2019 TSSTC 11

Date : 2019-05-13

Dossier : 2015-22

Entre : Service correctionnel du Canada, appelant

et

Robert Aldred, intimé

Indexé sous : Service correctionnel du Canada c. Aldred

Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail à l’encontre d’une instruction émise par un représentant délégué par le ministre du Travail.

Décision : L’instruction est annulée.

Décision rendue par : M. Peter Strahlendorf, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelant : Mme Caroline Engmann, avocate, ministère de la Justice

Pour l’intimé : Lui-même

Référence : 2019 TSSTC 11

Motifs de décision

[1] Il s’agit d'un appel interjeté à l'encontre d’une instruction émise en vertu de l’alinéa 145(2)(a) du Code du travail du Canada (le Code) le 15 octobre 2015, par M. Lewis Jenkins, représentant délégué par le ministre du Travail (délégué ministériel). Le délégué ministériel a émis l’instruction aux termes de son enquête sur le refus de l’intimé d’accomplir un travail dangereux en vertu de l’article 128 du Code. L’appel est autorisé. Voici les raisons à l’appui de cette décision.

Contexte

[2] L’intimé, M. Robert Aldred, est un gestionnaire correctionnel (GC) employé par l’appelant, le Service correctionnel du Canada, au sein de l’établissement correctionnel de sécurité moyenne de Beaver Creek (l’établissement). Le 16 septembre 2015, l’intimé a refusé de travailler parce qu’on ne lui a pas permis de porter sur lui un vaporisateur de poivre. Ce vaporisateur est utilisé pour dissuader ou maîtriser un détenu menaçant. Dans sa déclaration de refus de travailler, l’intimé a déclaré que le fait pour l’employeur de ne pas lui avoir fourni un équipement de protection personnel (EPP) approprié représente un danger.

[3] Le 10 septembre 2015, un détenu a été informé qu’il devait être transféré dans un autre établissement. L’intimé était présent à la réunion en qualité de GC de l’unité résidentielle du détenu. Comme on pouvait s’y attendre, le détenu n’a pas bien reçu la nouvelle et a montré des signes d’agitation physique obligeant le personnel à le maîtriser. Au cours de l’intervention physique visant à maîtriser le détenu, l’intimé s’est blessé au genou.

[4] Le 1 octobre 2015, le délégué ministériel a émis une instruction conformément à l’alinéa 145(2)(a) du Code. L’instruction se lit comme suit :

Dans l’affaire du Code Canadien du Travail
Partie II – Santé et sécurité au travail
Instruction à l’employeur en vertu de l’alinéa 145(2)(a)

Le 25 septembre 2015, le représentant délégué par le ministre du Travail soussigné a procédé à une enquête à la suite du refus de travailler exercé par Rob Aldred sur le lieu de travail exploité par le Service correctionnel du Canada, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, à l’établissement de Beaver Creek, CP 5000, 2000 Beaver Creek Drive, Gravenhurst (Ontario) P1P 1Y2, ledit lieu de travail étant parfois appelé Service correctionnel - Établissement à sécurité moyenne de Beaver Creek.

Ledit représentant délégué par le ministre du Travail est d’avis que l’exercice d’une tâche constitue un danger pour un employé au travail dans la situation décrite ci-après.

L’employeur a omis de fournir aux gestionnaires correctionnels le même niveau d’équipement de protection personnel (vaporisateur de poivre) que celui que les agents correctionnels portent sur eux lorsqu’ils accomplissent des tâches dans la même zone que les gestionnaires correctionnels, mettant ainsi les gestionnaires correctionnels en danger.

Par conséquent, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145(2)(a) de la partie II du Code canadien du travail, de protéger immédiatement toute personne contre ce danger.

Fait à Kingston, ce 1er jour d’octobre 2015.

Lewis Jenkins
Représentant délégué par le ministre du Travail
Certificat : ON4710

[5] L’employeur a interjeté appel de l’instruction le 26 octobre 2015. L’appelant demande l’annulation de l’instruction en vertu de l’alinéa 146.1(1)(a) du Code pour 2 raisons :

[6] L’appelant affirme également que s’il s’avérait que l’intimé faisait face à un danger le jour de son refus de travailler, il s’agissait alors d’une condition normale de l’emploi et que, par conséquent, cette situation ne pouvait pas faire l’objet d’un refus de travailler en vertu du paragraphe 128(2) du Code.

[7] L’audience de l’appel a eu lieu à Toronto du 30 janvier au 1er février 2018, puis le 8 mars 2018. Il est indiqué que l’intimé n’est pas représenté par un avocat.

[8] L’appelant est d’avis que l’instruction devrait être annulée. L’intimé considère que l’instruction du délégué ministériel devrait être confirmée.

Questions en litige

[9] Les questions à trancher sont les suivantes :

Observations de l’appelant

[10] Selon l’appelant, 2 motifs principaux justifient l’annulation de l’instruction relative à un danger :

[11] Pour ce qui est des faits, l’appelant soutient que l’intimé était présent en sa qualité de GC à la réunion du 10 septembre 2015 avec le détenu potentiellement agité. Comme on pouvait s’y attendre, le détenu a refusé d’obtempérer physiquement, obligeant le personnel à le maîtriser. Des agents correctionnels (AC) étaient présents en tant que « premiers intervenants ». Ces AC transportaient des vaporisateurs de poivre. Un AC a retiré son vaporisateur de poivre de son étui, mais ne l’a pas utilisé. Bien que l’appelant indique que l’intimé s’est blessé au genou au moment de maîtriser physiquement le détenu, l’appelant n’estime pas que l’agression d’un détenu soit la cause de cette blessure.

