Archivée - Decision: 01-002 CODE CANADIEN DU TRAVAIL PARTIE II SÉCURITÉ ET SANTÉ

Informations archivées

Les informations archivées sont fournies aux fins de référence, de recherche ou de tenue de documents. Elles ne sont pas assujetties aux normes Web du gouvernement du Canada et n'ont pas été modifiées ou mises à jour depuis leur archivage. Pour obtenir ces informations dans un autre format, veuillez communiquer avec nous.

Révision, en vertu de l'article 146 de la partie II du Code canadien du travail, d'une instruction donnée par un agent de sécurité

Décision n:            01-002

Demandeur :           Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

                                 Représentée par : M. L. M. Huart, avocat

Intimé :                    M. R. Scully, comité de sécurité et de santé

                                 Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

Mis en cause :         Richard Shackleton

                                  Agent de sécurité

                                  Transports Canada – Surface

Devant :                    Douglas Malanka

                                   Agent régional de sécurité

Contexte

Le 23 avril 1999, le train de voyageurs no 74 de Via Rail (Via no 74) est parti de Windsor (Ontario), vers 11 h, à destination de Toronto (Ontario). Le train s'est arrêté brièvement à Chatham (Ontario), et il a obtenu du contrôleur de la circulation ferroviaire de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) l'autorisation de circuler, sous réserve de certaines restrictions, sur la voie principale nord de la subdivision de Chatham. Selon les restrictions mentionnées dans l'autorisation de circuler no 43, Via no 74 devait communiquer avec le train de travaux no 319 et avec Andy Pardy, le superviseur qui opérait dans la subdivision de Chatham pour obtenir la permission de circuler. Via no 74 a obtenu les permissions requises et a circulé sur la voie principale nord de la subdivision de Chatham à environ 80 milles à l'heure, la vitesse autorisée pour un train de voyageurs dans cette subdivision.

Vers midi, Via no 74 a croisé un aiguillage de liaison de voie principale à manœuvre manuelle près de Thamesville (Ontario) qui était en position renversée[1], ce qui a fait que le train a viré abruptement, passant de la voie principale nord à la voie principale sud. La locomotive a renversé et est entrée en collision avec trois wagons‑trémies qui se trouvaient sur une voie d'évitement adjacente à la voie principale sud. Sous l'impact, la cabine de la locomotive a été détruite et les deux mécaniciens qui s'y trouvaient ont été blessés mortellement. D'autres employés qui étaient à bord de Via no 74 ont également été blessés dans l'accident.

À la suite d'une longue enquête, l'agent de sécurité, Rick Shackleton, a donné une instruction au CN, le 14 mars 2000, en vertu du paragraphe 145(1) de la partie II du Code canadien du travail[2] (ci‑après appelée le Code ou la partie II). Dans l'instruction, il était ordonné au CN de protéger les employés travaillant sur la voie principale faisant partie du territoire régi par la régulation de l'occupation de la voie (ROV) en veillant à ce que les aiguillages de voie principale soient correctement orientés et cadenassés d'ici le 15 avril 2000 (voir annexe). Le 17 mars 2000, le CN a demandé que l'instruction soit révisée et, le cas échéant, annulée par un agent régional de sécurité. Une audience a eu lieu le 26 septembre 2000, à Mississauga (Ontario).

Agent de sécurité

  

Le rapport d'enquête rédigé par l'agent de sécurité, Rick Shackleton, ne sera pas reproduit ici, mais il fait partie du dossier. Je retiens ce qui suit de ce rapport et du témoignage de M. Shackleton.

L'agent de sécurité a expliqué que la circulation des trains dans les territoires régis par la ROV (souvent appelés territoires non signalisés) était contrôlée par des autorisations verbales et que les autorisations de circuler étaient données par les contrôleurs de la circulation ferroviaire. Il a indiqué que, contrairement à ce qui se passe pour le système de commande centralisée de la circulation (CCC), selon lequel la marche des trains est contrôlée par un signal électronique, il n'y a pas de signaux électroniques utilisés dans le cas de la ROV pour donner des indications sur l'aiguillage des voies principales.

