2020 TSSTC 5

Date : 2020-06-17

Dossier : 2017-23

Entre :

Agence des services frontaliers, appelante

et

Alliance de la Fonction publique du Canada, intimée

Indexé sous : Agence des services frontaliers du Canada c. Alliance de la Fonction publique du Canada

Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail à l'encontre d'une instruction émise par un représentant délégué par le ministre du Travail.

Décision : L'instruction est annulée.

Décision rendue par  : M. Olivier Bellavigna-Ladoux, agent d'appel

Langue de la décision : Français

Pour l’appelante : Me Sean Kelly, Groupe du droit du travail et de l'emploi, Ministère de la Justice Canada

Pour l’intimée : Me Kim Patenaude, Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP / s.r.l.

Référence : 2020 TSSTC 5

Motifs de décision

[1] Les présents motifs se rapportent à un appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (le Code) à l'encontre d'une instruction émise en vertu de l'alinéa 145(2)a) du Code par M. Régis Tremblay, représentant délégué par le ministre du travail (« le délégué ministériel ») le 1er juin 2017.

Contexte

[2] L'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a trois bureaux pour le traitement et l’examen du courrier international à Toronto, Vancouver et Montréal. Les agents des services frontaliers (ASF) qui y travaillent appliquent la Loi sur les douanes qui leur permet d’examiner, d’ouvrir des colis et de prélever des échantillons s’il ont des motifs raisonnables de croire qu’ils contiennent des marchandises prohibées, contrôlées ou règlementées en vertu d’une autre loi fédérale.

[3] Depuis décembre 2013, le fentanyl a été retrouvé dans de nombreux colis importés illégalement au Canada en provenance de la Chine. Le 27 juin 2016, le premier cas d’importation de carfentanil (opioïde 100 fois plus fort que le fentanyl) s’est produit à Vancouver. Vers la fin 2016, il y a eu une répartition vers l’Établissement de traitement du courrier international (ETC) Léo-Blanchette, situé à Montréal, du volume de colis non traités, présumé contenir du fentanyl et ses dérivés, pour désengorger le lieu de travail de Vancouver. Les ASF de l’ETC Léo- Blanchette ont commencé à traiter ces colis vers la fin mars 2017. Pour se préparer, l’employeur a donné des consignes aux employés quant à la manipulation du fentanyl et du carfentanil et une formation sur l’administration du naloxone, l’antidote au fentanyl, a été donnée.

[4] Dans le cours des opérations normales, une des tâches du travail des ASF est la recherche de colis suspects qui peuvent contenir des stupéfiants. Lorsqu’un ASF intercepte un colis suspect scellé, le colis est mis de côté et des tests ultérieurs (test TIS, détecteur ionique) sont effectués afin d’identifier la substance inconnue. Les colis suspects seront examinés par un ASF avec une trousse d’identification de stupéfiants (TIS) et des gants en nitrile. Dans ce contexte, l’ASF doit faire une petite incision dans le colis et prélever un infime échantillon de la substance inconnue. Par la suite, cet échantillon est scellé dans des éprouvettes afin de produire des réactions chimiques. Selon les résultats obtenus, le colis sera soit libéré, soit envoyé à un laboratoire pour des tests supplémentaires.

[5] Le 26 avril 2017, Mme Geneviève Leclair, une ASF, a été retrouvée inconsciente par une collègue dans la salle de repos de l’ETC Léo-Blanchette (l’incident Leclair). Des manœuvres de réanimation ont été commencées par des collègues en attendant l’arrivée des premiers répondants. À l’arrivé des ambulanciers, une collègue leur a mentionné que Mme Leclair travaillait sur un colis destiné à l’exportation qu’elle avait identifié comme contenant de la méthamphétamine. Le chef des opérations, M. Éric Paradis, aurait également informé les ambulanciers que l’ASFC avait des préoccupations en lien avec le fentanyl dans ses opérations. Les ambulanciers ont décidé de lui d’administrer l’antidote naloxone et l’ont transporté à l'hôpital. Entre-temps, les colis sur lesquels Mme Leclair travaillait avant l’incident ont été sécurisés puis déposés au laboratoire de Santé Canada par deux autres collègues.

[6] À la suite de cet incident, l’ASFC a suspendu tous les tests, y compris les tests TIS, de tous les colis suspects. L’ASFC a en outre fourni des rappels ainsi que des éclaircissements quant aux procédures applicables dans le cadre de l’examen de colis suspects. L’ASFC a aussi fait décontaminer certaines salles à l’ETC Léo-Blanchette. Des échantillons ont été prélevés qui révèlent qu’une petite quantité de fentanyl se trouvait dans le lieu de travail. Aucune trace de carfentanil n’a été trouvée.

[7] Le 28 avril 2017, l’incident a été signalé au Programme du travail. M. Régis Tremblay a été assigné au dossier et a décidé d'entamer une enquête de situation comportant des risques en vertu du paragraphe 141(1) du Code compte tenu du fait que la victime avait subi une grave lésion.

[8] Le 29 mai 2017, il a émis une première instruction en vertu des alinéas 145(1)a) et b) du Code puisqu’il était d’avis que l’employeur a contrevenu à l’article 19.4 du Règlement Canadien sur la santé et la sécurité au travail pour ne pas avoir recensé et évalué les risques professionnels concernant l’exposition possible des ASF au fentanyl et d'autres drogues du même groupe. L’instruction identifiait aussi une contravention à l’alinéa 125(1)z.04) puisqu’il était également d’avis que l’employeur n’a pas élaboré et mis en œuvre un programme de prévention des risques. Cette instruction n’a pas fait l’objet d’appel de la part de l’employeur.