[12] Le 15 septembre 2015, l’intimé a déposé une plainte en vertu de l’article 127.1 concernant la question du port de vaporisateur de poivre par les GC. L’article 127.1 du Code se lit ainsi :

Processus de règlement interne des plaintes

Plainte au supérieur hiérarchique

127.1(1) Avant de pouvoir exercer les recours prévus par la présente partie — à l’exclusion des droits prévus aux articles 128, 129 et 132 —, l’employé qui croit, pour des motifs raisonnables, à l’existence d’une situation constituant une contravention à la présente partie ou dont sont susceptibles de résulter un accident ou une maladie liés à l’occupation d’un emploi doit adresser une plainte à cet égard à son supérieur hiérarchique.

Tentative de règlement

(2) L’employé et son supérieur hiérarchique doivent tenter de régler la plainte à l’amiable dans les meilleurs délais.

[13] Les paragraphes qui suivent l’article 127.1 précisent le processus à suivre. Si l’employé et le supérieur hiérarchique n’arrivent pas à régler la situation, le comité de santé et de sécurité en milieu de travail enquête. Si l’affaire n’est pas ainsi réglée, elle peut être soumise au ministre qui doit alors enquêter. À la suite de l’enquête, le ministre peut émettre une instruction en vertu du paragraphe 145(1) ou 145(2), ou renvoyer l’affaire aux parties du lieu de travail pour la résoudre. Ce processus n’a pas été suivi, car l’intimé a presque immédiatement refusé de travailler aux termes de l’article 128.

[14] La description des faits par l’appelant peut être résumée de la façon suivante :

[15] La première question sur laquelle s’est penché l’appelant a été de savoir si un « danger » existait au moment du refus de travailler. L’appelant a cité la décision Canada (Service correctionnel) c. Ketcheson, 2016 TSSTC 19 (Ketcheson) qui fournit un critère à trois volets à appliquer à la définition de la notion de « danger » :

[199] Pour simplifier, les questions à poser pour déterminer s’il y a un « danger » sont les suivantes :

  • 1) quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
  • 2)
    • a) ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

      ou
    • b) ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
  • 3) la menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?

[16] L’appelant indique que les faits et le raisonnement de la décision Ketcheson sont semblables à la présente affaire. Dans la décision Ketcheson, la principale préoccupation était celle de déterminer si un GC devait ou non porter un vaporisateur de poivre et des menottes. Le même délégué ministériel que celui de la présente affaire était présent dans la décision Ketcheson. J’étais l’agent d’appel dans la décision Ketcheson (je me nommerai normalement à la troisième personne).

[17] L’appelant est en accord avec la conclusion de l’agent d’appel dans la décision Ketcheson selon laquelle « un détenu potentiellement violent » pourrait constituer un risque ou le « fait d’être exposé à un détenu potentiellement violent sans être muni d’EPP (équipement de protection personnel) » pourrait constituer une situation dangereuse. Comme dans la décision Ketcheson, l’appelant convient que la première partie du critère à 3 volets est remplie en l’espèce.

[18] Dans la décision Ketcheson, les circonstances ne répondaient pas à la deuxième partie du critère. L’appelant soutient qu’en l’espèce et de la même façon, les circonstances ne satisfont pas les exigences de la deuxième partie du critère.

[19] Selon la deuxième partie du critère, le danger doit représenter une « menace imminente » ou une « menace sérieuse ». Dans la décision Ketcheson, l’agent d’appel a défini la notion de « menace imminente » et de « menace sérieuse » comme suit :

[205] Une menace imminente existe quand il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche entraîne rapidement (dans les prochaines minutes ou les prochaines heures) des blessures ou une maladie.  La gravité du préjudice peut aller de faible (sans être négligeable) à grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité que le risque, la situation ou la tâche existe ou ait lieu en présence de quelqu’un; la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition; la probabilité que l’évènement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.

[...]

[210] Une menace sérieuse fait qu’il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche cause des blessures ou une maladie grave à un moment donné à l’avenir (dans les jours, les semaines, les mois ou, dans certains cas, les années à venir). Une chose qui est peu probable dans les prochaines minutes peut être très probable lorsqu’un laps de temps plus long est pris en compte. Le préjudice n’est pas mineur; il est grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition; et la probabilité que l’évènement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.

[20] L’appelant ne s’est pas appesanti sur la question de savoir si la situation à laquelle a fait face l’intimé le jour de son refus de travailler représentait une « menace imminente », car il lui apparaît évident que la conclusion de l’agent d’appel dans la décision Ketcheson s’applique :

[208] Il n’était pas vraisemblable que l’exposition au risque, la violence découlant du risque ou le préjudice causé par la violence surviendrait dans les prochaines minutes ou dans les prochaines heures le 1er juin 2015. Il n’existait aucune menace imminente pour l’intimé au moment où il a refusé de travailler.

[21] L’appelant était plus préoccupé à démontrer qu’en l’espèce, la situation ne représentait pas une « menace sérieuse ». Relativement à cette question, dans la décision Ketcheson, l’agent d’appel a conclu que :

[215] Je ne suis donc pas convaincu que des incidents violents menaçant sérieusement la vie ou la santé de l’intimé peuvent vraisemblablement survenir s’il ne porte pas sur lui un vaporisateur de poivre et des menottes. Compte tenu de ma conclusion eu égard au deuxième volet du critère, je n’aurai pas à poursuivre avec le troisième volet.

[22] L’appelant estime que dans la présente affaire, on devrait parvenir à une conclusion similaire, à savoir que l’intimé ne faisait pas face à une « menace sérieuse » au moment de son refus de travailler. L’argument de l’appelant à l’appui de cette thèse a principalement consisté à critiquer le raisonnement du délégué ministériel selon lequel, puisque les AC font face à un risque suffisamment important les obligeant à porter un vaporisateur de poivre, les GC doivent donc également porter un vaporisateur de poivre, car ils travaillent dans la même zone que les AC.

