2020 TSSTC 3

Date : 2020-03-24

Dossier : 2018-39

Entre :

Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, appelante

Indexé sous : Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique

Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail à l’encontre d’une instruction émise par un représentant délégué par le ministre du Travail.

Décision : L’instruction est annulée.

Décision rendue par :  M. Olivier Bellavigna-Ladoux, agent d’appel

Langue de la décision :  Anglais

Pour l’appelante :  Me Matthew J. Macdonald, avocat, Chemin de fer Canadien Pacifique

Référence :  2020 TSSTC 3

Motifs de la décision

[1] Les présents motifs portent sur un appel concernant une instruction émise le 30 octobre 2018 par M. Jean Nodorakis en qualité de représentant délégué par le ministre du Travail (délégué ministériel).

Contexte

[2] Le 17 novembre 2017, le délégué ministériel a commencé à enquêter sur un accident survenu le 8 novembre 2017 dans la gare de triage de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (le « CP ») de Côte-Saint-Luc au Québec. L’incident a causé le décès d’un des employés de l’appelante qui faisait partie d’une équipe de trois personnes chargées de la formation et de l’aiguillage du matériel roulant. Puisque l’accident est survenu tôt ce matin-là, le délégué ministériel a déterminé qu’il était essentiel d’évaluer le niveau d’éclairement dans la zone de la gare de triage où l’employé travaillait.

[3] Le 6 décembre 2017, le délégué ministériel a pris des mesures techniques préliminaires qui ont démontré que les niveaux d’éclairement étaient inférieurs au minimum prévu par le Règlement sur la santé et la sécurité au travail (trains) (le Règlement). En se fondant sur ces mesures, le délégué ministériel a établi qu’une enquête technique sur les niveaux d’éclairement de la gare de triage était nécessaire.

[4] Le 8 mai 2018, le délégué ministériel a mené l’enquête technique avec Mme France de Repentigny, une technologue en hygiène industrielle à l’emploi d’Emploi et Développement social du Canada. Le coprésident des employés du comité local de l’appelante et un membre employé du comité local ont participé à l’enquête technique. Aucun représentant de l’employeur n’était présent. Toutes les mesures techniques ont été effectuées exclusivement dans la zone connue sous le nom de départ nord, ou traversée de la gare de triage Côte-Saint-Luc, où l’accident est survenu et où se trouvent la majorité des aiguillages de voie ferrée que les employés de la gare de triage sont tenus d’utiliser. Selon la technologue en hygiène industrielle, les relevés de l’enquête technique ont démontré que le système d’éclairement de l’appelante ne fournissait pas les niveaux minimums d’éclairement prévus par le Règlement

[5] Le 30 octobre 2018, à la suite de son enquête, le délégué ministériel a émis une instruction en vertu du paragraphe 145(1) du Code canadien du travail (le « Code »), relevant des contraventions à l’alinéa 125(1)n) du Code et aux paragraphes 3.1 et 3.4 du Règlement. L’instruction se lit comme suit :

Dans l’affaire du Code canadien du travail
Partie ii — Santé et sécurité au travail

Instruction à l’employeur en vertu du paragraphe 145(1)

Le 8 mai 2018, le représentant délégué par le ministre du Travail soussigné était présent au moment où une technologue en hygiène industrielle a effectué un test concernant les niveaux d’éclairement, dans le cadre d’une enquête portant sur le décès d’un employé (sur son lieu de travail) de la compagnie de chemin de fer canadien pacifique, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail; cette enquête s’est déroulée sur le lieu de travail de l’employeur situé au 5901 avenue Westminster, à Montréal au Québec (H4W 2J9), ledit lieu de travail étant parfois appelé la gare de triage Côte-Saint-Luc.

Ladite représentante déléguée par le ministre du Travail est d’avis qu’il a été contrevenu aux dispositions suivantes de la partie II du Code canadien du travail :

N° 1 : Alinéa 125 (1) n) de la partie II du Code canadien du travail, paragraphe 3.1 (1), Règlement sur la santé et la sécurité au travail (trains).