[9] Le 1er juin 2017, le délégué officiel du ministre du Travail a émis une deuxième instruction en vertu de l’alinéa 145(2)a) du Code qui se lit comme suit :

Dans l'affaire du Code Canadien du Travail

Partie ii — Santé et sécurité au travail

Instruction à l'employeur en vertu de l'alinéa 145(2)a)

Le 25 mai 2017, le délégué officiel du ministre du Travail soussigné a procédé à une enquête concernant le lieu de travail exploité par l'Agence des services frontaliers du Canada, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, et sis au 555, McArthur, Ville-Saint-Laurent, Québec, H4T 1T4, ledit lieu étant parfois connu sous le nom de Agence des services frontaliers du Canada.

Le délégué officiel du Ministre du Travail estime qu'une situation existante dans le lieu de travail constitue un danger pour un employé au travail à savoir :

Le fait qu'un employé puisse être exposé en exécutant ses tâches régulières, à une dose létale ou incapacitante de fentanyl, ou d'autres drogues du même groupe, sans qu'il soit possible de détecter la présence de cette drogue et sans que les mesures actuellement en place permettent de protéger l'employé.

Le 26 avril, Madame Geneviève Leclair, agente des services frontaliers effectuait l'examen de colis destinés à l'exportation dans la salle de saisie du lieu de travail. Elle est entrée en contact avec du carfentanil, un opioïde synthétique ultra puissant possédant une toxicité extrêmement élevée (100 fois plus puissant que le fentanyl). Elle a été trouvée inconsciente par une collègue dans la salle de repos et n'avait qu'un très faible pouls. Les premiers secours prodigués avec l'administration de l'antidote naloxone en trois doses consécutives lui ont sauvé la vie.

Le dernier bulletin opérationnel OPS-2016-19 de l'ASFC (daté du 22 juillet 2016) concernant la manipulation du fentanyl, ne s'applique qu'à l'importation et mentionne aux employés de porter les équipements de protection individuelle et de suivre les lignes directrices SST en tout temps lorsque la présence du fentanyl est soupçonnée. Or, la victime ne pouvait soupçonner la présence du fentanyl puisque les colis en question étaient destinés à l'exportation. La victime avait identifié ces colis comme contenant d'autres drogues, comme la méthamphétamine, ce qui l'a menée à examiner davantage le contenu des colis. De plus l'appareil d'analyse « Ionscan » disponible au lieu de travail ne peut pas détecter le fentanyl.

Par conséquent, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l'alinéa 145 (2)a) de la parte II du Code canadien du travail, de procéder immédiatement à la prise de mesures propres à corriger la situation ou modifier la tâche.

Conformément au paragraphe 145 (3), un avis portant le numéro H0837 a été apposé et ne peut être enlevé sans l'autorisation de l'agent.

Fait à Montréal, ce 1er jour de juin 2017.

[10] Le délégué ministériel a aussi, conformément à ses pouvoirs en vertu du paragraphe 145(3) du Code, apposé un avis de danger dans le lieu de travail, enjoignant à l'employeur de faire cesser l'ouverture de tout colis à l'ETC Léo-Blanchette.

[11] Après avoir reçu l'instruction, M. Paradis, chef des opérations pour l'ASFC, a communiqué avec le délégué ministériel afin d'informer celui-ci des mesures préventives qui étaient en place le jour de l'incident, ainsi que les étapes et procédures additionnelles prises par l'ASFC depuis l'incident. À la réception de cette lettre, le délégué ministériel a informé M. Paradis que la réponse fournie n'était pas suffisante puisqu'il avait besoin d'un engagement de la part de l'ASFC quant aux mesures préventives qui seront prises afin de corriger la situation qu'il a identifiée dans son instruction comme constituant un danger.

[12] Le 23 juin 2017, M. Paradis émet un complément de réponse à sa lettre du 12 juin afin de fournir une liste détaillée des mesures prises et qui seront mises en œuvre par l'ASFC. En réponse à cette lettre, le délégué ministériel a retiré l'avis de danger et a ainsi permis l'examen et l'ouverture des colis par les ASF.

[13] Le 29 juin 2017, l'ASFC a déposé un appel au Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (le « Tribunal ») à l'encontre de l'instruction qui a été émise le 1er juin 2017. Une audience a eu lieu les 13, 14 et 15 mai 2019.

Question en litige

[14] Je dois trancher la question suivante : l'instruction de danger émise par le délégué ministériel en vertu de l'alinéa 145(2)a) du Code est-elle bien fondée ? Plus précisément, je dois déterminer si les employés qui travaillent à l'ETC Léo-Blanchette étaient exposés à un danger tel que défini par le Code.

Témoignage du délégué ministériel

[15] Le délégué ministériel a expliqué ses démarches d'enquête ayant mené à l'émission de l'instruction de danger du 1er juin 2017. Il a présenté un résumé des motifs sur lesquels il a fondé sa décision de danger. Il a confirmé que dans le cadre de son enquête, il n'a pas eu accès au dossier médical de Mme Leclair et n'a pas été en mesure d'obtenir une confirmation officielle indiquant que cette dernière aurait été intoxiquée par du fentanyl ou un de ses dérivés lors de l'incident au travail l'ayant impliqué.

Observations des parties

Observations de l'appelante

[16] L'appelante a convoqué deux témoins. Le premier était M. Brian J. Beech, expert en hygiène industrielle de Santé Canada. M. Beech est un hygiéniste industriel certifié et possède une expérience particulièrement pertinente au sujet de la teneur du présent dossier. Par le passé, il a réalisé une analyse des risques reliés aux opioïdes pour les agents et employés de la Gendarmerie royale du Canada dans le cadre des mandats de saisie et des interventions dans les laboratoires et entrepôts illégaux de stupéfiants. Le second témoin était Mme Maria Nohos, surintendante, Opérations postales et Centre de remboursement des importations occasionnelles, à l'ETC Léo-Blanchette. Elle a expliqué les diverses procédures de travail de l'ASFC à l'ETC Léo-Blanchette.