[23] L’appelant a soutenu que :

[24] Outre son avis selon lequel la situation à laquelle l’intimé a fait face le jour de son refus de travailler ne représentait pas un « danger », l’appelant cite l’arrêt Procureur général du Canada c. Fletcher, 2002 CAF 424 (Fletcher) pour étayer le principe selon lequel les questions de politique ne devraient pas faire l’objet d’un refus de travailler. L’appelant a déclaré que :

[Traduction] La question de savoir si on devrait fournir aux gestionnaires correctionnels travaillant dans les unités résidentielles des établissements correctionnels les mêmes moyens que ceux offerts aux AC est une question de politique qui ne devrait pas être traitée au moyen du mécanisme de refus de travailler prévu par l’article 128.

[25] Contrairement à l’avis de la Cour d’appel fédérale, l’intimé se servait des dispositions relatives au refus de travailler pour régler un désaccord portant sur une politique de son employeur et cherchait à obtenir une décision d’un délégué ministériel pour résoudre ce différend relatif à la politique.

[26] Dans la décision Ketcheson, l’agent d’appel n’a pas abordé la troisième partie du critère à trois volets, car la deuxième partie du critère n’était pas remplie. La troisième partie du critère consiste à savoir si la menace pour la vie ou la santé existe avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté.

[27] Au cas où il serait conclu dans la présente affaire que la deuxième partie du critère a été remplie (c’est-à-dire qu’il y avait un « danger »), l’appelant a répondu à la troisième question par l’affirmative. À l’appui de son argumentation, l’appelant a décrit plusieurs mesures de contrôle qui permettraient d’atténuer la menace avant même qu’elle ne se manifeste. L’appelant a fourni des détails sur les mesures de contrôle, comme les suivantes :

[28] Dans l’hypothèse où il serait conclu qu’un danger existait au moment où l’intimé a refusé de travailler, l’appelant a aussi soutenu que le danger constituerait une « condition normale de l’emploi » qui empêcherait donc l’intimé de refuser de travailler conformément à l’alinéa 128(2)(b) du Code. Cet alinéa se lit ainsi :

Exception

128(2) L’employé ne peut invoquer le présent article pour refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche lorsque, selon le cas :

[...]

(b) le danger visé au paragraphe (1) constitue une condition normale de son emploi.

[29] L’appelant s’est penché sur la question de l’étendue des mesures correctives à l’égard d’un appel interjeté à l’encontre d’une instruction relative à un danger. Selon l’appelant, un agent d’appel n’a pas le pouvoir d’émettre une instruction relative à une contravention en vertu du paragraphe 145(1) lorsqu’il traite d’un appel d’une instruction relative à un danger en vertu du paragraphe 145(2). La raison pour laquelle l’appelant est préoccupé par cette question est probablement due à la façon dont l’intimé a formulé sa déclaration de refus de travailler :

[Traduction] Je crois que l’employeur n’a pas exercé son obligation de diligence raisonnable de me fournir un équipement de protection personnel (EPP) adéquat conformément aux articles 124 et 125(1) de la partie II du Code canadien du travail. Par ailleurs, je crois que le fait d’avoir omis de me fournir un EPP adéquat représente un danger...

[30] Cette formulation laisse entendre que l’intimé estime qu’en soi, une contravention au Code crée un danger qui nécessite que l’agent d’appel y remédie au moyen d’une instruction relative à une contravention en vertu du paragraphe 145(1) en plus de confirmer l’instruction sur le danger émise en vertu du paragraphe 145(2). L’étendue des mesures correctives d’une décision d’un agent d’appel est énoncée au paragraphe 146.1(1) :

Enquête

146.1 (1) Saisi d’un appel formé en vertu du paragraphe 129(7) ou de l’article 146, l’agent d’appel mène sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu à la décision ou aux instructions, selon le cas, et sur la justification de celles-ci. Il peut :

(a) soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions;

(b) soit donner, dans le cadre des paragraphes 145(2) ou (2.1), les instructions qu’il juge indiquées.

[31] Selon l’appelant, étant donné que les paragraphes (2) et (2.1) de l’article 145 sont mentionnés, mais que le paragraphe (1) de l’article 145 n’est pas mentionné, l’interprétation correcte qui doit en être faite est la suivante : le législateur souhaitait donner aux agents d’appel le pouvoir d’émettre des instructions relatives au danger et non des instructions relatives à une contravention.

Observations de l’intimé

[32] Il convient de rappeler que l’intimé n’était pas représenté par un avocat.

[33] L’intimé a expliqué le contexte de son refus de travailler. Une décision avait été prise indiquant que les GC devaient porter une veste de protection contre les armes blanches. L’intimé s’est renseigné auprès de son employeur pour savoir si les GC devraient se voir remettre la même trousse d’EPP que les AC. Si les GC font face aux mêmes dangers que les AC de sorte qu’ils aient besoin de porter des vestes de protection, l’intimé estime que les GC devraient se voir remettre le même EPP que les AC, et en particulier le vaporisateur de poivre.

[34] L’intimé a entamé des discussions informelles avec la haute direction en vue d’être rassuré sur ce point. Après qu’on lui eut d’abord indiqué que les GC ne pouvaient pas porter de vaporisateur de poivre, cette décision a été annulée pendant quelques mois, autorisant les GC à porter des vaporisateurs de poivre, puis a été à nouveau annulée, interdisant alors le port de vaporisateurs de poivre.

[35] À la suite de l’incident susmentionné impliquant le recours à la force pour maîtriser un détenu turbulent, incident durant lequel l’intimé allègue que son genou a été blessé, l’intimé a décidé de prendre des mesures plus officielles pour résoudre le problème. Il a introduit une plainte en vertu de l’article 127.1 du Code, le processus de règlement interne des plaintes. Après avoir rencontré les représentants de son employeur, il lui est apparu évident que sa plainte ne ferait pas l’objet d’une enquête appropriée et qu’elle ne serait pas résolue en sa faveur. C’est à ce moment qu’il a exercé son droit de refuser d’accomplir un travail dangereux conformément à l’article 128 du Code.

