des circonstances mentionnées par l’appelant n’avait cours au moment du refus de travailler. Ces circonstances sont éloignées, non susceptibles de se réaliser et purement spéculatives, et l’intimée affirme qu’une possibilité raisonnable de blessure ne peut reposer sur une hypothèse ou des conjectures (Wade Unger c. Canada (Service correctionnel), 2011 TSSTC 8).
Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il ou pourrait-elle vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
[30] Passant à la deuxième étape du deuxième volet du critère, l’intimée établit que l’employé n’a jamais été exposé à une menace sérieuse. L’intimée fait valoir que le risque cerné doit respecter un seuil minimal pour être considéré comme une menace. L’intimée précise qu’il doit y avoir une possibilité raisonnable que la menace alléguée puisse se matérialiser selon un échéancier existant.
[31] L’intimée affirme que la déclaration de l’appelant selon laquelle le port d’une ceinture de sécurité pose un danger pour les employés va à l’encontre des ouvrages scientifiques et contredit la preuve d’expert que les ceintures de sécurité sauvent des vies advenant des collisions et des retournements. Pour ce qui est du risque lié à un retournement à YHZ, l’intimée soutient que l’évaluation des risques fournie à la déléguée ministérielle et préparée par le comité a établi que la probabilité d’un retournement est faible, ce qui correspond au degré de risque le moins élevé dans l’outil d’évaluation.
La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?
[32] Pour ce qui est du dernier volet du critère, à savoir s’il est possible de corriger le risque cerné avant que la menace pour la vie ou pour la santé se matérialise, l’intimée insiste sur le fait qu’aucune preuve n’a été présentée indiquant qu’un appareil de manutention motorisé utilisé par l’intimée à YHZ puisse, sans un quelconque événement extérieur, faire l’objet d’un retournement. Si les événements de causalité externes décrits dans le refus pouvaient être corrigés ou éliminés, le risque de retournement peut être éliminé. L’intimée fait valoir qu’il n’y a eu aucun retournement d’appareil de manutention motorisé à YHZ, que l’intimée a pris les précautions qui s’imposent avec l’AAIH pour empêcher que des cales et des barres de remorquage se retrouvent dans la zone de service. L’intimée écrit que des travaux et des réparations ont été réalisés sur les voies de service (l’AAIH a élargi l’accotement des voies de service, procédé au resurfaçage de certaines sections et installé des glissières de sécurité à d’autres endroits).
Instruction émise en vertu du paragraphe 145(1) du Code
[33] Pour ce qui est de l’instruction émise le 9 décembre 2016, l’intimée soutient que l’appelant n’a pas le pouvoir de demander à ce que l’évaluation des risques exigée dans l’instruction de la déléguée ministérielle soit menée à l’échelle nationale, puisque l’appelant ne travaille pour aucun autre transporteur ni compagnie aérienne à l’exception de l’intimée, à son emplacement de YHZ. L’intimée signale qu’aucune autre compagnie aérienne ne s’est opposée à l’instruction de la déléguée ministérielle et que, par conséquent, il n’est pas nécessaire d’élargir sa portée pour les inclure et de lui donner une portée nationale.
[34] De plus, l’intimée soutient que, pour se voir accorder une telle autorité, l’appelant devrait se sentir lésé par l’instruction, plutôt qu’être simplement insatisfait de sa portée. L’intimée pense qu’une interprétation au sens large du terme « léser » ouvrirait la voie à des contestations de chaque instruction qu’émet un délégué ministériel par des employés pouvant ne pas être directement concernés par l’instruction émise.
Réplique de l’appelant
[35] Dans sa réplique, l’appelant fait valoir que les préposés d’aire de trafic sont exposés à un danger imminent chaque fois qu’ils se déplacent dans l’aire de trafic tout en portant une ceinture de sécurité dans des appareils de manutention motorisés sans arceau. L’appelant affirme également que les préposés d’aire de trafic qui ont témoigné sont des experts et que la conduite d’appareils de manutention motorisés sans arceau les inquiète.
[36] L’appelant n’a pas présenté de réplique concernant les observations de l’intimée au sujet des contraventions mentionnées dans l’instruction.
Analyse
Décision d’absence de danger rendue en vertu du paragraphe 129(7) du Code
[37] L’appelant a exercé un refus de travailler en vertu de l’alinéa 128(1)a) du Code :
128 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :
l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;
[38] Le concept de danger en vertu du Code est défini comme suit au paragraphe 122(1) :
122(1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.
