2021 TSSTC 2

Date : 2021-08-05

Dossier : 2018-22

Entre :

Benoît Lachapelle, appelant

Et

Service Correctionnel du Canada, intimé

Indexé sous : Benoît Lachapelle c. Service Correctionnel du Canada

Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code canadien du travail à l’encontre d’une décision rendue par un représentant délégué par le ministre du travail.

Décision : La décision d’absence de danger est modifiée.

Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel

Langue de la décision : Français

Pour l’appelant : Me Catherine Sauvé et Me Quentin Phaneuf, Laroche Martin, Service juridique de la CSN

Pour l’intimé : Me Stefan Kimpton, Ministère de la Justice Canada, Services juridiques du Secrétariat du Conseil du Trésor

Référence : 2021 TSSTC 2

Motifs de décision

[1] La présente décision concerne un appel déposé le 2 août 2018 conformément au paragraphe 129(7) du Code canadien du travail (le Code) par M. Martin Bibeau, au nom de l’appelant M. Benoît Lachapelle, à l’encontre d’une décision d’absence de danger rendue le 27 juillet 2018 par Mme Jenny Teng, déléguée ministérielle, à la conclusion de son enquête concernant le refus de travailler de l’appelant dans le lieu de travail situé au Centre Régional de Réception (CRR), Unité spéciale de détention (USD), Établissement de Sainte-Anne-des-Plaines (Québec). Contrairement à la conclusion de la déléguée ministérielle, l’appelant soumet en appel qu’un danger existe pour un agent de plancher en raison de la plus grande puissance de l’arme à feu récemment déployée pour usage par les agents de passerelle sans que des mesures additionnelles de sécurité ne soient instaurées et tenant compte du fait que les fenêtres des salles communes ne seraient pas assez résistantes pour arrêter un projectile tiré avec ladite arme.

Contexte

[2] L’USD est un centre de détention à sécurité maximale composé de cinq ailes autour d’un poste de contrôle central. Chaque aile est composée de rangées au rez-de-chaussée (plancher) comportant les cellules des détenus, une aire de fouille (SAS), une salle commune vitrée et une cour extérieure (préau). Ces aires sont surplombées d’un réseau de passerelles permettant aux agents correctionnels qui y sont postés de faire la surveillance des activités des détenus dans la salle commune ou dans le préau de chaque aile. Une surveillance constante est assurée par les agents dans le poste de contrôle central et dans les salles par l’entremise de caméras de surveillance de même que par des agents correctionnels effectuant des rondes sur les passerelles. Des agents dits « de plancher » circulent également dans les corridors reliant les diverses parties du rez-de-chaussée à diverses fins dont la surveillance des détenus. L’USD comporte cinq salles communes ayant toutes la même configuration à savoir, une salle délimitée par un mur de béton et trois murs vitrés en polycarbone et une grille de sécurité. Ces salles communes sont situées entre le SAS et/ou des corridors donnant accès à d’autres salles comme le gymnase. Les passerelles comportent des meurtrières qui sont situées à des endroits stratégiques permettant de couvrir les zones critiques des salles communes. Ces meurtrières sont dimensionnées pour recevoir une carabine C-8 ainsi qu’un lanceur à coups multiples de 40 mm et permettent un arc de tir de 90 degrés sans que les armes soient prises à travers la grille de sécurité et à partir de deux positions offrant une ligne de tir complète dans chaque salle commune.

[3] L’élément de fond de scène autour duquel se décline la présente affaire est le remplacement de l’arme à feu mise à la disposition des agents correctionnels en poste sur la ou les passerelles de surveillance surplombant les salles communes de l’USD à savoir, le remplacement de la carabine 9 mm par la carabine Colt 556 (C-8), une arme plus puissante, dont l’implantation aurait eu lieu, selon l’appelant, sans mesures de sécurité supplémentaires. En bref, advenant un tir vers une salle commune par l’agent en poste sur la passerelle avec la carabine Colt 556, il y aurait danger « mortel » pour un (les) agent(s) pouvant se trouver en poste sur le plancher du rez-de-chaussée et déployé(s) pour prendre le contrôle d’un incident dans une salle commune ou encore se trouvant sur le plancher pour une quelconque raison, si le projectile tiré de la passerelle de surveillance atteignait une vitre d’une salle commune d’une quelconque manière. Plus précisément, l’employé ayant refusé de travailler prétend que les fenêtres des salles communes de l’USD au travers desquelles les agents de plancher (rez-de-chaussée) peuvent être vus (sauf pour le cas du SAS dont la fenêtre est brouillée) ne seraient pas assez résistantes pour arrêter une balle tirée à partir de la passerelle et que par conséquent, il existe un risque pour un agent se situant à l’extérieur de la salle commune de recevoir une balle directement ou par ricochet.

[4] Dans sa décision visant à déterminer s’il y avait effectivement danger relativement aux circonstances invoquées par l’appelant lors de son refus de travail, la déléguée ministérielle s’est fondée sur les décisions de ce Tribunal examinant entre autres la notion de « menace sérieuse » faisant appel à la notion de  vraisemblance de survenance savoir, Service correctionnel du Canada c. Ketcheson, 2016 TSSTC 19 (Ketcheson); et Keith Hall & Sons Transport Limited c. Robin Wilkins, 2017 TSSTC 1 (Keith Hall & Sons Transport Limited), de même que sur la décision dans l’affaire Nolan et autres c. Western Stevedoring, 2017 TSSTC 11 (Nolan et autres), où l’agent d’appel avait précisé :

[60] En bref, au moment d'établir si un risque, une situation ou une tâche sur le lieu de travail peut vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou la santé des employés lorsque, comme dans le cas présent, l'exposition des employés au risque, à la situation ou à la tâche n'est pas contestée, il faut prendre en considération les probabilités suivantes : (i) la probabilité que le risque, la situation ou la tâche causera un événement ou un incident susceptible d'occasionner des blessures ou rendra malade; et (ii) la probabilité que, si cet événement ou cet incident survient, il causera un préjudice sérieux (c'est-à-dire grave) à un employé.

[61] Étant donné que la définition du mot « danger » dans le Code est fondée sur le concept de ce qui pourrait vraisemblablement se présenter, la simple possibilité qu’un évènement ou un incident cause un préjudice sérieux ne suffit pas pour conclure à l’existence d’une menace sérieuse. La preuve doit être suffisante pour permettre d’établir que des employés pourraient vraisemblablement être assujettis à un préjudice sérieux en raison de leur exposition au risque, à la situation ou à la tâche en question.

[62] Il n’est pas toujours facile de déterminer si une menace pourrait vraisemblablement se matérialiser ou s’il s’agit plutôt d’une menace indirecte ou hypothétique. Dans chaque cas, c’est une question de fait qui dépend de la nature de la tâche et du contexte dans lequel elle est examinée. Sa détermination exige une appréciation des faits et une décision sur la probabilité de survenance éventuelle d’un évènement. Selon moi, l’un des moyens acceptables de procéder à cette détermination est de se poser la question suivante : une personne raisonnable, dûment informée, examinant les circonstances objectivement et d’un point de vue pratique, conclurait-elle qu’un évènement ou un incident causant un préjudice sérieux à un employé surviendra probablement?

[souligné par nos soins]

[5] Bien qu’à ce stade de la présente décision, nous n’en soyons qu’à la description de la structure des conclusions de la déléguée ministérielle en l’instance, il est important de noter dès maintenant la difficulté, au plan terminologique, qu’occasionne l’emploi du terme « vraisemblablement » (vraisemblable) par le législateur dans la définition de « danger » au Code pour correspondre à l’expression « reasonably be expected » (« reasonable expectation ») dans sa version anglaise, laquelle expression a été rendue dans maintes décisions de ce Tribunal par la notion d’attente raisonnable. Ainsi, dans la citation qui précède, où on a voulu censément tracer une ligne entre ce qui est vraisemblable et ce qui ne l’est pas, au sens du Code, la version traduite de cette décision (voir Nolan et autres) emploie les mots « vraisemblablement » (vraisemblable), « probablement » (probable) et « possibilité » (possible) aux fins d’établir des distinctions, alors que selon les dictionnaires Le Petit Robert et le Multi Dictionnaire de la Langue Française, les mots « vraisemblable », « possible », « plausible » et « probable » sont synonymes. J’apporte cette précision en raison des passages suivants des conclusions de la déléguée ministérielle qui illustrent une certaine confusion des termes qui mène à se questionner sur la validité des conclusions:

En l’espèce, il existe certes une possibilité qu’une situation violente entre des codétenus dans la salle commune de l’USD se dégénère jusqu’au point qu’une intervention armée est requise pour maîtriser la situation, mais l’employeur a mis en place plusieurs mesures pour réduire la probabilité de survenance de cette situation…

… Bien qu’il existe une procédure en 7 étapes pour le maniement sécuritaire de la carabine C‑8, il est plausible qu’en raison du haut niveau de stress, la vision tubulaire, les mouvements agités des détenus et le manque de temps pour évaluer la situation qu’un agent correctionnel manque son tir…

À la suite d’une analyse complète des éléments de preuves présentées ainsi que l’ensemble des faits constatés dans la présente affaire, il est plausible qu’une balle puisse être tirée à partir de la passerelle de surveillance et qu’un agent en poste à proximité de la salle commune puisse recevoir un projectile à travers la vitre d’une salle commune. Cependant, la véritable question à trancher est celle portant sur le caractère vraisemblable de la survenance de cette situation. La réponse à cette question est que cette situation alléguée constitue davantage une possibilité qu’une probabilité raisonnable…

Pour fins de précision, il importe de noter que les termes employés par le Code au plan de la définition de « danger » sont « reasonably expected » dans la version anglaise, ce qui est rendu en français par « vraisemblable » et non « probabilité raisonnable ».

[6] Dans son rapport, la déléguée a confirmé que des altercations impétueuses, donc impliquant violence, entre détenus sont susceptibles de se produire dans les salles communes et à l’USD en général. À cet égard, la déléguée fait état de statistiques couvrant les trois années ayant précédé le refus et au cours desquelles 74 interventions à l’USD, dont 19 dans une salle commune, ont nécessité le recours à la force de la part des agents et précise que dans aucun des cas dans une salle commune le recours à l’utilisation de la carabine C-8 n’a été requis. Le rapport d’enquête précise que, sur la base de la preuve présentée, l’utilisation des armes à feu est inhabituelle à l’USD et un coup de feu tiré en direction d’un détenu l’est encore plus. La déléguée explique cette conclusion comme suit :

Bien que des altercations impétueuses puissent arriver, il faut également prendre en considération que les agents correctionnels sont bien formés pour intervenir. En principe, l’employeur a sélectionné des employés qui ont les habiletés nécessaires pour effectuer leurs tâches et répondre rapidement aux situations d’urgence et il leur fournit une formation annuelle. Selon l’employeur, le temps de réaction des agents est rapide et les moyens à leur disposition permettent de régler la majorité des situations sans la nécessité d’utiliser la carabine C-8. Cette déclaration est appuyée par des statistiques récentes des trois dernières années, à savoir il y a eu 74 interventions nécessitant le recours à la force pour maîtriser une situation à l’USD, dont 19 interventions dans une salle commune. De plus, selon des statistiques présentées par l’employeur sur les coups de feu à travers les pénitenciers canadiens, il n’y a eu aucun coup de feu tiré en direction des détenus dans les dernières années puisque l’ensemble des coups de feu tirés sont des coups de semonce tirés sur une cible prévue à cet effet. En se fiant sur la preuve présentée, il est raisonnable de croire que l’utilisation des armes à feu est inhabituelle à l’USD et un coup tiré en direction d’un détenu est encore plus rare.

[souligné par nos soins]

[7] S’inspirant de ce qui précède, la déléguée a estimé que, pour conclure à l’existence d’une menace sérieuse, il doit exister des circonstances au-delà d’une menace hypothétique ou d’une simple probabilité, basées sur des faits concrets, qui permettront à une personne raisonnable de conclure qu’il existe une « possibilité raisonnable » que les employés soient exposés à la menace sérieuse alléguée. Il y a lieu de noter qu’alors que ci-haut, dans l’extrait de son rapport, la déléguée parlait de « probabilité raisonnable », elle emploie ici l’expression « possibilité raisonnable ». Tout en reconnaissant qu’en l’espèce, il existe certainement une possibilité qu’une situation violente entre des codétenus dans une salle commune de l’USD dégénère au point qu’une intervention armée soit requise, la déléguée a fait valoir dans sa décision d’absence de danger que les mesures prises « en amont » par l’employeur, soient-elles au plan de l’équipement des agents que des procédures, modes de fonctionnement ou modèle d’engagement, suffisent à réduire la « probabilité » de survenance d’une telle situation.

[8] En résumé, la déléguée a déterminé que pour conclure à la survenance/l’existence d’une menace sérieuse, il était nécessaire que l’ensemble des conditions suivantes existent simultanément, à savoir que les arrangements pour mitiger les risques de bagarre entre codétenus ne portent pas fruit, que les agents correctionnels n’aient pas su détecter les signes avant-coureurs malgré une surveillance constante, que les moyens moins létaux que la carabine C-8 ne s’appliquent pas pour régler la situation, que la situation ait lieu dans une salle commune à un endroit ou le champ de tir est en ligne directe et/ou qu’une balle puisse passer par ricochet, que l’agent correctionnel n’ait pas pu évaluer les risques autour de son champ de tir, que l’agent correctionnel manque son tir, qu’un autre agent correctionnel se retrouve à proximité de la salle commune malgré les directives de ne pas circuler près de la salle commune en cas d’une urgence et de se tenir à l’extérieur de la zone de sécurité, que la balle tirée passe à travers une fenêtre de la salle commune et qu’elle atteigne un agent correctionnel. Sur la base de ces multiples conditions, la déléguée a conclu à l’absence de vraisemblance d’une menace sérieuse puisqu’à son avis, du point de vue objectif d’une personne raisonnable dûment informée et au courant des circonstances propres à l’USD, on ne peut conclure que la preuve soumise permet d’établir qu’il existe une « probabilité raisonnable » que toutes ces conditions se présentent en même temps pour la survenance du danger allégué.

Question en litige

[9] La décision de la déléguée ministérielle Teng voulant que le danger invoqué par l’appelant   au moment du refus de travail était-elle bien fondée ou, en d’autres mots, l’appelant était-il exposé à un danger, tel que défini par le Code, au moment d’exercer son droit de refuser de travailler ? Cette définition stipule que « danger » signifie une « situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté ».

Arguments des parties

A) Arguments de l’appelant

[10] La description des faits et circonstances que fait l’appelant au soutien de son argumentation recoupe largement celle que fait la déléguée ministérielle, telle que rapportée ci-dessus et par conséquent, il n’est pas nécessaire de la répéter. L’appelant apporte toutefois certaines précisions qu’il est utile de souligner.

[11] Ainsi, l’appelant fait valoir que la carabine C-8 a été implantée à l’USD en 2015 en remplacement de deux carabines qui étaient utilisées antérieurement, soit la carabine AR 15 de calibre .223 et la carabine Colt 9 mm. Il appert que la décision de l’intimé de procéder au remplacement de ces deux armes tenait du fait de la fin du cycle de vie de celles-ci et que le Service correctionnel du Canada (SCC) avait décidé d’opter pour un calibre unique pour toutes les fins d’utilisation, et non pas du fait que l’ancienne arme, la Colt 9 mm, n’était pas assez puissante pour servir à l’intérieur de l’USD, même si moins puissante que la carabine C-8. Il appert qu’avant mai 2015, les agents correctionnels utilisaient la carabine AR 15 uniquement à l’extérieur des murs de l’établissement dans l’exercice de la patrouille. Cette carabine est de même calibre que la carabine C-8 et elle a la même longueur de canon, ce qui fait des deux des armes puissantes de longue portée, contrairement à la carabine Colt 9 mm, laquelle était déployée à l’intérieur de l’établissement, au poste de la passerelle ainsi qu’au poste de contrôle. Sur ce point, l’appelant fait valoir que la carabine C-8 a été implantée sans aucune mesure de sécurité supplémentaire malgré sa puissance supérieure, la seule preuve testimoniale présentée par la partie intimée se limitant à faire valoir que l’implantation de la C-8 s’était faite en partenariat avec la Gendarmerie Royale du Canada (GRC).

[12] Selon l’appelant, le nœud du problème que soulève le refus de l’agent correctionnel Lachapelle réside dans le fait que l’officier de passerelle dont c’est le devoir de préserver la vie pourrait tirer avec la carabine C-8 sur un ou des détenus se trouvant dans une salle commune qui est vitrée sur trois des quatre côtés (comme toutes les autres) et que le projectile tiré de ladite carabine pourrait traverser lesdites vitres qui ne sont pas assez résistantes ou à l’épreuve desdits projectiles tirés par ladite carabine, lesquels pourraient dès lors frapper un ou des agents en poste sur le plancher au rez-de-chaussée qui se trouveraient de l’autre côté d’une de ces vitres.

[13] Dans le cadre de ses observations, l’appelant présente une description de l’USD qui reprend celle faite dans le rapport d’enquête de la déléguée Teng citée préalablement. Toutefois, l’appelant précise que dès lors qu’une salle commune a des fenêtres sur trois de ses côtés, un grand pan de fenêtre (le plus grand) se trouve directement devant le corridor central du poste de contrôle, là où les agents et autres membres du personnel circulent, alors que sur les deux autres côtés de ladite salle, on retrouve de façon symétrique une porte et de grandes fenêtres en hauteur donnant chacune sur l’intérieur d’un tambour aux fenêtres givrées, lieu servant aux fouilles et au menottage. En ce qui concerne la passerelle (2e étage) où se trouve le ou les agents armés, les photographies en preuve montrent deux petites fenêtres pouvant servir de meurtrière d’où l’officier de passerelle peut utiliser la carabine C-8 sur des détenus dans la salle commune et l’une de ces fenêtres fait face aux pans de fenêtres avec porte donnant sur les corridors du 1er étage (rez-de-chaussée) où travaillent les agents dits de « plancher ».

[14] L’appelant a fait appel aux services d’un expert en balistique judiciaire, M. Guillaume Arnet, pour évaluer la capacité balistique des matériaux en présence dans le contexte soulevé par la présente affaire à savoir, un tir d’une meurtrière vers les fenêtres d’une salle commune et le corridor. M. Arnet a été reconnu comme témoin expert par le Tribunal.