[36] L’intimé a souligné l’importance de l’incident avec le détenu perturbateur. Selon les propres mots de l’intimé :

[Traduction] L’incident mettant en cause un détenu agressif en isolement à l’origine du refus de travailler est un exemple de la façon dont le programme de prévention des risques n’a pas réussi à atténuer les dangers auxquels font face les GC.

[37] La description faite par l’intimé de l’incident avec le détenu perturbateur s’écartait à certains égards de celle de l’employeur. L’intimé soutient qu’il y avait un effectif normal d’agents présents dans la zone, mais qu’il n’y avait aucun agent affecté à la rencontre avec le détenu. Les agents présents dans l’unité ne s’étaient pas vus attribuer le rôle de « premiers intervenants »; ce rôle était attribué aux coordonnateurs des déplacements des détenus. L’intimé indique que les agents avaient attrapé leur vaporisateur de poivre, mais ne les avaient pas utilisés après que le détenu eut tenté d’attaquer un agent et se fut enfui de la pièce avant de se retrouver coincé dans la buanderie. L’intimé affirme que sa blessure au genou était directement due au fait d’avoir dû maîtriser un détenu qui était en train d’agresser l’un de ses collègues GC dans la buanderie.

[38] L’intimé a exprimé une opinion critique par rapport à l’enquête nationale sur les agressions visant des employés selon laquelle 20 incidents sur 682 concernaient des agressions contre des GC. Il a affirmé que l’enquête était viciée, car, comme l’a admis le témoin de l’appelant, les rapports d’agressions ne sont pas suivis par grade.

[39] L’intimé est d’avis que l’argument de l’appelant selon lequel les GC ne portent pas de vaporisateur de poivre parce qu’ils ne sont pas des « premiers intervenants » cache le fait que les GC interviennent sur les lieux des incidents et qu’ils sont à proximité immédiate des évènements. Tout en convenant que le rôle des GC est de mener et de diriger la réponse à apporter, ils sont eux-mêmes parfois directement impliqués dans le recours à la force.

[40] L’intimé n’est pas d’accord avec l’argument de l’appelant selon lequel les descriptions de poste des GC et des AC sont tellement différentes que le port d’un vaporisateur de poivre par les GC devrait être interdit. Il affirme que le rôle des GC est celui qui, parmi tous les autres postes, ressemble le plus à celui des AC. Il affirme que l’on peut manifestement distinguer les GC et les AC des autres membres du personnel parce qu’ils portent l’uniforme du groupe des opérations correctionnelles. Les GC sont presque toujours promus à partir d’un poste d’AC. Les GC encadrent directement les activités des AC et sont donc présents avec eux lors des patrouilles, des fouilles de cellules, de la surveillance des déplacements des détenus, des files pour la distribution des médicaments, de la surveillance des récréations et à l’occasion d’autres activités. Les GC travaillent dans le même espace que les AC et sont en contact direct avec les détenus.

[41] L’intimé a réitéré sa conviction selon laquelle, un danger existait au moment de son refus de travailler en raison de la nature de son travail supposant un contact direct avec les détenus. Sa conviction repose sur ses 25 années d’expérience durant lesquelles il a été témoin de nombreux incidents de comportement violent de la part de détenus et au cours desquelles il a été agressé à plusieurs reprises par des détenus. Selon les propres mots de l’intimé :

[Traduction] Si l’on accepte que la nature même du travail soit dangereuse, on doit alors s’interroger sur le fait de savoir si l’employeur a fourni un EPP ainsi que des mesures de contrôle et des mesures administratives suffisants pour atténuer les risques.

[42] Sur la question de savoir si l’intimé a refusé de travailler afin de régler une question de politique, comme l’a allégué l’appelant, le point de vue de l’intimé, selon ses propres mots, est le suivant :

[Traduction] L’appelant a comparé cette affaire avec celle de la décision Ketcheson c. SCC et a laissé entendre que l’intimé avait utilisé son refus de travailler comme un moyen de régler des questions de politique. Toutefois, en l’espèce, la différence principale porte sur le fait que l’intimé avait tenté, depuis un bon moment avant de refuser de travailler, de résoudre de manière informelle ses préoccupations relatives à la politique à l’égard du port d’un vaporisateur de poivre par les GC. L’intimé n’a exercé son refus de travailler qu’après avoir été blessé au cours d’une intervention avec un détenu agressif. L’incident a apporté une preuve tangible du danger allégué par l’intimé. L’intimé était toujours réticent à exercer son droit de refuser de travailler et a déposé une plainte conformément à l’article 127.1, en raison de certaines normes s’appliquant au poste de GC. Il est rare pour les gestionnaires de présenter un refus de travailler. C’est seulement lorsqu’il est devenu évident que l’employeur était parvenu à une conclusion concernant la plainte en vertu de l’article 127.1 sans avoir effectué une véritable enquête que l’intimé a exercé son refus de travailler.

[43] Sur la question de savoir si le danger auquel font face les GC constitue une condition normale de l’emploi, et ne peut donc pas justifier un refus de travailler, l’intimé estime qu’il ne s’agit pas d’une condition normale de l’emploi. L’intimé a mentionné la publication du Programme du travail 905-1-IPG-070, intitulé Interprétations, politiques et guides, qui définit la notion de « condition normale de l’emploi » comme tout danger restant après avoir « déterminé chaque risque, éliminé, réduit ou contrôlé le risque ou fourni des vêtements, de l’équipement, des dispositifs ou du matériel de protection aux employés afin de les protéger contre le risque. »

[44] L’intimé allègue que parce que l’employeur n’avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour atténuer le danger, les risques d’agression physique auxquels font face les GC ne peuvent pas être considérés comme une condition normale de l’emploi.