[17] L'appelante conteste le bien-fondé de l'instruction de danger émis par le délégué ministériel le 1er juin 2017. Selon l'appelante, la preuve n'établit pas l'existence d'une menace ou d'un « danger » au sens du Code au moment que ladite instruction a été émise. De plus, l'appelante fait valoir que tout danger ou risque lié à l'examen de colis était atténué au moment de l'émission de l'instruction de danger par les mesures de prévention mises en place par l'ASFC.

[18] L'appelante réfère à la décision rendue dans Canada (Service correctionnel) c. Ketcheson, 2016 TSSTC 19 (Ketcheson), dans laquelle les critères suivants ont été établis afin de déterminer l'existence d'un danger au sens du Code :

  1. Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
  2. a. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

Ou

  • b. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
  1. La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?

[19] L'appelante soutient que ces critères doivent être appliqués en fonction de la preuve qui se rapporte aux circonstances qui prévalaient au moment de l'émission de l'instruction et non pas à des circonstances qui existaient au moment de l'incident. En outre, l'agent d'appel doit apprécier ces critères en tenant compte des éléments de preuve qui n'étaient pas mis à la disposition du délégué ministériel (Swissport Canada Handling Inc., 2018 TSSTC 3, paras 32 et 43, Compagnie de chemin de fer nationaux du Canada c. Conférence ferroviaire de Teamsters Canada, 2016 TSSTC 20, para 14, et Securitas Transport Aviation Ltd. c. Doyle, 2018 TSSTC 10, paras 63 et 70).

[20] À la suite de l'incident Leclair, l'ASFC avait suspendu tous les tests, y compris celui avec la TIS et avait en même temps fournit les rappels et éclaircissements quant aux procédures suivantes :

  • les agents doivent porter leurs gants en nitrile, qui peuvent être changés au besoin, en tout temps dans le cadre de leur fonction quotidienne;
  • les agents ont à leur disposition des équipements de protection individuelle supplémentaires, tels qu'un appareil respiratoire N-95 et des lunettes de protection;
  • les agents doivent nettoyer leur station de travail et leurs outils avant et après leur travail;
  • les agents sont interdits d'amener des effets personnels et de la nourriture à leur station de travail; et
  • les agents doivent toujours travailler en équipe de deux.

[21] L'appelante soumet que le concept de danger requiert une possibilité raisonnable que la menace alléguée se matérialise. La preuve doit démontrer que la situation causera des blessures à une personne ou la rendra malade, en l'espace de quelques minutes ou quelques heures, dans le cas d'une menace imminente ou qu'elle causera des blessures sévères à une personne ou la rendra gravement malade, dans les jours, semaines, mois ou années à venir, dans le cas d'une menace sérieuse (Securitas Transport Aviation Security Ltd. c. Doyle, 2018 TSSTC 10 paras 70 et 77, Section Locale 419 de Teamsters c. Corporation Gardaworld Services Transport de valeurs Canada, 2018 TSSTC, paras 199 à 201, et Robitaille c. Air Canada, 2019 TSSTC 1, paras 39 à 45).

[22] Selon l'appelante, afin d'apprécier la menace liée à une substance nocive, tel que le fentanyl, il ne suffit pas de constater sa présence dans le milieu de travail, mais plutôt de déterminer si un employé était exposé à un niveau inacceptable de la substance entraînant une menace imminente ou sérieuse à sa santé.

[23] L'appelante soutient que la preuve soumise démontre que les employés à l'ETC Léo-Blanchette n'étaient pas exposés à un niveau inacceptable de fentanyl entraînant une menace imminente ou sérieuse pour la vie et la santé des employés.

[24] L'appelante est d'avis que les motifs énoncés par le délégué ministériel pour émettre l'instruction de danger ne sont pas étayés par la preuve. Au moment où l'instruction de danger a été émise, la menace alléguée, soit les tests des colis pouvant contenir du fentanyl, avait déjà été discontinuée. L'appelante soutient donc qu'il n'y avait plus de danger ni aucune menace de danger au moment de l'instruction du 1er juin 2017.

[25] L'appelante affirme qu'une conclusion d'absence de menace imminente ou sérieuse pour la vie ou la santé des employés est renforcée par le fait que le délégué ministériel soit lui-même revenu sur sa décision qu'un danger existe pour les employés quatre semaines plus tard, et ce, malgré le fait qu'aucune nouvelle mesure de prévention n'avait été mise en œuvre depuis le début de son enquête.

[26] L'appelante prétend qu'une telle conclusion est étayée encore davantage en raison des mesures de prévention déjà en place à la mi-avril 2017. L'appelante est d'avis qu'elle avait éliminé toute menace reliée à la fouille en instaurant les mesures de prévention suivantes :

  • les colis suspects pouvant contenir du fentanyl étaient essentiellement toujours scellés et sécurisés dans le milieu de travail, à moins que le test TIS soit effectué;
  • les agents récoltaient d'infimes quantités de la substance inconnue pour le test TIS afin de réduire l'exposition;
  • les agents portaient des gants en nitrile en tout temps dans le cadre de leur fonction quotidienne afin d'éviter un contact accidentel;
  • les agents étaient bien formés quant à la façon d'utiliser la TIS (S3061-N), la façon d'utiliser la machine à rayons X pour identifier des substances suspectes (S7145-P), la façon d'utiliser leurs masques (H3044-P) et la façon d'effectuer des premiers soins (EPSH1001);
  • les tests, y compris celui avec la TIS, étaient effectués dans des milieux contrôlés afin de réduire le risque d'accident;
  • l'Agence recueillait et communiquait des renseignements au sujet des complots potentiels (par exemple, les modus operandi) afin d'informer les agents des menaces et d'identifier les colis suspects; et
  • l'Agence installait des trousses de premiers soins et des doses de naloxone.