[15] Lors de son témoignage, M. Arnet a précisé que mis à part l’autorisation donnée par l’intimé pour sa visite des lieux aux fins de prendre certaines mesures, de calculer certaines distances et angles de tir ainsi que de visualiser les bandes-rubans au sol, l’employeur a refusé de lui fournir un échantillon de vitres des salles communes et de la munition utilisée pour la C-8 pour procéder à l’expertise en laboratoire, de lui fournir certains renseignements ou de lui permettre d’apporter ou utiliser certains équipements. Le témoin a fait valoir qu’il a pu se procurer ailleurs lesdits échantillons (dans le cas de la munition en s’adressant au manufacturier General Dynamics), étant familier avec ces lieux puisqu’il avait déjà procédé, à l’USD et dans d’autres établissements carcéraux à ce genre d’expertise. L’expert a pris en compte le fait que les matériaux des fenêtres n’étaient pas homogènes, c’est-à-dire que le matériel de type polycarbonate avoisinait une épaisseur de 12 mm par endroit dans sa construction « feuille pleine » et dans d’autres « cadrage » (sections) était composé de deux feuilles plus fines avec un vide d’air entre les deux. Aux fins de son expertise, le témoin a fait porter son analyse sur le scénario le plus favorable à freiner un projectile (plus résistant), à savoir une feuille pleine épaisseur de 12 mm en polycarbonate MakrolonR, ainsi que l’angle de tir de la meurtrière le moins favorable à savoir, une trajectoire descendante avec un angle maximum de 40 degrés. Il a fait appel par photo à l’imagerie haute vitesse (25 000 images par seconde) pour déterminer la perte de vitesse du projectile, sa déviation de même que sa fragmentation lors de l’impact avec le matériau. À cet égard, le témoin expert a procédé à une étude comparative impliquant la carabine C-8 et une arme du même calibre que l’ancienne carabine de service, la Colt 9 mm qu’a remplacé la C-8. Pour ce faire, il a pris en compte les matériaux des fenêtres. Il a aussi considéré l’angle de tir le plus favorable et le moins favorable à freiner un projectile.

[16] Le rapport d’expertise du témoin qui a été déposé en preuve établit que la carabine C-8 est suffisamment puissante pour que le projectile du même calibre que celui employé à l’USD puisse traverser les fenêtres des salles communes et ce, sans perdre véritablement de vitesse. De façon plus précise, les résultats comparatifs des deux expertises établissent ce qui suit selon l’expert : dans le cas de la carabine C-8, « il s’avère que le projectile traverse presque sans résistance les panneaux de polycarbonate MarkolonR de 12 mm. La décélération n’étant que de 8.5%, la déviation de 3 degrés et la fragmentation quasi nulle (rétention de masse quasi complète). L’énergie du projectile, après le passage à travers le matériel, avoisine les 1590 joules et le projectile fragmente complètement la boite crânienne synthétique (servant de cible). Ce tir est létal ». En comparaison, le test en laboratoire avec une arme de même calibre que la carabine Colt 9 mm, lequel visait, tout comme le précédent test, à déterminer si les fenêtres offraient une certaine résistance, cette fois-ci, au calibre de l’ancienne carabine Colt 9 mm, donne le résultat suivant que décrit l’expert : « Ce test… montre la très forte décélération (99.8% de l’énergie du projectile est absorbée par le polycarbonate) et la fragmentation majeure subie par le projectile (ce qui diminue la taille et la masse des fragments projetés). Le projectile de calibre 9 mm est entré dans le polycarbonate avec une énergie de 559 joules et seulement deux petits fragments sont ressortis avec une énergie totale résiduelle de seulement 1.4 joule. Ces fragments n’ont pas l’énergie suffisante pour perforer la peau ». L’expert tire la conclusion suivante de son expertise comparative : « Le polycarbonate de 12 mm était donc vraisemblablement une barrière efficace pour protéger le personnel dans le corridor lorsque l’ancienne arme de service était en opération ». En conclusion générale de son expertise, M. Arnet affirme que : « Il existe un réel danger pour le personnel, présent dans le corridor adjacent à une aire commune, d’être gravement blessé ou atteint mortellement par un tir effectué depuis la meurtrière d’une passerelle à l’aide de la carabine C-8 et de la munition actuelle. Ce risque est présent que le personnel soit à l’intérieur ou à l’extérieur des démarcations collées au plancher… ».

[17] L’appelant note que les conclusions de l’expert en balistique à l’effet que les vitres des salles communes n’offrent pas de résistance à un projectile tiré par la carabine C-8 ne sont pas affectées par l’information donnée à la déléguée ministérielle par la partie intimée à l’effet que les vitres en question sont composée d’un matériau d’une épaisseur de 3 mm alors que l’expert a constaté que ledit matériau (polycarbonate) était composé de deux feuilles plus minces que 12 mm avec un vide d’air entre les deux pour le cadrage et avoisinant 12 mm pour les feuilles pleines. Compte tenu du fait que l’angle de tir de la passerelle est meilleur (plus direct) que l’angle de tir de la meurtrière de 40 degrés mesuré par l’expert, signifiant que ces fenêtres offrent encore moins de résistance au projectile vue leur épaisseur, l’appelant argue que ceci n’affecte aucunement la validité des conclusions de l’expert.

[18] Ce qui précède mène l’appelant à postuler qu’un agent correctionnel travaillant sur le « plancher » dans les corridors attenants aux salles communes court un « très grand risque » si un tir de la passerelle venait à survenir puisque les fenêtres des salles communes n’offrent aucune protection. Cette conclusion de l’appelant se veut conséquemment la réponse à la première partie du test applicable à la détermination de danger au sens du Code, lequel a été établi par l’arrêt du Tribunal dans le dossier Ketcheson. Ledit test ou grille d’analyse, outre l’identification initiale du risque allégué, de la situation ou de la tâche, prévoit de déterminer si ce risque (situation ou tâche) pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou une menace sérieuse pour la vie ou la santé de la personne qui y est exposée. S’ensuit la détermination à savoir si cette menace existera avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté. Finalement, le test requiert de déterminer si le danger identifié constitue une condition normale d’emploi.

[19] L’appelant prend la position que ledit risque pourrait vraisemblablement présenter une « menace sérieuse » pour la vie ou la santé de la personne qui y est exposée, omettant la question de savoir si ledit risque (situation ou tâche) pourrait ou, dans le cadre du refus de travail de l’appelant le 16 juillet 2018, pouvait présenter une menace imminente. L’appelant est d’avis qu’en se penchant sur l’hypothèse de la « menace sérieuse », une importance particulière doit être accordée à la notion de vraisemblance, tel que l’explique le Tribunal dans son arrêt Service correctionnel du Canada c. Courtepatte, 2018 TSSTC 9 (Courtepatte) :

[42] … j’estime que la notion la plus importante dans cette définition est celle de la « vraisemblance ». Cette notion lie, dans la définition, les sources de la menace (« tâche, situation ou risque ») et la nature de la menace (« imminente ou sérieuse »). En accordant aux mots leur sens grammatical ordinaire, en harmonie avec l’économie du Code et son objet, il est clair que pour qu’un danger existe, une menace, sans égard à sa provenance, n’a qu’à revêtir un potentiel raisonnable d’existence et n’a pas à exister concrètement. Plus précisément, le moment déterminant est celui où le risque, la situation ou la tâche atteint le niveau de menace imminente ou sérieuse, quelque part entre la certitude et l’hypothèse. Les faits et la situation de chaque cas vont permettre de préciser où se situe le risque par rapport aux deux extrémités du spectre, sous la forme d’une menace imminente ou sérieuse. Plus précisément, étant donné la définition de « danger » dans le Code, chaque cas doit être évalué sur la base des faits qui, pour être considérés comme équivalant à une menace, imminente ou sérieuse, n’ont pas besoin de constituer une certitude, mais ne peuvent équivaloir à une simple hypothèse.

[20] L’appelant fait valoir que l’expression « menace sérieuse » vise la gravité du préjudice sans pour autant préciser quand le préjudice se matérialisera. Il soumet également que l’expression « pour la vie ou pour la santé » fait appel à un préjudice touchant la personne, à savoir un décès, une blessure grave ou une maladie importante, soulignant que, selon la jurisprudence, l’examen des faits permet d’évaluer la possibilité raisonnable que le risque survienne. Cette évaluation par le Tribunal ne devrait pas se limiter au fait qu’un incident se soit déjà produit ou non, et doit plutôt prendre en compte la possibilité qu’il se produise en tenant compte de tous les faits entourant la situation ou le risque.

[21] Aux fins d’étoffer sa prétention quant à l’existence d’une menace sérieuse, l’appelant met en relief un certain nombre d’éléments, dont une part importante ont été présentés à la déléguée ministérielle lors de son enquête. Ainsi, l’appelant décrit le caractère particulier de l’établissement Sainte-Anne-des-Plaines, un établissement à sécurité plus que maximale ou « supermax », où sont incarcérés dans l’unité USD les détenus qui ne peuvent être gérés sans danger dans aucun autre établissement à sécurité maximale, ces détenus présentant un danger persistant pour le public, le personnel ou les autres détenus et étant les plus dangereux au Canada. L’appelant renforce cette description en soulignant la terminologie qu’emploie la Directive du Commissaire 706 sur les détenus de l’USD à l’effet que les normes de comportement auxquels ils sont astreints prévoient qu’on s’attend à ce qu’ils interagissent « de façon non violente et non menaçante tout en étant normalement soumis à une surveillance constante et directe-indirecte », ce qui contraste avec les normes prévues pour les détenus à sécurité maximale, lesquelles prévoient qu’on s’attend à ce qu’ils interagissent « de manière efficace et responsable tout en étant soumis à une surveillance fréquente et directe-indirecte ». L’appelant explique que l’USD, qui a une capacité maximale de 90 détenus, en comptait une quarantaine au moment du refus en juillet 2018.

[22] Dans le cadre de l’horaire invariable des journées à l’USD, la durée de la présence possible de détenus dans les salles communes est d’environ sept heures par jour, laquelle se répartit selon les quatre plages horaires suivantes : 9 h 30 à 11 h 30; 13 h 30 à 15 h 30; 18 h 30 à 20 h 15 et 21 h à 22 h 30. Durant ces plages horaires, deux agents correctionnels de niveau I travaillent sur le plancher et s’occupent, entre autres, du déplacement des détenus. Tous les mouvements dans l’unité se font selon le pro rata pour deux officiers – un détenu et un mouvement à la fois. Tout détenu est menotté et fouillé par palpation dans le SAS avant de sortir de sa rangée de cellules. Également, les officiers patrouillent dans les corridors durant les activités et peuvent être interpellés par des détenus. En outre, deux agents correctionnels de niveau II travaillent sur le plancher où l’un coordonne les déplacements du plancher et l’autre travaille à la logistique dans le bureau. Il est possible que d’autres personnes puissent se déplacer dans les corridors durant ces périodes, dont la directrice et le directeur adjoint aux opérations (DAO) qui doivent respectivement faire une tournée une fois par jour, et l’infirmière qui peut être appelée à visiter un détenu. Il est clair, selon l’appelant, que les agents correctionnels sont appelés à travailler dans les corridors adjacents aux fenêtres des salles communes et même s’il est exact de dire que le passage en marchant devant une salle commune ne requiert que quelques secondes, l’appelant souligne qu’il y a en fait cinq salles communes et que le corridor à l’intérieur duquel circulent les agents tourne autour du poste de contrôle, menant à la conclusion que lorsque les agents de plancher patrouillent ou escortent en suivant le corridor, ils sont exposés si un tir de la passerelle survient.

[23] Une zone délimitée au plancher (ruban collé), notée par le témoin expert, a fait l’objet d’explication par le DAO Hodnick Supprien, témoignant pour l’intimé. Ce dernier note que lorsque la sirène d’urgence sonne, annonçant la survenance d’une situation, le réflexe des agents est d’aller voir ce qui se passe et ainsi s’approcher de la situation qui se présente et donc des fenêtres, et d’aller vers les salles communes, tendance que confirme le DAO Supprien en expliquant que c’est justement pour cette raison qu’il a émis une note de service particulière (3092-1) et délimité par du ruban au sol une zone devant les fenêtres des salles communes donnant sur le corridor où les agents ne doivent pas se tenir ou s’arrêter dans de telles circonstances. L’appelant rappelle toutefois le témoignage du DAO au Tribunal voulant que puisque les agents correctionnels doivent réagir rapidement sur le plancher dans de tels cas, il est possible que lesdits agents ne respectent pas les zones délimitées par le ruban au sol. En outre en ce qui a trait à l’exposition des agents dans de telles circonstances, l’appelant note que le témoin expert en balistique entendu à l’audience précise dans son rapport produit en preuve que « la zone délimitée au plancher (ruban collé) dans la section corridor ne protège aucunement le personnel d’un tir potentiellement létal. Lorsqu’à l’extérieur de cette zone, il est possible d’atteindre un individu du torse aux pieds dans la zone A et de la tête aux pieds dans la zone B… Aussi, après impact sur le plancher du corridor, des fragments de projectiles à haute vélocité seront projetés au niveau des jambes, et ce sur une section importante de la superficie du corridor… ». L’appelant ajoute qu’il y a également un risque dans le corridor du SAS, devant les fenêtres givrées qui comportent une porte, toutes les fouilles ayant lieu dans le tambour devant ces fenêtres et où des marques au sol indiquent l’endroit où doit se tenir le détenu. Ainsi, l’agent correctionnel qui effectue la fouille fait dos aux fenêtres et est donc moins visible et identifiable du fait de la pellicule givrée.

[24] L’appelant fait en outre valoir que les fonctions et responsabilités des agents correctionnels de passerelle entrent en compte dans l’évaluation du caractère sérieux de la menace. Il note que les agents correctionnels qui y sont postés durant les périodes mentionnées précédemment où des détenus se trouvent dans les salles communes doivent patrouiller les cinq salles communes, les cinq préaux, l’école et les locaux de rencontre des intervenants et ont une vue directe sur tous ces lieux. L’un est équipé du 40 mm, i.e. un fusil lance gaz ou lance projectile d’impact, et l’autre est armé de la carabine C-8 portée en bandoulière. Outre ces deux agents, un agent correctionnel de niveau II occupe en permanence un bureau de surveillance par caméras (centre de contrôle) dont il ne doit jamais sortir et qui, dans ce rôle de surveillance, doit avertir les officiers de toute situation problématique. À cet égard, il est clair selon les ordres de poste en preuve que l’utilisation de l’arme à feu par un agent correctionnel n’est pas seulement une possibilité et que dans le cadre de ses responsabilités, l’agent peut avoir l’obligation, être forcé d’en faire usage (« il peut devoir utiliser une arme à feu »). Il est également clair que le recours délibéré à l’arme (tir) à l’endroit d’un individu en vue de prévenir la mort, des lésions corporelles graves ou des évasions ne doit survenir que s’il n’existe pas d’autres moyens moins radicaux, que si les autres mesures n’ont rien produit ou qu’elles ne constituent pas l’intervention la plus sûre et la plus raisonnable dans les circonstances. Ceci présuppose que l’agent correctionnel agit en fonction du Modèle d’engagement et d’intervention (MEI) lorsqu’il s’efforce de neutraliser activement les agressions des détenus, les émeutes et les tentatives d’évasion. Ledit MEI constitue l’outil qui doit primer pour toute intervention impliquant un recours à la force et qui, fondé sur le risque, vise à guider les membres du personnel dans l’exécution des activités liées à la sécurité et à la santé afin de prévenir les incidents, d’y réagir et de les régler en utilisant les interventions les plus raisonnables selon le principe de l’évaluation et réévaluation en continu d’une situation, donc du niveau de risque par rapport à la menace, en faisant usage de l’outil HIM (habilités, intention, moyens) visant les détenus.

[25] L’appelant note que selon un témoin de la partie intimée, M. Benoit Juneau, les agents correctionnels n’ont pas à s’interroger relativement au premier élément de l’outil HIM (habilités) en ce qui concerne les détenus de l’USD puisqu’il est notoire que ceux-ci ont les habilités nécessaires pour mettre une menace à exécution. Par contre, relativement aux deux autres éléments (intention et moyens), l’évaluation de la situation par les agents se fonde sur ce qu’ils observent, de sorte qu’ils peuvent évaluer le risque et déterminer les moyens à prendre, le spectre du risque allant de faible, requérant la « sécurité active », à risque élevé qui fait entrer en compte les armes à feu. L’appelant souligne qu’il a clairement été mentionné lors de l’audience que l’utilisation ou le recours aux divers moyens ne se fait pas selon un ordre de gradation mais en fonction de l’évaluation du risque par le ou les agents correctionnels sur place, signifiant ainsi qu’alors que les agents disposent de plusieurs outils ou moyens, il n’y a pas de hiérarchie ou ordre prédéfini quant à leur utilisation. Ainsi, selon le témoin Juneau, des situations peuvent se présenter requérant de faire immédiatement usage de l’arme C-8 sans même tirer un coup de semonce, l’agent passant ainsi immédiatement de « charger à tirer » dans le but de préserver une vie, une altercation pouvant être très rapide (dix secondes ou moins).

[26] À cet égard toutefois, l’appelant précise que dès lors qu’à titre d’agent de la paix, un agent correctionnel est autorisé aux termes du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, à tirer directement sur un agresseur aux fins de préserver la vie de la victime, le corollaire de cette autorité est la responsabilité criminelle de l’agent selon l’utilisation qu’il fait de son arme. Ainsi, l’agent correctionnel doit suivre une formation initiale d’environ trois jours (maniement, puissance, munition, enrayage, concepts de tir, etc.) et se qualifier par un test de tir devant satisfaire certains critères. Qui plus est, il doit également se requalifier annuellement et là encore, obtenir un résultat minimal sur une cible fixe à une distance de 50 et 100 mètres. L’appelant attire l’attention sur le cahier de formateur pour la carabine C-8 qui précise que « vous devez être prêt à tuer un autre individu dans le cadre de vos fonctions ». La preuve testimoniale entendue fait une distinction entre les tirs de qualification et requalification annuelle, lesquels surviennent dans des conditions favorables et contrôlées, et les tirs qui surviennent dans la situation de stress marquant un incident, ce qui rend la précision d’un tir difficile puisqu’il faut agir promptement, ce qui peut causer chez l’agent la « vision tunnel », i.e. le rétrécissement du champ visuel périphérique, alors que le balayage visuel est nécessaire pour voir les menaces pouvant exister en dehors du champ visuel réduit du tireur.