[45] L’intimé fait valoir que l’appelant a souligné que des mesures de contrôle administratives étaient en place pour protéger les GC, mais que ce recours aux mesures de contrôle administratives sans fournir d’EPP approprié contrevient au paragraphe 19.5(1) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail :

19.5 (1) Afin de prévenir les risques, y compris ceux liés à l’ergonomie, qui ont été recensés et évalués, l’employeur prend toute mesure de prévention selon l’ordre de priorité suivant :

  • a) l’élimination du risque, notamment par la mise au point de mécanismes techniques pouvant comprendre des aides mécaniques et la conception ou la modification d’équipement en fonction des attributs physiques de l’employé;
  • b) la réduction du risque, notamment par son isolation;
  • c) la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection personnels;
  • d) l’établissement de procédures administratives, telles que celles relatives à la gestion des durées d’exposition aux risques et de récupération ainsi qu’à la gestion des régimes et des méthodes de travail.

[46] L’intimé précise que le délégué ministériel a affirmé dans son rapport d’enquête que :

[Traduction] L’établissement a construit son analyse du risque professionnel en plaçant les mesures de contrôle administratives avant l’équipement de protection personnel alors qu’en fait, il est clairement indiqué dans le règlement que les mesures de contrôle administratives viennent après la fourniture de l’équipement de protection personnel. Cela ne libère pas l’employeur de devoir fournir un EPP aux GC. Je dois également souligner que la liste des mesures de contrôle vise les GC.

[47] L’intimé est revenu sur l’argument relatif au « premier intervenant » avancé par l’appelant selon lequel les GC ne sont pas des premiers intervenants contrairement aux AC, de sorte que les GC n’ont pas besoin de vaporisateur de poivre. L’intimé estime que la question de savoir qui est un « premier intervenant » n’est pas pertinente. Il indique que ce n’est pas en fonction du critère de premier intervenant que les AC se voient remettre un vaporisateur de poivre. On leur remet un vaporisateur de poivre en fonction du niveau de contacts qu’ils ont avec les détenus. L’intimé a mentionné la directive du commissaire (DC) 567-4 sur ce point.

[48] L’instruction du délégué ministériel était motivée par sa conclusion selon laquelle les GC et les AC ont un même niveau de contacts avec les détenus. L’intimé a cité la décision Canada (Service correctionnel) c. Glenn Brown et Kevin Kunkel, 2013 TSSTC 20 (Kunkel) dans laquelle l’agent d’appel n’a pas accepté l’argument relatif au « premier intervenant » de l’employeur sur la question de savoir si comme les AC, les GC devaient se voir remettre une veste de protection contre les armes blanches. Au paragraphe 89 de la décision Kunkel, l’agent d’appel a affirmé que :

[89] [...] les GC interagissent constamment avec les détenus et jouent également un rôle de premiers intervenants dans bien des cas, parfois parce que les circonstances les y obligent, et ce, au su et avec le consentement, tacite sinon exprès, de l’employeur [...]

[49] L’intimé a également noté que les GC interagissent avec les détenus même en l’absence de situation de crise. Il arrive souvent qu’il n’y ait pas d’AC à proximité immédiate. Par conséquent, il est inexact de dire que les GC peuvent compter sur les vaporisateurs de poivre que portent les AC et qu’ils n’ont donc pas besoin d’en avoir un.

[50] Sur la question de savoir si le fait de remettre un vaporisateur de poivre aux GC peut entraîner une confusion quant au rôle des GC par rapport à celui des AC (porter un vaporisateur de poivre inciterait les GC à intervenir physiquement à un moment où ils devraient reculer pour faire intervenir les AC), l’intimé affirme que l’appelant n’a pas fourni d’élément de preuve pour soutenir l’allégation d’une possible confusion de rôle.

[51] L’intimé a déclaré que les éléments de preuve démontraient que la majorité des incidents nécessitant un recours à la force étaient spontanés. Sans nier le fait que les GC mènent et dirigent les AC dans les situations de crise, l’intimé a mentionné les propos du témoin expert de l’appelant, M. Leon Durette, qui a reconnu que les GC ont le devoir d’agir et peuvent parfois avoir à recourir à la force. Dans ces cas-là, le fait de ne pas porter de vaporisateur de poivre placerait les GC dans une situation désavantageuse.

[52] L’intimé demande que le constat de danger établi par le délégué ministériel ainsi que l’instruction relative au danger qui l’accompagne soient confirmés. Si un constat d’« absence de danger » est établi en l’espèce, l’intimé demande alors que j’émette une instruction exigeant qu’un vaporisateur de poivre soit remis aux GC en raison du non-respect par l’employeur de son obligation de diligence en vertu du Code.

Réplique de l’appelant

[53] Dans l’ensemble, l’appelant soutient que l’intimé n’a pas démontré qu’un « danger » existait au moment de son refus de travailler, et que, par conséquent, l’instruction du délégué ministériel doit être annulée.

[54] L’intimé a amorcé son refus de travailler après avoir conclu que le processus de règlement des différends internes était inutile; selon l’appelant, le processus est efficace. L’appelant réfute également l’affirmation de l’intimé selon laquelle le programme de prévention des risques de l’employeur n’est pas efficace pour atténuer les dangers.

[55] L’appelant réaffirme son point de vue selon lequel la question de savoir si les GC devraient avoir le même équipement que les AC est une question de politique et ne peut donc pas justifier un refus de travailler. La situation est similaire à celle de la décision Ketcheson : l’intimé a refusé de travailler afin de résoudre ses problèmes concernant la politique de son employeur.

[56] Selon la logique du délégué ministériel, les agents de libération conditionnelle, les infirmières, les directeurs, les directeurs adjoints et les autres membres du personnel travaillant dans la même zone que les AC, devraient recevoir le même EPP que les AC, y compris un vaporisateur de poivre, une solution qui n’est tout simplement pas réaliste.

