2019 TSSTC 6
Date : 2019-03-04
Dossiers : 2018-42
Entre :
Agence des services frontaliers, demanderesse
et
Alliance de la Fonction publique du Canada, intimée
Indexé sous : Agence des services frontaliers du Canada c. Alliance de la Fonction publique du Canada
Affaire : Demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par une représentante déléguée par le ministre du Travail.
Décision : La demande de suspension est accordée.
Décision rendue par : M. Pierre Hamel, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour la demanderesse : Me Caroline Engmann, avocate, groupe du travail et de l’emploi, ministère de la Justice Canada
Pour l’intimée : Me Leslie Robertson, agente de représentation, Alliance de la Fonction publique du Canada
Référence : 2019 TSSTC 6
Motifs de la decision
[1] Les présents motifs concernent une demande déposée aux termes du paragraphe 146(2) du Code canadien du travail (le Code) afin d'obtenir une suspension de la mise en œuvre d'une instruction émise le 3 décembre 2018 par Mme Crystal Lloyd, en qualité de représentante déléguée par le ministre du Travail (la déléguée ministérielle).
[2] L’instruction a été émise à l’encontre de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC ou l'employeur) conformément au paragraphe 145(1) du Code, et elle se lit comme suit :
[Traduction] Dans l’affaire du Code Canadien du Travail
Partie II - Santé et Sécurité au Travail
Instruction à l’employeur en vertu du paragraphe 145(1)
Le 5 février 2018, la représentante déléguée par le ministre du Travail soussignée a procédé à une enquête dans le lieu de travail exploité par l'Agence des services frontaliers du Canada, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, et sis au 1000, Airport Parkway, Ottawa (Ontario) K1V 9B4, ledit lieu étant parfois appelé Agence des services frontaliers du Canada.
Ladite représentante déléguée par le ministre du Travail est d’avis qu’une contravention à la disposition suivante de la partie II du Code canadien du travail a été commise :
Alinéa 125(1)(z.11) - Code canadien du travail, partie II
L'employeur a omis de donner au comité local de santé et de sécurité accès à la Déclaration nationale du contexte des risques de sûreté aérienne de Transports Canada et à l'évaluation de la menace et des risques effectuée par M. Chris D. Lewis, président de Lighthouse Leadership Services.
Par conséquent, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145(1)(a) de la partie II du Code canadien du travail, de mettre fin à la contravention le 17 décembre 2018 au plus tard.
De plus, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145(1)(b) de la partie II du Code canadien du travail, de prendre, au plus tard dans le délai imparti par la représentante déléguée par le ministre du Travail, les mesures pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition.
Émise à Ottawa, le 3 décembre 2018.
(s) Crystal Lloyd
Représentante déléguée par le ministre du Travail
Agente de santé et de sécurité
[3] Le 17 décembre 2018, la demanderesse a présenté un avis d'appel conformément au paragraphe 146(1) du Code et a simultanément déposé une demande de suspension de l'instruction jusqu’à ce qu’une décision sur le fond de l’appel ait été rendue.
[4] Le 15 janvier 2019, j'ai demandé à la demanderesse de donner au Tribunal et à l'intimée davantage de détails, par écrit, sur les motifs appuyant la demande. La demanderesse a présenté ses observations le 1 février 2019. Les observations sont accompagnées de preuves documentaires et d'un affidavit signé par M. Martin Bolduc, vice-président, Direction des programmes de l'ASFC, décrivant les faits importants sur la nature de la documentation visée par l'instruction et des renseignements contextuels sur le lieu de travail. Les observations faisant partie de la réponse de l'intimée ont été déposées auprès du Tribunal le 8 février 2019. La réplique de la demanderesse a été déposée le 13 février 2019.
[5] Les parties ont été informées de ma décision d'accorder la suspension le 19 février 2019, les motifs devant suivre. J'ai rendu ma décision après avoir dûment examiné les observations des parties et la documentation déposée pour appuyer la demande. Je rends par les présentes les motifs de ma décision.