Il a précisé que, en ce qui concerne les aiguillages, il peut y avoir une erreur humaine ou du vandalisme et que, pour cette raison, un système d'avertissement est nécessaire dans les territoires régis par la ROV, afin d'informer les équipes de train qu'un aiguillage devant eux pourrait être en position renversée. Il a indiqué qu'un mécanisme d'avertissement, tel que celui utilisé dans le système de CCC, permettrait aux équipes d'arrêter le train avant qu'il ne croise un aiguillage en position renversée.

L'agent de sécurité a déclaré qu'il a procédé à des tests pour savoir si un train de voyageurs à grande vitesse circulant en ROV avait assez de temps pour arrêter une fois que le conducteur a vu un aiguillage en position renversée. Il a noté que, selon l'état de la voie et les conditions climatiques, un train à grande vitesse peut n'avoir que quatre à sept secondes pour s'arrêter en pareil cas. Il soutient que ce n'est pas suffisant pour stopper le train avant qu'il n'atteigne l'aiguillage.

Il a de plus déclaré qu'il s'était fié aux statistiques fournies par Transports Canada pour donner son instruction. Il a dit que ces statistiques montraient que, entre 1994 et 1998, il est arrivé à 99 reprises que les aiguillages soient en position renversée. Il a ajouté que dans environ 53 cas cela s'est produit sur les voies principales en ROV.

L'agent de sécurité a indiqué qu'il a donné cette instruction parce que les équipes de train travaillant en ROV n'ont pas d'avertissement leur permettant de savoir qu'un aiguillage devant elles est en position renversée, de façon à pouvoir arrêter le train avant qu'il n'atteigne l'aiguillage. Il soutient que, bien que le déraillement ait touché un train de voyageurs de Via Rail, le CN utilise les mêmes voies, donc l'accident a eu une incidence sur ses employés.

Preuves présentées au nom de l'employeur 

M. E. H. Laks, directeur général des opérations au CN, a présenté des documents à l'audience et a témoigné au nom du CN. Je retiens ce qui suit de ces documents et de son témoignage.

M. Laks a affirmé que l'accident survenu près de Thamesville a donné lieu à de nombreuses discussions au CN, qui en est finalement venu à la conclusion que la conformité à la règle 104 du Règlement d'exploitation ferroviaire du Canada (REF) était plus que suffisante pour garantir la sécurité des activités. La règle 104 se lit ainsi :

104.           Aiguillages à manœuvre manuelle

a) Sauf dans les cas prévus au paragraphe b), les aiguillages de voie principale doivent être orientés pour la voie principale et cadenassés lorsqu'ils ne sont pas en usage. Un aiguillage de voie principale à manœuvre manuelle doit présenter une cible réflectorisée, ou un feu et une cible, pour donner les indications suivantes [...]. [C'est moi qui souligne.]

Il a expliqué que le REF est une série de règles approuvées par le gouvernement fédéral qui régissent les opérations ferroviaires au Canada. Le CN distribue à ses employés sa propre version du REF, qui comprend des directives spéciales ayant trait aux opérations du CN et exclut les règles non pertinentes. M. Laks a confirmé que les employés du CN reçoivent une formation et subissent un examen sur le REF au moins tous les trois ans.

Malgré ces faits, M. Laks a dit que, puisque l'accident mettait en cause un train de voyageurs et que les subdivisions de Grimsby et de Chatham demeurent le seul corridor à voie double de haute densité non régi par la CCC à être emprunté par les trains de voyageurs à grande vitesse, le CN a décidé de prendre des mesures supplémentaires de sécurité pour les passagers qui passent par ces subdivisions. Il a dit que la CCC serait installée dans ces deux subdivisions d'ici la fin d'octobre 2000.

M. Laks a déclaré que le CN avait pris plusieurs autres mesures, ou était en voie de prendre des mesures, afin de s'attaquer au problème du facteur humain et du vandalisme en ce qui concerne les aiguillages de voie principale à manœuvre manuelle en territoire ROV non signalisé. Par exemple, le CN a vérifié dans l'ensemble du réseau que tous les aiguillages de voie principale à manœuvre manuelle étaient munis de cadenas de haute sécurité et étaient à l'épreuve du vandalisme. Le CN a également informatisé son inventaire de cadenas de haute sécurité numérotés et a retiré les aiguillages de voie principale qui ne sont pas souvent utilisés.