« danger » Situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté.
[39] Depuis l’entrée en vigueur de la récente définition de danger en octobre 2014, les agents d’appel ont fait preuve de cohérence dans l’application de l’interprétation de la notion de danger élaborée dans la décision Ketcheson. L’agent d’appel dans la décision Ketcheson a procédé à une comparaison détaillée entre la définition antérieure de danger et la nouvelle définition de manière à évaluer les nuances voulues par le législateur. Les éléments pertinents de la comparaison de l’agent d’appel dans la décision Ketcheson se lisent comme suit :
[186] En résumé, l’évolution de la définition de « danger » sur le plan législatif porte à croire que, malgré une certaine similitude sur le plan terminologique, la définition de 2014 est, de par sa nature, différente de celles qui l’ont précédée, soit les deux qui nous intéressent. Il ne s’agit ni d’un retour à la version antérieure à 2014 de l’expression « danger imminent » ni d’une simplification de la définition qui était en vigueur de 2000 à 2014. Il y a deux types de « danger ». Ils comportent tous deux des risques élevés, mais pour des raisons différentes. La nouvelle définition ajoute un élément temporel afin d’évaluer la probabilité. Elle ajoute le concept de gravité du préjudice. Dans le contexte du reste du Code, un « danger » est une cause directe de préjudice plutôt qu’une cause profonde.
[…]
[193] La jurisprudence établie pendant la période comprise entre 2000 à 2014 comporte de nombreuses expressions de probabilité : « plus probable qu’improbable »; « probable »; « possibilité raisonnable »; « simple possibilité ». Le laps de temps pendant lequel la probabilité doit être évaluée était toutefois rarement mentionné : le jour du refus de travailler; l’avenir prévisible le jour du refus de travailler; une année à compter du refus de travailler? Est-ce qu’une chose est probable? Il peut être presque certain qu’une chose se produise au cours des cinq prochaines années, raisonnablement prévisible qu’elle se produise dans la prochaine année, mais qu’il n’y ait qu’une simple possibilité qu’elle se produise dans les cinq prochaines minutes. Il est inutile de parler de probabilité sans préciser un laps de temps. Contrairement à la définition de « danger » qui était en vigueur de 2000 à 2014, la définition de 2014, en établissant une distinction entre la « menace imminente » et la « menace sérieuse », ajoute un laps de temps pour la probabilité.
[…]
[198] Dans le New Shorter Oxford English Dictionary (1993) le mot « threat » est défini comme suit [traduction] : « une personne ou une chose considérée comme étant susceptible de causer un préjudice ». On peut donc dire que, selon cette définition, la menace indique la probabilité d’un certain niveau de préjudice. Certains risques sont des menaces et d’autres ne le sont pas. Un risque très faible, soit en raison de sa faible probabilité ou de sa faible gravité, n’est pas une menace. La probabilité et la gravité doivent chacune atteindre un seuil minimal avant que le risque ne puisse être appelé une menace. Il est clair qu’un risque faible n’est pas un danger. Un risque élevé est un danger.
[C’est moi qui souligne.]
[40] Comme il est souligné dans la décision Ketcheson, une menace implique un facteur de probabilité. La décision dans Keith Hall & Sons Transport Limited c. Robin Wilkins, 2017 TSSTC 1 (Keith Hall & Sons Transport) souligne également le fait qu’il doit y avoir une possibilité raisonnable que la menace alléguée se matérialise pour qu’une menace soit considérée comme un danger :
[40] Il convient également de noter que le concept d’attente raisonnable (c’est-à-dire, les mots « pourrait vraisemblablement ») demeure inclus dans la définition modifiée. Tandis que l’ancienne définition exigeait que l’on tienne compte des circonstances aux termes desquelles une situation, une tâche ou un risque est susceptible de causer des blessures à une personne ou de la rendre malade, la nouvelle définition exige plutôt que l’on examine si la situation, la tâche ou le risque pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée. À mon avis, pour conclure qu’il y a présence d’un danger, il faut donc qu’il y ait plus qu’une menace hypothétique. Une menace n’est pas hypothétique si elle peut vraisemblablement causer un préjudice, ce qui signifie, dans le contexte de la Partie II du Code, qu’elle peut causer des blessures à des employés ou les rendre malades.