Contexte
[6] Je décrirai brièvement les circonstances qui ont mené à l'émission de l'instruction et les enjeux soulevés par l'appel.
[7] La déléguée ministérielle devait faire enquête au sujet d'une plainte déposée au début de février 2018 par M. Mark Rantala (plaignant), un agent des services frontaliers (ASF), qui alléguait que la demanderesse avait refusé de transmettre au comité de santé et de sécurité au travail (comité) un exemplaire de l'évaluation des risques conformément au paragraphe 135(9) et à l'alinéa 125(1)(z.11) du Code. Le plaignant travaille pour la demanderesse à l'Aéroport international Macdonald-Cartier (AIMCO) d'Ottawa (Ontario).
[8] Les documents demandés ont été par la suite identifiés par la déléguée ministérielle comme suit : (i) la Déclaration nationale du contexte des risques de sûreté aérienne de Transports Canada (2012); (ii) l'évaluation de la menace et des risques effectuée par M. Chris D. Lewis, président de Lighthouse Leadership Services (2016). Ces documents sont nommés dans son instruction et seront appelés le « rapport Lighthouse » dans les présents motifs.
[9] Après de nombreuses tentatives au cours de son enquête, qui a commencé en mars et s'est terminée le 3 décembre 2018, la déléguée ministérielle n'a pas été en mesure d'obtenir un exemplaire du rapport Lighthouse ni de veiller à ce qu'il soit transmis au comité, mesure qui, selon elle, était requise conformément à l'alinéa 125(1)(z.11) du Code. L'employeur a été informé que les documents ne pouvaient pas être transmis puisque l'information qu'ils contenaient était liée à un conseil au ministre et pouvait causer préjudice aux activités de l'ASFC.
[10] Le 3 décembre 2018, la déléguée ministérielle a émis l'instruction visée par l'appel, portant la date de conformité du 17 décembre 2018.
Analyse
[11] Le pouvoir conféré à un agent d’appel d’accorder une suspension de la mise en œuvre d’une instruction repose sur le paragraphe 146(2) du Code :
146(2) À moins que l’agent d’appel n’en ordonne autrement à la demande de l’employeur, de l’employé ou du syndicat, l’appel n’a pas pour effet de suspendre la mise en œuvre des instructions.
[12]Les agents d’appel ont un très grand pouvoir discrétionnaire pour déterminer si une suspension doit être accordée (Brink’s Canada Ltée. c. Childs et Unifor, 2017 TSSTC 4; Agence canadienne d’inspection des aliments c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2013 TSSTC 36). Cette discrétion doit être exercée d’une façon qui appuie les objectifs du Code et dépend largement du contexte dans lequel l’instruction est émise et de ses conséquences sur les activités de l’employeur. De ce fait, chaque cas dépend d’un ensemble de faits qui lui sont propres. La jurisprudence du Tribunal a établi un critère comprenant divers facteurs que les agents d’appel doivent prendre en considération lorsqu’ils traitent une demande de suspension. Ces facteurs servent de cadre analytique approprié pour les agents d’appel afin d’exercer leur pouvoir discrétionnaire dans chaque cas (S.G.T. 2000 Inc. c. Teamsters Québec, local 106, 2012 TSSTC 15, au paragraphe 5). Énoncé au départ par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110, le critère est fondé sur les facteurs suivants :
- le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’il s’agit d’une question sérieuse à traiter et non pas d’une plainte frivole et vexatoire
- le demandeur doit démontrer que le refus par l’agent d’appel de suspendre la mise en œuvre de l’instruction lui causera un préjudice important
- le demandeur doit démontrer que dans l’éventualité où une suspension serait accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail
[13] J’examinerai chaque facteur, un par un, comme il est requis.