L’employeur ne s’est pas assuré de veiller à ce que les niveaux d’éclairement de la gare de triage Côte-Saint-Luc soient conformes aux normes établies. Le système d’éclairage installé par l’employeur ne fournit pas les niveaux d’éclairement requis dans les aires où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant.

N° 2 : Alinéa 125 (1) n) de la partie II du Code canadien du travail, paragraphe 3.4 – Règlement sur la santé et la sécurité au travail (trains).

Le niveau moyen d’éclairement observé à la gare de triage Côte-Saint-Luc n’atteint pas 50 lux, ce qui correspond au niveau minimum requis dans les aires où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant. Cinquante-deux (52) mesures ont été prises dans la zone connue sous le nom d’extrémité nord du faisceau de départ, où les employés se livrent habituellement aux opérations d’aiguillage et où le niveau moyen d’éclairement était de 7,7 lux.

Par conséquent, il vous est donné instruction par les présentes, en vertu de l’alinéa 145(1)a) de la partie II du Code canadien du travail, de mettre fin aux contraventions le 1er mai 2019 au plus tard.

De plus, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145(1)b) du Code canadien du travail, partie II, dans les délais précisés par le représentant délégué par le ministre du Travail, de prendre des mesures pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition.

Fait à Dorval, le 30 octobre 2018.

Jean Nodorakis
Représentant délégué par le ministre du Travail

[6] L’appelante a interjeté appel de l’instruction auprès du Tribunal de santé et sécurité au travail (le Tribunal) le 28 novembre 2018. L’appelante a également demandé la suspension de la mise en œuvre de l’instruction le 17 avril 2019, que j’ai accordée en date du 18 avril 2019 en attendant l’issue de la procédure d’appel. Les motifs écrits de cette décision ont été publiés le 28 mai 2019 (voir Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, 2019 TSSTC 12).

[7] L’appel a été entendu sur le fond les 18 et 19 juin 2019. Il n’y a pas d’intimé dans la présente affaire.

Question en litige

[8] Je suis saisi de la question de déterminer si l’instruction émise par le délégué ministériel en vertu du paragraphe 145(1) du Code était bien fondée.

Observations de l’appelante

[9] Le premier témoin pour l’appelante était M. Christopher Clark, surintendant à la gare de triage de CP. Il a expliqué les opérations menées à la gare de triage Côte-Saint-Luc, plus particulièrement celles dans les environs de la traversée de la gare de triage où l’incident est survenu. Il a également expliqué les manipulations effectuées par les employés de la gare de triage Côte-Saint-Luc lors de l’utilisation des lanternes de type diode électroluminescentes (DEL). Il a indiqué qu’il n’avait jamais eu connaissance de plaintes quelconques de la part d’employés relativement à l’utilisation de lanternes à la gare de triage.

[10] Le deuxième témoin pour l’appelante était M. Robert Tully, directeur, Systèmes de gestion de la sécurité chez CP. M. Clark a mentionné dans son témoignage qu’il n’était pas en pratique possible d’installer des systèmes d’éclairage puisque cela créerait un nouveau problème de sécurité. Il a expliqué que l’utilisation de la lanterne est une méthode de travail éprouvée dans l’industrie ferroviaire. 

[11] M. David Ayriss, un hygiéniste industriel agréé chez Golder Associés Ltée (« Golder »), était le troisième témoin présenté par l’appelante. M. Ayriss a été entendu par le Tribunal à titre de témoin expert dans son domaine. Il a plus de cinq ans d’expérience dans l’évaluation des niveaux d’éclairement sur les lieux de travail. Il a décrit les évaluations de l’éclairement qu’il a effectuées à la demande de CP dans les environs de la traversée de la gare de triage Côte-Saint-Luc.