[41] Pour qu’il y ait présence d’un danger, il faut donc qu’il y ait une possibilité raisonnable que la menace alléguée se matérialise, c’est-à-dire que la situation, la tâche ou le risque causeront bientôt des blessures à une personne ou la rendront malade (en l’espace de quelques minutes ou de quelques heures) dans le cas d’une menace imminente; ou qu’elle causera des blessures sévères à une personne ou la rendra gravement malade à un moment donné dans l’avenir (que ce soit dans les jours, les semaines ou les mois, voire peut-être les années, à venir) dans le cas d’une menace sérieuse. Il convient de mettre l’accent sur le fait que, dans le cas d’une menace sérieuse, il faut évaluer non seulement la probabilité que la menace puisse entraîner un tort, mais également la gravité des conséquences indésirables potentielles de la menace. Seules les menaces susceptibles de causer des blessures sévères à une personne ou de la rendre gravement malade peuvent constituer des menaces sérieuses à la vie et à la santé des employés.
[C’est moi qui souligne.]
[41] Je respecte l’interprétation que font mes collègues de la notion de danger dans les décisions Ketcheson et Keith Halls & Sons Transport. J’estime que pour qu’un danger puisse constituer une menace, la probabilité que le danger se matérialise et la gravité du préjudice que pourrait causer ce danger doivent chacun atteindre un seuil minimal. Je suis également d’avis qu’il convient d’établir si la menace pourrait vraisemblablement constituer une menace imminente ou sérieuse pour qu’elle corresponde à la définition de danger. Dans les observations de l’intimée, le critère juridique élaboré dans la décision Ketcheson est énoncé comme suit :
1. Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
2
a. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
ou
b. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
3. La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?
Quel est le risque, la situation ou la tâche allégué(e)?
[42] L’intimée soutient que le risque cerné concerne le port d’une ceinture de sécurité par un conducteur d’un appareil de manutention motorisé pouvant causer une blessure en cas de retournement provoqué par l’absence d’arceau, le mauvais temps, le risque d’être percuté ou la conduite dangereuse d’autres personnes. Bien que je comprenne que la préoccupation principale de l’appelant concerne le danger allégué que pose l’utilisation d’une ceinture de sécurité au volant d’un appareil de manutention motorisé, puisque le port de la ceinture de sécurité ne lui permettrait pas de sauter hors du véhicule en cas de retournement, on peut difficilement dissocier l’utilisation d’une ceinture de sécurité advenant un retournement de l’utilisation d’une ceinture de sécurité pendant les tâches quotidiennes, dont la conduite d’un appareil de manutention motorisé. Un retournement est imprévisible, peu importe si le conducteur porte ou non une ceinture de sécurité. Si un employé n’a pas bouclé sa ceinture de sécurité en cas de retournement, il ne porte pas plus une ceinture de sécurité au cours de ses fonctions quotidiennes qui prévoient la conduite d’un appareil de manutention motorisé, advenant un catapultage hors du véhicule ou une collision. J’estime que le danger allégué dans la présente affaire concerne simplement l’utilisation d’une ceinture de sécurité pendant la conduite d’appareils de manutention motorisés.
Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
[43] La deuxième partie du critère consiste à évaluer si l’activité dangereuse alléguée pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou la santé de l’appelant. La première étape du deuxième volet de l’analyse dans Ketcheson, lorsqu’elle est appliquée au présent cas, consiste à établir si l’utilisation d’une ceinture de sécurité au volant des appareils de manutention motorisés pourrait raisonnablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de l’appelant. Dans la décision Ketcheson, le concept d’imminence a été interprété de la façon suivante :
[205] Une menace imminente existe quand il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche entraîne rapidement (dans les prochaines minutes ou les prochaines heures) des blessures ou une maladie. La gravité du préjudice peut aller de faible (sans être triviale) à grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un événement ou une exposition; et la probabilité que l’événement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.
[C’est moi qui souligne.]
[44] L’appelant affirme dans sa réplique que la conduite d’appareils de manutention motorisés sans arceau tout en portant une ceinture de sécurité met le conducteur en situation de danger imminent, mais il n’a pas présenté de preuve pour appuyer son affirmation. D’autre part, l’intimée a fait valoir qu’aucun événement ne s’était produit qui aurait pu provoquer un retournement le jour du refus de travailler. Comme je ne dispose d’aucune preuve pour soutenir qu’il existe une possibilité raisonnable que l’utilisation d’une ceinture de sécurité au volant des appareils de manutention motorisés ait pu causer des blessures à l’appelant dans les minutes ou dans les heures du refus de travailler, l’affirmation de l’appelant reste pure spéculation, et je ne peux pas conclure que l’utilisation d’une ceinture de sécurité constituait une menace imminente pour la vie ou pour la santé de l’appelant le jour de son refus de travailler.
Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il ou pourrait-elle vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
[45] La deuxième étape du deuxième volet du critère consiste à établir si, au moment du refus de travailler, l’appelant était confronté à une menace sérieuse pour sa vie ou pour sa santé. Dans la décision Ketcheson, l’agent d’appel a noté ce qui suit concernant la gravité d’une menace :
[210] Une menace sérieuse fait qu’il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche cause des blessures ou une maladie grave à un moment donné à l’avenir (dans les jours, les semaines, les mois ou, dans certains cas, les années à venir). Une chose qui est peu probable dans les prochaines minutes peut être très probable lorsqu’un laps de temps plus long est pris en compte. Le préjudice n’est pas mineur; il est grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un événement ou une exposition; et la probabilité que l’événement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.
[C’est moi qui souligne.]
[46] Compte tenu du sens donné à sérieux, de la manière dont ce terme est interprété ci-dessus et de la preuve qui m’a été présentée, je ne peux en arriver à la conclusion que le port d’une ceinture de sécurité au volant d’appareils de manutention motorisés était raisonnablement susceptible de causer des blessures graves ou considérables à l’appelant dans les jours, les semaines ou les mois qui ont suivi son refus de travailler. Comme l’a fait valoir l’intimée, la preuve figurant dans le rapport de la déléguée ministérielle est indéniable : en cas de collision, de catapultage ou d’accident, le port de la ceinture de sécurité réduira le risque potentiel de blessures ainsi que l’étendue de ces blessures. L’appelant ne conteste pas l’étude scientifique utilisée par la déléguée ministérielle pour en venir à une conclusion d’absence de danger (Comparison of risk factors for cervical spine, head, serious, and fatal injury in rollover crashes, Accident Analysis and Prevention 45 (2012) 67-74) [en anglais seulement]. L’étude n’aborde pas les structures ouvertes des appareils de manutention motorisés, comme l’appareil qu’utilisait l’appelant dans le cadre de ses fonctions, mais elle confirme que la projection hors du véhicule est une cause de blessures graves ou mortelles. J’ai analysé les méthodes de recherche employées dans la réalisation de l’étude épidémiologique et je suis d’avis que cette étude est fiable et pertinente dans ce cas-ci. L’étude se concentre sur le genre de blessures causées lors des situations de retournement, fait un lien entre les décès en cas de retournement et le catapultage de l’occupant hors du véhicule et révèle que l’utilisation d’une ceinture de sécurité élimine pratiquement la projection hors du véhicule.
[47] Contrairement à ce qu’indique l’appelant, la preuve qui m’a été présentée me porte à conclure que le recours à la ceinture de sécurité comporte plus d’avantages que d’inconvénients. La ceinture de sécurité est un dispositif de protection utilisé par l’intimée pour protéger la santé et la sécurité de ses employés, plutôt qu’une menace pour celles-ci. L’efficacité du port de la ceinture de sécurité ne fait aucun doute. Je suis donc d’avis que le port de la ceinture de sécurité est tout le contraire d’une menace grave pour la vie ou pour la santé d’une personne qui y est exposée. Comme la preuve le démontre, l’utilisation d’une ceinture de sécurité contribue plutôt à empêcher une telle menace sérieuse en protégeant le conducteur, en particulier dans le cas d’une collision, d’un catapultage ou d’un retournement.
[48] Comme les observations des parties cherchaient principalement à établir si l’utilisation d’une ceinture de sécurité posait ou non un danger pour l’appelant en cas de retournement, je vais aborder le concept d’attente raisonnable, même si j’ai déjà conclu que l’utilisation d’une ceinture de sécurité ne représentait pas une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de l’appelant. Le concept de danger, comme il est défini en vertu du Code, exige que le danger, la situation ou l’activité cerné puisse vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée. Par conséquent, si le danger cerné ne peut se matérialiser qu’en cas de retournement, il doit y avoir une probabilité raisonnable qu’un retournement puisse survenir et causer un préjudice grave à la vie ou à la santé de l’appelant.