[14] Cependant, je décrirai d'abord brièvement les renseignements contextuels pertinents pour la présente demande, qui ont été fournis au Tribunal dans l'affidavit signé par M. Bolduc.
[15] Conformément à l'article 4 de la Loi sur l'aéronautique, LRC (1985), ch A-2, la responsabilité principale de la sûreté et de la sécurité dans les aéroports, y compris l'AIMCO, incombe à Transports Canada. En vertu du Règlement de l'aviation canadien, DORS/96-433, l'autorité de l'AIMCO est titulaire d'un certificat lui permettant de fournir des services aéroportuaires à l'AIMCO. En vertu des dispositions de l'article 2 de la Loi sur l'administration canadienne de la sûreté du transport aérien, LC 2002, ch 9, et du Règlement canadien de 2012 sur la sûreté aérienne, DORS/2011-318, la responsabilité principale des fonctions de vérification et d'autres fonctions de sécurité à l'AIMCO incombe à l'Administration canadienne de la sûreté du transport aérien.
[16] L'ASFC occupe des zones précises dans l'AIMCO dans l'exercice de ses activités. En avril 2018, l'ASFC comptait environ 77 employés à l'AIMCO et y avait mis sur pied un comité, conformément aux dispositions du Code.
[17] La majorité des membres du personnel de l'ASFC à l'AIMCO sont des ASF. Les ASF sont des agents en uniforme, lequel comprend certains moyens ou équipements de défense, y compris une arme à feu de service. Il existe un différend de longue date relativement à la politique entre l'agent négociateur et l'ASFC au sujet de l'armement des ASF à l'AIMCO.
[18] En 2014, un ASF a déposé une plainte relativement à l'armement dans les aéroports. L'enquête au sujet de la plainte effectuée par la direction et les représentants du syndicat a mené à des recommandations aux termes desquelles l'employeur nommait des mesures à prendre. Une analyse du risque professionnel mise à jour a aussi récemment été terminée.
[19] M. Bolduc affirme dans son affidavit que les préoccupations soulevées par les ASF relativement à la question de l'armement ont été prises en compte par l'ASFC et Transports Canada et continuent de l'être. Plus particulièrement, Transports Canada a apporté un certain nombre d'améliorations en plus de son régime existant afin de répondre aux menaces, nouvelles et émergentes, comme une nouvelle technologie de vérification, l'amélioration des vérifications des antécédents des employés (association criminelle et vérification perpétuelle), la mise en œuvre de procédures de contrôle d'accès renforcées par carte d'identité de zones réglementées avec données biométriques et l'introduction de la vérification des personnes qui ne sont pas des passagers. En outre, Transports Canada exige que les autorités aéroportuaires se rencontrent et se consultent au sujet des menaces et risques locaux touchant la sécurité (y compris l'ASFC) par l’intermédiaire d'un comité consultatif multi-organismes.
[20] M. Bolduc affirme également que, à la suite d'une entente entre l'ASFC et Transports Canada, les ASF ont le droit de porter de l'équipement de défense (y compris des armes à feu) lorsqu'ils passent par le terminal pour se rendre à l'aire de trafic de l'aéroport (y compris la zone de tri des bagages), dans les installations de fret, dans les hangars de vols privés et pendant au plus quatre heures lorsqu'ils sont déployés d'un mode armé pour exercer des activités dans l'aérogare. Pendant que cette autorisation temporaire est en vigueur, l'ASFC est certaine que toutes les mesures nécessaires sont en place pour veiller à la santé et à la sécurité des employés. Je souligne que l'intimée ne partage pas ce point de vue.
[21] M. Bolduc met l'accent sur le fait que le rapport Lighthouse n'est pas pertinent pour les questions de santé et sécurité concernant les ASF travaillant à l'AIMCO. Le rapport Lighthouse porte sur la sécurité des installations, et il affirme que la déléguée ministérielle n'a jamais indiqué clairement l'objectif de la divulgation du rapport Lighthouse, mis à part une vague référence à la santé et sécurité des employés, conformément au Code.