[27] L'appelante soutient qu'il n'y a aucune preuve qui démontre qu'un agent quelconque a été exposé à un niveau inacceptable de fentanyl ou qu'il y avait un taux de fentanyl inacceptable dans l'air ou sur les surfaces de travail à l'ETC Léo-Blanchette.

[28] L'appelante fait également valoir que l'incident Leclair n'est pas pertinent et que l'agent d'appel devrait tirer une conclusion défavorable de l'absence de témoignage de Mme Leclair à l'audience ainsi que du refus de celle-ci, à la demande du délégué ministériel, de divulguer son dossier médical. Pour ces raisons, l'appelante soutient qu'il n'y a aucun fondement pour étayer la prétention que Mme Leclair aurait subi une intoxication accidentelle au fentanyl au travail.

[29] L'appelante soutient qu'il n'y a aucune preuve quant à la cause ou même la nature des lésions subies par Mme Leclair. La preuve suivante présentée à l'audience contredit l'allégation selon laquelle l'incident aurait été causé par une intoxication accidentelle au fentanyl :

  • le témoignage de son témoin expert, M. Beech, qui était d'avis que compte tenu de la preuve au dossier, une intoxication accidentelle au fentanyl en lien avec l'examen d'un colis quelconque n'était pas possible;
  • une discussion qu'a eue le délégué ministériel avec le Dr. Pierre-André Dubé, spécialiste pharmacologue-toxicologue concernant l'incident. Selon le rapport d'enquête du délégué, le Dr. Dubé aurait exprimé des doutes quant à la possibilité d'une intoxication accidentelle compte tenu du délai trop long et du diagnostic de pneumonie chimique;
  • Mme Leclair a mentionné au délégué ministériel qu'elle croyait avoir été intoxiquée par le carfentanil et non le fentanyl alors qu'il n'y a aucune preuve qui démontre la présence du carfentanil dans le lieu de travail;
  • le fait qu'une collègue de Mme Leclair ait entendu les ambulanciers indiquer que le taux de sucre de Mme Leclair était bas au moment de l'incident.

[30] Finalement, l'appelante est d'avis que la preuve établit clairement l'absence de toute menace, qu'elle soit réelle ou potentielle, et qu'il n'y avait donc aucun fondement valable pour la conclusion de danger et l'instruction émise par le délégué ministériel.

Observations de l'intimée

[31] L'intimée a convoqué Mmes Josée Paleovrahas et Chantale Veillette, toutes deux ASF œuvrant à l'ETC Léo-Blanchette. Mme Paleovrahas, a expliqué les procédures de son travail comme ASF. Mme Veillette a décrit les événements dont elle a été témoin le 26 avril 2017, jour du malaise de sa collègue de travail.

[32] Tout d'abord, l'intimée affirme être en accord avec la position de l'appelante selon laquelle l'analyse du danger doit se rapporter aux circonstances qui prévalaient au moment de l'instruction de danger, plutôt qu'au moment de l'incident.

[33] L'intimée soutient qu'une constatation de danger peut être établie sur la base d'une menace imminente ou une menace sérieuse. Comme il est souligné dans Keith Hall & Sons Transport Limited c. Robin Wilkins, 2017 TSSTC 1, une menace sérieuse, tout comme une menace imminente, peut entrainer une constatation de danger, en autant que la menace est susceptible de causer des blessures sévères à une personne ou de la rendre gravement malade. En l'espèce, les employés étaient exposés à une menace sérieuse qui n'était pas imminente puisque l'exposition au fentanyl peut avoir de graves conséquences si des mesures de contrôle ne sont pas établies et renforcées pour protéger les employés.

[34] Contrairement à ce que prétend l'appelante, l'intimée soutient qu'il ne faut pas tirer une conclusion défavorable de l'absence de témoignage de Mme Leclair puisqu'elle est amnésique des évènements entourant l'incident. Pareillement, une conclusion défavorable ne peut être tirée du fait qu'elle aurait refusé la divulgation de son dossier médical, ce qu'elle avait tout à fait le droit de faire.

[35] L'intimée conteste la position de l'appelante selon laquelle il n'y aucune preuve d'une intoxication accidentelle. L'intimée est en outre en désaccord avec la prétention de l'appelante que le témoignage de M. Beech contredit une telle allégation. Selon l'intimée, M. Beech a indiqué dans son rapport qu'une analyse quantitative était nécessaire afin de pouvoir conclure avec certitude qu'il n'y avait pas d'intoxication accidentelle, analyse qui n'a pas été faite.

[36] L'intimée est d'avis qu'aucun poids ne peut être attribué à la discussion qui a eu lieu entre le délégué ministériel et le Dr. Dubé et sur laquelle l'appelante s'appuie pour étayer la conclusion qu'il n'y a pas eu d'intoxication accidentelle puisque le délégué ministériel n'a pas été questionné sur cet échange lors de son témoignage.

[37] L'intimée soutient qu'il est impossible de savoir exactement ce qui s'est passé avant que Mme Leclair soit retrouvée dans la salle de repos puisqu'elle est amnésique des évènements et travaillait seule. Par contre, la preuve révèle que l'état de Mme Leclair s'est amélioré après l'administration des doses de naloxone, qu'elle a subi des séquelles importantes par suite de l'incident, qu'elle a demandé des prestations à la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité au travail (la CNESST) – qui ont été accordées – et qu'elle n'est pas retournée au travail à la suite de l'incident.

[38] Enfin, l'intimée soutient que les mesures préventives mises en place par l'ASFC ne sont pas suffisantes pour corriger la situation qui constitue un danger. En particulier, l'intimée souligne l'aspect temporaire de certaines des mesures mises en place, le manque de formation sur les opioïdes et le fentanyl, les difficultés de communication entre les employés le soir ainsi que l'inhabilité des ASF de détecter le fentanyl. Même si certaines mesures ont été mises en place avant l'instruction de danger, l'intimée est d'avis que la menace n'a pas été corrigée au moment de l'instruction du 1er juin 2017.