[49] Comme la Cour fédérale l’a récemment confirmé dans la décision Canada (Procureur général) c. Laycock, 2018 CF 750, la décision dans Verville c. Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767 (Verville), même si elle a été rendue avant les modifications apportées en 2004 à la définition actuelle de danger, continue de fournir une orientation utile pour l’application du concept de possibilité raisonnable. Dans la décision Verville, la juge Gauthier a indiqué que le risque de menace sérieuse doit être réel et raisonnable plutôt qu’hypothétique et spéculatif :
[36] Sur ce point, je ne crois pas non plus qu’il soit nécessaire d’établir précisément le moment auquel la situation ou la tâche éventuelle se produira ou aura lieu. Selon moi, les motifs exposés par la juge Tremblay-Lamer dans l’affaire Martin, susmentionnée, en particulier le paragraphe 57 de ses motifs, n’exigent pas les éléments de preuve d’un délai précis à l’intérieur duquel la situation, la tâche ou le risque se produira. Si l’on considère son jugement tout entier, elle semble plutôt reconnaître que la définition exige seulement que l’on constate dans quelles circonstances la situation, la tâche ou le risque est susceptible de causer des blessures, et qu’il soit établi que telles circonstances se produiront dans l’avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable.
[C’est moi qui souligne.]
[50] Dans l’affaire qui nous occupe, l’évaluation des risques menée par le comité révèle que la possibilité d’un retournement est, au mieux, « éloignée ». « Éloigné » correspond en fait à la probabilité la moins élevée que pouvait accorder le comité lors de la réalisation de l’évaluation des risques.
[51] Pour établir s’il existe une possibilité réelle de menace ou s’il s’agit plutôt d’une possibilité éloignée ou hypothétique, les données statistiques, même si elles ne sont pas un facteur déterminant, se révèlent souvent déterminantes. À cet effet, l’agent d’appel dans la décision Brinks Canada Limitée c. Dendura, 2017 TSSTC 9, a écrit ce qui suit :
[143] Il n’est pas toujours facile de déterminer s’il existe une possibilité réelle ou s’il s’agit plutôt d’une possibilité éloignée ou hypothétique. Dans chaque cas, c’est une question de fait qui dépend de la nature de la tâche et du contexte dans lequel elle est exercée. Les données statistiques sont pertinentes pour tirer une conclusion factuelle éclairée sur cette question, bien qu’en dernière analyse, il s’agisse d’une appréciation des faits et d’un jugement sur la probabilité de la survenue d’un événement futur, en l’occurrence un événement lié à un comportement humain imprévisible.
[C’est moi qui souligne.]
[52] La preuve statistique incontestée m’ayant été présentée montre qu’il y a eu en tout 6 retournements en Amérique du Nord au cours des 28 dernières années. À la lumière de ces renseignements, je ne peux en déduire qu’un retournement constitue une possibilité réelle, plutôt qu’une possibilité hypothétique ou éloignée.
[53] Dans leurs témoignages, MM. Towers, Hull et Collicutt ainsi que l’appelant lui-même ont indiqué qu’ils se sentiraient plus en sécurité dans un tracteur de chariots à bagages ouvert sans ceinture de sécurité, parce que l’absence de ceinture de sécurité leur permettrait de sauter hors de l’appareil de manutention motorisé en cas de retournement. Même si je ne peux considérer les témoins de l’appelant comme des témoins experts, je tiens compte de leurs points de vue dans l’évaluation de l’attente raisonnable du danger cerné au premier volet du critère. Comme l’a affirmé la Cour dans Verville au paragraphe 51 : « Une supposition raisonnable en la matière pourrait reposer sur des avis d’expert, voire sur les avis de témoins ordinaires ayant l’expérience requise, lorsque tels témoins sont en meilleure position que le juge des faits pour se former l’opinion. »
[54] Les témoins de l’appelant ont formulé des remarques concernant l’état des voies de service à YHZ. La preuve recueillie à l’audience montre que l’AAIH applique une limite de vitesse et qu’aucun accident de retournement n’a été signalé à YHZ à ce jour. Pour ce qui est de la comparaison faite par l’appelant avec les VTT, les témoins de l’appelant ont convenu pendant leur témoignage que la voie de service à YHZ n’était pas aussi cahoteuse et inégale que les pistes habituellement utilisées pour circuler avec des VTT. En outre, la déléguée ministérielle n’a pas constaté un tel terrain accidenté ni de pente d’un degré supérieur à ce qui est recommandé par le fabricant. J’accorde donc fort peu d’importance à cette comparaison.