[12] L’appelante soutient que l’instruction devrait être annulée puisqu’il n’est pas en pratique possible d’atteindre les niveaux d’éclairement prescrits uniquement en installant davantage de systèmes d’éclairage et que le fait de se conformer à l’instruction entraînerait plutôt des risques pour la sécurité. La conformité à cette instruction entraînerait des risques disproportionnés par rapport aux avantages escomptés.

[13] L’appelante allègue à cet effet que l’article 3.1 du Règlement accorde une certaine latitude aux employeurs en ce qui concerne l’utilisation de lanternes portatives s’il n’est pas en pratique possible d’utiliser uniquement des systèmes d’éclairage fixes. L’appelante prétend que l’instruction a pour effet de faire échec à cette souplesse prévue par l’article 3.1.

[14] L’appelante soutient par ailleurs que la conformité à l’instruction donnerait lieu à de nouveaux risques puisque l’installation de systèmes d’éclairages supplémentaires créerait des obstructions visuelles et physiques pour les personnes à bord des trains en mouvement et celles qui se trouvent à proximité des voies ferrées. L’intervalle auquel il faudrait installer les poteaux pour respecter les niveaux d’éclairements prescrits pourrait créer un risque important lié au gabarit réduit et augmenterait le risque de blessures graves, voire de décès. Il n’y a pas de nombre raisonnable de systèmes d’éclairage supplémentaire qui puisse répondre aux exigences du Règlement.

[15] Il n’est pas en pratique possible d’installer assez de systèmes d’éclairage supplémentaires pour respecter les niveaux exigés aux termes de l’instruction. Cela créerait des risques supplémentaires pour la sécurité et ne contribuerait pas concrètement à respecter le niveau d’éclairement exigé dans les zones où les employés en ont le plus besoin. Ainsi, les désavantages de la mise en œuvre de l’instruction surpassent ses avantages. Les lanternes portatives constituent une solution de rechange nécessaire pour respecter les niveaux exigés d’éclairement sur la gare de triage et leur utilisation est une norme établie du secteur.

[16] L’appelante soumet que le rapport du délégué ministériel ne présente aucune analyse concernant ce qui est en pratique possible et a omis d’appliquer et de suivre les interprétations, les politiques et les lignes directrices avant d’émettre l’instruction. Ces erreurs constituent une preuve additionnelle que la directive devrait être annulée.

[17] L’appelante soutient qu’en adoptant le rapport de la technologue dont les conclusions sont fondées sur des normes légales erronées et une méthode de test inadéquate et en s’y fondant, le délégué ministériel a émis une instruction infondée. Ce dernier s’est ainsi appuyé sur le rapport d’une fonctionnaire non qualifiée, Mme de Repentigny, et l’a retenu. La preuve démontre que Mme de Repentigny n’avait pas les compétences requises. Au moment de rédiger son rapport, elle ne disposait pas des connaissances nécessaires, n’avait pas suivi les formations requises et ne détenait pas d’attestation officielle à titre de technologue en hygiène du travail.

[18] L’appelante allègue que les éléments de preuve démontrent que Mme de Repentigny n’a pas reçu de formation particulière pour évaluer les niveaux d’éclairement utilisés sur les gares de triage ferroviaires et émis par les dispositifs d’éclairage des aires de travail comme les lanternes. Sa déclaration erronée, lors de son témoignage, selon laquelle il ne serait pas nécessaire de déterminer si les lanternes portatives étaient de type DEL ou incandescentes illustre son manque de connaissances en la matière.

[19] L’appelante allègue au surplus que Mme de Repentigny ne possède pas d’expérience en évaluation des niveaux d’éclairement sur les gares de triage ferroviaires avant de rédiger son rapport. L’expérience qu’elle a accumulée en évaluant les niveaux d’éclairement dans une usine de traitement des déchets et dans un bureau administratif ne suffit pas, puisque ces lieux de travail comportent des structures fixes alors que les gares de triage ferroviaires nécessitent plutôt un éclairage en constant mouvement compte tenu des structures mobiles. Le délégué ministériel n’aurait pas dû se fier au rapport de Mme de Repentigny pour émettre l’instruction, compte tenu du manque de compétences de cette dernière.