[22] Enfin, il est établi que l'ASFC a informé le procureur général du Canada conformément à l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada (la LPC) relativement au rapport Lighthouse. L'affidavit de M. Bolduc contient une lettre de Mme Catheryne Beaudette, directrice et avocate générale du Groupe de la sécurité nationale du ministère de la Justice, dans laquelle elle confirme avoir reçu un tel avis le 17 décembre 2018 et autorise la demanderesse à divulguer le fait que cet avis a été donné, conformément au paragraphe 38.03(1) de la LPC. Les passages pertinents de l'article 38 de la LPC se lisent comme suit :
38. les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et aux articles 38.01 à 38.15
renseignements potentiellement préjudiciables Les renseignements qui, s’ils sont divulgués, sont susceptibles de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales
renseignements sensibles Les renseignements, en provenance du Canada ou de l’étranger, qui concernent les relations internationales ou la défense ou la sécurité nationales, qui se trouvent en la possession du gouvernement du Canada et qui sont du type des renseignements à l’égard desquels celui-ci prend des mesures de protection
38.01 (1) tout participant qui, dans le cadre d’une instance, est tenu de divulguer ou prévoit de divulguer ou de faire divulguer des renseignements dont il croit qu’il s’agit de renseignements sensibles ou de renseignements potentiellement préjudiciables est tenu d’aviser par écrit, dès que possible, le procureur général du Canada de la possibilité de divulgation et de préciser dans l’avis la nature, la date et le lieu de l’instance
(2) tout participant qui croit que des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables sont sur le point d’être divulgués par lui ou par une autre personne au cours d’une instance est tenu de soulever la question devant la personne qui préside l’instance et d’aviser par écrit le procureur général du Canada de la question dès que possible, que ces renseignements aient fait ou non l’objet de l’avis prévu au paragraphe (1). Le cas échéant, la personne qui préside l’instance veille à ce que les renseignements ne soient pas divulgués, sauf en conformité avec la présente loi
(3) le fonctionnaire - à l’exclusion d’un participant - qui croit que peuvent être divulgués dans le cadre d’une instance des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables peut aviser par écrit le procureur général du Canada de la possibilité de divulgation; le cas échéant, l’avis précise la nature, la date et le lieu de l’instance.
[...]
38.02 (1) sous réserve du paragraphe 38.01(6), nul ne peut divulguer, dans le cadre d’une instance :
a) les renseignements qui font l’objet d’un avis donné au titre de l’un des paragraphes 38.01(1) à (4)
b) le fait qu’un avis est donné au procureur général du Canada au titre de l’un des paragraphes 38.01(1) à (4), ou à ce dernier et au ministre de la Défense nationale au titre du paragraphe 38.01(5)
c) le fait qu’une demande a été présentée à la Cour fédérale au titre de l’article 38.04, qu’il a été interjeté appel d’une ordonnance rendue au titre de l’un des paragraphes 38.06(1) à (3) relativement à une telle demande ou qu’une telle ordonnance a été renvoyée pour examen
d) le fait qu’un accord a été conclu au titre de l’article 38.031 ou du paragraphe 38.04(6)
38.03 (1) le procureur général du Canada peut, à tout moment, autoriser la divulgation de tout ou partie des renseignements ou des faits dont la divulgation est interdite par le paragraphe 38.02(1) et assortir son autorisation des conditions qu’il estime indiquées
[Je souligne]
[23] Cela nous amène à l'application du critère à trois facteurs susmentionné qui doit guider l'exercice de mon pouvoir discrétionnaire conformément au paragraphe 146(2) du Code.
La question à trancher est-elle sérieuse plutôt que frivole ou vexatoire?