[27] La preuve statistique présentée par l’appelant démontre la survenance de plusieurs événements où la carabine C-8 a été déployée dans des salles communes. Ainsi, la preuve est à l’effet que des incidents (bagarres, assauts avec armes artisanales) entre détenus surviennent dans ces salles, lesquelles sont de dimensions réduites et où jusqu’à neuf détenus peuvent se retrouver simultanément lors du ou des seuls moments de la journée où ils ne sont pas isolés en cellule. L’appelant note à cet égard que les agents correctionnels ont observé que dans les salles communes, les détenus se tiennent toujours le dos au mur, n’offrent jamais leur dos aux autres détenus, que leur comportement est imprévisible. Les occupants de l’USD sont dangereux puisque dans maints cas, ils purgent des peines d’emprisonnement à perpétuité et n’ont rien à perdre. L’appelant reconnait toutefois que même si la C-8 a été déployée dans les salles communes, il n’est survenu aucun tir direct sur un détenu à l’USD. Relativement au tir que pourrait exécuter un agent aux fins de préserver la vie, même si les agents ont reçu une formation les amenant à agir avec calme, l’appelant argue qu’on peut difficilement prévoir la réaction « émotionnelle » d’un agent lors d’un événement comportant un risque élevé, et qu’en fait personne ne peut prédire que le tir de la passerelle atteindra sa cible à tout coup, même si à courte distance et bien que l’agent se soit qualifié par des tirs sur une cible éloignée. Prétendre le contraire serait simpliste et ferait abstraction de facteurs extérieurs ou propres à une situation donnée, comme par exemple le fait que les détenus bougent en se battant ou le fait que la situation exige un angle de tir moins confortable qu’aux qualifications.

[28] Revenant sur la puissance de la carabine C-8, l’appelant renvoie au témoignage d’un témoin de la partie intimée, M. Robert Williams Ferguson, voulant que cette arme ait une puissance de perforation plus forte que la carabine Colt 9 mm qu’elle a remplacée et à celui du seul témoin expert, M. Arnet qui, suite à un tir de la C-8 dont le projectile passe à travers la pièce de polycarbonate qui compose les fenêtres des salles communes pour ensuite faire exploser un crâne synthétique rempli de gel balistique, précise dans son rapport que « l’énergie du projectile après le passage à travers le matériel avoisine les 1590 joules et le projectile fragmente entièrement la boîte crânienne synthétique. Ce tir est létal… Aussi, après impact sur le plancher du corridor, des fragments de projectiles à haute vélocité seront projetés au niveau des jambes, et sur une section importante de la superficie du corridor ». L’appelant ajoute ainsi qu’un tel projectile peut donc infliger un trou dans le corps constituant un « vacuum » mortel, et qu’un ricochet sur le plancher peut de la même manière infliger de graves blessures aux jambes, voire même des blessures mortelles si la balle touche une artère principale. L’appelant ajoute également qu’un tel projectile de la C-8 passe à travers les gilets balistiques (pare-balles) 2A des policiers et donc peut perforer encore plus facilement les gilets anti-perforation que portent les agents correctionnels. En bref, selon l’appelant, un tir de la carabine C-8 par l’officier de passerelle expose vraisemblablement l’agent correctionnel de plancher à une menace sérieuse à sa vie et à sa santé.

[29] Ceci étant, l’appelant fait valoir que cette menace existera avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté, puisqu’aucune mesure de contrôle ou d’atténuation ne peut réussir en l’espèce à enrayer entièrement la menace d’un tir de la carabine C-8 de la passerelle. À cet égard, l’appelant renvoie à ce que la partie intimée a fait valoir être une mesure d’atténuation des risques, soit la note de service 3092-1 rédigée par le DAO Supprien. Ce document, cité en entier par l’appelant, précise en particulier que « [b]ien que de récents tests démontrent que les vitres des salles communes offrent une résistance à un impact de balle de calibre 5.56 », le personnel doit observer certaines mesures de sécurité, dont le port de l’équipement de sécurité et procéder à des vérifications d’usage avant de prendre leur poste et que « lorsqu’un incident se déroule dans une salle commune, aucun employé ne devrait se trouver près des fenêtres ou des portes tant et aussi longtemps que la situation n’est pas sous contrôle et que l’utilisation de la carabine C-8 est toujours probable. Une zone de sécurité est délimitée par un ruban au sol. Veuillez vous assurer de demeurer à l’extérieur de cette zone ». Selon l’appelant, ce qui est désigné dans cette note de service n’atteint pas le but recherché puisque l’affirmation fausse (ce qu’a confirmé viva voce à l’audience le témoin Supprien) de la résistance des vitres des salles communes à une balle tirée par la carabine C-8 en annule l’effet, alors que dans le cadre de ce qu’il est convenu de désigner comme le « système de responsabilité interne » (SRI), auquel fait référence le Tribunal dans l’arrêt Ketcheson, un employé a le droit de connaître tous les risques auxquels il peut être exposé. Ainsi, l’affirmation fausse d’absence de risque formulée par cette directive en annule le caractère sérieux pour le personnel et accentue le danger auquel il est exposé.

[30] L’appelant met en outre en relief le manque de sérieux et de rigueur de l’intimé eu égard à ladite directive en rappelant que la preuve testimoniale entendue par le Tribunal démontre que le positionnement dudit ruban au sol n’a fait l’objet d’aucune mesure ou test, qu’il n’a été fait appel à aucun expert pour en déterminer le positionnement, et que le rapport d’expert produit en preuve maintient que ledit ruban n’ajoute aucune mesure supplémentaire de sécurité et crée un faux sentiment de sécurité. Reconnaissant qu’il existe d’autres moyens susceptibles d’utilisation, incluant le recours à la force, avant que le recours à l’arme à feu ne soit requis, l’appelant précise que ces interventions peuvent n’avoir aucun effet ou encore que le temps peut empêcher d’y recourir, citant sur ce point la décision du Tribunal dans l’affaire Courtepatte. Le Tribunal a précisé dans cette affaire que ce ne sont pas tous les incidents qui atteignent un degré de gravité tel que l’intervention armée devient nécessaire et  donc que des mesures progressives peuvent être nécessaires, c’est-à-dire être employées, mais que dans les cas où ce degré est atteint et donc que ces mesures progressives ne peuvent ou ne peuvent plus l’être, ce qui peut couvrir une période de très courte durée, i.e. des périodes de quelques secondes, alors « il n’y a aucune solution de rechange à une intervention armée lorsque cette dernière est nécessaire, c’est-à-dire lorsque des agents (ou des détenus) sont exposés à un risque de blessures graves ou de décès ». Le Tribunal a conclu que dans de tels cas, il fallait conclure par l’affirmative à la troisième question du test Ketcheson, à savoir que la menace existerait avant que le risque ne soit écarté, la tâche modifiée ou la situation corrigée, même si les agents sont formés à tirer sécuritairement, puisque des facteurs existent tels que la pellicule givrée de certaines vitres, le stress qu’imposent certaines situations à risque élevé, la nature des détenus de l’USD et la « vision tunnel » en situation de tir, qui font que la menace reste présente. La position de l’appelant sur cette question est conséquemment que le risque ne peut être écarté avant que la menace existe et que par conséquent, M. Lachapelle était exposé à un danger au sens du Code au moment de son refus. L’appelant offre comme suggestion pour enrayer ce danger de remplacer la carabine C-8 par une arme faisant usage de munitions qui seraient inoffensives après avoir traversé les fenêtres des salles communes, étant donné le rapport d’expert qui a démontré que le polycarbonate des fenêtres des salles communes ne peut vraisemblablement constituer une barrière efficace comme c’était le cas pour l’ancienne arme de service (Colt 9 mm).

[31] Eu égard à la dernière question des critères ou « test » d’analyse que formule le Tribunal dans sa décision Ketcheson, à savoir si le danger identifié constitue une condition normale d’emploi, l’appelant soumet que tel n’est pas le cas et ce pour les raisons suivantes à savoir, que le danger identifié n’est pas de nature résiduelle, et que l’évaluation de la raisonnabilité des mesures prises par l’employeur ne prend pas en compte la gravité du risque à éliminer. En ce qui a trait à la notion de la nature résiduelle de la condition normale d’emploi, l’appelant s’appuie sur la jurisprudence constante du Tribunal, dont Armstrong c. Canada (Service correctionnel), 2010 TSSTC 6 (Armstrong); Service correctionnel du Canada c. Laycock, 2017 TSSTC 21 (Laycock); et Courtepatte pour avancer que malgré l’absence de définition spécifique de cette notion dans le Code, les tribunaux l’ont maintes fois interprétée comme représentant le danger qui « subsiste une fois que l’employeur a pris toutes les mesures nécessaires pour éliminer, réduire ou contrôler le danger, la situation ou la tâche et pour lequel aucune instruction ne peut raisonnablement être donnée en vertu du paragraphe 145(2) du Code pour protéger les employés ». Selon l’appelant, l’employeur en l’instance n’a pas pris les mesures préventives nécessaires pour ramener le danger ou risque au niveau résiduel.

[32] Par ailleurs, concernant l’évaluation de la raisonnabilité des mesures prises par l’employeur, l’appelant fait valoir que cette évaluation doit prendre en compte la gravité du risque, notant sur ce point que c’est ce que l’article 122.2 du Code prévoit en imposant à l’employeur une hiérarchie de mesures préventives selon laquelle l’élimination du risque est la priorité, signifiant en somme que « plus le risque est important, plus l’employeur doit s’efforcer de l’atténuer », ce principe désigné également par l’expression [Traduction] « faible fréquence, risque élevé » trouvant application en l’instance. Ainsi, selon l’appelant, le fait que la possibilité d’un tir direct envers un détenu ne soit pas fréquente ne fait pas en sorte que l’on doive prendre moins au sérieux la gravité du préjudice qui émane de ce risque. À cet égard, l’appelant renvoie à la décision du Tribunal dans Armstrong qui stipule que « ce principe veut que si un évènement est susceptible d’avoir des conséquences très graves ou critiques pour une personne, des mesures doivent être prises pour prévenir ces conséquences, sans égard à la probabilité que l’évènement survienne ». S’en remettant au témoignage et au rapport du témoin expert qu’il a fait entendre démontrant qu’un tir de la carabine C-8 était létal dès qu’il atteignait une partie du corps avoisinant un organe de la victime, l’appelant conclut qu’un tel risque est d’une très grande gravité qui ne peut être éliminée par l’employeur qui d’ailleurs n’a pas pris de mesures de contrôle entièrement efficaces, menant de ce fait à la conclusion que ce danger ne constitue pas une condition normale d’emploi.

[33] L’appelant estime donc en conclusion que la décision de la déléguée ministérielle doit être annulée, que le Tribunal doit conclure que l’appelant était exposé lors de son refus à un danger qui ne constituait et ne constitue pas une condition normale d’emploi et demande au Tribunal d’émettre toute instruction jugée pertinente.

B) Arguments de l’intimé

[34] D’entrée de jeu, l’intimé demande au Tribunal de rejeter l’appel puisqu’en accord avec la déléguée ministérielle qui a conclu à l’inexistence de danger, à savoir l’absence de vraisemblance d’une menace sérieuse.

[35] Quant aux faits propres à cette affaire, l’intimé en fait la description en passant en revue les témoignages des trois témoins présentés par la partie appelante (MM. Bibeau, Lachapelle et Arnet) de même que ceux des quatre témoins présentés par l’intimé (M. Juneau, Mme Emily Greenfield, M. Ferguson et M. Supprien), introduisant le tout en rappelant qu’une audience devant le Tribunal constitue une procédure de novo.

[36] Eu égard à la preuve verbale présentée par l’appelant, l’intimé répète en grande partie ce qu’ont dit les témoins de l’appelant lors de l’interrogatoire principal, rendant ainsi inutile d’en faire la répétition complète ci-après. L’intimé note cependant que l’agent correctionnel Bibeau, ayant mentionné la formation initiale et la qualification annuelle relativement à l’utilisation de l’arme à feu, a reconnu n’avoir jamais eu à faire usage de l’arme à feu dans le cadre de ses fonctions et qu’à sa connaissance, il n’y a jamais eu de tir vers un détenu à l’USD, maints autres outils étant disponibles aux agents pour obtenir l’arrêt d’agir des détenus.

[37] Ce dernier situe le moment du risque qu’il craint entre le moment où il visualiserait la scène, prendrait une respiration, regarderait dans la mire et appuierait sur la gâchette pour un tir vers la cible non-stationnaire, moment qu’il reconnait être de très courte durée.

[38] Selon le témoin Bibeau, au plan d’identifier des cibles, il est possible de discerner les ombres à travers certaines des vitres des salles communes qui comportent une pellicule (SAS), sans pour autant pouvoir identifier plus précisément. En ce qui concerne le témoignage de l’appelant Lachapelle, l’intimé note que le témoin a reconnu que le recours à l’arme à feu n’a jamais été nécessaire pour maîtriser une situation impliquant des détenus dans les salles communes à l’USD étant donné les autres outils ou moyens disponibles (alarme sonore, lance-gaz, etc.), et que dans son cas, il n’a jamais eu à faire usage de l’arme à feu dans le cadre de ses fonctions. L’intimé note également que l’appelant Lachapelle a confirmé qu’il n’y avait pas de raison pour un officier de plancher de s’immobiliser devant une fenêtre de salle commune puisque les officiers de plancher se déplacent et que leurs passages devant les fenêtres des salles communes ne durent que quelques secondes, alors que les détenus, dont la répartition en rangées de cellules est faite selon leur compatibilité ou incompatibilité, ne se retrouvent pas tous en salles communes en même temps. L’intimé rappelle par ailleurs que M. Lachapelle, qui avait prétendu dans son refus que les températures caniculaires de l’époque affectaient le comportement des détenus et augmentaient la possibilité d’une intervention armée, n’avait pu expliquer concrètement en quoi ces températures pouvaient accroître le risque, sauf pour dire qu’il ressentait à cette époque une atmosphère plus lourde qu’il liait à ladite canicule et admettant qu’aucune utilisation d’arme à feu n’avait eu lieu à sa connaissance durant cette période.

[39] Concernant la preuve de la partie appelante présentée par le témoin expert en balistique, M. Arnet, l’intimé rappelle que ce témoignage a été autorisé par le Tribunal quant à sa nécessité et sa pertinence et ce, malgré l’opposition formulée par l’intimé qui maintient que le Tribunal ne devrait accorder aucun poids au rapport ou au témoignage de l’expert puisque ce témoignage n’était ni nécessaire ni pertinent à la véritable question en litige, l’intimé ne prétendant pas que les vitres des salles communes peuvent résister à une balle de l’arme à feu à la source du litige. L’intimé réitère que les vitres en question n’ont pas été conçues pour résister aux tirs des armes à feu, que ce soit celle présentement utilisée (C-8) ou la précédente. Notant que le rapport de l’expert visait à évaluer la résistance potentielle des vitres des salles communes les plus épaisses à partir de plusieurs suppositions, dont le type de vitres utilisées pour une partie des salles communes (en l’absence d’avoir pu obtenir de l’intimé un échantillon de la vitre utilisée), l’intimé précise que d’autres types de vitres, moins épaisses que celles décrites dans le rapport de l’expert, sont également utilisées pour ces salles communes, et que par conséquent, les tests décrits au rapport de l’expert sont spéculatifs et n’ont aucune valeur probante en ce qui concerne la question en litige.

[40] Sur la résistance des vitres, l’intimé ajoute que les tests faits par l’expert relativement à la résistance des mêmes vitres aux projectiles de l’arme antérieure (9 mm) ne démontrent pas une capacité d’arrêter une balle de carabine 9 mm, ce que l’intimé ne prétend d’ailleurs pas en l’instance.

[41] Concernant la question des ricochets ou fragments de balles qui seraient dispersés une fois la vitre transpercée, l’intimé fait valoir que l’expert ne formule aucune conclusion à ce sujet, même en ayant affirmé relativement à l’arme en litige qu’après « impact sur le plancher du corridor des fragments de projectiles à haute vélocité seront projetés au niveau des jambes, et ce sur une section importante de la superficie du corridor » puisque la quantification de l’énergie et de la dispersion des fragments requerrait des essais supplémentaires en laboratoire, alors que ces mêmes fragments émanant d’un tir de la carabine antérieure (9 mm) n’auraient pas l’énergie suffisante pour perforer la peau. Eu égard à ce qui précède, l’intimé fait valoir que la preuve relative aux ricochets et fragments a été rejetée à l’audience et qu’en conséquence, les arguments que fait valoir la partie appelante à cet égard ne devraient pas être considérés.

[42] L’intimé fait également valoir que contrairement aux prétentions de l’appelant, l’expert a fait un certain nombre d’admissions lors de son témoignage relativement à l’utilité du ruban au sol dans le corridor puisqu’il a reconnu que le respect de cette démarcation venait réduire la zone où une personne pouvait être atteinte directement par un tir, et que si une personne se trouve derrière la ligne de démarcation, donc près du mur, le tir de la passerelle devra survenir d’un angle plus élevé. Comme la preuve démontre que les agents de passerelle sont formés pour viser la cible la plus grande, le centre de la masse, donc typiquement le torse, les affirmations de l’appelant voulant que le ruban au sol ne soit d’aucune utilité sont inexactes selon l’intimé.