[20] L’appelante soumet que l’agent d’appel devrait tenir compte du rapport de la société Golder préparé par M. Ayriss et Mme Zeina Nahas, tous deux qualifiés aux termes du Règlement. Ce rapport se base sur des méthodes de test adéquates permettant de bien simuler les conditions et le positionnement des sources lumineuses en soirée et durant la nuit. Plus particulièrement, le rapport de la société Golder établit que l’éclairage a été testé au moyen d’une lanterne tenue en position statique, le bras déployé et légèrement incliné vers l’avant. Contrairement à Mme de Repentigny, les experts ont adapté leurs méthodes d’analyse pour simuler les conditions de travail réelles et l’utilisation des lanternes dans la gare de triage.

[21] L’appelante a par ailleurs fait valoir, au sujet des méthodes de test employées par Mme de Repentigny, que cette dernière a omis de considérer les circonstances particulières en cause comme l’exige le Règlement. Mme de Repentigny a commis une erreur en omettant d’adapter ses méthodes de test pour capter la lumière sur le lieu de travail. Le moyen le plus précis pour évaluer l’éclairage dans ce cas était de capturer la lumière au point de travail, ce qui impliquait d’orienter le capteur vers la source d’éclairage réelle. Les mesures du niveau d’éclairement prises par Mme de Repentigny étaient inexactes puisque l’éclairage habituel de la gare de triage et les conditions de travail n’ont pas adéquatement été enregistrés.

[22] L’appelante plaide également que l’instruction devrait être annulée au motif qu’elle n’est pas suffisamment précise. Premièrement, l’instruction ne précise pas les mesures à prendre pour empêcher la continuation de la contravention présumée au Code, alors que ce dernier prévoit que le ministre du Travail peut donner à l’employeur l’instruction de prendre les mesures qu’il précise pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition. Cette disposition exige des précisions quant aux mesures à prendre pour se conformer à l’instruction, lesquelles n’ont pas été fournies.

[23] Deuxièmement, l’instruction n’indique pas ce qui est en pratique possible. Elle mentionne le fait que les niveaux d’éclairement n’étaient pas conformes aux normes réglementaires, mais il ne s’agit pas du critère juridique pour déterminer s’il y a une contravention au Règlement. Il est difficile d’établir comment l’employeur aurait enfreint le Règlement ou de déterminer les mesures qui pourraient être prises pour remédier aux contraventions présumées, puisque l’instruction ne précise pas ce qui est en pratique possible.

[24] L’appelante fait également valoir que le délégué ministériel a contrevenu à l’équité procédurale en n’abordant pas convenablement la question de ce qui est en pratique possible avant d’émettre l’instruction. L’appelante allègue par ailleurs qu’elle n’a pas eu l’occasion de présenter ses observations sur la question et que si le délégué ministériel avait correctement enquêté sur la question, celle-ci aurait pu être résolue avant l’émission de l’instruction.

[25] L’appelante affirme en outre que le défaut de fournir des précisions et de traiter de ce qui est en pratique possible de façon importante a entraîné une violation de l’équité procédurale qui justifierait l’annulation de l’instruction par l’agent d’appel.

Analyse

[26] Le paragraphe 146.1(1) du Code décrit le pouvoir d’un agent d’appel lorsqu’un appel est formé à l’encontre d’une instruction. Un agent d’appel peut modifier, annuler ou confirmer l’instruction :

146.1(1) Saisi d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) ou de l’article 146, l’agent d’appel mène sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu à la décision ou aux instructions, selon le cas, et sur la justification de celles-ci. Il peut :

(a)soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions; [...]