[39] Pour toutes ces raisons, l'intimée affirme que l'instruction de danger émise le 1er juin 2017 devrait être confirmée.

Réplique

[40] En réplique, l'appelante conteste l'allégation de l'intimée selon laquelle la dose de naloxone a permis la stabilisation partielle de l'état de Mme Leclair. D'ailleurs, l'appelante s'oppose à l'allégation de l'intimée que Mme Leclair est amnésique des évènements du 26 avril 2017. Aucun témoin expert n'a été appelé à témoigner sur ce fait et il n'y a donc aucun fondement pour étayer cette allégation.

[41] L'appelante précise également que les tests TIS n'ont pas été repris en décembre 2017, contrairement à ce que prétend l'intimée. Depuis décembre 2017, l'ASFC utilise un appareil spectroscopique par mobilité des ions pour identifier les substances inconnues.

[42] Finalement, l'appelante soutient que même si les mesures préventives n'étaient pas toutes en place au moment de l'instruction de danger, il n'y avait ni danger ni menace étant donné qu'il n'y avait plus de test qui s'effectuait à ce moment par les employées de l'ETC Léo-Blanchette.

Analyse

[43] Le paragraphe 146.1(1) du Code décrit le pouvoir d'un agent d'appel lorsqu'un appel est interjeté à l'encontre d'une instruction relative à un danger. Un agent d'appel peut modifier, annuler ou confirmer l'instruction :

146.1(1) Saisi d'un appel en vertu du paragraphe 129(7) ou de l'article 146, l'agent d'appel mène sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu á la décision ou aux instructions, selon le cas, et sur la justification de celles-ci. Il peut :

a) Soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions

[…]

[44] Pour évaluer si l'instruction émise par le délégué ministériel en vertu du paragraphe 145(2) du Code est bien fondée, je dois déterminer s'il existait un danger tel que défini par le Code pour les ASF qui travaillent à l'ETC Léo-Blanchette.

[45] L'article 122 du Code définit le concept de danger comme suit :

Situation ou tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté.

[46] Comme il est mentionné dans les observations des parties, les facteurs à analyser afin de déterminer la présence d'un danger ont été discutés en détail dans la décision Ketcheson et peuvent être décrits ainsi :

  1. Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
  2. a. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

Ou

b. Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

  1. La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?

[47] Le premier volet du test consiste à identifier le risque, la situation ou la tâche qui est prétendu être une menace à pour la vie ou la santé des employés. Il est important de préciser ici que l'instruction de danger ne découle pas d'une conclusion de danger à la suite d'un refus de travail par un employé, mais bien à la suite de l'enquête du délégué ministériel sur les circonstances entourant l'incident Leclair. Dans son instruction, celui-ci a décrit ainsi la situation dans le lieu de travail qui, selon lui, constitue un danger :

Le fait qu'un employé puisse être exposé en exécutant ses tâches régulières, à une dose létale ou incapacitante de fentanyl, ou d'autres drogues du même groupe, sans qu'il soit possible de détecter la présence de cette drogue et sans que les mesures actuellement en place permettent de protéger l'employé.

[48] Le délégué ministériel mentionne également l'incident Leclair et indique que l'employée ne pouvait pas soupçonner la présence de fentanyl dans le colis qu'elle examinait puisque celui-ci était destiné à l'exportation et par conséquent, n'a pas pris les mesures nécessaires pour se protéger contre l'exposition au fentanyl.

[49] Ainsi, la situation alléguée comme constituant une menace pour la vie ou la santé des ASF est reliée à l'exposition possible de ceux-ci au fentanyl ou d'autres drogues du même groupe lorsqu'ils procèdent à l'examen douanier du courrier international.

[50] La prochaine étape de l'analyse consiste à déterminer si cette situation pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour les employés qui y sont exposés.

[51] Dans Ketcheson, l'agent d'appel a expliqué ainsi ce qui constitue une menace imminente :

[129] Le New Shorter Oxford English Dictionary (1993) définit le mot anglais « imminent » comme suit [traduction] : « se dit d'un événement, particulièrement un danger ou un désastre, sur le point de se produire ». Par conséquent, à mon avis, quand on parle d'une chose « imminente », on parle de deux choses : Que quelque chose peut bientôt se produire ou exister et qu'il y a une forte probabilité que cette chose se produise ou existe. On ne dirait pas qu'une chose est « imminente » si elle pouvait se produire sous peu, mais que la probabilité qu'elle se produise n'est qu'une simple possibilité. Il n'y a toutefois aucune connotation concernant la gravité du préjudice. Une menace imminente est quelque chose qui peut entraîner un préjudice grave ou mineur (mais pas sans importance). Un employé ne devrait pas avoir à travailler lorsqu'il y a une menace imminente pouvant faire en sorte qu'il décède ou se coupe un doigt. Dans le lieu de travail, un employé peut considérer qu'une chose est « imminente » si elle peut vraisemblablement se produire ou exister dans les minutes ou les heures qui suivent.

[…]

[205] Une menace imminente existe quand il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche entraîne rapidement (dans les prochaines minutes ou les prochaines heures) des blessures ou une maladie. La gravité du préjudice peut aller de faible (sans être triviale) à grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité que le risque, la situation ou la tâche existe ou ait lieu en présence de quelqu'un ; la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition ; la probabilité que l'évènement ou l'exposition cause un préjudice à une personne.