[43] Par le biais de son premier témoin, M. Juneau, l’intimé explique le MEI visant les recours à la force au sein de l’USD et qui s’applique aux agents correctionnels. Ce modèle prévoit qu’un agent correctionnel doit constamment évaluer et réévaluer une situation aux fins de déterminer le recours approprié dans les circonstances. Son témoignage a porté, entre autres, sur les statistiques concernant l’arme à feu à l’USD et le tableau de données statistiques présenté par le témoin illustre qu’aucun tir vers des détenus n’est survenu à l’USD entre le 1er avril 2015 et le 20 novembre 2019, démontrant ainsi que les manipulations de l’arme à feu (charger, pointer et tir de semonce) surviennent rarement. Selon les tableaux statistiques présentés par l’intimé et commentés par le témoin, les données suivantes sont précisées et ce sur la base de blocs de dates à peu près semblables qui témoignent de périodes de temps relativement courtes. Ainsi, en ce qui concerne l’utilisation de l’arme à feu dans ce qui appert être la grande majorité des pénitenciers à sécurité maximale, pour la période du 1er avril 2012 au 1er mars 2016, le recours à l’arme à feu, i.e. un tir, est survenu 28 fois, dans maints cas utilisant la carabine C-8, et à plusieurs reprises le ou les tirs émanant d’une passerelle et concernant un incident dans une salle commune. Le tableau en question est particulièrement instructif puisque sommairement, il précise :

[Traduction] Un total de 28 incidents impliquant 28 tireurs sur une période de quatre ans, dont deux occurrences où l’agent a tiré plus de quatre coups, plus une occurrence possible à Donnacona. Dans le cas de l’incident de Donnacona, six coups de feu ont été tirés par deux agents, mais le nombre de coups de feu tirés par chacun n’a pas été précisé. Dans un des cas confirmés où cinq coups de feu ont été tirés, une carabine de 9 mm a été utilisée et celle-ci est [notamment] plus rapide qu’un C-8, ce qui est probablement la raison pour laquelle cinq coups de feu ont été tirés. Un seul incident a eu lieu à l’USD du CRR, et un seul coup de feu a été tiré.

En outre, pour ce qui est du tableau préparé par le même témoin sous le titre « Utilisation de l’arme C-8-Unité spéciale de détention (USD) » visant la période du 1er avril 2015 au 18 novembre 2019, il y est fait état de huit manipulations de la carabine C-8, dont six à l’intérieur, impliquant deux tirs de semonce en salle commune et deux tirs de semonce à l’extérieur (préau) en plus de trois actions de pointer l’arme en direction d’un détenu en salle commune et une action de chambrer une balle en préparation d’un tir, cette fois encore relativement à un incident en salle commune. En termes comparatifs, le tableau en preuve 2B fait état de 44 recours à la force à l’USD pour la période du 1er avril 2015 au 30 juin 2018, dont un certain nombre de manipulations des diverses armes dont disposent les agents de passerelle, y compris un tir vers le préau avec la carabine C-8. Finalement, selon le même document, 104 incidents sont survenus à l’USD du 7 avril 2015 au 14 novembre 2019.

[44] À cet égard, l’intimé conteste vivement l’affirmation faite par l’appelant voulant que ces statistiques soient peu fiables, arguant que l’appelant n’a présenté aucune preuve concrète pour appuyer sa prétention, les témoins de l’appelant (MM. Bibeau et Lachapelle) ayant au contraire confirmé la rareté de l’usage de l’arme à feu.

[45] Le témoin présenté par l’intimé, Mme Greenfield, [Traduction] Coordonnatrice principale de la conception SCC, Normes et planification des installations (NPI), a expliqué que les normes techniques applicables aux établissements du SCC prévoient quatre niveaux de protection pour les vitres des établissements et que selon lesdites normes, seules les vitres des postes de contrôle armés (niveau A) se faisant face doivent être pare-balles et satisfaire à un ensemble de normes et tests en laboratoire. Or, selon le témoin, les vitres des salles communes servent plutôt à protéger le personnel d’objets que pourraient lancer des détenus à partir desdites salles et aussi à permettre une certaine réduction du bruit qui en émane. Le point particulier de ce témoignage est que les vitres des salles communes ne sont pas conçues pour arrêter les balles d’une arme à feu, que ce soit l’arme actuelle (C-8) ou celle qui était antérieurement utilisée à l’USD, entre autres raisons parce que si un tir a lieu, il est dirigé vers l’intérieur d’un espace occupé par des détenus et non pas vers les vitres, un tel tir ne devant survenir que lorsque le tireur est pleinement conscient de ceux qui s’y trouvent, incluant possiblement des agents correctionnels. Le témoin Greenfield fait valoir qu’à sa connaissance, aucune salle commune d’un établissement du SCC ne comporte des vitres pare-balles et l’installation de telles vitres rendrait plus difficile pour les agents de plancher d’entendre ce qui se passe dans lesdites salles. L’introduction de la nouvelle arme a entraîné une mise à niveau des vitres des postes de contrôle armés niveau A pour assurer leur résistance aux projectiles de cette arme, ce qui n’a pas été le cas pour les vitres des salles communes puisque non requis par les spécifications du SCC. Selon les recommandations de cette dernière, le vitrage des fenêtres des salles communes donnant entre autres sur les [Traduction] « aires supervisées », i.e. entre autres sur les corridors de circulation des agents de plancher rez-de-chaussée, devait être constitué de panneaux monolithiques de polycarbonate d’une épaisseur de 12.7 mm appuyé d’un panneau de vitre renforcée, ce qui ne conférerait pas la capacité pare-balles.

[46] Le témoin Greenfield a également fait référence à certaine documentation et correspondance déposées dans le cadre de l’enquête de la déléguée ministérielle et qui fait partie du rapport de cette dernière mis en preuve à la présente instance. Cette correspondance semble concerner les échanges survenus dans le cadre de l’étude d’une plainte d’un autre employé (Vaillancourt, Décembre 2016) relativement à la même question   que celle que soulève la présente affaire. On y justifie entre autres le fait que les vitres des salles communes ne soient pas pare-balles par le fait que les corridors du rez-de-chaussée ne peuvent être vus comme des « postes », tels les postes de contrôle armés se faisant face et donc exposés à des tirs émanant d’un poste de contrôle, équivalant ainsi lesdits corridors à des espaces ouverts tels les préaux, gymnases ou autres ([Traduction] « le corridor à l’extérieur des salles communes n’est pas considéré comme un poste, et l’ensemble devrait être traité de la même façon qu’une galerie donnant sur une zone ouverte (comme une cour, un gymnase ou une autre zone intérieure) pour ce qui concerne la ligne de tir et les risques pour le personnel et les détenus lorsque des armes sont déchargées »), ainsi qu’au fait que malgré le remplacement de l’ancienne arme à feu par la C-8 plus puissante, ce changement [Traduction] « n’a entraîné aucun changement dans les exigences relatives à l’infrastructure des salles communes ou à leur vitrage, car ces zones n’ont jamais été conçues pour offrir ou requérir une résistance balistique à tout type d’arme à feu que le SCC ait jamais utilisé ». On y avance également qu’advenant un tir avec la carabine C-8 qui frapperait une vitre de salle commune et entraînerait un ricochet, il y a risque de blessure qui serait moins grave qu’un tir direct : [Traduction] « il convient également de noter que même si le faible risque de ricochet est réel, il n’est pas du même ordre que celui que représente le tir direct, pour lequel on construit des postes de contrôle d’étage. Un projectile de 5,56 mm (C-8) perd une partie importante de son énergie et de sa masse au moment de l’impact initial et, bien qu’il conserve une force suffisante pour causer des blessures, cette force est considérablement réduite par rapport à celle d’un tir direct ». Comme partie de cette documentation émanant du témoin Greenfield, son rapport du 14 mars 2018 portant sur les positions en passerelle et les angles de tirs illustre que la question des tirs manqués et des ricochets pouvant représenter un danger n’était pas inconnue de l’employeur en ce qui concerne l’USD. Ainsi, Mme Greenfield précise :

[Traduction] … les postes de la galerie sont des cages complètes munies de portes vitrées pouvant être mises en action, qui s’ouvrent sur la galerie et permettent d’intervenir de façon verbale ou armée. Ces postes offrent une ligne de tir complète vers la salle commune depuis deux positions. L’endroit est ceinturé d’un ruban adhésif au sol, à l’extérieur du vitrage de la salle commune, du côté opposé du chacun des postes de la galerie, pour délimiter la zone au-delà de laquelle un tir manqué ou un ricochet à travers le vitrage présenterait un danger pour le personnel ou les détenus qui se trouveraient de l’autre côté du vitrage. FPS a fourni des photos à la division de la sécurité opérationnelle des sièges sociaux nationaux (NHQ) afin de permettre un examen par rapport aux protocoles de formation aux armes et d'utilisation de la force...

La portée du témoignage de Mme Greenfield tient au fait que les vitres des salles communes n’avaient pas à être pare-balles selon les exigences techniques du SCC, quelle que soit l’arme considérée, et que par conséquent, il n’y avait pas lieu de procéder à des expertises de résistance en cas de tir direct ou même de ricochet.

[47] Selon l’administrateur régional, M. Rob Ferguson, c’est la fin du cycle de vie de l’ancienne arme à feu qui a entraîné l’introduction de la C-8, ce qui permettait ainsi d’utiliser un seul calibre dans l’ensemble des établissements du SCC, ce qui s’est fait en consultation avec la GRC. Selon ce dernier, la formation visant l’utilisation de ladite arme comporte de 24 à 30 heures de formation initiale comportant une composante écrite et une composante pratique, doublée par la suite d’une formation annuelle supplémentaire. Les agents correctionnels doivent réussir cette formation à 70%, ceci incluant des tirs sur des distances de 100 et de 50 mètres, alors que la distance dans les salles communes n’est que de quelques mètres, ce qui assure, selon le témoin, que l’agent qui tire atteindra sa cible. À cet égard, le témoin a expliqué qu’un agent correctionnel est formé pour tirer sur la cible corporelle la plus grande (centre de la masse) et que si ceci s’avère impossible, i.e. non-sécuritaire, il doit utiliser un autre outil, ceci incluant les agents inflammatoires, le lance-gaz, les munitions à impact, l’alarme sonore et les commandes verbales. Selon le témoin, un agent correctionnel doit utiliser la stratégie et la méthode la plus raisonnable et donc, avant de faire usage de l’arme à feu, considérer plusieurs facteurs dont la gravité de la situation, le risque de blessure, la présence d’autres personnes ainsi que toutes autres activités.

[48] Le DAO Supprien a présenté un aperçu du fonctionnement de l’USD. Selon ce dernier, l’USD comporte cinq salles communes, i.e. une par unité, chaque unité comptant deux rangées de neuf cellules à occupation simple qui sont occupées par des détenus triés au préalable selon une évaluation du risque et de la menace par les agents du renseignement. Les détenus ont accès aux salles communes deux fois par jour pour environ une heure et demie, le maximum de détenus par salle commune étant de neuf lorsque l’USD est à capacité maximale, ce qui peut ne pas être le cas avec comme conséquence un nombre réduit de détenus en même temps dans une salle. Deux passerelles surplombent et offrent une vue des salles communes qui comportent également des caméras surveillées par un agent correctionnel. Au niveau du rez-de-chaussée, quatre agents effectuent des patrouilles de sécurité, procèdent aux comptes officiels des détenus, effectuent des fouilles de cellules et de détenus, font des escortes et distribuent les repas. Ces agents, de même que les agents de passerelle, ont des radios-émetteurs pour communiquer entre eux. Au centre du plancher des salles communes se trouve un poste de contrôle armé occupé par un agent correctionnel qui contrôle l’accès au plancher et assure que les déplacements autour des salles communes se font de manière sécuritaire. Les circonstances d’un recours à l’arme à feu sont régies par des ordres de poste prévoyant « qu’il ne faut tirer délibérément sur un individu en vue de prévenir la mort, des lésions corporelles graves ou des évasions que s’il n’existe pas d’autres moyens moins radicaux d’intervenir, que si les mesures prises n’ont rien produit ou que si elles ne constituent pas l’intervention la plus sûre et la plus raisonnable dans les circonstances ». Centrale au témoignage de M. Supprien et au litige est une note de service émise en février 2018 par ce dernier (3092-1), laquelle faisait suite aux préoccupations soulevées par le syndicat des agents relativement au fait que les vitres entourant les salles communes n’étaient pas pare-balles. Cette note de service enjoint aux agents correctionnels de ne pas être près des fenêtres ou des portes des salles communes tant et aussi longtemps qu’une situation en salle commune n’est pas sous contrôle. Le témoin a indiqué qu’une ligne au sol (ruban) a été placée sur le plancher de manière préventive pour éviter que les agents correctionnels se tiennent devant la vitre en cas de situation d’urgence. Cette note rappelle également aux agents qu’ils doivent porter le matériel de sécurité fourni par l’employeur, notamment les radios-émetteurs, et qu’ils doivent procéder à la vérification des appareils de communication, des caméras, des alarmes et des sirènes lorsqu’ils prennent leur poste.

[49] Avec la conclusion de cette preuve, l’intimé réitère la question de savoir si la décision d’absence de danger rendue par la déléguée ministérielle était bien fondée, eu égard à la définition de « danger » que comporte le Code à son paragraphe 122(1). Tout comme la partie appelante l’a fait, l’intimé argue que la détermination de cette question doit se fonder sur la grille d’analyse établie par le Tribunal dans sa décision Ketcheson qui, une fois le risque (tâche ou situation) identifié, requiert de déterminer si ledit risque pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou la santé de la personne qui y est exposée, et subséquemment, si cette menace existera avant que le risque soit écarté (la situation corrigée ou la tâche modifiée)  pour ensuite s’interroger à savoir s’il s’agit d’une condition normale d’emploi.

[50] En application de la grille d’analyse mentionnée ci-haut, l’intimé identifie le risque à analyser comme la menace d’être atteint d’un tir d’un agent de passerelle lorsqu’il (l’appelant) est situé sur le plancher entourant les salles communes de l’USD. Ceci étant, et de nouveau en appliquant ladite grille d’analyse, l’intimé soumet que ledit risque ne peut (ou ne pouvait) vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou la santé de la personne qui y est exposée, en l’instance l’employé ayant invoqué ce risque comme motif de refus, soit M. Lachapelle.

[51] Eu égard à la menace imminente, et bien que l’examen attentif des représentations de l’appelant illustre clairement qu’il n’a nullement prétendu à l’existence d’une telle menace imminente, l’intimé fait tout de même valoir qu’au moment de son refus de travail, l’appelant Lachapelle ne faisait face à aucun risque (menace) imminent. Selon l’intimé, M. Lachapelle faisait valoir que la situation alléguée durait depuis plusieurs années (le refus parle d’une situation « qui perdure à l’USD depuis mai 2015 ») alors qu’aucun tir vers un détenu en salle commune ne s’était produit durant cette période (date du refus : 16 juillet 2018), ni subséquemment. L’intimé se base également sur le fait que bien qu’il ait mentionné des températures caniculaires à l’époque pouvant affecter le comportement des détenus, l’appelant n’a présenté aucune preuve objective ou tangible démontrant comment de telles températures pouvaient être à l’origine d’un tel risque (on suppose que l’intimé veut dire « menace ») imminent, pas plus qu’il n’a présenté une quelconque preuve d’un incident impliquant l’usage de l’arme à feu causé par une telle température caniculaire. L’intimé conclut donc sur cette base qu’il n’existait aucune menace imminente dans le cadre de la situation décrite au refus.

[52] Eu égard au second élément de la grille d’analyse, soit de savoir si le risque présente vraisemblablement une menace sérieuse pour la vie ou la santé de la personne qui y est exposée, l’intimé argue que ce n’est pas le cas. L’intimé introduit son argumentation sur ce point en faisant valoir que la partie appelante fonde principalement son argumentation à cet égard sur le fait qu’un coup de feu par un agent correctionnel est possible en théorie et sur le caractère létal des armes à feu. Or, selon l’intimé, cette situation de fait est la même pour n’importe laquelle situation où des armes à feu sont confiées à des employés. Selon l’intimé, la véritable question n’est pas de savoir si un tir vers un détenu est vraisemblable, mais plutôt de savoir s’il est raisonnablement vraisemblable qu’un agent correctionnel derrière les vitres des salles communes de l’USD soit atteint par une balle tirée de la passerelle surplombant les salles communes, question pour laquelle l’appelant doit démontrer que le risque représente plus qu’une situation hypothétique. L’intimé reconnait qu’il n’est pas nécessaire pour l’appelant de démontrer précisément le moment où le risque se matérialisera mais soumet qu’il doit tout de même prouver qu’il existe une probabilité raisonnable qu’il se réalise, appuyant son argument sur les propos du Tribunal dans Zimmerman c. Service correctionnel du Canada, 2018 TSSTC 14 (Zimmerman) : « Je conviens qu’il n’est pas nécessaire d’établir précisément le moment où le risque , la situation ou la tâche futur se présentera, mais il est néanmoins nécessaire de démontrer qu’il est plus probable qu’improbable que le risque identifié par l’appelant se matérialise ». Or, l’intimé fait valoir qu’en l’instance, la preuve de l’appelant ne permet pas de conclure qu’il est plus probable qu’improbable que le risque invoqué se matérialisera dans les jours, semaines, mois ou années à venir. Pour qu’il en soit autrement, l’intimé soumet qu’il faut que l’ensemble des circonstances ci-après soient réunies :

- que les mesures préventives établies pour minimiser les conflits entre détenus, dont le triage et le regroupement par profil de compatibilité, de même que les autres mesures visant à minimiser les situations violentes en salles communes (dont les fouilles) n’ont pas fonctionné;

- qu’advenant tout de même un affrontement violent entre détenus malgré les mesures ci-haut mentionnées, tous les autres outils dont disposent les agents (commandes verbales, alarme sonore, agents inflammatoires, munitions à impact, coups de semonce) n’ont pas porté fruit;

- que l’utilisation de l’arme à feu représente la mesure la plus sécuritaire et raisonnable pour résoudre la situation dans un tel cas, conformément aux ordres de poste et directives applicables;

- qu’avant d’effectuer son tir, l’agent de passerelle n’ait pas perçu la présence d’une personne derrière les vitres des salles communes en dépit de son obligation de regarder avant de tirer;

- que l’agent de passerelle manque sa cible (détenu) et ce, en dépit de sa formation, laquelle est basée sur un tir à une longue distance alors que la cible dans la salle commune n’est qu’à quelques mètres;

- qu’au moment précis où l’agent de passerelle tire et manque sa cible, un autre employé soit directement derrière les vitres et dans son champ de tir, et ce en dépit qu’il y ait peu de mouvement de personnel dans les corridors, lesquels sont contrôlés par le poste de contrôle, que les agents correctionnels soient équipés de radios-émetteurs pour communiquer entre eux, qu’il existe un dispositif d’alarme pour les avertir, qu’existe une directive de ne pas se trouver devant les vitres lorsqu’une situation se produit, directive appuyée d’une délimitation au sol par un ruban; et

- que le projectile atteigne la personne se trouvant derrière la vitre de la salle commune.