[57] L’appelant conteste l’exactitude de la description faite par l’intimé de l’incident avec le détenu turbulent. L’appelant a mentionné plusieurs rapports d’observation ou de déclaration d’agent pour justifier son point de vue selon lequel il y avait des AC présents au moment de l’incident. Même le rapport d’observation ou de déclaration d’agent de l’intimé indique la présence de deux AC.

[58] La blessure au genou de l’intimé n’a pas été engendrée par l’agression d’un détenu. Le fait pour l’intimé de porter un vaporisateur de poivre ne l’aurait pas empêché d’être blessé au genou.

[59] La méthodologie utilisée pour le rapport statistique montrant le nombre relativement faible de GC agressés a été décrite et validée au cours de l’audience et l’intimé n’a pas contesté la validité des chiffres présentés.

[60] Bien que les GC ne portent pas habituellement sur eux de vaporisateur de poivre, un GC peut en obtenir un avant d’aller intervenir sur les lieux d’un incident.

[61] L’intimé a indiqué qu’il se trouvait [traduction] « quotidiennement en danger à son travail au pénitencier ». Si c’était le cas, il n’y aurait alors aucune différence entre le jour du refus de travailler et un autre jour. Il en résulterait que l’intimé serait en droit de refuser de travailler à tout moment.

[62] L’appelant a fait valoir que l’intimé insistait trop sur le recours à la force comme principale ou première option lorsqu’il doit gérer des situations potentiellement violentes. L’appelant a noté que le personnel disposait de nombreuses options avant d’avoir à intervenir physiquement auprès d’un détenu, dont l’utilisation d’un vaporisateur de poivre. Dans de nombreux cas de recours à la force, un vaporisateur de poivre n’avait pu être utilisé en raison d’un espace restreint.

[63] Le fait que les GC soient formés à l’utilisation d’un vaporisateur de poivre ne signifie pas qu’ils doivent en porter un. Les GC reçoivent une telle formation au cas où ils seraient déployés en tant qu’AC, auquel cas on leur fournirait l’équipement nécessaire.

[64] L’appelant n’est pas d’accord avec l’interprétation qui est faite par l’intimé de la réponse de M. Durette à la question de savoir si le fait pour les GC de ne pas porter de vaporisateur de poivre les place dans une situation moins favorable en cas de violence de la part d’un détenu. M. Durette a déclaré qu’il n’était pas certain que cela les mettrait dans une situation moins favorable.

[65] L’appelant a réaffirmé son point de vue selon lequel un agent d’appel, en vertu de l’article 146.1 du Code peut émettre une instruction relative à un danger en vertu des paragraphes 145(2) ou (2.1), mais n’a pas le pouvoir d’émettre une instruction relative à une contravention en vertu du paragraphe 145(1).

Analyse

[66] L’intimé a exercé un refus de travailler en vertu du paragraphe 128(1) du Code :

Refus de travailler en cas de danger

128(1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

  • (a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;
  • (b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;
  • (c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

[Soulignement ajouté]

[67] L’existence d’un « danger » est une condition préalable à l’exercice légitime par l’employé de son droit de refuser d’accomplir un travail dangereux.

[68] Le 1er octobre 2015, le délégué ministériel, à la suite d’une enquête, a établi que l’intimé était exposé à un « danger » et a émis une instruction en vertu de l’alinéa 145(2)(a) du Code.

Situations dangereuses

145(2) S’il estime que l’utilisation d’une machine ou d’une chose, qu’une situation existant dans un lieu ou que l’accomplissement d’une tâche constitue un danger pour un employé au travail, le ministre :

  • a) en avertit l’employeur et lui enjoint, par instruction écrite, de procéder, immédiatement ou dans le délai qu’il précise, à la prise de mesures propres :
    • (i) soit à écarter le risque, à corriger la situation ou à modifier la tâche,
    • (ii) soit à protéger les personnes contre ce danger;

[Soulignement ajouté]

[69] L’existence d’un « danger » est un concept clé dans l’exercice du pouvoir du ministre (par l’entremise du délégué ministériel) de donner une instruction à l’employeur en vertu de l’alinéa 145(2)(a).

[70] L’appelant a ensuite interjeté appel de la décision en vertu du paragraphe 146(1) :

Procédure

146(1) Tout employeur, employé ou syndicat qui se sent lésé par des instructions données par le ministre sous le régime de la présente partie peut, dans les trente jours qui suivent la date où les instructions sont données ou confirmées par écrit, interjeter appel de celles-ci par écrit à un agent d’appel.

[71] Le paragraphe 146.1(1) Code décrit le pouvoir d’un agent d’appel lorsqu’un appel est interjeté à l’encontre d’une instruction relative à un danger. Un agent d’appel peut modifier, annuler ou confirmer l’instruction.

Enquête

146.1 (1) Saisi d’un appel formé en vertu du paragraphe 129(7) ou de l’article 146, l’agent d’appel mène sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu à la décision ou aux instructions, selon le cas, et sur la justification de celles-ci. Il peut :

  • a) soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions;
  • b) soit donner, dans le cadre des paragraphes 145(2) ou (2.1), les instructions qu’il juge indiquées.

[72] Je dois établir si un danger existait au moment du refus de travailler. Si aucun danger n’existait, je dois alors annuler l’instruction du délégué ministériel. Le terme « danger » est défini comme suit au paragraphe 122(1) du Code :

danger Situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté.