[27] Dans la présente instance, l’instruction émise par le délégué ministériel relève des contraventions à l’alinéa 125(1)n) du Code et aux paragraphes 3.1(1) et 3(4) du Règlement. L’alinéa 125(1)n) du Code est rédigé ainsi :

125(1) Dans le cadre de l’obligation générale définie à l’article 124, l’employeur est tenu, en ce qui concerne tout lieu de travail placé sous son entière autorité ainsi que toute tâche accomplie par un employé dans un lieu de travail ne relevant pas de son autorité, dans la mesure où cette tâche, elle, en relève :

n) de veiller à ce que l’aération, l’éclairage, la température, l’humidité, le bruit et les vibrations soient conformes aux normes réglementaires;

[28] Les normes réglementaires régissant les niveaux d’éclairement en milieu de travail sont établies dans la partie III du Règlement. En date de l’audition, les articles pertinents de la partie III du Règlement, qui ont depuis été modifiés, étaient rédigés ainsi :

3.1(1) Les niveaux d’éclairage prévus par la présente partie doivent, lorsque cela est en pratique possible, être assurés par un système d’éclairage installé par l’employeur.

(2) Lorsqu’il est en pratique impossible pour l’employeur de se conformer au paragraphe (1), celui-ci doit fournir des lanternes portatives dispensant les niveaux d’éclairage prescrits.

3.2 Pour l’application de la présente partie, le niveau moyen d’éclairement d’un poste de travail ou d’une aire est déterminé de la façon suivante :

a) une mesure est prise à quatre points différents qui sont représentatifs du niveau d’éclairement du poste de travail ou de l’aire et, dans ce dernier cas, situés à 1 m du sol;

 

b) la somme des mesures ainsi obtenues est divisée par quatre.

[...]

3.4 Le niveau d’éclairement dans une aire visée à la colonne I de l’annexe II de la présente partie ne peut être inférieur à celui prévu à la colonne II.

[29] La partie III du Règlement adoptée en vertu de l’alinéa 125(1) n) régit les niveaux d’éclairement sur les lieux de travail dans le secteur ferroviaire. Elle a pour objectif d’assurer une bonne visibilité pour les employés dans le cadre de l’exécution de leurs tâches. À cette fin, le paragraphe 3.1(1) du Règlement exige des employeurs qu’ils assurent les niveaux d’éclairement prévus lorsque cela est en pratique possible, en installant un système d’éclairage. Cependant, lorsqu’il est en pratique impossible d’installer un système d’éclairage, le paragraphe 3.1(2) permet l’utilisation de lanternes portatives dispensant les niveaux d’éclairement prescrits.

[30] Le Règlement établit des niveaux d’éclairement minimaux selon le type de travail qui doit être effectué. L’annexe II (article 3.4) du Règlement établit à 50 lux le niveau d’éclairement devant être assuré par l’installation d’un système d’éclairage ou par l’utilisation de lanternes portatives dans les aires où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant.

[31] La preuve révèle que le système d’éclairage de la gare de Côte-Saint-Luc comporte trois hautes tours d’éclairage et plusieurs lampadaires. À la suite de son enquête sur l’affaire, le délégué ministériel a conclu que l’employeur avait contrevenu au paragraphe 3.1(1) du Règlement en se fondant sur le rapport de Mme de Repentigny qui, selon lui, établit clairement que le système d’éclairage de la gare de triage Côte-Saint-Luc ne dispense pas les niveaux d’éclairement prescrits aux termes du Règlement dans certaines aires où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant.

[32] Avec égards, je suis d’avis que le délégué ministériel n’a pas correctement appliqué le Règlement dans la présente affaire. Comme le prétend l’appelante, l’instruction ne fait aucune allusion à la norme de ce qui est en pratique possible. À la lecture de l’instruction, on ne saurait dire si le délégué ministériel s’est penché sur la question de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, il était en pratique possible de se conformer au paragraphe 3.1(1) du Règlement

[33] La position de l’appelante dans le présent appel a pour fondement essentiel qu’on ne peut conclure qu’elle a contrevenu au Règlement dans la mesure où il n’est pas en pratique possible d’atteindre les niveaux d’éclairement prescrits uniquement à l’aide de systèmes d’éclairage installés. L’appelante fournit des lanternes portatives à ses employés qui travaillent le soir pour éclairer les aires de travail et ces lanternes portatives dispensent à tous moments pertinents un éclairement d’un niveau supérieur à celui prescrit.