[24]En ce qui concerne le premier facteur du critère, il existe peu de doutes que les questions soulevées par l'appel sont sérieuses et légitimes et que l'appel n'est pas frivole ni vexatoire. Le fait que le rapport Lighthouse soit un « rapport » au sens de l'alinéa 125(1)(z.11) du Code constitue une question préliminaire se rapportant directement à l'application de l'obligation décrite dans cette disposition.
[25] L'appel soulève également des questions importantes relativement à la confidentialité de l'information que contient le rapport Lighthouse, c'est-à-dire si des parties de ce rapport constituent des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables. Si tel est le cas, la divulgation de ces renseignements est régie par un cadre réglementaire élaboré décrit dans la LPC.
[26] Selon moi, le premier facteur du critère est respecté.
La demanderesse subira-t-elle un préjudice important si la mise en œuvre de l’instruction n’est pas suspendue?
[27] La demanderesse soutient que l'instruction visée par l'appel ne tient pas compte de la question légitime de la nature sensible et confidentielle des documents demandés. La demanderesse met l'accent sur le fait que la contravention alléguée porte sur la transmission d'un document au comité plutôt qu'une instruction visant un danger, et que ni le plaignant ni la déléguée ministérielle n'ont expliqué le lien entre les documents demandés et le rôle du comité ou de la santé et la sécurité des employés dans ce lieu de travail particulier. Tous ces facteurs doivent être évalués en tenant compte du préjudice causé par la divulgation complète des documents, comme l'exige l'instruction.
[28] La demanderesse souligne de plus qu'il existe des questions d'intérêt public précises liées à la divulgation complète du rapport Lighthouse et qu'il importe d'en tenir compte. La divulgation immédiate du rapport Lighthouse causerait un préjudice si le bien-fondé de ces préoccupations était confirmé par la suite.
[29] Enfin, la demanderesse souligne qu'il ne semble pas y avoir d'imminence dans la demande visant le rapport Lighthouse. Compte tenu du temps écoulé entre la demande initiale visant les documents et la date d'émission de l'instruction, il ne semble pas être urgent de transmettre le rapport Lighthouse au comité.
[30] L'intimée réplique que le préjudice que subirait la demanderesse si les documents étaient divulgués au comité n'était pas clair. La demanderesse affirme dans des termes généraux que les documents sont sensibles et auraient le potentiel de nuire à l'équilibre précaire permettant la mise en place de mesures liées à la question de l'armement, mais elle n'indique pas clairement le préjudice pouvant résulter de la divulgation. La déléguée ministérielle a demandé à plusieurs reprises à la demanderesse d'expliquer de quelle manière la transmission du rapport Lighthouse causerait préjudice aux activités de la demanderesse, en vain.
[31] L'intimée souligne également que les membres du comité disposent tous d'un niveau d’habilitation de sécurité conformément aux politiques du gouvernement fédéral. Dans le cadre de leurs responsabilités, ils procèdent à des examens et prennent des décisions touchant précisément des questions de sécurité nationale et ont l'obligation stricte de protéger les renseignements sensibles divulgués.
[32] Enfin, l'intimée souligne que le temps écoulé entre la demande initiale du plaignant et la date de l'instruction ne devrait pas constituer un facteur appuyant la demande, puisque le retard est causé, du moins en partie, par le manque de collaboration de la demanderesse avec la déléguée ministérielle.
Décision relative au deuxième facteur du critère
[33] Le pouvoir discrétionnaire de l'agent d’appel doit être exercé conformément aux objectifs du Code. Cependant, je ne dois pas faire abstraction du cadre législatif large dans lequel les obligations en vertu du Code doivent être comprises, y compris la protection des renseignements liés à la sécurité nationale et le bon fonctionnement du système juridique appuyant cette protection.
[34] Je suis persuadé que la demanderesse subirait un préjudice important si la mise en œuvre de l’instruction n’était pas suspendue.