[73] Les faits et les questions de la présente affaire sont très proches de ceux de la décision Ketcheson. Par conséquent, le raisonnement de l’agent d’appel dans la décision Ketcheson s’applique en grande partie ici. Cette décision prévoit qu’un critère à trois volets doit être appliqué à la définition de la notion de « danger » :

[74] Les questions à poser pour déterminer s’il y a un « danger » sont les suivantes :

[75] Les parties ne peuvent pas être en désaccord avec la conclusion selon laquelle, selon l’ensemble des éléments de preuve, l’intimé, en tant que GC, pouvait à plusieurs occasions et pour diverses durées, se trouver dans une situation risquée ou accomplir une tâche risquée. La description du poste de GC indique qu’il peut arriver que les détenus soient violents. Les éléments de preuve ont démontré que les GC avaient subi de la violence de la part de détenus par le passé, bien que ce se soit dans une moindre mesure par rapport aux autres membres du personnel. L’intimé a subi de la violence par le passé. Dans la formation que les GC reçoivent, il est indiqué qu’il faut s’attendre à ce que les détenus aient un comportement violent. L’intimé accomplissait parfois des tâches auprès de détenus potentiellement violents.

[76] La question suivante à poser est si ces situations ou activités pouvaient vraisemblablement constituer une menace imminente pour la vie ou la santé de l’intimé le 16 septembre 2015.

[77] Comme énoncé dans la décision Ketcheson, une menace imminente existe quand il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche entraîne rapidement (dans les prochaines minutes ou les prochaines heures) des blessures ou une maladie. La gravité du préjudice peut aller de faible (sans être négligeable) à grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition; et la probabilité que l’évènement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.

[78] Il ne fait aucun doute que le niveau de préjudice découlant de la violence des détenus peut aller de faible à grave, mais ce n’est pas la question ici. Il n’y avait aucun élément de preuve devant moi montrant qu’il était vraisemblable que l’intimé serait exposé à la violence d’un détenu le jour où il a refusé de travailler et qu’il subirait un préjudice en raison de cette violence. L’incident avec le détenu turbulent s’est produit cinq jours avant le refus de travailler de l’intimé. Il n’est pas possible d’extrapoler pour affirmer qu’en raison d’un type d’incident particulier s’étant produit le 10 septembre 2015, l’intimé s’est trouvé dans la même situation le 16 septembre 2015.Selon les mots de l’appelant, au moment du refus de travailler de l’intimé [traduction] « il n’y avait aucune perturbation, aucune tension particulière dans le complexe et il n’y avait eu aucune menace récente envers le personnel ».

[79] Comme dans la décision Ketcheson, l’intimé a choisi de refuser de travailler à ce moment-là, non pas parce qu’il y avait une menace imminente, mais parce qu’il était contrarié par l’absence de réponse à ses préoccupations. Il cherchait « à forcer la résolution d’un problème ». La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Fletcher mérite d’être exposée en détail ici :

[17] Cet argument repose malheureusement sur une incompréhension du mécanisme du refus de travailler tel qu’il est exposé dans le Code.

[18] Le mécanisme constitue une occasion particulière donnée aux employés, à un moment déterminé et à un endroit déterminé, de s’assurer que leur travail immédiat ne les exposera pas à une situation dangereuse. C’est la protection à court terme de l’employé qui est en jeu, non une protection hypothétique ou éventuelle.

[19] Le mécanisme est une mesure d’urgence. C’est un outil dont dispose l’employé devant une situation qui pourrait entraîner pour lui une blessure ou une maladie avant que cette situation ne soit corrigée. Voir Scott c. Montani (1994), 95 di 157, à la page 7 :

Le Conseil a déclaré que le Parlement n’avait pas eu l’intention d’utiliser le mot « danger » dans son acception la plus large. Voir David Pratt (1988), 73 di 218 et 1 CLRBR (2d) 310 (CCRT no 686). Au sens du Code, le danger doit être perçu comme immédiat et réel. Le risque auquel sont exposés les employés doit être suffisamment sérieux pour que la machine ou la chose ou la situation engendrée ne puisse être utilisée avant qu’il ne soit remédié à la situation. En outre, il doit s’agir d’un danger que le Parlement voulait inclure dans la Partie II du Code.

Le droit de refuser de travailler est une mesure d’urgence. Les employés doivent y faire appel dans des situations où ils croient faire face à un danger immédiat ou à un risque imminent de blessures. Il ne peut s’agir d’un danger qui est inhérent au travail ou qui constitue une condition normale de l’emploi. La possibilité de blessures ou de danger ne constitue pas un motif suffisant pour se prévaloir des dispositions sur le refus de travailler; le danger doit bel et bien exister. Voir Stephen Brailsford (1992), 87 di 98 (CCRT no 921); et David Pratt, supra. Cette disposition n’a pas davantage pour objet de faire aboutir des enjeux ou des différends en matière de relations du travail. Lorsqu’une telle décision coïncide avec d’autres conflits de travail, le Conseil se soucie tout particulièrement des circonstances entourant le refus. Voir Stephen Brailsford, supra; Ernest L. LaBarge (1981), 47 di 18; et 82 CLLC 16,151 (CCRT no 357); William Gallivan (1981), 45 di 180; [1982] 1 Can LRBR 241 (CCRT no 332).

[80] Un agent d’appel n’est pas un arbitre ni un médiateur de tous les conflits entre les parties concernées du lieu de travail. Le Code n’est pas conçu pour le type de résolution suivante : [traduction] « Si je ne peux pas obtenir ce que je veux dans le lieu de travail, je vais m’adresser à un agent d’appel. »  Les paragraphes 144 à 151 de la décision Ketcheson ont longuement traité de la question des « différends en matière de politique », raisonnement auquel je souscris ici.

[81] Alors que l’intimé a entamé une plainte en vertu de l’article 127.1, il n’a cependant pas permis au processus de fonctionner. Il a déclaré qu’au regard de la discussion qu’il avait eue avec la haute direction, il avait compris qu’une « véritable enquête » ne serait pas effectuée en vertu de l’article 127.1. Ce n’est pas de cette façon que le processus fonctionne aux termes de l’article 127.1. Une enquête est effectuée par le comité de santé et de sécurité en milieu de travail. Même si l’intimé est un « gestionnaire », il demeure un employé dont les préoccupations doivent être traitées par le comité. En tout état de cause, le processus de l’article 127.1 autorise la présence du délégué ministériel pour résoudre les problèmes si le comité échoue. Il semble que l’intimé n’ait pas été sérieux lorsqu’il a déposé la plainte en vertu de l’article 127.1.