[34] Comme il est indiqué ci-dessus, le paragraphe 3.1(2) du Règlement permet l’utilisation de lanternes portatives dispensant les niveaux d’éclairement prescrits lorsqu’il est démontré qu’il est en pratique impossible de le faire en installant un système d’éclairage. Il s’ensuit que la première question à trancher dans le cadre du présent appel est de déterminer si l’appelante a démontré qu’il est en pratique impossible d’installer davantage de systèmes d’éclairage dans la gare de triage pour atteindre les niveaux d’éclairement prescrits.

[35] Au soutien de son argument selon lequel il est en pratique impossible d’installer des systèmes d’éclairage additionnels, l’appelante s’appuie sur les Interprétations, politiques, et guides (IPG) du Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada (EDSC), intitulés « IPG-055, Critères pour établir si les mesures ont été prises “dans la mesure où cela est dans la pratique possible”, “en pratique impossible”, “en pratique possible” et “autant qu’il est raisonnablement pratique et possible de le faire” » et indiquant ce qui suit :

4.2 Les critères qu’un agent de santé et sécurité doit prendre en compte au moment d’établir si la conformité à une disposition particulière du RCSST se ferait « dans la mesure où cela est dans la pratique possible » regroupent à la fois un volet technique et un volet économique face de la conformité :

a. Le volet technique – est-il techniquement possible de se conformer et est-ce que le fait de se conformer entraînerait d’autres risques ou une non-conformité à une autre disposition du RCSST tels que l’invalidation d’une approbation requise par l’Association canadienne de normalisation (ACNOR), Underwriters' Laboratories of Canada (ULC) ou un autre organisme semblable?

b. Le volet économique – le coût de la conformité serait-il trop élevé par rapport aux avantages à en tirer. Ce critère demande une évaluation des avantages de la conformité. Pour évaluer les avantages, il faut tenir compte, des facteurs suivants :

i. quelle est l’ampleur du risque et quelle est la probabilité qu’un employé soit exposé au risque. Plus important est le risque, plus il faut faire d’efforts pour se conformer aux exigences prescrites;

ii. la conformité réduirait-elle suffisamment le risque pour apporter une amélioration évidente (par exemple. l’utilisation d’une structure permanente au lieu d’une structure temporaire assurerait-elle une bien meilleure protection pour l’employé);

iii. l’amélioration serait-elle de courte ou de longue durée (par exemple, prévoit-on défaire l’équipement ou démolir l’édifice bientôt; le lieu de travail est-il aménagé dans un endroit temporaire).

[36] Bien que les IPG soient des lignes directrices internes qui ne lient pas l’agent d’appel, elles peuvent tout de même offrir des directives utiles pour interpréter et appliquer le cadre législatif du Code et de son Règlement (Canada (Procureur général) c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2015 CAF 273).

[37] Après avoir analysé la preuve présentée dans ce dossier, je souscris à l’affirmation de l’appelante voulant qu’il soit en pratique impossible d’installer des systèmes d’éclairage supplémentaires dans la gare de triage pour atteindre les niveaux d’éclairement prescrits, et ce, pour les motifs qui suivent.