[53] Selon l’intimé, chacune de ces circonstances, prise en isolé, est peu probable, et le risque qu’elles surviennent toutes simultanément est entièrement hypothétique. De ce fait, l’intimé soumet que la preuve démontre qu’il n’existe pas de danger et conséquemment, que le risque allégué par l’appelant ne constitue ni une menace imminente, ni une menace sérieuse. Il s’agit plutôt d’une situation hypothétique ne satisfaisant pas le seuil d’un danger en vertu du Code puisqu’il n’existe pas de probabilité raisonnable de conclure que le risque allégué se matérialisera dans les jours, semaines, mois ou années à venir. La situation alléguée n’est pas vraisemblable. Pour ce qui est des arguments de la partie appelante relativement au changement d’arme à feu, l’intimé en questionne la pertinence relativement à la question en litige, les vitres des salles communes n’ayant jamais été conçues pour arrêter des projectiles d’arme à feu, quel qu’en soit le calibre.

[54] Relativement à ce changement, la preuve démontre, selon l’intimé, que le SCC a fait preuve de diligence. Ainsi, des consultations ont eu lieu avec la GRC relativement au changement et des mises à niveau ont été effectuées aux postes de contrôle désignés comme devant être à l’épreuve des balles, alors que les vitres des salles communes ne l’ont pas été parce que non désignées comme devant être pare-balles selon les spécifications techniques du SCC. Quant au calibre retenu des projectiles de la nouvelle arme, il a été choisi en raison de tests qui démontraient la tendance de ces projectiles à rester dans le corps de la cible, ce que l’intimé présente comme plus sécuritaire, évidemment lorsque la cible est atteinte. La partie intimée ajoute également que la notion de « faible fréquence, risque élevé » sur laquelle elle prétend que l’appelant base son raisonnement, ne peut s’appliquer à la détermination de l’existence même d’un danger au sens du Code, reprenant ainsi à son compte les mots de la Cour fédérale dans la décision Martin-Ivie c. Canada (Procureur général), 2013 CF 772, à l’effet que « le principe de « faible fréquence, risque élevé » s’applique donc à l’examen fondé sur l’alinéa 128(2)(b) du Code, mais ne peut servir à déterminer s’il existe un danger. De plus, s’il doit s’appliquer, l’analyse exigée par le Code consiste forcément à se demander en premier lieu s’il existe un danger puis, le cas échéant, s’il constitue une condition normale de l’emploi de l’intéressé ». L’intimé prétend conséquemment que cette notion ne trouve aucune application en l’instance puisque dans le cas présent, le risque allégué ne satisfait pas à la définition de danger puisqu’il n’y a pas de probabilité raisonnable qu’il se matérialise.

[55] Vue la conclusion tirée par l’intimé à savoir que ledit risque ne constitue pas un danger, la partie intimée estime non requis de prendre en compte le troisième élément de la grille d’analyse, c’est-à-dire de savoir si la menace pour la vie ou la santé existera avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté. Toutefois, nonobstant cette affirmation, l’intimé affirme subsidiairement que tout risque allégué dans le refus de la partie appelante est raisonnablement écarté à partir des équipements, de la formation, des directives fournies aux agents correctionnels et des autres mesures prises par le SCC. S’appuyant sur les propos de l’agent d’appel dans la décision Zimmerman à l’effet que « la tâche de l’employeur est d’offrir à ses employés des systèmes et de l’équipement qui réduiront le plus raisonnablement possible le risque », l’intimé soumet que la preuve démontre que l’employeur a fourni une multitude d’équipement à ses employés afin de minimiser le risque allégué, dont les systèmes d’alarme, les radios-émetteurs, les armes intermédiaires. En outre, les agents correctionnels reçoivent une formation, des directives ont été émises par l’employeur de ne pas être à proximité des vitres en cas de situation dans les salles communes, l’accès au corridor est contrôlé par le poste de contrôle et des caméras surveillés par les agents sont présentes dans les salles communes. La conclusion à tirer de ce qui précède, selon l’intimé, est que tout risque allégué est ainsi raisonnablement écarté.

[56] ’intimé note également que dans ses soumissions écrites, l’appelant demande que la carabine C-8 soit remplacée par une arme dont le calibre (munition) serait inoffensif après que le projectile ait traversé les vitres des salles communes, une demande qui diverge de la formulation du refus où l’appelant demandait « de procéder au remplacement des fenêtres des salles communes ». Or l’intimé rappelle que son témoin Mme Greenfield a expliqué que les salles communes n’avaient pas été conçues pour avoir des vitres pare-balles, que de telles vitres satisfaisant les spécifications du SCC seraient d’une forte épaisseur, requerraient des travaux importants et causeraient des problèmes, notamment au niveau de la capacité d’entendre ce qui se passe dans les salles communes. Une telle solution ne serait donc pas réaliste, tout comme le changement de l’arme à feu que demande également l’appelant, les agents correctionnels étant formés depuis plusieurs années à utiliser une arme unique dont le calibre a été choisi après consultations. Qui plus est, l’intimé avance que le rapport du témoin expert Arnet ne démontre pas que les vitres actuelles entourant les salles communes, dont l’épaisseur varie, arrêteraient un projectile d’un calibre différent.

[57] En conclusion, l’intimé avance que l’action en refus de travail de l’appelant constitue un abus de procédure et ce, parce qu’au moment dudit refus, M. Lachapelle n’était pas en présence d’une menace imminente mais plutôt frustré par l’absence de réponse de l’employeur à ses préoccupations relativement à la carabine C-8. Au soutien de cet argument, l’intimé invoque la décision du Tribunal dans l’affaire Canada c. Aldred, 2019 TSSTC 11, citant plus particulièrement ce qui suit : « le Code n’est pas conçu pour le type de résolution suivante : « Si je ne peux pas obtenir ce que je veux dans le lieu de travail, je vais m’adresser à l’agent d’appel » », pour conclure que le mécanisme de refus de travail que comporte le Code ne devrait pas être utilisé pour forcer la résolution d’un problème ou lorsqu’un employé est contrarié par l’absence de réponse à des préoccupations. L’intimé fait valoir, en se fondant sur l’arrêt Canada (Procureur général) c. Fletcher, 2002 CAF 424, qu’un refus de travail est une mesure d’urgence, un outil dont l’employé dispose devant une situation qui pourrait lui causer une blessure ou une maladie avant que cette situation ne soit corrigée. Or, l’intimé opine que la situation décrite au refus n’en était pas une propice à ladite procédure d’urgence, puisque selon l’appelant, elle durait depuis « plusieurs » années et qu’elle avait aussi fait l’objet d’un autre recours selon le Code (plainte en vertu de l’article 127 du Code), de même que de discussions avec l’employeur relativement à la question des lignes au sol. Notant au passage qu’un représentant syndical avait aidé l’appelant à rédiger son avis de refus, l’intimé argue que l’action en refus constituait une procédure calculée plutôt qu’une véritable mesure d’urgence. L’intimé soumet également que l’allégation par l’appelant que les températures caniculaires augmentaient la possibilité d’une intervention armée, en l’absence d’une preuve autre que des impressions que ces températures pouvaient créer un danger en regard de la situation, ne représentait qu’un prétexte pour invoquer un refus de travail dans une situation familière depuis longtemps à l’appelant Lachapelle, et donc un abus de procédure.

[58] L’intimé tire de tout ce qui précède la conclusion que l’appel devrait être rejeté et la décision d’absence de danger rendue par la déléguée ministérielle maintenue.

C) Réplique

[59] L’appelant fait porter sa réplique uniquement sur les aspects des représentations de l’intimé qu’il estime mal fondées ou erronées. Ainsi, l’appelant estime que la prétention de l’intimé selon laquelle le recours de l’appelant représente un abus de procédure est mal fondée tant en faits qu’en droit. Pour commencer, l’appelant fait valoir qu’il a initié sa démarche relativement à la question en litige en inscrivant un refus de travail aux termes du paragraphe 128(1) du Code, lequel a été suivi par le dépôt d’un appel en vertu du paragraphe 129(7) portant sur les mêmes faits, ce qui représente le parcours normal prévu au Code. En ce sens, l’appelant fait valoir qu’il n’y a aucune preuve voulant qu’il s’agisse d’un nième recours ou que ses intentions visent à miner l’esprit du Code ou l’intégrité du système de justice. L’appelant rappelle que dans la décision du Tribunal dans l’affaire Schmahl c. Service correctionnel du Canada, 2017 TSSTC 3, où l’abus de procédure avait été allégué relativement à une contestation relative au processus de remise et de contrôle de rasoirs aux détenus, ce qui était un enjeu de longue date et où plusieurs refus avaient été invoqué par les employés impliqués, l’agent avait décliné juridiction, affirmant :

[91] … j’estime, compte tenu de ma conclusion précédente, qu’il n’est pas nécessaire que j’examine cette question, ne serait-ce qu’en raison du fait que cela ne relève pas de la compétence que me confère le Code et que je me trouverais à usurper le rôle d’une partie associée au lieu de travail. En termes clairs, le Code, et plus particulièrement l’article 147.1, prévoient qu’à l’issue des processus d’enquête et d’appel prévus aux articles 128 et 129, l’employeur peut prendre des mesures disciplinaires à l’endroit de l’employé qui s’est prévalu des droits prévus à ces articles s’il peut prouver que celui-ci a délibérément exercé ces droits de façon abusive, et la validité de ces mesures disciplinaires devra être examinée par une instance autre que celle offerte par un agent d’appel.

[60] L’appelant ajoute que, contrairement à la prétention de l’intimé, nulle part dans sa plainte ou dans ses arguments au soutien de celle-ci, il n’a fait valoir que le risque auquel il affirme être ou avoir été exposé au moment du refus représentait une menace imminente pas plus que ses motivations se limitent à ses frustrations face à la situation. Pour l’appelant, sa référence aux températures caniculaires sévissant le jour du refus et depuis plusieurs jours illustrait une probabilité plus grande d’altercations entre détenus. Sa mention des démarches entreprises par le syndicat auprès de l’employeur et de ses inquiétudes visait à décrire la situation dans son contexte et non pas à servir de prétexte. D’ailleurs, contrairement au fait que le moment doit effectivement être bien circonscrit lorsque c’est une menace imminente qui est invoquée, dans le cas où il est allégué un risque pouvant vraisemblablement présenter une menace sérieuse, comme le prétend l’appelant, l’identification du moment n’est que d’une importance relative. Ce que l’employé doit estimer au moment du refus, c’est s’il est exposé au risque et que ce risque représente vraisemblablement une menace sérieuse pour sa vie ou sa santé, ce qui est soumis comme étant le cas en l’instance.

[61] L’appelant estime, contrairement à ce que prétend l’intimé, que le témoignage et le rapport de l’expert en balistique judiciaire M. Arnet sont pertinents et fiables. M. Arnet, comme spécialiste en balistique terminale et lésionnelle, a évalué le potentiel de létalité ou de blessure avec l’arme C-8 dans le scénario le plus conservateur, soit un tir direct vers les fenêtres donnant sur le corridor du poste de contrôle, avec comme résultats clairs : « le tir est létal ». En ce qui concerne le potentiel lésionnel des fragments de munition par ricochet, comme l’expert n’a pu en faire la démonstration pratique, l’appelant fait valoir que M. Arnet a simplement expliqué un principe de balistique lésionnelle voulant que lorsqu’une jambe est touchée par ricochet, la lésion peut être létale. En ce qui concerne l’expertise faite avec l’arme de service anciennement utilisée à l’USD (Colt 9 mm), l’appelant note que le rapport de l’expert fait état d’un degré de dangerosité moindre d’un tir à travers la fenêtre, d’où l’affirmation de l’appelant que les employés étaient mieux protégés avec l’ancienne arme et que par conséquent une arme de moindre calibre que la C-8 pourrait s’avérer une solution efficace au problème soulevé par la présente affaire.

[62] Finalement, l’appelant souhaite rectifier certains faits avancés par la partie intimée. Ainsi, en ce qui concerne l’application du MEI, l’appelant rappelle que le témoin M. Juneau pour la partie intimée a été explicite à l’effet qu’il n’y a pas nécessité d’une utilisation graduelle ou hiérarchique des moyens qu’il comporte, témoignant qu’en fonction de l’évaluation du risque, une situation pourrait nécessiter de recourir à un tir de la C-8 sans coup de semonce préalable et que par conséquent, selon l’appelant, il est faux de prétendre qu’il y a un ordre prédéfini ou une hiérarchie à suivre. En outre, même si tous les agents correctionnels disposent d’une radio comme mesure d’atténuation, dans une situation d’urgence, cette mesure n’est pas d’un grand secours en début de survenance puisque, en raison du partage des ondes, on doit commencer par demander le silence-radio.

[63] L’appelant conteste l’affirmation faite par l’intimé à l’effet que le principe de la « faible fréquence, risque élevé » ne s’applique pas à la détermination de l’existence d’un danger et qu’il ne trouve donc pas application en l’instance. L’appelant estime au contraire que ce principe trouve application pour répondre à la question de l’alinéa 128(2)b) du Code, à savoir si le danger constitue une condition normale d’emploi, puisque le Tribunal doit déterminer si l’employeur a pris toutes les mesures de contrôle de façon efficace pour pouvoir évaluer si le danger subsiste. Il rappelle à cet égard la décision du Tribunal dans Wilkins c. Service correctionnel du Canada, 2016 TSSTC 7, rappelant l’importance, selon la Cour fédérale, d’évaluer l’efficacité des mesures d’atténuation : « Dans l’arrêt Syndicat des agents correctionnels du Canada (UCCO-SACC CSN) c. Canada (Procureur général), 2008 CF 542, la Cour fédérale a jugé qu’il ne suffit pas pour l’agent d’appel d’examiner les mesures d’atténuation que le SCC a mises en place en vue d’éliminer ou de contrôler le risque en question. L’agent d’appel doit déterminer l’efficacité de ces mesures ». Selon l’appelant, ce principe du « faible fréquence, risque élevé » s’applique aux mesures d’atténuation, ces mesures devant prévenir les conséquences graves d’un risque et ce, sans égard à la probabilité de survenance. Ainsi, selon l’appelant, dans le présent cas on ne peut conclure que l’employeur a pris toutes les mesures nécessaires pour éliminer, réduire ou contrôler le danger efficacement et qu’en conséquence, le danger soulevé ne représente pas une condition normale d’emploi.

[64] L’appelant sollicite donc que le Tribunal annule la décision de non-danger rendue par la déléguée ministérielle, déclare que dans les circonstances, l’appelant était exposé à un danger au sens du Code le 16 juillet 2018 qui ne constitue pas une condition normale d’emploi, et émette toute instruction qu’il juge pertinente.

Analyse

[65] Le 16 juillet 2018, l’appelant Lachapelle, employé comme agent correctionnel I à l’USD, partie du Centre Régional de Réception du complexe carcéral Sainte-Anne-des-Plaines du Service correctionnel du Canada, s’est prévalu du paragraphe 128(1) du Code pour invoquer un refus de travailler en raison d’un danger auquel il prétend être exposé dans son milieu de travail.

[66] Par soucis de précision et compréhension de l’essence de la démarche de l’appelant, il est utile de citer les parties marquantes de l’énoncé du refus pour illustrer ce que l’appelant présente comme éléments essentiels de sa prétention de danger, c’est-à-dire le risque ou menace auquel il serait exposé. Ainsi, faisant allusion au déploiement à l’USD en mai 2015 d’une nouvelle arme à feu (C-8) en remplacement de l’ancienne carabine 9 mm, l’énoncé du refus affirme que la carabine C-8 « a été implantée sans aucune mesure de sécurité supplémentaire bien que cette dernière soit beaucoup plus puissante que la précédente », cette puissance supérieure de la nouvelle arme ayant d’ailleurs été établie en preuve et nullement contestée. Faisant siennes les affirmations faites par un autre agent correctionnel relativement à la résistance des fenêtres des salles communes, l’appelant affirme également que « les fenêtres des salles communes de l’USD ne [sont] pas assez résistantes pour arrêter une balle tiré[e] à partir de la passerelle », ce qui a été établi en preuve à l’audience et admis par l’intimé. L’appelant ajoute que « cette situation représente un danger mortel pour les officiers pouvant se trouver en poste sur le plancher du rez-de-chaussée… ce danger est présent quotidiennement et peut survenir à tout moment ».

[67] La référence par l’appelant aux affirmations d’un autre agent des Affaires du travail, santé et sécurité (M. Olivier Gadoua, 25 avril 2018) formulées dans le cadre de son traitement d’une plainte par un autre agent correctionnel (Vaillancourt), sert à démontrer que ce n’est pas la première fois que la problématique soulevée par le refus de l’appelant fait l’objet de considération. Ainsi, comme partie de la documentation en preuve, la communication de l’agent Gadoua avec la Directrice adjointe intérimaire, Services de gestion, du Centre régional de réception, caractérise clairement la problématique soulevée par l’appelant en l’instance. L’agent Gadoua déclare :

Comme nous l’avons constaté lors de notre visite des lieux, les employés demeurent encore exposés à une possibilité d’être atteints par un tir direct ou un ricochet. Malgré l’ajout de ruban au sol qui atténue le risque d’être atteint, ce risque demeure et la gravité qui y est associée est très importante. Un agent pourrait être blessé très sérieusement, voire même mortellement, s’il était atteint d’un projectile. Il s’agit après tout de l’établissement de détention avec la population carcérale la plus dangereuse du Canada, ou des situations nécessitant l’utilisation de la C-8 peuvent survenir à tout moment.