[82] Il n’y avait aucune attente raisonnable selon laquelle l’exposition au danger, la violence découlant du danger ou le préjudice causé par la violence surviendrait dans les prochaines minutes ou dans les prochaines heures le 16 septembre 2015. L’intimé ne faisait pas face à une menace imminente au moment du refus de travailler.

[83] Après avoir répondu à la question relative à la « menace imminente » par la négative, il est maintenant nécessaire d’établir si ces conditions ou ces tâches pouvaient vraisemblablement présenter une « menace sérieuse » pour la vie ou la santé de l’intimé.

[84] Comme il est énoncé dans la décision Ketcheson, une menace sérieuse fait qu’il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche cause des blessures ou une maladie grave à un moment donné à l’avenir (dans les jours, les semaines, les mois ou, dans certains cas, les années à venir). Une chose qui est peu probable dans les prochaines minutes peut être très probable lorsqu’un laps de temps plus long est pris en compte. Le préjudice n’est pas mineur; il est grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition; et la probabilité que l’évènement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.

[85] Après avoir examiné la totalité des éléments de preuve qui m’ont été présentés, je conclus que l’intimé n’était pas exposé à une menace sérieuse pour sa vie ou sa santé pour les raisons qui suivent.

[86] Pour conclure que l’intimé était exposé à une menace sérieuse pour sa santé ou sa vie, la preuve doit démontrer qu’il était vraisemblable que l’intimé allait faire face, dans les jours, les semaines ou les mois à venir, à une situation qui lui aurait causé un préjudice sérieux du fait qu’il n’était pas en mesure de porter sur lui un vaporisateur de poivre.

[87] Comme dans la décision Ketcheson, l’intimé n’a pas semblé faire la distinction entre un risque qui constitue un danger et un risque qui n’en constitue pas un. L’intimé a mentionné l’existence de plusieurs contraventions comme fondement de son évaluation du danger. Une contravention peut constituer ou non un danger en plus d’être une contravention. L’intimé n’a fait aucune distinction. L’intimé a affirmé qu’il se trouvait toujours en « danger ». Il est évident que, dans un établissement correctionnel, le personnel est toujours exposé à des risques par rapport aux détenus, mais ne se trouve pas toujours en « danger ».

[88] Bien que la preuve présentée dans cette affaire ait clairement établi que l’intimé est exposé à des détenus violents dans l’exercice de ses fonctions régulières et que la possibilité qu’un détenu l’agresse est toujours présente dans un établissement correctionnel, on ne m’a présenté aucune preuve selon laquelle le fait de porter un vaporisateur de poivre préviendrait les agressions contre les GC ou diminuerait le degré de violence des détenus, en particulier en tenant compte du fait que le vaporisateur de poivre est déjà fourni aux AC. De plus, l’appelant a fourni des éléments de preuve établissant que de nombreuses mesures sont en place dans l’établissement pour atténuer le risque pour les GC et pour tous les autres membres du personnel dans l’exercice de leurs fonctions.

[89] L’intimé ayant soutenu que l’employeur avait accordé la priorité aux mesures de contrôle administratives avant l’EPP a cité le règlement établi en vertu du Code. Selon son raisonnement, l’employeur devrait d’abord munir des vaporisateurs de poivre avant de s’appuyer sur les diverses mesures citées par l’employeur pour réduire le risque. Il est exact que le règlement établit au paragraphe 19.5(1) que l’EPP vient avant les mesures de contrôle administratives, mais le Code en dispose autrement.

Ordre de priorité

122.2 La prévention devrait consister avant tout dans l’élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection, en vue d’assurer la santé et la sécurité des employés.

[Soulignement ajouté]

[90] L’article 122.2 du Code est conforme à la pratique établie dans le domaine de la santé et la sécurité au travail. L’expression l’« EPP comme dernier recours » est un principe reconnu dans le domaine de la santé et la sécurité au travail, dont le fondement peut être trouvé dans presque tous les manuels faisant autorité dans ce domaine. Lorsque le Code est en contradiction avec ses règlements, le Code prévaut. Il est indiqué pour un employeur de mettre en place des mesures de contrôle administratives avant de se reposer sur les EPP comme un vaporisateur de poivre.

[91] Je ne suis donc pas convaincu que des incidents violents menaçant sérieusement la vie ou la santé de l’intimé pourraient vraisemblablement survenir s’il ne portait pas sur lui un vaporisateur de poivre. Compte tenu de ma conclusion à l’égard du deuxième volet du critère, je n’ai pas à poursuivre avec le dernier volet.

[92] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que l’intimé n’était pas exposé à un danger le jour où il a exercé son droit de refuser de travailler. Étant donné ma conclusion d’absence de danger, je n’ai pas à établir si le danger constituait ou non une condition normale de l’emploi.

[93] Quant à la requête de l’intimé me demandant d’émettre une instruction relative à une contravention en vertu du paragraphe 145(1) exigeant que les GC portent un vaporisateur de poivre même en l’absence de « danger », je dois la rejeter. Sans être totalement d’accord avec la position de l’appelant selon laquelle un agent d’appel ne peut pas émettre une instruction de contravention lorsque l’appel porte sur une décision relative à un danger, je suis d’avis que si un délégué ministériel a décidé, à la suite de son enquête, de ne pas émettre une instruction de contravention en vertu du paragraphe 145(1) du Code ou a défini une contravention au Code dans le cadre d’une instruction relative à un danger en vertu du paragraphe 145(2), cette décision par la négative ne fait normalement pas l’objet d’un appel.

Décision

[94] Pour ces raisons, j’annule l’instruction émise par le délégué ministériel le 1er octobre 2015.

Peter Strahlendorf
Agent d’appel

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