[38] Je conclus que l’ajout de structures d’éclairage créerait des obstructions visuelles et physiques pour les employés à bord des trains en mouvement et ceux qui se trouvent à proximité des voies ferrées, ce qui accroîtrait le risque d’accident. La preuve révèle par ailleurs qu’il faudrait ajouter un grand nombre de systèmes d’éclairage pour atteindre les niveaux prescrits d’éclairement puisque des ombres en mouvement sont créées par les wagons de trains en exploitation qui nuisent constamment aux niveaux d’éclairement. Je souscris à la prétention de l’appelante voulant que le coût de ces nombreuses structures soit plutôt élevé par rapport aux avantages à en tirer étant donné que l’installation de systèmes d’éclairage supplémentaires accroîtrait les risques sur le lieu de travail. Enfin, j’estime également très probant le fait que l’utilisation de lanternes portatives est la pratique courante dans le secteur ferroviaire au Canada.

[39] Ayant conclu qu’il est en pratique impossible pour l’employeur de se conformer au paragraphe 3.1(1) du Règlement en installant des systèmes d’éclairage supplémentaires, je dois maintenant décider si les lanternes portatives fournies dispensent le niveau d’éclairement prescrit de 50 lux dans les aires de la gare de triage où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant, conformément au paragraphe 3.1(2) du Règlement.

[40] Comme il a été souligné ci-dessus, le délégué ministériel a pris position et a émis une instruction en se reposant principalement sur le rapport d’évaluation de l’éclairage rédigé par Mme de Repentigny. À l’audience, Mme de Repentigny a été le premier témoin entendu à ma demande. Elle a expliqué la méthodologie qu’elle a employée dans le cadre de l’enquête technique qu’elle a effectuée dans la zone connue sous le nom de « traversée » de la gare de triage Côte-Saint-Luc, où s’effectue la majorité des aiguillages et du triage du matériel roulant et où l’incident est survenu. Bien que certains niveaux d’éclairement aient été mesurés en utilisant des lanternes portatives, la plupart des mesures ont été prises sans utiliser ces lanternes portatives. Elle a présenté ses résultats dans un rapport intitulé « Évaluation des niveaux d’éclairage de la gare de triage Côte-Saint-Luc de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique ». Ce rapport, qui a initialement été rédigé en français et a ensuite été traduit en anglais, conclut ce qui suit :

i. Le niveau moyen d’éclairement de 7,7 lx obtenu autour des aiguillages, sans l’utilisation d’une lanterne portative, était inférieur à la valeur réglementaire de 50 lx, correspondant aux aires où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant, ce qui va à l’encontre de l’annexe II de l’article 3.4 de la partie III (Éclairage) du Règlement sur la santé et la sécurité au travail (trains).

ii. Les niveaux d’éclairement les plus élevés ont été obtenus lorsque l’éclairage direct provenait de la tour d’éclairage à haut mât situé du côté est, aiguillage nord, liaison 2e east loop/east loop de la gare de triage. La valeur moyenne arithmétique des quatre lectures ponctuelles était de 49,6 lx permettant ainsi de maintenir un niveau d’éclairement réglementaire pour cette aire de travail.

iii. Le niveau moyen d’éclairement obtenu autour des aiguillages (liaison nord - côté ouest et liaison nord - côté est), avec l’utilisation d’une lanterne portative, était de 21,5 lx. Malgré l’utilisation de la lanterne portative, il semble que cet accessoire ne contribue pas de façon significative à l’amélioration des niveaux d’éclairement dans l’aire de travail où les employés se livrent aux opérations d’aiguillage et de triage du matériel roulant de manière à rencontrer la norme de 50 lx.

iv. Les niveaux d’éclairement obtenus lors de la lecture de la liste d’inventaire à l’aide de la lanterne portative ont varié entre 70 et 400 lx. L’utilisation de la lanterne portative aide grandement à cette tâche visuelle de lecture qui demande plus de précision.

v. Le niveau d’éclairement des aires où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant doit, dans la mesure du possible, être assuré par un système d’éclairage qui rencontre le niveau minimal de 50 lx. Une réévaluation complète du système d’éclairage de la gare de triage Côte-Saint-Luc incluant la configuration devra être réalisée afin de s’assurer que les exigences règlementaires sont rencontrées.