[35] D'abord, la demanderesse est un agent du gouvernement du Canada et est assujettie aux lois du Parlement dans le cadre de ses activités, tout comme l'est la déléguée ministérielle. La demanderesse ne peut faire abstraction des dispositions législatives visant à protéger les renseignements obtenus dans le cadre de ses activités, peu importe s'il s'agit de renseignements personnels ou touchant la protection de l'intérêt public général et le bon fonctionnement du gouvernement.
[36] L'employeur affirme que la totalité ou une partie des renseignements qui se trouvent dans le rapport Lighthouse est sensible ou potentiellement préjudiciable au sens de l'article 38 de la LPC, que leur divulgation menace un intérêt public précis (article 37 de la LPC) et qu'ils constituent des renseignements confidentiels du Cabinet (article 39 de la LPC). La preuve au dossier indique qu'un avis a été donné, et reçu, conformément au paragraphe 38.01(3) de la LPC. L'article 38.02 de la LPC interdit à quiconque de divulguer les renseignements qui font l'objet d'un avis, au moins jusqu'à ce que la question soit réglée conformément à la LPC.
[37]Le fait que l'avis ait été donné conformément à l'article 38.01 de la LPC et soit actuellement évalué par le procureur général du Canada en vertu de cette loi, selon moi, est déterminante quant à la demande qui nous occupe. Le fait de refuser la suspension ne tiendrait pas compte des exigences des dispositions de la LPC, qui sont d'intérêt public et lient la demanderesse, la déléguée ministérielle et l'agent d’appel. Le respect de l'instruction mènerait à la divulgation immédiate du rapport Lighthouse avant que les enjeux d'intérêt public fassent l'objet d'un débat et qu'une décision soit prise conformément au cadre législatif applicable. La conformité peut en réalité entraîner la violation de ces dispositions, laquelle ne pourrait pas être réglée par le résultat de l'appel, même s'il est en faveur de la demanderesse. En appliquant le critère à cette situation, je constate que cela causerait un grave préjudice à la demanderesse, qui est responsable, à titre de mandataire du gouvernement, de veiller à la protection des restrictions d'intérêt public liées au rapport Lighthouse dont il est question dans l'instruction. La conformité immédiate à l'instruction serait irréversible, et l'appel, dont la question centrale est la question de savoir si le rapport devrait être divulgué au comité, serait jugé à l'avance et deviendrait sans conséquence.
[38]Relativement aux autres objections relatives à l'intérêt public soulevées par l'employeur (articles 37 et 39 de la LPC), je suis d'avis qu'il vaudrait mieux les traiter au cours d'un processus où existent des mesures de sécurité procédurales pertinentes pour veiller à ce que les restrictions imposées par la loi relativement à la divulgation de certains types de renseignements soient dûment appliquées. Je note qu'il existe une question préliminaire à régler quant à savoir si le rapport Lighthouse constitue un « rapport » au sens du Code. Je ne fais aucune constatation à ce sujet à cette étape-ci. Bien que j'accepte la suggestion, aux fins de la suspension, que le rapport Lighthouse puisse traiter des questions touchant la sécurité des employés dans les aéroports, il vaut mieux que la décision finale sur cette question repose sur le bien-fondé de l'appel compte tenu de toutes les considérations que j'ai décrites précédemment.
[39] Je suis également convaincu par l'argument qu'il ne semble pas y avoir d'urgence particulière dans la situation qui a mené à l'émission de l'instruction. Le litige semble être une question de politique continue et de longue date entre la demanderesse et ses employés relativement au port d'arme dans les aéroports. L'enquête de la déléguée ministérielle a duré plus de huit mois. Je suis d'accord avec l'observation de l'intimée que ce rapport était du moins en partie causé par la demanderesse. Néanmoins, rien dans le dossier ne dénote une urgence ni le besoin d'obtenir une réponse immédiate dans la situation qui nous occupe.