[68] Il semble évident, si l’on se fie aux propos de l’agent Gadoua, qu’il estimait que des modifications devraient être apportées aux vitres des salles communes et que l’employeur avait la responsabilité d’évaluer les risques associés au passage à une arme plus puissante :

À la lumière des écrits de M. Ferguson et de Mme Greenfield (tous deux témoins de l’intimé dans le présent appel), il ne semble pas clair quelles modifications devraient être apportées aux vitres des salles communes de l’USD pour qu’elles puissent résister aux balles ou aux ricochets de carabines C-8. Il n’est pas clair non plus si elles pourraient résister à un ricochet dans leur état actuel. C’est la responsabilité de l’employeur d’évaluer les risques quand un changement survient : par exemple le passage à une carabine plus puissante. Cela peut toucher plusieurs aspects de la santé et sécurité des employés. Par exemple, les niveaux acoustiques, mais aussi la solidité des matériaux qui ont sans doute été choisis et installés en fonction d’une ancienne arme à feu moins puissante.

[69] À la lecture de ce qui précède, il est clair que le danger ou risque allégué par l’appelant constitue un amalgame des éléments précédemment mentionnés, et il est également clair que c’est cet amalgame qui a été au cœur de l’évaluation qu’a effectuée la déléguée ministérielle dans le présent cas. Il est utile de préciser que l’énoncé du refus de même que la preuve et les arguments de l’appelant parlent d’un « tir » qui frapperait l’agent à travers la fenêtre, et non d’un tir « direct » à la fenêtre.

[70] Il importe également de noter que la preuve a été faite que dans le cadre de ses quarts de travail à l’USD, l’appelant est régulièrement en poste sur le plancher du rez-de-chaussée et également régulièrement en poste sur la passerelle, poste armé de ladite carabine C-8. Il importe en outre de préciser dès le départ qu’au vu de la preuve et des arguments présentés par les deux parties, et compte tenu de l’admission que les vitres des salles communes donnant sur les corridors ne sont pas pare-balles, il n’y a eu aucune prétention qu’un tir en soi à travers une vitre de salle commune qui frapperait un agent correctionnel se trouvant de l’autre côté de ladite vitre, en l’absence de tous les éléments ou facteurs d’atténuation, formation, protection, fonctionnement ou autres dont les parties ont traité abondamment dans leur preuve et argumentation, ne pourrait pas blesser ou même tuer ledit agent. Tout tourne toutefois autour de la notion de vraisemblance ou attente raisonnable (reasonably expected) de survenance de cette situation de tir entraînant une menace imminente ou sérieuse, c’est-à-dire un préjudice, en regard de la présence de ces éléments, entièrement, partiellement ou aucunement. La déléguée ministérielle a conclu que bien qu’il était plausible qu’une telle situation de tir survienne, la véritable question concernait la vraisemblance d’une telle survenance, laquelle elle associait davantage à une possibilité qu’à une probabilité raisonnable, semblant de ce fait, tel que précédemment mentionné, donner des significations différentes à des termes de sens à toutes fins synonymes.

[71] Par son refus, l’appelant prétend à l’existence d’un danger qu’il assimile à l’absence de protection pare-balles des fenêtres des salles communes de l’USD face à un tir d’arme à feu par un agent correctionnel en poste sur la passerelle d’observation et surveillance surplombant lesdites salles, un tel tir survenant dans les circonstances d’une telle observation et surveillance. Or, outre le type de vitres desdites salles et de l’arme impliquée, l’analyse de la dangerosité d’une telle menace, fut elle imminente ou sérieuse, pour reprendre la terminologie de la définition de « danger » au Code, nécessite la prise en compte d’un certain nombre d’éléments de preuve factuels et documentaires, de même que d’arguments qui, bien que présentés par des parties opposées cherchant à étayer des points de vue qui s’opposent, sont dans bien des cas loin d’être contradictoires et souvent même complémentaires. Je pense en particulier à la nature du lieu qu’est l’USD et ses occupants, la capacité de résistance des vitres/fenêtres des salles communes, la puissance supérieure de l’arme à feu impliquée (C-8), les moyens, outils, procédures et protocoles en place dont les buts sont de prévention et de protection, la multiplicité (ou non) des incidents et interventions dans les salles communes et l’usage (ou le non-usage) de l’arme à feu, pour ne nommer que ceux-là, tant et si bien qu’il n’y aura pas lieu de revenir en grand détail là-dessus dans ce qui suit.

[72] Face à la définition de « danger » au Code dont la notion centrale est la vraisemblance qu’une situation, tâche ou risque puisse présenter une menace imminente ou sérieuse, le Tribunal a développé une grille d’analyse dans sa décision Ketcheson, laquelle a été appliquée généralement par les agents d’appel et abondamment commentée dans une jurisprudence subséquente. Il est utile de rappeler comment elle est énoncée en trois points ou questions (sans omettre celle visant ultérieurement la condition normale d’emploi) dans ladite décision Ketcheson :

1- Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche ?

2- Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter soit une menace imminente, soit une menace sérieuse, pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée ?

3-La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté ?

[73] Avant de commenter sur le sens à donner aux termes « imminente » et « sérieuse », l’agent d’appel dans Ketcheson a pris soin d’expliquer ce qu’il entendait par le mot « threat » (« menace ») tant dans la grille d’analyse que dans la définition de « danger » au Code :

[198] Dans le New Shorter Oxford Dictionary (1993) le mot « threat » est défini comme suit: [traduction] « une personne ou une chose considérée comme étant susceptible de causer un préjudice ». On peut dont dire que, selon cette définition, la menace indique la probabilité d’un certain niveau de préjudice. Certains risques sont des menaces et d’autres ne le sont pas. Un risque très faible, soit en raison de sa faible probabilité ou de sa faible gravité, n’est pas une menace. La probabilité et la gravité doivent chacune atteindre un seuil minimal avant que le risque ne puisse être appelé une menace. Il est clair qu’un risque faible n’est pas un danger. Un risque élevé est un danger.

À cet égard, il est utile de noter que le Tribunal, dans sa décision Margo MacNeal c. Service correctionnel du Canada, 2020 TSSTC 7 (MacNeal), associe la définition du terme menace faite dans la décision Ketcheson au sens donné à ce terme dans le Petit Larousse Illustré : « parole, geste, acte par lesquels on exprime la volonté qu’on a de faire du mal à (quelqu’un) » et « signe, indice qui laisse prévoir un danger » et dans Le Petit Robert « signe par lequel se manifeste ce qu’on doit craindre de quelque chose ».

[74] Tenant compte de ce qui précède, dans Ketcheson l’agent d’appel s’est arrêté au sens à donner aux expressions menace imminente et menace sérieuse comme suit :

[205] Une menace imminente existe quand il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche entraîne rapidement (dans les prochaines minutes ou les prochaines heures) des blessures ou une maladie. La gravité du préjudice peut aller de faible (sans être triviale) à grave. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité que le risque, la situation ou la tâche existe ou ait lieu en présence de quelqu’un, la probabilité que l’événement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.

[75] Pour ce qui est d’une menace sérieuse, la décision Ketcheson précise qu’une telle menace

[210] … fait qu’il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche cause des blessures ou une maladie grave à un moment donné à l’avenir (dans les jours, les semaines, les mois ou, dans certains cas, les années à venir). Une chose qui est peu probable dans les prochaines minutes peut être très probable lorsqu’un laps de temps plus long est pris en compte. Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche, la probabilité que le risque cause un événement ou une exposition et la probabilité que l’événement ou l’exposition cause un préjudice à une personne.

[76] Dans la décision Keith Hall & Sons Transport Limited, le Tribunal s’est également penché sur le sens à donner aux expressions « menace imminente » et « menace sérieuse », cette fois-ci en portant toutefois attention au sens à donner au terme « vraisemblable » dans l’optique de ce qui était alors une modification récente à la définition de « danger » au Code, dont la précédente faisait usage des termes d’attente raisonnable « susceptible » et « reasonably expected » liés à la causalité de blessure ou de maladie. Ainsi, dans un premier temps, l’agent d’appel dans ladite décision précise qu’il « convient également de noter que le concept d’attente raisonnable (c.-à-d., les mots « pourrait vraisemblablement ») demeure inclus dans la définition modifiée. Tandis que l’ancienne définition exigeait que l’on tienne compte des circonstances aux termes desquelles une situation, tâche ou risque est susceptible de causer des blessures à une personne ou de la rendre malade, la nouvelle définition exige plutôt que l’on examine si la situation, la tâche ou le risque pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou la santé de la personne qui y est exposée (donc que la situation, tâche ou risque se matérialise et qu’elle puisse engendrer blessure ou mort). À mon avis, pour conclure qu’il y a présence d’un danger, il faut donc qu’il y ait plus qu’une menace hypothétique. Une menace n’est pas hypothétique si elle peut vraisemblablement causer un préjudice, ce qui signifie, dans le contexte de la Partie II du Code, qu’elle peut « causer des blessures à des employés ou les rendre malades ».

[77] Tenant compte de ce qui précède, l’agent d’appel dans la décision ci-haut nommée a déterminé que :

[41] Pour qu’il y ait présence d’un danger, il faut donc qu’il y ait une possibilité raisonnable que la menace alléguée se matérialise, c.-à-d. que la situation, la tâche ou le risque causeront bientôt des blessures à une personne ou la rendront malade (en l’espace de quelques minutes ou de quelques heures) dans le cas d’une menace imminente, ou qu’elle causera des blessures sévères à une personne ou la rendra gravement malade à un moment donné dans l’avenir (que ce soit dans les jours, les semaines ou les mois, voire peut-être les années, à venir) dans le cas d’une menace sérieuse. Il convient de mettre l’accent sur le fait que, dans le cas d’une menace sérieuse, il faut évaluer non seulement la probabilité que la menace puisse entraîner un préjudice, mais également la gravité des conséquences indésirables potentielles de la menace. Seules les menaces susceptibles de causer des blessures sévères à une personne ou de la rendre gravement malade peuvent constituer des menaces sérieuses à la vie ou à la santé des employés.

[souligné par nos soins]

[78] Un point ressort clairement de ce qui précède, lequel découle de l’emploi du terme « vraisemblable » dans la version française de la définition de « danger » au Code et de l’expression « reasonably expected » (attente raisonnable) à la version anglaise, lequel point est fondé sur une longue jurisprudence du Tribunal et qui n’a pas été contestée aux présentes, à savoir que pour arriver à une conclusion de « danger » il n’est pas requis de conclure à la survenance du risque, mais bien à la vraisemblance de cette survenance. À cet égard, l’agent d’appel dans la décision Nolan et autres précise :

[61] Étant donné que la définition du mot « danger » dans le Code est fondée sur le concept de ce qui pourrait vraisemblablement se présenter, la simple possibilité qu’un événement ou un incident cause un préjudice sérieux ne suffit pas pour conclure à l’existence d’une menace sérieuse. La preuve doit être suffisante pour permettre d’établir que des employés pourraient vraisemblablement être assujettis à un préjudice sérieux en raison de leur exposition au risque, à la situation ou à la tâche en question.

[79] L’agent d’appel ajoute d’ailleurs quant à l’analyse à faire :

[62] Il n’est pas toujours facile de déterminer si une menace pourrait vraisemblablement se matérialiser ou s’il s’agit plutôt d’une menace indirecte ou hypothétique. Dans chaque cas, c’est une question de fait qui dépend de la nature de la tâche et du contexte dans lequel elle est examinée. Sa détermination exige une appréciation des faits et une décision sur la probabilité de survenance éventuelle d’un événement. Selon moi, l’un des moyens acceptables de procéder à cette détermination est de se poser la question suivante : une personne raisonnable, dûment informée, examinant les circonstances objectivement et d’un point de vue pratique, conclurait-elle qu’un événement ou un incident causant préjudice sérieux à un employé surviendra probablement ?

Il est évident à la lecture de ce qui précède que le sens à donner au terme « vraisemblable » dans l’application à des faits, situations ou circonstances particulières est souvent empreint de difficultés puisqu’on formule des distinctions alors qu’au sens étymologique, « vraisemblable » s’associe à « plausible », « possible » et « probable ». À mon avis, sans pour autant m’inscrire en faux en ce qui a trait aux critères d’analyse formulés dans l’arrêt Nolan et autres, l’exercice devient en quelque sorte futile quand il consiste à tenter de formuler des distinctions en donnant des sens différents à des termes qui comportent essentiellement la même signification alors qu’en réalité, la seule question à poser se limite à « est-ce vraisemblable ou pas ? » et, en ce qui concerne la version anglaise de la définition, « can it be « reasonably expected? » » sans pour autant imposer un critère d’assurance ou sûreté de survenance. En ce sens, il m’apparait nécessaire de préciser que l’expression « raisonnablement vraisemblable » utilisée par l’intimé pour décrire le pas à franchir pour que des faits ou situations accèdent au niveau de menace, imminente ou sérieuse, représente une approche réductrice ne concordant pas au critère établi par le Code, soit celui de « vraisemblable ».

[80] Le cadre juridique ou jurisprudentiel à l’intérieur duquel la question soulevée doit être envisagée étant délimité par ce qui précède, je m’abstiendrai, en premier lieu, de considérer la question de savoir si ce qu’a soulevé l’appelant pouvait, selon la preuve, constituer une menace imminente, ce malgré le fait que l’intimé ait formulé des arguments sur le sujet et ait prétendu que tel n’était pas le cas, pour la simple raison qu’on pouvait déduire du rapport de la déléguée ministérielle et certainement en conclure encore plus clairement des propos explicites de l’appelant dans ses soumissions écrites adressées au soussigné, que sa seule prétention était à l’effet que les faits et circonstances invoqués en preuve de même que son argumentation ne visaient qu’à établir l’existence d’une menace sérieuse. À cet égard et au risque de me répéter, j’ajouterai que pour conclure à l’existence d’une menace sérieuse, tel que spécifié dans la jurisprudence du Tribunal et plus particulièrement dans l’arrêt Ketcheson auquel j’ai abondamment fait référence dans les pages qui précèdent, on doit considérer à la fois le risque et la gravité de ses conséquences, mais que la survenance du risque ou situation n’est pas essentielle, seulement la vraisemblance que ce soit le cas.

[81] Ceci dit, aux fins de décider de la question en appel, j’ai pris en considération tant les éléments de preuve émanant du rapport d’enquête très complet de la déléguée ministérielle déposé en preuve que des éléments de preuve soumis par les parties, l’ensemble de ces éléments de preuve étant abondamment rapportés dans le texte qui précède, ce qui en rend inutile la répétition détaillée à ce stage d’analyse. Par ailleurs, j’ai également pris compte des propos de l’agent des affaires du travail Gadoua concernant ce qui a été désigné aux présentes comme l’enquête de la plainte Vaillancourt, le tout faisant partie du rapport d’enquête de la déléguée ministérielle en preuve en l’instance, et qui, faisant appel aux écrits de M. Ferguson et de Mme Greenfield, témoins au présent appel, et qui dans un langage semblant indiquer la nécessité d’apporter des changements aux vitres des salles communes de l’USD, précisait : « C’est la responsabilité de l’employeur d’évaluer les risques quand un changement survient : par exemple – le passage à une carabine plus puissante. Cela peut toucher plusieurs aspects de la santé et sécurité des employés, par exemple les niveaux acoustiques, mais aussi la solidité des matériaux qui ont sans doute été choisis et installés en fonction d’une ancienne arme à feu moins puissante ».

[82] Eu égard au témoin M. Supprien pour la partie intimée, ses longs états de service de CO I jusqu’aux fonctions présentement occupées, soit DAO-USD, ont permis qu’il présente un portrait complet de la composition de l’USD, des fonctions quotidiennes des agents qui y sont assignés et en particulier des fonctions exercées par les agents de passerelle. Il précise au passage que lors des interventions, celles-ci doivent viser à causer le moins de dommages possibles et donc être adaptées aux circonstances particulières d’une situation pour être les plus sécuritaires et les plus raisonnables possible. Pour ce qui est d’un agent de passerelle, ceci signifie avoir recours à des moyens de contrôle moins radicaux que la mesure ultime ou de dernier recours du tir de l’arme à feu en direction d’un individu, sauf si les circonstances sont telles qu’il n’y a pas d’autres mesures qui soient sûres et raisonnables, ceci venant confirmer le fait que la gamme des mesures et moyens à la disposition des agents énumérées par les témoins des deux parties, incluant les étapes progressives d’intervention du MEI, ne sont pas hiérarchisées et que selon ce qu’exigent les circonstances et ce, dans un laps de temps admis comme très restreint, on passe directement à l’usage de l’arme à feu. Quant aux mouvements ou déplacements dans le corridor, signifiant de devoir passer devant les fenêtres des cinq salles communes, son témoignage a établi ou confirmé que les agents y circulent régulièrement durant leur quart de travail à diverses fins telles patrouilles de sécurité, escortes, fouilles ou communications avec des détenus, mais également librement et sans raison particulière. Le DAO-USD a précisé que le passage devant chacune de ces vitres nécessitant un très court laps de temps que le témoin a estimé de une à deux secondes chacune, et conclu qu’en dehors des situations d’urgence nécessitant intervention rapide, les agents de plancher, qui sont au nombre de six par quart, circulent, sont présents, régulièrement devant lesdites vitres.

[83] Outre ce qui précède, son témoignage s’avère d’un intérêt particulier dû au fait que M. Supprien est à l’origine du bulletin de sécurité local concernant l’USD visant la mise en place devant les vitres des salles communes des rubans de couleur au sol censés délimiter des zones de sécurité à l’intérieur desquelles les agents correctionnels ne devraient pas se trouver en cas d’usage probable de l’arme à feu C-8. Ledit témoignage revêt cet intérêt particulier pour de multiples raisons. En premier lieu, ledit bulletin se fonde sur la prémisse erronée voulant que « de récents tests (avaient démontré) que les vitres des salles communes offrent une résistance à un impact de balle de calibre 5.56 (C-8), » prémisse corrigée lors de son témoignage alors que le témoin a reconnu qu’au contraire, lesdites vitres n’étaient pas pare-balles et donc n’offraient pas cette résistance. En second lieu, le témoin a reconnu n’avoir procédé à aucune consultation avant l’instauration et qu’aucun test ou expertise n’avait été réalisé aux fins de déterminer l’efficacité de ladite mesure préventive (rubans), laissant de plus penser que cette mesure est unique à l’USD puisque le témoin a indiqué ignorer si une telle mesure existait ailleurs dans un autre pénitencier.