[52] À mon avis, il n'y a aucun élément de preuve qui pourrait me permettre de conclure, qu'au moment de l'émission de l'instruction, la menace pour la santé ou la vie des ASF se serait matérialisée dans les heures qui suivent. En outre, l'intimée n'allègue pas que les employés étaient exposés à une menace imminente et est d'avis qu'en l'espèce, le débat porte sur la question de savoir si la situation présentait vraisemblablement une menace sérieuse pour la vie ou la santé des employés.

[53] Dans Ketcheson, l'agent d'appel a abordé la notion de menace sérieuse de la manière suivante :

[130] Une menace “sérieuse ” n'est pas nécessairement imminente. Le New Shorter Oxford English Dictionary définit le mot anglais « serious » comme suit [traduction] : « important, grave, ayant (potentiellement) des conséquences importantes, non souhaités en particulier ; qui soulève des préoccupations ; d'un degré important ou d'une quantité considérable. » Dans le langage courant, un employé comprendrait que l'expression « menace sérieuse » à trait à la gravité du préjudice. Il n'y a pas de moment auquel le préjudice pourrait se matérialiser. Un décès, une blessure importante ou une maladie exigeant des soins médicaux pourrait vraisemblablement se produire. Un employé ne devrait pas avoir à travailler avec une concentration élevée de substances cancérigènes même si, avec une période de latence, l'exposition pourrait vraisemblablement causer le cancer dans plusieurs années.

[…]

[210] Une menace sérieuse est une attente raisonnable que le risque, la situation ou la tâche cause des blessures ou une maladie grave à un moment donné à l'avenir (dans les jours, les semaines, les mois ou, dans certains cas, les années à venir). Une chose qui est peu probable dans les prochaines minutes peut être très probable lorsqu'un laps de temps plus long est pris en compte. Le préjudice n'est pas mineur ; il est grave. Une attente raisonnable comprend la prise en compte de ce qui la suit : la probabilité que, la situation ou la tâche existe ou ait lieu en présence de quelqu'un ; la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition ; la probabilité que l'évènement ou l'exposition cause un préjudice à une personne.

[54] Pour les raisons qui suivent, je ne suis pas convaincu que, dans les circonstances décrites dans la preuve, les employés qui travaillent à l'ETC Léo-Blanchette étaient exposés à une menace sérieuse pour leur santé ou pour leur vie.

[55] Tout d'abord, il ne fait aucun doute que le fentanyl est un opioïde synthétique très puissant qui présente un risque important pour la santé d'un individu qui y est exposé. La preuve soumise démontre qu'une surexposition à un opioïde peut entraîner un ralentissement du rythme respiratoire. Le fentanyl peut pénétrer l'organisme par différentes voies d'exposition. Ainsi, un employé pourrait y être exposé par contact avec une surface cutanée non protégée, par inhalation ou par voie d'ingestion accidentelle en raison de mauvaises pratiques d'hygiène.

[56] Selon le témoin expert de l'appelante, M. Beech, afin d'apprécier le risque relié à l'exposition à une substance dangereuse, en l'occurrence le fentanyl ou le carfentanil, il faut tenir compte de la voie de pénétration dans l'organisme et la dose, la quantité ou la concentration. Durant son témoignage à l'audience, il a présenté les diverses concentrations toxiques du fentanyl en cas de contact cutané, d'inhalation ou d'ingestion involontaire. Selon lui, le fentanyl n'étant pas une substance volatile, son inhalation accidentelle en quantité toxique par un ASF qui manipule des colis est très peu plausible. De même, celui-ci est d'avis qu'il est peu probable qu'une exposition cutanée ait des effets nocifs sur la santé des employés. En effet, l'absorption par la peau présente le risque le plus faible puisqu'elle se fait lentement. En cas d'exposition cutanée, un simple lavage des mains ou de la surface touchée à la fin du quart de travail est suffisant pour éviter tout risque pour la santé.

[57] La seule voie d'exposition que M. Beech a identifiée comme étant potentiellement problématique pour les ASF œuvrant à l'ETC Léo-Blanchette est la possibilité d'une ingestion involontaire de fentanyl qui pourrait avoir des effets néfastes sur leur santé. Cela pourrait se produire lorsque, par exemple, un employé touche un objet contaminé et, par la suite, porte la main à la bouche et ingère la substance accidentellement. Ce dernier a toutefois émis l'opinion que le simple port de gants de protection et d'un masque permet de complètement éliminer ce risque.

[58] Selon M. Beech, le délégué ministériel s'est fié sur des informations qualitatives afin d'appuyer ses conclusions concernant le risque potentiel pour la santé des employés relié à l'exposition au fentanyl et autres drogues similaires alors qu'une analyse quantitative qui tiendrait compte de la quantité réelle de substance pouvant se retrouver sur les lieux de travail était nécessaire. En fait, le délégué ministériel n'a pas été capable d'expliquer comment un ASF aurait pu être exposé à une quantité toxique de fentanyl ou un de ses dérivés.

[59] Il convient de noter que le délégué ministériel a déclaré, lors de son témoignage, qu'il n'aurait communiqué pour la première fois avec M. Beech pour obtenir des informations supplémentaires sur la toxicité potentielle du fentanyl et ses dérivés que le 4 juillet 2017, soit un mois après l'émission de l'instruction. Il a également affirmé que les opioïdes, dont font partie le fentanyl et ses dérivés, sont un nouveau sujet d'analyse dans les milieux de travail dont le niveau de danger réel n'est, selon lui, pas toujours clair.