[40] J'évalue également la nature de l'instruction par rapport au préjudice allégué subi par la demanderesse. L'instruction ne porte pas sur une situation de danger où la santé et la sécurité des employés peuvent être compromises et où des mesures pour corriger le danger doivent être prises à court terme. Il est question ici de donner au comité un accès complet à un rapport qui porterait sur la santé et la sécurité des employés. Aucune situation dangereuse, aucun événement dangereux et aucun risque précis touchant les employés qui pourrait ou non être traité dans le rapport Lighthouse n'est établi à ce moment. Dans la décision Les transports nationaux du Canada Limitée, 2013 TSSTC 15, j'ai exprimé l'opinion suivante :
[23] Le but de l’instruction est également un facteur dont je tiens compte dans ma décision d’accorder la suspension en l’espèce. Nous avons affaire à une instruction qui exige que la société établisse un comité local de santé et de sécurité, par opposition à une instruction émise en présence d’une situation dangereuse ou visant à corriger une violation du Code ou de ses Règlements qui peuvent mettre en danger la santé et la sécurité des travailleurs. Dans ces derniers cas, je suis d’avis qu’une suspension ne devrait être accordée que pour des raisons impérieuses et exceptionnelles. Cela étant dit, je ne veux pas réduire l’importance des comités locaux de santé et de sécurité et je reconnais que la participation des employés dans des questions liées à la santé et à la sécurité dans leur lieu de travail est l’un des piliers du régime conçu en vertu du Code. Cependant, je crois que la gravité relative de l’infraction et de ses conséquences est un facteur pertinent à prendre en compte pour évaluer le préjudice causé aux parties et exercer le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 146(2).
[41] J'ai appliqué ce raisonnement dans la décision Termont Montréal Inc. c. Syndicat des Débardeurs, SCFP, section locale 375 et Syndicat des Vérificateurs, ILA section locale 1657, 2015 TSSTC 7, au paragraphe 30. Il n'est pas évident dans le dossier dans quelle mesure la communication du rapport Lighthouse au comité permettrait d'éliminer ou de réduire un risque dans le lieu de travail pour les ASF, compte tenu des rôles attribués à diverses entités autres que l'ASFC relativement à la sécurité dans l'aéroport. Dans tous les cas, il vaut mieux débattre de cette question au cours d'une audience sur le bien-fondé de l'appel.
[42] Pour les raisons décrites précédemment, je suis d'accord avec l'argument de la demanderesse que, dans les circonstances du présent dossier, le préjudice qu'elle subirait est important et a préséance sur les inconvénients pour le comité de ne pas avoir entièrement accès au rapport Lighthouse avant que la question du bien-fondé de l'appel soit réglée. J’en arrive à la conclusion que le deuxième facteur du critère a été satisfait.
Quelles mesures seront mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise sur le lieu de travail si la suspension est accordée?
[43] La demanderesse soutient qu'il existe suffisamment de mesures d'atténuation à l'AIMCO pour régler la question de l'armement, comme l'explique M. Bolduc dans son affidavit. La demanderesse renvoie également à l'accord entre Transports Canada et la demanderesse autorisant les ASF à porter de l'équipement de défense lorsqu'ils passent par le terminal.
[44] L'intimée fait valoir qu'il n'est pas possible d'évaluer dûment la suffisance des mesures en place visant à protéger la santé et la sécurité des employés si la suspension est accordée, justement parce que le plaignant et l'intimée ne connaissent pas le contenu du rapport Lighthouse. L'intimée souligne également que le pouvoir discrétionnaire de l'agent d’appel doit être exercé conformément aux objectifs du Code. Un principe fondamental du Code est le droit des employés de participer à la prévention des blessures et maladies au travail. Dans le cadre de son travail au sein du comité, le plaignant souhaite obtenir un exemplaire des rapports d'évaluation des risques afin d'évaluer les risques potentiels liés à la santé et à la sécurité dans le lieu de travail et pouvoir régler tout risque existant.