[84] Par ailleurs, confirmant qu’une fonction des agents de plancher consiste à éventuellement intervenir en salle commune lors d’incidents, le témoin a affirmé que lorsque la sirène d’urgence sonne, servant à signaler un incident, les agents correctionnels ont le réflexe d’aller voir ce qui se passe, donc de s’approcher de la situation et ce faisant des fenêtres. Se fondant sur sa propre expérience, le DAO Supprien a fait valoir que les agents correctionnels ont toujours tendance à aller vers les salles communes quand une situation se présente, ce qui donne le pourquoi du bulletin de sécurité local. Le témoin a toutefois affirmé de manière réductrice devant le Tribunal que comme les agents correctionnels doivent réagir rapidement sur le plancher, il est possible qu’en s’activant, lesdits agents ne respectent pas les bandes de ruban au sol dans le corridor devant les fenêtres des salles communes, soulevant certes un doute quant à l’efficacité de cette mesure, compte tenu qu’en cas de nécessité d’intervention un certain silence radio est la norme et surtout, si on s’en remet au rapport d’expertise du témoin expert Arnet concernant l’exposition des agents dans le corridor voulant que : « la zone délimitée au plancher (ruban collé) dans la section corridor ne protège aucunement le personnel d’un tir potentiellement létal. Lorsqu’à l’extérieur de cette zone (donc à l’extérieur des démarcations par ruban), il est (aussi) possible d’atteindre un individu du torse au pied dans la zone A et de la tête au pied dans la zone B », ces deux zones étant illustrées par photos au rapport de l’expert.

[85] Concernant le témoin expert Arnet, bien que reconnu comme tel par le Tribunal en ouverture d’audience malgré l’opposition de la partie intimée sur la base de l’utilité et de la pertinence de ce témoignage, à l’époque encore à venir, l’intimé a renouvelé ladite opposition dans ses soumissions écrites. Il a réitéré qu’aucun poids ne devrait être accordé au rapport et au témoignage en interrogatoire principal dudit témoin puisque ni nécessaires ou pertinents à la véritable question en litige, puisque l’intimé ne prenait pas la position que les vitres des salles communes résistent à une balle de l’arme à feu, celles-ci n’ayant pas été conçues pour offrir une telle résistance et ce, tant pour la carabine C-8 présentement utilisée que pour l’arme à feu précédente. En somme selon l’intimé, puisque l’employeur admet que les vitres des salles communes n'ont pas été conçues pour résister aux tirs d’armes à feu et ce, tant l’arme présente que l’ancienne, il n’y aurait plus d’utilité au témoignage de l’expert qui n’offrirait ainsi aucune valeur probante au niveau de la question en litige. Il s’agit là, à mon avis, d’une approche ou compréhension particulièrement courte de ce qu’est la question soulevée par le refus. Il suffit de prendre connaissance du libellé du refus pour réaliser que la question en litige soulève plus que la question de savoir si les vitres des salles communes de l’USD sont pare-balles et noter qu’il y est question d’une arme à feu moins puissante (9 mm) utilisée jusqu’à son remplacement par une arme plus puissante (C-8), que les fenêtres des salles communes de l’USD ne sont pas assez résistantes pour arrêter une balle tirée à partir de la passerelle, et que cette situation (implantation d’une arme plus puissante) représente un danger mortel pour les officiers en poste sur le plancher du rez-de-chaussée, la différenciation quant à la puissance supérieure de la C-8 soulevant la question de savoir si un tir de l’ancienne arme (9 mm) à partir de la passerelle, compte tenu que les vitres sont demeurées inchangées, présentait le même potentiel de préjudice. Il s’agit ici de questions interreliées que soulève le refus, directement ou par implication, auxquelles un expert en balistique et balistique lésionnelle peut apporter des réponses sur la base de connaissances dont le Tribunal ne dispose pas et en tenant compte du fait que la partie intimée n’a pas fourni de précisions autres qui auraient servi à contester la substance des conclusions de l’expert. La partie intimée s’est limitée à arguer que les vitres ne sont pas pare-balles en raison des spécifications techniques du SCC et que l’arme à feu C-8 a été adoptée en consultation avec la GRC qui, selon l’opinion et la connaissance du soussigné, n’a pas de mandat particulier en matière de santé et sécurité au travail et prévention qui viendrait apporter quelque poids, en l’instance, à la déclaration à cet effet du témoin Ferguson pour l’intimé.

[86] Il ne fait pas de doute que le témoignage de l’expert Arnet représente un énoncé ou témoignage d’opinion qui, en conséquence, même si le Tribunal exerce en matière administrative et donc n’est pas astreint aussi rigoureusement que les cours de justice à l’observation de certaines règles de preuve, devrait satisfaire à certains critères. À cet égard, les auteurs Macaulay & Sprague, dans la troisième édition de l’ouvrage « Hearings Before Administrative Tribunals » énoncent ce qui suit (p.17-13):

[Traduction] Lors d’une audience, un expert remplit l’une des deux fonctions suivantes, ou les deux. L’expert explique comment une chose fonctionne et rend ainsi le complexe compréhensible, ou l’expert donne des avis sur des questions qui dépassent les connaissances du profane, avis qui peuvent servir de preuve de la chose en question.

De toute évidence, comme un organisme administratif n’est pas lié par les règles de la preuve applicables à la preuve d’expert dans le cadre d’une instance judiciaire, ces normes strictes ne s’appliquent pas dans le cas d’une procédure administrative. En fait, étant donné que de nombreux organismes sont composés d’experts dans un domaine précis, si les règles de la preuve s’appliquaient, la preuve d’expert serait encore moins souvent permise que devant les tribunaux.

Comme les organismes administratifs peuvent admettre une preuve sous forme d’opinion présentée par un profane – sous réserve de pondération, ils peuvent également accepter les témoignages d’experts en tant qu’opinions – sans devoir se conformer aux mêmes critères que ceux applicables devant les tribunaux.

Mais en acceptant le témoignage d’un expert, l’organisme doit se demander dans quel but elle le fait. Si la preuve d’expert est admise pour la même raison que l’admettrait un tribunal (c’est-à-dire, parce que le sujet ne peut pas être compris sans aide), l’organisme peut souhaiter adopter (la) même approche prudente que les tribunaux en ce qui concerne l’utilisation de cette preuve. Si, par exemple, le décideur entend tirer une conclusion particulière sur le seul fondement de l’opinion d’un expert, il doit être convaincu de l’expertise de cet expert, sinon la décision risque d’être mal fondée. Après tout, si l’expert ne répond pas aux critères d’un « expert » au sens judiciaire du terme, pourquoi se fier à son opinion plutôt qu’à celle d'une autre personne ?

« La preuve d’expert » (est) une exception à la règle judiciaire interdisant la preuve d'opinion. La preuve d’expert (peut) être reçue par le tribunal essentiellement quand le sujet sur lequel porte l’opinion fait appel à des connaissances que les gens ordinaires ne possèdent pas.

Devant un tribunal, les témoignages d’experts ne peuvent être reçus que dans des circonstances limitées. Quatre critères généraux doivent être remplis pour que l’avis d'un expert puisse être admis comme preuve dans le cadre d’une procédure. La preuve

- doit être pertinente

- doit être nécessaire

- ne doit pas être inadmissible en vertu d’une autre règle d’exclusion

et l’expert doit être adéquatement qualifié.

Ces critères judiciaires sont assez stricts. Il ne suffit pas que la preuve d’expert soit pertinente ou utile – elle doit être nécessaire.

[87] C’est sur la base des critères énoncés ci-dessus que le soussigné a, en ouverture d’audience, conféré la qualité d’expert en balistique judiciaire à M. Arnet et qu’il la réitère à ce stade-ci de l’appel, tant pour l’expertise démontrée que pour la pertinence, utilité ou nécessité et la valeur probante du témoignage/opinion présenté par le témoin tant verbalement que dans son rapport d’expertise. J’ajoute également, tel que mentionné précédemment, que la partie intimée n’a présenté aucune preuve susceptible de contredire sérieusement la validité des conclusions de l’expert Arnet. Bien que le témoignage de M. Arnet en soit un d’opinion, il s’agit d’une opinion informée tant par l’expérience du témoin que par sa connaissance des lieux et conditions propres à la question, et donc constituant une opinion persuasive dont la valeur n’est pas diminuée par les arguments formulés par la partie intimée.

[88] Sans vouloir reprendre en entier les éléments du rapport d’expert, il est important de souligner les points suivants qui y sont établis :

-des tirs ont été effectués en laboratoire avec deux armes à feu, l’une équivalente à la C-8 et l’autre s’apparentant à la carabine antérieure 9 mm, dans les deux cas utilisant les munitions identiques à celles utilisées pour lesdites armes à l’USD, le but étant de tester la capacité des installations à contenir un tir à l’intérieur d’une salle commune;

-les tirs ont été effectués avec une trajectoire descendante à un angle maximum de 40 degrés en position épaulée pour reproduire un tir à partir d’une passerelle et dirigé vers partie d’une vitre de salle commune;

-l’expert ayant visité l’USD, et pour reproduire les vitres des salles communes, les tirs en laboratoire ont été dirigé vers des feuilles pleines en polycarbonate de même nature que le matériel (polycarbonate) utilisé pour les vitres des salles communes (l’intimé ayant refusé de fournir à l’expert dont il avait autorisé la visite, un échantillon de vitre de salle commune pour expertise en laboratoire). Le polycarbonate employé était d’une épaisseur de 12 mm pour reproduire l’épaisseur des vitres des salles communes de l’USD, cette épaisseur offrant plus de résistance que certaines autres parties (cadrage) plus minces desdites fenêtres, et donc étant plus susceptibles de faire obstacle aux projectiles tirés de la passerelle;

-l’imagerie à haute vitesse (25000 images/seconde) utilisée par l’expert a permis de déterminer la perte de vitesse, la déviation et la fragmentation du projectile lors de l’impact avec le matériau représentant la vitre d’une salle commune;

-dans le cas du tir avec la carabine C-8, le panneau de polycarbonate traversé par le projectile n’offre pratiquement aucune résistance, la décélération n’étant que de 8.5%, la déviation de trois degrés et la fragmentation (rétention de masse) quasi complète. Une fois traversé le panneau, le projectile conserve une énergie avoisinant 1590 joules et conséquemment fragmente entièrement la cible (boite crânienne synthétique) installée aux fins de la démonstration.

-pour ce qui est de la comparaison avec un tir de l’ancienne carabine 9 mm dans les mêmes conditions, le test avec la 9 mm illustre une très forte décélération du projectile au contact du polycarbonate, soit 99.8% de perte d’énergie, en plus d’une fragmentation majeure diminuant la taille et la masse des fragments. Ainsi, le projectile de calibre 9 mm est entré dans le polycarbonate avec une énergie de 559 joules et seulement deux petits fragments sont ressortis avec une énergie totale résiduelle de seulement 1.4 joule, signifiant que ces fragments n’ont pas l’énergie suffisante pour perforer la peau.

[89] Ce qui précède mène l’expert Arnet à conclure que le polycarbonate de 12 mm se voulait vraisemblablement une barrière efficace pour protéger le personnel dans le corridor lorsque l’ancienne arme de service était en opération. Cette conclusion vient ainsi recouper le propos de l’agent des affaires du travail Gadoua qui, dans le cadre de son rapport d’examen de la plainte Vaillancourt mentionnée à maintes reprises aux présentes comme faisant partie du dossier d’enquête en preuve de la déléguée ministérielle, et qui commentait, en rapport avec la solidité des matériaux formant les vitres des salles communes, qu’ils avaient sans doute « été choisis et installés en fonction d’une ancienne arme à feu moins puissante » (9 mm) et qui avançait que des modifications (à définir par le SCC) devaient être apportées aux vitres des salles communes de l’USD « pour qu’elles puissent résister aux balles et aux ricochets des carabines C-8 ».

[90] Eu égard aux zones hors salles communes susceptibles d’être touchées par un tir provenant de la passerelle, l’expert Arnet note dans son rapport que « la zone délimitée au plancher (ruban collé) dans la section corridor ne protège aucunement le personnel d’un tir potentiellement létal », affirmation renforcée par le témoignage du DAO Supprien ayant confirmé qu’aucun test de résistance avait été fait à cet égard. Pour ce qui est des zones du corridor excédant la zone démarquée au ruban, l’expert en balistique déclare qu’il est également possible d’atteindre un individu du torse aux pieds ou encore de la tête aux pieds selon l’endroit. Il opine également que pour ce qui est de la C-8, « après impact sur le plancher du corridor, des fragments de projectiles à haute vélocité seront projetés au niveau des jambes et ce, sur une section importante de la superficie du corridor ».

[91] Le risque qu’un agent présent dans le corridor attenant aux salles communes puisse être blessé gravement ou même mortellement advenant un tir de la passerelle qui frapperait une vitre de salle commune, que l’agent soit à l’intérieur ou à l’extérieur des démarcations collées au plancher, est établi par la preuve présentée, ce risque étant beaucoup plus grand si le tir est effectué avec l’arme C-8. La question qui demeure est de savoir si un tel tir peut survenir et en plus survenir alors qu’un agent est présent dans le corridor devant la/les vitre(s) d’une salle commune. La preuve reçue par le Tribunal montre que le recours à l’arme à feu est un événement rare tant à l’USD que dans les autres pénitenciers à sécurité maximale, même si les altercations ou bagarres entre détenus requérant l’intervention d’agents correctionnels ne le sont pas. Cette même preuve toutefois, même si elle sert à établir qu’il n’y a pas eu usage de la C-8 à l’USD pour un tir à/vers l’intérieur d’une salle commune, montre que tel n’a pas été le cas dans d’autres pénitenciers à sécurité maximale. À mon avis, ces données doivent être considérées en tenant compte du fait de la caractéristique particulière de l’USD, soit qu’il s’agit d’un établissement qui reçoit les détenus les plus dangereux, soit un « super max », que leur nombre est tout de même réduit en relation avec le nombre d’incidents lorsque comparé aux populations plus nombreuses des autres pénitenciers, et la relativement courte période de référence statistique visant lesdites données, ce qui renforce la perception du soussigné à l’effet que le passé ne peut être garant du futur.

[92] La déléguée ministérielle, en décidant qu’il n’y avait pas danger, a reconnu qu’il était tout de même possible qu’un tir de la passerelle vers la salle commune frappe une vitre (non pare-balles) et blesse ou pire un agent correctionnel. Elle a cependant également conclu  qu’en raison d’une longue liste de conditions préalables allant de l’évaluation, répartition et surveillance des détenus visant à mitiger les risques de bagarres, à la gradation des mesures de contrôle et au positionnement de l’agent dans le corridor et celui du détenu-cible dans la salle commune lors du tir, lequel serait manqué, pour ne nommer que celles-ci, que cette possibilité était tellement réduite, de sorte qu’on ne pourrait atteindre la vraisemblance requise pour qu’une menace soit considérée comme sérieuse et ce, sur la base objective de la personne raisonnable dûment informée ne pouvant conclure à la probabilité raisonnable qu’une longue gamme de pré-conditions se réalisent concurremment. Une telle conclusion, à mon avis, va au-delà du critère de vraisemblance établi par l’arrêt Ketcheson. La position défendue par l’intimé devant le soussigné est grandement calquée sur celle de la déléguée et en somme, vise à amener le Tribunal à conclure qu’en raison des multiples mesures et méthodes en place destinées à prévenir, prévoir, contrôler et empêcher la survenance d’incidents en salles communes et donc à raréfier le recours à la force et surtout à l’usage de l’arme à feu, la menace sérieuse qu’invoque l’appelant n’existait pas.

[93] Quant à ce point particulier des mesures d’atténuation en place visant à réduire le nombre d’altercations entre détenus, ou même d’altercations impliquant un agent correctionnel et donc des recours à la force, ces mesures ne visent pas spécifiquement la ou les situations de recours à l’arme à feu ou, pour reprendre les propos de l’agent d’appel dans la décision Laycock : « bien que ces mesures soient très appropriées, elles se rapportent au cadre fondamental dans lequel chaque agent correctionnel accomplit ses tâches dans l’ordre normal des choses et dans le cadre des activités quotidiennes du pénitencier », donc des mesures qu’on pourrait décrire comme en amont, et par conséquent qui ne sauraient être déterminantes relativement à la question qui nous occupe. Plus récemment, dans sa décision MacNeal où on faisait appel au même raisonnement eu égard aux mesures d’atténuation présentées comme prévenant d’arriver à la conclusion de « danger », l’agent d’appel a déclaré être en accord avec la position générale voulant que « ces mesures ne peuvent être considérées comme une réponse automatique à chaque question et qu’il faut réévaluer celles qui entraînent un changement dans le fonctionnement de l’établissement ». Sur ce dernier point, il est utile de noter que même si peu a été dit à l’audience sur le sujet, la nouvelle carabine C-8 a été mise en service sans qu’une analyse de risque soit faite, le soussigné n’étant pas d’avis, tel que mentionné précédemment, qu’une approbation ou consultation de la GRC satisfasse à cette nécessité, surtout que sauf pour dire qu’il y avait eu consultation, rien n’a été mis en preuve relativement à la substance de cette consultation.

[94] En ce qui concerne la capacité de résistance des vitres des salles communes à un tir de la C-8, ou de l’arme précédemment utilisée, l’intimé est revenu à maintes reprises tout au long de l’audience et de l’argumentation écrite qui a suivi sur le fait que lesdites vitres n’ont pas à offrir une résistance aux projectiles. L’intimé argue, pour conclure de la sorte, qu’advenant l’utilisation de l’arme à feu pour contrôler ou mettre un terme à un incident survenant dans une salle commune, l’agent de passerelle effectuant le tir ne vise pas les vitres mais plutôt ce qui se passe à l’intérieur de la salle commune. La déléguée ministérielle avait noté qu’outre toutes les mesures d’atténuation et contrôle qui précéderaient le recours à l’arme à feu, il faudrait également que le tireur manque son tir pour toucher une vitre et frapper un agent se trouvant de l’autre côté. Sur cette question de réussite du tir, l’intimé a informé le Tribunal sur la formation et les qualifications/requalifications des agents quant à l’utilisation de ladite arme. Il a ainsi avancé sur cette base qu’étant donné les exigences à cet égard, la possibilité qu’un agent manque son tir, donc sa cible dans la salle commune, était très mince, voire quasi impossible, étant donné la courte distance entre la passerelle d’où le tir proviendrait et la cible dans la salle commune, i.e. un détenu.