[41] L’appelante conteste l’exactitude des niveaux d’éclairement mesurés par Mme de Repentigny au moyen du témoignage d’expert de M. David Ayriss, un hygiéniste industriel agréé. M. Ayriss et sa collègue, Mme Zeina Nahas, également hygiéniste industrielle agréée, ont mené deux évaluations de l’éclairage en tenant des lanternes portatives et ont rédigé deux rapports.

[42] Le premier rapport daté du 8 janvier 2019 concluait que le niveau minimal d’éclairement de 50 lux était atteint à une distance approximative allant jusque quatre mètres de la source de lumière DEL (lanternes portatives Star LED) dans les endroits où les mesures ont été prises. Le deuxième rapport daté du 6 juin 2019 a été produit à la suite d’une deuxième évaluation de l’éclairage menée en réponse aux photographies fournies par le délégué ministériel pour illustrer comment Mme de Repentigny a pris les mesures de l’éclairage émis par les lanternes. Les deux rapports décrivent de façon exhaustive la méthodologie suivie pour mesurer l’éclairage. Les méthodes de test ont été adaptées pour recréer les conditions de travail et tenir compte de l’utilisation des lanternes portatives par les employés qui se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant.

[43] Au contraire, les mesures des niveaux d’éclairement fournies par Mme de Repentigny, dans son rapport, ont été prises selon ce qui me semble être une méthodologie erronée. Au cours de son témoignage à l’audience, elle a expliqué qu’elle a suivi la méthode de test qu’elle avait elle-même développée pour prendre diverses mesures, étant donné qu’il s’agissait de la première fois qu’elle effectuait un examen des niveaux d’éclairement sur une gare de triage ferroviaire. Elle n’a pas suivi de formation en matière d’examen des niveaux d’éclairement sur un chemin de fer ni sur une gare de triage ferroviaire. Lorsqu’elle mesurait les niveaux d’éclairement dans les zones où les lanternes portatives sont utilisées, il y avait une autre personne qui tenait la lanterne pendant qu’elle prenait ses mesures, dirigeant le capteur de luminosité vers les objets éclairés. Une photographie que le délégué ministériel a remise à l’appelante illustre que Mme de Repentigny a placé le capteur de luminosité à un mètre au-dessus du sol.

[44] M. Ayriss a témoigné que l’orientation du capteur de luminosité vers la source de lumière est déterminante pour obtenir les niveaux d’éclairement. Il a expliqué et démontré, au cours de son témoignage, comment la façon dont Mme de Repentigny a positionné le capteur de luminosité ne permettait pas de mesurer avec précision les niveaux d’éclairement aux points de travail. Il a confirmé que la deuxième évaluation de l’éclairage effectuée en reproduisant la méthodologie de Mme de Repentigny a démontré que lorsque le capteur de luminosité était correctement positionné, le niveau réglementaire minimal d’éclairement de 50 lux était atteint avec l’utilisation de lanternes portatives.  Je souscris ainsi à l’opinion de l’appelante selon laquelle la méthodologie suivie par Mme de Repentigny dans sa prise de mesures ne permet pas de mesurer avec précision les niveaux d’éclairement aux points de travail et, par conséquent, je conclus que ses mesures des niveaux d’éclairement de la gare de triage ne sont pas fiables.

[45] Je suis donc convaincu, selon l’ensemble de la preuve présentée dans ce dossier, que le niveau d’éclairement requis de 50 lux est atteint dans les aires de la gare de triage où les employés se livrent aux opérations de signalisation, d’aiguillage et de triage du matériel roulant. Par conséquent, j’estime que l’instruction émise par le délégué ministériel n’est pas bien fondée en faits et en droit.

Décision

[46] Pour les motifs qui précèdent, l’instruction émise par le délégué ministériel le 30 octobre 2018 est annulée.

Olivier Bellavigna-Ladoux
Agent d’appel

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