[60] Or, le délégué ministériel a conclu, à la suite d'une analyse qualitative des facteurs ayant causé l'incident Leclair que l'employée a été victime d'une intoxication sévère au fentanyl ou un de ses dérivés. Avec respect, j'ai beaucoup de difficulté à comprendre comment celui-ci a pu arriver à une telle conclusion étant donné qu'il a admis n'avoir jamais eu accès au dossier médical de l'employée et n'avoir jamais obtenu une confirmation officielle indiquant que cette dernière aurait été intoxiquée par du fentanyl et/ou ses équivalents. Dans son rapport d'enquête, il a indiqué ce qui suit :

Les causes de l'intoxication de Mme Geneviève Leclair sont difficiles à établir. Différentes hypothèses ont été développées et analysées. L'hypothèse la plus logique repose sur la contamination croisée à partir d'un colis ou des surfaces de travail contaminées, on parle ici d'ingestion accidentelle. L'inhalation accidentelle constitue également une hypothèse possible. Il n'est cependant pas possible de confirmer l'une ou l'autre de ces hypothèses. Par conséquent nous devons considérer chacune d'entre elle.

Selon la victime, le fentanyl et le carfentanil ont été trouvés dans des échantillons de liquides biologiques prélevés à l'hôpital. L'employeur nous a également transmis cette information verbalement pendant l'enquête. Il n'a pas été possible de valider cette information puisque Madame Leclair a refusé de donner consentement à divulguer ses résultats d'analyse. Il aurait été utile à l'enquête de pouvoir identifier les substances absorbées par la victime.

[Souligné par nos soins]

[61] Il a été établi dans la jurisprudence du Tribunal qu'une conclusion de danger au sens du Code ne peut reposer sur des conjectures ou des hypothèses. Une menace sérieuse est établie lorsque la preuve démontre une possibilité raisonnable de blessures graves ou de maladie à un moment donné dans le futur. À cet égard, l'agent d'appel dans l'affaire Keith Hall & Sons Transport Limited c. Robin Wilkins, 2017 TSSTC 1, mentionne ce qui suit :

[40] Il convient également de noter que le concept d'attente raisonnable (c'est-à-dire, les mots « pourrait vraisemblablement ») demeure inclus dans la définition modifiée. Tandis que l'ancienne définition exigeait que l'on tienne compte des circonstances aux termes desquelles une situation, une tâche ou un risque est susceptible de causer des blessures à une personne ou de la rendre malade, la nouvelle définition exige plutôt que l'on examine la situation, la tâche ou le risque pourrait vraisemblablement une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée. À mon avis, pour conclure qu'il y a présence d'un danger, il faut donc qu'il y ait plus qu'une menace hypothétique. Une menace n'est pas hypothétique si elle peut vraisemblablement causer un préjudice, ce qui signifie, dans le contexte de la Partie II du Code, qu'elle peut causer des blessures à des employés ou les rendre malades.

[41] Pour qu'il y ait présence d'un danger, il faut donc qu'il y ait possibilité raisonnable que la menace alléguée se matérialise, c'est-à-dire que la situation, la tâche ou le risque causeront bientôt des blessures à une personne ou la rendront malade (en l'espace de quelques minutes ou de quelques heures) dans le cas d'une menace imminente ; ou qu'elle causera des blessures sévères à une personne ou la rendra gravement malade à un moment donné dans l'avenir (que ce soit dans les jours, les semaines ou les mois, voire peut-être les années, à venir) dans le cas d'une menace sérieuse. Il convient de mettre l'accent sur le fait que, dans le cas d'une menace sérieuse, il faut évaluer non seulement la probabilité que la menace puisse entraîner un préjudice, mais également la gravité des conséquences indésirables potentielles de la menace. Seules les menaces susceptibles de causer des blessures sévères à une personne ou de la rendre gravement malade peuvent constituer des menaces sérieuses à la vie et à la santé des employés.

[Souligné par nos soins]

[62] Dans Nolan et autres c. Western Stevedoring, 2017 TSSTC 11, l'agent d'appel a également abordé le critère de possibilité raisonnable et a conclu ce qui suit :

[61] Étant donné que la définition du mot « danger » dans le Code est fondée sur le concept de ce qui pourrait vraisemblablement se présenter, la simple possibilité qu'un évènement ou un incident cause un préjudice sérieux ne suffit pas pour conclure à l'existence d'une menace sérieuse. La preuve doit être suffisante pour permettre d'établir que des employés pourraient vraisemblablement être assujettis à un préjudice sérieux en raison de leur exposition au risque, à la situation ou à la tâche en question.

[62] Il n'est pas toujours facile de déterminer si une menace pourrait vraisemblablement se matérialiser ou s'il s'agit plutôt d'une menace indirecte ou hypothétique. Dans chaque cas, c'est une question de fait qui dépend de la nature de la tâche et du contexte dans lequel elle est examinée. Sa détermination exige une appréciation des faits et une décision sur la probabilité de survenance éventuelle d'un évènement. Selon moi, l'un des moyens acceptables de procéder à cette détermination est de se poser la question suivante : une personne raisonnable dûment informée, examinant les circonstances objectivement et d'un point de vue pratique conclurait-elle qu'un évènement ou un incident causant un préjudice sérieux à un employé surviendra probablement?

[Souligné par nos soins]

[63] Plus récemment, la Cour Fédérale a indiqué dans la décision Canada (Procureur général) c. Laycock, 2019 CF 750, que malgré les modifications apportées à la définition de danger, la décision dans Verville c. Canada (Service Correctionnel), 2004 CF 767 (Verville), continue à offrir une orientation utile lorsqu'il s'agit de déterminer si une situation pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse. Dans la décision Verville, la Cour fédérale avait affirmé ce qui suit :

[36] (…) je ne crois pas non plus qu'il soit nécessaire d'établir précisément le moment auquel la situation ou la tâche éventuelle se produira ou aura lieu. Selon moi, les motifs exposés par la juge Tremblay-Lamer dans l'affaire Martin, susmentionnée, en particulier le paragraphe 57 de ses motifs, n'exigent pas la preuve d'un délai précis à l'intérieur duquel la situation, la tâche ou le risque se produira. Si l'on considère son jugement tout entier, elle semble plutôt reconnaître que la définition exige seulement que l'on constate dans quelles circonstances la situation, la tâche ou le risque est susceptible de causer des blessures, et qu'il soit établi que telles circonstances se produiront dans l'avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable.