[55] Quant aux circonstances relevées par l’appelant dans lesquelles un retournement est susceptible de se produire, à savoir le mauvais temps, le risque d’être percuté et la conduite dangereuse des autres personnes, elles restent purement hypothétiques. Je suis convaincu, à la lumière de la preuve présentée dans le rapport de la déléguée ministérielle, que l’intimée offre une formation adéquate aux préposés d’aire de trafic pour assurer une conduite prudente compte tenu des circonstances entourant la conduite des appareils de manutention motorisés dans l’aire de trafic à YHZ. L’appelant ne conteste pas le caractère approprié de la formation qui est offerte par l’intimée.
[56] Je ne minimise pas les points de vue de MM. Towers, Hull, Collicutt et Robitaille, qui s’appuient sur leurs connaissances et expériences personnelles, mais je dois accorder la valeur probante appropriée à leurs témoignages et concilier ceux-ci avec la preuve documentaire relative à l’utilisation de ceintures de sécurité qui figure dans le rapport de la déléguée ministérielle. Même si les témoins étaient unanimes, ils s’attardent uniquement à la possibilité d’un retournement, sans tenir compte des incidents qui sont plus susceptibles de survenir, comme une collision et un catapultage. La preuve a démontré que le risque lié à une projection hors d’un appareil de manutention motorisé est supérieur au risque d’un retournement de l’équipement, et que le port de la ceinture de sécurité constituait la meilleure façon d’atténuer la gravité des blessures causées par un catapultage.
[57] Donc, compte tenu de la prépondérance de la preuve, j’estime que la preuve documentaire relative à l’utilisation des ceintures de sécurité qui est analysée ci-dessus l’emporte sur la preuve sous forme d’opinion des témoins profanes qui ont témoigné devant moi. Je ne dispose d’aucune preuve tangible pour soutenir l’affirmation de l’appelant selon laquelle on pouvait raisonnablement craindre un risque grave de retournement au moment de son refus de travailler.
La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?
[58] Étant donné ma conclusion relative au deuxième volet de l’analyse Ketcheson, je ne traiterai pas du troisième volet du critère quant à savoir si la menace est susceptible de se matérialiser avant que le risque soit écarté ou la situation corrigée.
[59] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’appelant n’était pas exposé à un danger au sens du Code au moment où il a exercé son droit de refuser de travailler le 13 novembre 2016.
Instruction émise en vertu du paragraphe 145(1) du Code
[60] Dans son instruction à l’intimée émise le 9 décembre 2016, la déléguée ministérielle a relevé deux contraventions au Code, obligeant l’intimée à effectuer une évaluation des conditions pouvant contribuer à un retournement de chaque appareil de manutention motorisé utilisé à YHZ. L’appelant et l’intimée ont tous deux interjeté appel de l’instruction, mais l’intimée a retiré son appel le 23 août 2017. L’appel en l’espèce est celui qui a été déposé par l’appelant, un employé.
[61] Pour qu’un employé porte en appel une instruction émise par une déléguée ministérielle, l’employé doit se sentir lésé par l’instruction. Les dispositions applicables du Code se lisent comme suit :
Appel des décisions et instructions
146 (1) Tout employeur, employé ou syndicat qui se sent lésé par des instructions données par le ministre sous le régime de la présente partie peut, dans les trente jours qui suivent la date où les instructions sont données ou confirmées par écrit, interjeter appel de celles-ci par écrit à un agent d’appel.
[C’est moi qui souligne.]
[62] Pendant son contre-interrogatoire, l’appelant a affirmé qu’il ne contestait pas l’instruction de la déléguée ministérielle à l’intention de l’intimée concernant la réalisation d’une évaluation des risques, mais que l’objet de son appel était plutôt d’élargir la portée de l’instruction pour inclure les autres aéroports ainsi que les autres transporteurs. Il m’apparaît évident que, compte tenu de son témoignage, l’appelant ne se sent pas lésé par l’instruction si ce terme est utilisé dans le sens ordinaire qui lui est donné. Je suis d’accord avec l’intimée qu’une interprétation au sens large de l’expression « se sentir lésé » se traduirait par des appels des instructions par les employeurs, les employés et les syndicats qui ne sont pas directement visés par les instructions faisant l’objet d’un appel.
[63] Compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’il n’y a aucun fondement légal ou factuel pour modifier l’instruction émise par la déléguée ministérielle le 9 décembre 2016.
Décision
[64] Pour ces motifs, la décision rendue par la déléguée ministérielle le 9 décembre 2016 est confirmée, et je rejette l’appel de l’instruction émise à la même date.
Olivier Bellavigna-Ladoux
Agent d’appel
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