[45] Pour les raisons qui suivent, les observations de la demanderesse relativement au troisième facteur du critère dans la situation qui nous occupe me convainquent.
[46] Bien que l'intimée ait raison de souligner l'importance du droit des employés de participer grâce à l'établissement du comité, entre autres, ce droit n'est pas absolu et doit être éclairé par l'ensemble du cadre législatif dans lequel les entreprises fédérales, dans la présente cause, la fonction publique du Canada, exercent leurs activités.
[47] Cela étant dit, M. Bolduc décrit dans son affidavit un certain nombre de mesures visant à améliorer la santé et la sécurité des employés au travail dans les aéroports. La responsabilité principale des questions de sécurité dans les aéroports incombe à Transports Canada, conformément aux dispositions réglementaires nommées précédemment dans les présents motifs. Les mesures de sécurité adoptées par Transports Canada comprennent une nouvelle technologie de vérification, l'amélioration des vérifications des antécédents des employés (association criminelle et vérification perpétuelle), la mise en œuvre de procédures de contrôle d'accès renforcées par carte d'identité de zones réglementées avec données biométriques et l'introduction de la vérification des personnes qui ne sont pas des passagers. Transports Canada exige également que les autorités aéroportuaires se rencontrent et se consultent au sujet des menaces et risques locaux touchant la sécurité (y compris l'ASFC) par l’intermédiaire d'un comité consultatif multi-organismes.
[48] M. Bolduc mentionne également une entente entre l'ASFC et Transports Canada relativement à une autorisation temporaire permettant aux ASF de porter des armes à feu et de l'équipement de défense lorsqu'ils se trouvent dans le terminal. À l'heure actuelle, la seule preuve que cette entente traite un enjeu important relativement à la santé et à la sécurité des ASF travaillant dans les aéroports et atténue un risque professionnel pour les ASF est l'affidavit signé par M. Bolduc. Cette preuve n'est pas contredite et constitue une preuve à première vue que le statu quo, décrit par M. Bolduc, règle la préoccupation qui a poussé le plaignant à demander la participation de la déléguée ministérielle pour obtenir un exemplaire du rapport Lighthouse.
[49] Je n'ai pas de raison de conclure autrement à cette étape des procédures. Sans preuve probante du contraire (comme dans le cas d'un risque ou danger perçu), les agents d’appel ont accepté que le statu quo était acceptable pour appuyer le troisième facteur du critère (Bell Canada, 2011 TSSTC 1; Richardson Pioneer Limited, 2016 TSSTC 8, au paragraphe 16; et Menzies Aviation Fuelling Canada Ltd., 2018 TSSTC 6, au paragraphe 25). En fait, compte tenu de l'affidavit de M. Bolduc, il ne serait pas pertinent que je spécule au sujet de la nature des mesures supplémentaires que l'employeur devrait prendre pour protéger la santé et la sécurité des employés sans avoir entendu l'ensemble de la preuve sur le lieu de travail en question, les activités de l'employeur, les préoccupations précises soulevées par les employés et la mesure dans laquelle le rapport Lighthouse est lié à ces facteurs.
[50] Enfin, M. Bolduc affirme que, dans tous les cas, le rapport Lighthouse ne traite pas les risques résiduels perçus ou identifiés par les employés. Sans avoir vu le rapport Lighthouse, la déléguée ministérielle n'a fait aucune constatation sur cette question dans son rapport d'enquête. De même, je n'ai pas de raison de conclure autrement à cette étape. Cette question devra être dûment examinée et évaluée sur le bien-fondé de l'appel.
Décision
[51] Pour les motifs précités, la demande de suspension de la mise en œuvre de l'instruction émise le 3 décembre 2018 par Mme Crystal Lloyd, à titre de déléguée ministérielle, est accueillie, et la suspension de la mise en œuvre de l'instruction est ordonnée jusqu'à la décision finale relative à l'appel.
Pierre Hamel
Agent d’appel
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