[Souligné par nos soins]

[64] Après avoir examiné la totalité de la preuve déposée à l'audience, j'estime que la conclusion de danger du délégué ministériel repose sur une menace hypothétique. À mon avis, le délégué ministériel ne pouvait pas se fier uniquement sur un incident, dont il admet lui-même ne pas connaître les causes, pour conclure à un danger au sens du Code.

[65] Le témoignage de Mme Nohos a révélé que durant la période entourant l'émission de l'instruction, plusieurs analyses ont été effectuées sur les surfaces de travail et sur les colis présents au moment de l'incident Leclair, afin de déceler la présence du fentanyl et/ou du carfentanil. Les échantillons prélevés n'ont pas révélé la présence de fentanyl ou de carfentanil sur les surfaces de travail ou dans l'air. Seule une quantité infime de fentanyl a été trouvée à la surface de l'emballage à l'intérieur d'un colis.

[66] Les concentrations minimes de fentanyl retrouvées sur le lieu de travail lors des démarches d'enquête et d'analyses effectuées sont, de l'avis du témoin expert de l'appelante, bien en deçà de ce qui pourrait être considéré comme une dose toxique. Selon son opinion professionnelle, les facteurs de risques pour les ASF sont passablement faibles si les employés suivent les procédures de travail mises en place par l'employeur et portent des équipements de protection individuelle. Ces derniers peuvent inclure le port de gants en nitrile, de vêtements à manches longues, d'un masque (type N95) et des lunettes de sécurité. M. Beech, a toutefois précisé, qu'à son avis, le port de gants en nitrile et le lavage des mains avant les pauses et à la fin du quart de travail, sont suffisants pour permettre de prévenir efficacement les risques que posent l'exposition au fentanyl et ses équivalents.

[67] Je suis donc d'avis que l'ensemble de la preuve produite n'étaye pas la conclusion du délégué ministériel qu'un employé aurait pu être exposé à une « dose létale ou incapacitante » de fentanyl. De même, l'allégation du délégué ministériel selon laquelle Mme Leclair aurait été intoxiquée à la suite de son exposition au fentanyl ou une autre drogue du même groupe n'est tout simplement pas étayée par aucun élément de preuve.

[68] Le témoin expert de l'appelante a déclaré qu'il n'était pas en mesure de faire de lien, sur la base de la preuve au dossier, entre le malaise que l'employée a ressenti cette journée-là et son exposition au fentanyl ou un de ses dérivés dans le cadre de ses activités normales de travail. Il convient de noter que le témoignage de M. Beech n'a pas été contredit par aucune preuve. L'intimée n'a pas fait témoigner Mme Leclair et n'a pas déposé en preuve son dossier médical.

[69] L'intimée allègue toutefois, dans ses observations écrites, que Mme Leclair est amnésique des évènements entourant l'incident du 26 avril 2017 et prétend qu'il est possible de déduire qu'elle a subi une intoxication accidentelle des faits suivants:

  1. son état s'est amélioré après l'administration de trois doses de naloxone,
  2. elle a des séquelles importantes et à ce jour n'est toujours pas retournée au travail, et
  3. sa demande de prestations auprès de la CNESST fut accordée.

[70] Je ne peux accepter ces prétentions de l'intimée. Comme l'a soutenu l'appelante, aucune expertise n'a été fournie pour confirmer la condition médicale de l'employée et, à mon avis, il n'est tout simplement pas possible de conclure qu'elle a été victime d'une intoxication accidentelle sans une preuve directe de la cause et de la nature des blessures qu'elle a souffertes cette journée-là.

[71] L'appelante a énuméré, dans ses observations écrites, un certain nombre de mesures préventives qu'elle a mises en place avant et après l'incident Leclair. Ces mesures ont été décrites dans le résumé des observations de l'appelante et j'estime qu'il n'est pas nécessaire de les répéter ici de façon détaillée.

[72] À mon avis, compte tenu de l'opinion formulée par le témoin expert de l'appelante, selon laquelle les niveaux de concentration de fentanyl retrouvés sur le lieu de travail ne sont pas susceptibles de causer des effets néfastes sur la santé des ASF si ceux-ci portent des gants en nitrile et adoptent de bonnes pratiques d'hygiène en se lavant les mains, les mesures qui étaient en place au moment de l'émission de l'instruction étaient suffisantes pour atténuer le risque relié à l'exposition des ASF au fentanyl ou d'autres drogues analogues lors de la manipulation des colis.

[73] Considérant tout ce qui précède, je conclus que la preuve recueillie à l'audience ne démontre pas une possibilité raisonnable que les ASF qui travaillent à l'ETC Léo-Blanchette puissent être exposés à une dose létale ou incapacitante de fentanyl ou d'autres drogues analogues.

[74] Je note également que l'appelante a mis en œuvre des mesures supplémentaires après l'émission de l'instruction. Cependant, ces mesures ne sont pas pertinentes dans l'évaluation de la question de savoir si un danger existait pour les employés au moment de l'émission de l'instruction. En outre, l'employeur était tenu de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à l'instruction à moins d'obtenir une suspension de celle-ci par un agent d'appel.

[75] Pour toutes ces raisons, je conclus que les employés travaillant à l'ETC Léo-Blanchette n'étaient pas exposés à un danger au sens du Code et l'instruction émise par le délégué ministériel à cet effet n'est pas bien fondée.

Décision

[76] Pour ces motifs, l'appel est accueilli et l'instruction émise par le délégué ministériel, le 1er juin 2017, est annulée.

Olivier Bellavigna-Ladoux
Agent d'appel

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