[95] Bien que le soussigné prenne dûment note de la formation reçue et des qualifications des agents, je ne partage pas l’opinion de l’intimé quant à la réussite assurée d’un tir en situation d’urgence. À cet égard, il y a lieu de s’arrêter à l’exercice de qualification/requalification annuelle sur l’arme à feu. Selon la preuve entendue, pour chacune de ces séances de qualification/requalification, les agents ont droit à un certain nombre de tirs de pratique avant de passer aux véritables tirs (30) de qualification sur des cibles fixes situées à 50 m et à 100 m, la réussite de passage étant établie à 70%, donc pas pour la totalité des tirs. Il est évident que les distances de 50 m et 100 m sont beaucoup plus longues que la distance d’une cible possible en salle commune. Toutefois on ne peut ignorer que les cibles de qualification sont fixes selon la preuve entendue. En contrepartie, lors d’un tir en situation réelle, il y aurait euphémisme à penser que la cible visée, une cible vivante, serait ou demeurerait immobile compte tenu des circonstances menant à la nécessité de tirer. Conséquemment, ceci implique le besoin pour l’agent de « mirer » en continu vers la cible mouvante et ce, sans assurance, compte tenu des dimensions tout de même restreintes des salles communes, que la cible ne sera pas positionnée devant une vitre (trois des quatre côtés desdites salles comportant de telles vitres), et prenant en compte qu’étant donné l’urgence qui commande de procéder au tir, l’agent ne puisse attendre que la cible se place ou déplace vers un endroit moins risqué. En outre, même si lors de la formation des agents, la question est posée à savoir s’ils sont prêts à tuer pour le cas où ça devient nécessaire, on ne peut ignorer et la preuve a été faite à cet égard, qu’un stress est associé au fait pour un agent de viser et tirer sur une personne, aux fins de blesser ou même de tuer. La concentration requise et le phénomène de « vision tunnel » pouvant mener à la perte de perception de l’environnement et surtout la nécessité d’agir en un laps de temps très court pour tenter de sauvegarder la vie dans un cadre d’imprévisibilité des gestes que peuvent poser des détenus, surtout dans un établissement abritant les pires détenus tel l’USD, mènent le soussigné à considérer d’un œil très critique la suggestion qu’un tel tir ne pourrait être manqué. J’ajouterai concernant la munition employée par la C-8 qu’il a été mis en preuve lors de l’audience qu’elle a été choisie pour sa capacité à causer un dommage grave, sinon irréparable, décrit comme un « vacuum » mortel, à la personne atteinte, et que la puissance de cette munition lui permet de perforer les gilets balistiques protecteurs des policiers, lesquels offrent une meilleure protection que les gilets anti-perforation portés par les agents correctionnels.

[96] Ayant pris en considération tout ce qui précède, j’en suis venu à la conclusion que la déléguée ministérielle a erré dans sa conclusion et que l’appelant dans les circonstances propres au refus, circonstances qui ne m’ont pas été démontrées comme ayant changé au moment de l’audience de cet appel, faisait vraisemblablement face à une menace sérieuse au sens énoncé dans les décisions Ketcheson; et Keith Hall & Sons Transport Limited mentionnées précédemment. Dans Ketcheson, l’agent d’appel a clairement expliqué cette notion de vraisemblance, explication à laquelle je souscrits, et selon laquelle il y a lieu de prendre en compte « la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche, la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition, et la probabilité que l’évènement ou l’exposition cause un préjudice à une personne ». Sans reprendre en détail les éléments de preuve qui viennent appuyer la conclusion ci-dessus, j’ai tenu compte en particulier du témoignage offert par l’expert Arnet, surtout en ce qui a trait à la non-résistance des vitres des salles communes à un tir de la carabine C-8, de même qu’au sérieux des conséquences d’être frappé par un tel tir, de l’efficacité non-évaluée et questionnable de la démarcation par ruban au sol dans les corridors devant les vitres des salles communes, de la présence régulière, sinon continue, des agents correctionnels et d’autre personnel dans ces corridors et donc devant lesdites vitres desdites salles communes, ainsi que du type d’établissement qu’est l’USD et la population qui l’habite. La preuve a établi que le recours à l’arme à feu d’une quelconque manière à l’USD est relativement rare, sans pour autant établir qu’il n’est pas survenu ou qu’il ne survient ou ne surviendra pas. Toutefois, ceci doit être considéré en parallèle avec l’usage plus fréquent de l’arme à feu dans les pénitenciers à sécurité maximale, donc moins dangereux que l’USD, menant à reconnaitre que la question ne se situe pas de savoir s’il y aura recours à l’arme à feu à l’USD, mais quand ceci se produira dans les conditions soulevées par l’appel. Dans cette optique, je reprends conséquemment à mon compte les propos de l’agent d’appel dans Keith Hall & Sons Transport Limited voulant que :

[52] … pour conclure à l’existence d’une menace sérieuse, il n’est pas nécessaire de déterminer précisément le moment où la menace se matérialisera. On doit évaluer la probabilité que la situation, la tâche ou le risque allégué cause des blessures sérieuses (c’est-à-dire sévères) à une personne ou la rende gravement malade à un moment donné dans l’avenir. La question… consiste à déterminer si les circonstances sont telles que la menace peut vraisemblablement causer des blessures sérieuses à l’employé ou le rendre gravement malade, même si le préjudice causé à sa vie ou à sa santé pourrait ne pas être imminent.

[97] La grille d’analyse Ketcheson prévoit qu’une dernière question doit être examinée, à savoir si la menace pour la vie ou la santé existera avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté ? La partie intimée a initialement abordé cette question en faisant valoir que comme elle estimait que le Tribunal devait conclure à l’inexistence d’une menace sérieuse, donc à l’inexistence d’un « danger » pour l’appelant, il n’était pas nécessaire de considérer ce troisième élément de la grille. La partie intimée s’est ensuite ravisée en arguant, par défaut, que tout risque allégué par le refus de travail était raisonnablement écarté à partir des équipements, de la formation, des directives aux agents correctionnels et des autres mesures prises par le SCC, et que la demande par l’appelant que des vitres pare-balles soit installées dans les salles communes ne représentait pas une solution réaliste en raison des spécifications du SCC, des travaux importants qui seraient requis et des problèmes que de telles vitres occasionneraient. L’intimé a argué au passage que le rapport de l’expert Arnet ne démontrait pas que les vitres actuelles arrêteraient une balle d’un autre calibre, ce qui, il faut le dire, n’était pas le but de l’expertise, et que de remplacer la C-8 causerait également des risques puisque les agents sont formés avec une arme unique et que le calibre en a été choisi pour des raisons précises après consultations (avec la GRC), consultations au sujet desquelles j’ai émis des commentaires précédemment.

[98] Le soussigné ne partage pas l’opinion exprimée ci-dessus et ce, pour les motifs formulés par l’appelant qui soutient qu’aucune mesure de contrôle ou d’atténuation ne peut enrayer entièrement la menace d’un tir de la C-8. Tout comme l’appelant, je suis d’avis que ce qui est présenté comme mesure d’atténuation, à savoir la note du DAO Supprien, dont il a été abondamment question précédemment, ne peut être perçue comme telle compte tenu de l’affirmation fausse qui la caractérise, ce qui en fait une entorse au « système de responsabilité interne » dont l’agent d’appel a clairement discuté dans la décision Ketcheson, puisqu’elle n’informe pas correctement le ou les employés des risques qu’il a le droit de connaître, et qu’en fait, ce qui y est présenté comme mesure protectrice (ruban au plancher) n’a fait l’objet d’aucune consultation ou évaluation et, selon la preuve d’expert, n’ajoute aucune mesure de sécurité supplémentaire.

[99] L’appelant reconnait avec raison qu’outre la C-8, les agents correctionnels ont à leur disposition d’autres moyens. On doit noter toutefois que certains de ces moyens peuvent n’avoir aucun effet et que le temps en jeu ne permette pas d’y recourir efficacement. À cet égard, je prends compte du fait, répété en preuve, que l’ensemble des moyens et procédures à la disposition des agents ne sont pas hiérarchisées, ce qui amène le soussigné à reprendre comme s’appliquant à la question en l’instance, ses propres propos énoncés dans la décision Courtepatte :

[52] … il est sûr que tous les incidents d’agression n’atteindront pas le degré de gravité exigeant une intervention armée; ainsi dans la majorité des cas, la situation pourra être contrôlée en appliquant les mesures progressives du protocole de MGS, qu’il s’agisse de l’agression d’un membre du personnel ou d’un détenu. Cependant, si l’incident atteint un degré de gravité exigeant une telle intervention armée, et j’ai déjà indiqué que cela pouvait survenir en quelques secondes ou être d’une telle gravité qu’une application progressive du MGS serait impossible, je partage l’argument de l’intimée selon lequel, conformément au MGS, [traduction] il n’y a aucune solution de rechange à une intervention armée lorsque cette dernière est nécessaire, c’est-à-dire lorsque des agents [ou des détenus] sont exposés à un risque de blessures graves ou de décès. Je conclus donc que la troisième question du critère doit recevoir une réponse affirmative dans la situation en l’espèce…

[100] Prenant en considération ce qui précède ci-haut, de même que mes commentaires relativement aux conditions pouvant mener à un tir « manqué », je suis d’avis que le risque soulevé par la présente affaire ne peut être écarté avant que la menace existe.

[101] La dernière question à examiner consiste à savoir si le danger soulevé par le refus, lequel est reconnu ci-haut à titre de menace sérieuse vraisemblable, constitue une condition normale d’emploi. Sur ce point, il importe de noter au départ que l’intimé n’a pas jugé bon de formuler quelque observation que ce soit, et qu’en conséquence, sur ce seul point, il serait possible pour le soussigné de conclure par la négative. La partie appelante a, sans surprise, argué que la menace sérieuse constituant le danger ne représente pas une condition normale d’emploi, maintenant avec raison que comme l’alinéa 128(2)b) du Code représente une exception au droit général de refus prévu, il doit en être fait une interprétation restrictive. Concernant cette notion de condition normale d’emploi, j’estime nécessaire de rappeler que même si la description des tâches de la fonction d’agent correctionnel précise que ledit emploi comporte le risque de blessure ou de mort, et que l’acceptation dudit emploi par un agent représente une acceptation dudit risque, ceci ne vient d’aucune manière diminuer l’obligation imposée à l’employeur aux articles 122.1 et 122.2 du Code de, premièrement « prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi » régi par ledit Code, et deuxièmement que ladite prévention consiste ni plus ni moins en graduellement « l’élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection » dans la recherche de la santé et de la sécurité des employés. Or, dans l’esprit de l’application de ces dispositions, le Tribunal a, à maintes reprises, interprété cette notion de danger constituant une condition normale d’emploi, comme représentant un danger résiduel, i.e. celui qui « subsiste une fois que l’employeur a pris toutes les mesures nécessaires pour éliminer, réduire ou contrôler le danger, la situation ou la tâche » ce qui, de par sa nature, empêcherait d’émettre une instruction correctrice aux termes du Code (paragraphe 145(2) du Code) (voir Armstrong; Laycock; et Courtepatte).

[102] Il a été établi en preuve que l’emploi de l’arme à feu est un événement généralement rare, cette rareté étant encore plus grande lorsque l’arme est utilisée envers un détenu puisque susceptible de causer des blessures graves ou la mort. La preuve est également à l’effet que l’USD n’est pas un établissement comme les autres et que ses occupants y sont les plus dangereux du système carcéral. En outre, même s’il n’y a pas eu de tir vers l’intérieur des salles communes de l’USD, le même genre de tir a eu lieu dans d’autres établissements à sécurité maximale. Il va sans dire qu’un tel tir qui atteindrait un agent, évidemment par accident, est susceptible des mêmes conséquences, surtout tenant compte de la munition employée avec la C‑8. Or la jurisprudence du Tribunal reconnait le fait que la rareté, quel qu’en soit le degré, ne peut servir de raison pour ne pas prendre toutes les mesures s’inscrivant dans la hiérarchie de contrôle que vise l’article 122.2 pour tenter de l’éliminer, la gravité potentielle du risque légitimant l’importance des mesures d’atténuation selon les propos de la Cour dans Martin-Ivie c. Canada (Procureur général), 2013 CF 772, légitimant ainsi le principe de « faible fréquence, risque élevé ». Ceci rejoint en fait les propos, repris à maintes reprises, du Tribunal marquant son accord au principe de « faible fréquence, risque élevé » selon lesquels « ce principe veut que si un événement est susceptible d’avoir des conséquences très graves ou critiques pour une personne, des mesures doivent être prises pour prévenir ces conséquences, sans égard à la probabilité que l’événement survienne ». La preuve a démontré que l’employeur en l’instance n’a pas pris de mesure d’atténuation ou prévention ayant effet de rendre le risque ou danger résiduel et donc d’en faire une condition normale d’emploi. Je ne considère pas que l’application de ruban au sol, particulièrement dans des circonstances où aucune consultation ou évaluation n’a eu lieu, constitue une telle mesure.

[103] En clôture d’argumentation, la partie intimée a soumis que la démarche de refus par l’appelant Lachapelle, non parce qu’il faisait face à une menace imminente, ce qu’il ne prétend pas devant le Tribunal, mais en raison de son insatisfaction quant à la réponse de l’employeur à ses préoccupations, représentait un abus de procédure. Une telle allégation est faite régulièrement dans des affaires de la présente nature et dans le cas d’un employé ayant recours à la procédure de refus qui a, au préalable, suivi un certain parcours incluant des discussions avec l’employeur, des interventions ou fonctions syndicales ou autres, l’assistance à la rédaction ou autres de la part de représentants, la prétention de la continuation d’un problème et autres actions ou démarches semblables. Selon l’intimé, ceci prive le refus de travail de sa caractéristique essentielle de mesure d’urgence, sans laquelle on ne peut avoir recours audit outil. L’appelant par contre conteste cette prétention en soumettant que malgré que d’autres recours ont pu être exercés ailleurs concernant la même question, M. Lachapelle n’a pas exercé ces ou d’autres recours et que rien ne prouve des intentions de sa part de miner l’esprit du Code ou l’intégrité du système. En outre, soulignant qu’il ne prétend pas à une menace imminente, l’appelant fait valoir que dans le cas de la prétention d’une menace sérieuse, le moment pour invoquer l’existence du danger est d’une importance relative si comparé à la prétention d’une menace imminente. Le soussigné n’est certes pas en désaccord avec le principe voulant que le droit de refus, un droit personnel, ne devrait pas être employé à d’autres fins, mais encore faut-il en faire la preuve, ce qui n’a pas été fait ici.

[104] Dans l’affaire Schmahl c. Service correctionnel du Canada, 2017 TSSTC 3 (Schmahl), le soussigné a été confronté à cette même prétention d’abus de procédure, même si dans cette affaire, contrairement à la présente, plusieurs refus de travail concernant la même question avaient eu lieu. Il est évident qu’en l’instance, certains éléments s’apparentent à la situation qui prévalait dans l’affaire Schmahl, en particulier la prétention que le problème en est un qui dure depuis un certain temps, même si l’appelant ne prétend pas à une menace imminente dans le présent dossier. Ceci dit, je demeure de la même opinion que celle énoncée dans la décision Schmahl, et ce, même si ma conclusion en l’instance est qu’il y avait menace sérieuse et danger. Je considère donc qu’il n’est pas nécessaire pour le soussigné d’examiner cette question d’abus, « ne serait-ce qu’en raison du fait que cela ne relève pas de la compétence que me confère le Code et que je me trouverais à usurper le rôle d’une partie associée au lieu de travail ». En termes clairs, j’entends par ceci que si la prétention d’abus de procédure est formulée sérieusement et ne relève pas d’un certain automatisme, le Code établit certains rôles distincts,

[91] … et plus particulièrement l’article 147.1, prévoient qu’à l’issue des processus d’enquête et d’appel prévus aux articles 128 et 129, l’employeur peut prendre des mesures disciplinaires à l’endroit de l’employé qui s’est prévalu des droits prévus à ces articles, s’il peut prouver que celui-ci a délibérément exercé ces droits de façon abusive, et la validité de ces mesures disciplinaires devra être examinée par une instance autre que celle offerte par un agent d’appel.

[souligné par nos soins]

J’ajoute que s’il est clair selon le Code que l’employeur a un rôle à jouer lorsqu’il avance cette prétention, rôle dont l’exercice pourra être contrôlé par une autre instance qu’un agent d’appel, si la partie dont c’est le rôle selon la législation ne l’exerce pas, on ne doit pas s’attendre à ce que l’agent d’appel s’y substitue de quelque manière.

Décision

[105] Tenant compte des motifs énoncés ci-dessus, j’en conclus que lors du refus de travail, il existait un danger ne représentant pas une condition normale d’emploi pour l’appelant Lachapelle. Conséquemment, la décision d’absence de danger émise par la déléguée ministérielle Jenny Teng le 27 juillet 2018 est modifiée.

[106] Ayant conclu à l’existence d’un danger ne représentant pas une condition normale d’emploi, l’alinéa 146.1(1)b) du Code m’habilite à donner les instructions que je juge indiquées dans le cadre des paragraphes 145(2) ou (2.1) de la législation. J’estime toutefois, étant donnée la période considérable de temps écoulée depuis la formulation du refus par M. Lachapelle et la décision de la déléguée ministérielle, qu’il serait plus avisé de permettre aux parties d’arriver conjointement à une solution de la question. J’opte conséquemment de ne pas émettre d’instruction pour le moment, mais demeure saisi en l’instance et demeure compétent pour émettre toute instruction jugée indiquée si les parties n’en arrive pas à résoudre la question dans un délai de 90 jours de la date des présentes et qu’une telle demande m’en est faite. Dans un tel cas, je pourrai considérer les soumissions écrites des parties de manière expéditive.

[107] Suite à la demande conjointe des parties à cet effet en ouverture d’audience, il est ordonné par les présentes que l’ensemble du dossier soit mis sous scellé.

Jean-Pierre Aubre
Agent d’appel

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