De plus, le CN a vérifié la visibilité des cibles des aiguillages de voie principale utilisées en territoire ROV et a apporté des changements. À cet égard, le CN a agrandi les cibles des aiguillages de voie principale sur les appareils de manœuvre d'aiguillage bas et a décidé, pour l'ensemble du réseau, d'augmenter la visibilité des cibles des aiguillages de voie principale par l'utilisation d'un revêtement brillant, très réfléchissant. Il a affirmé que ce revêtement a amélioré la visibilité des cibles de 400 p. 100 en ce qui concerne la distance et les opérations qui se font de nuit. Il a soutenu que l'augmentation de la taille des cibles a augmenté la visibilité globale de 40 p. 100.

Malgré ces améliorations, M. Laks a admis que, selon la taille des trains, la vitesse et les conditions climatiques, les cibles des aiguillages de voie principale pourraient ne pas avertir suffisamment tôt les équipes de train pour qu'elles arrêtent le train avant qu'il n'atteigne un aiguillage mal orienté. Mais il a insisté sur le fait que les équipes seraient en mesure de réduire considérablement la vitesse du train et qu'ainsi les conséquences seraient moins graves. Il n'a pas dit si le fait d'atténuer les conséquences permettrait d'éviter que des employés soient blessés.

M. Laks a affirmé que le CN avait fait parvenir à tous les employés qui manipulent des aiguillages des circulaires pour clarifier la règle 104 du REF et pour leur rappeler de vérifier la position de tous les aiguillages à manœuvre manuelle. Dans la région de l'Ontario, le CN a mis en place un processus de communication formel qui requiert que les employés contre-vérifient la position des aiguillages. Selon ce protocole, un employé qui manœuvre un aiguillage doit aller voir le conducteur du train et, avant qu'il ne reparte, confirmer de vive voix la position de l'aiguillage. Le protocole exige également que les équipes de train, dans l'ensemble du réseau, communiquent la position des aiguillages aux trains autorisés à travailler par leur feuille de libération et au contrôleur de la circulation ferroviaire s'il y a annulation de la feuille de libération.

M. Laks a confirmé que le CN continuait de faire parvenir régulièrement des notes de rappel à ses employés au sujet des règles 104 et 309 du REF, et qu'il élaborait actuellement de la formation sur les règles pour son protocole de communication formel. Il a dit que le CN avait conçu et mis en place un programme d'assurance de la qualité en vue de garantir qu'on se conforme aux mesures correctives établies. Ce programme comprend des vérifications régulières sur le terrain et prévoit que la fréquence des cas de non‑conformité sera notée. Il a ajouté que des mesures étaient prises rapidement là où on constatait des problèmes de conformité.

M. Laks rejette les statistiques sur lesquelles s'était fondé l'agent de sécurité pour donner son instruction, parce que :

·        il y a eu 99 cas d'aiguillages en position renversée, mais seulement 21 p. 100 des incidents se sont produits sur une voie du CN;

·        47 p. 100 des incidents se sont produits en territoire CCC, ce qui montre que les aiguillages signalisés ne garantissent pas que l'orientation sera correcte;

·        la majorité des incidents se sont produits dans les voies de triage, où la vitesse est faible, et non sur les voies principales.

Preuves présentées au nom des employés

  

M. Scully a convenu que le fait d'augmenter la taille et le degré de réflexion des cibles d'aiguillage a amélioré la visibilité des cibles et permet aux mécaniciens de réagir plus rapidement lorsque les aiguillages sont en position renversée. Il doute qu'un train circulant à 80 milles à l'heure puisse arrêter avant de croiser un aiguillage en position renversée, mais il a admis que la vitesse peut être réduite considérablement. Il a aussi confirmé que les protocoles de communication concernant le maniement des aiguillages dans les territoires non signalisés a été amélioré au CN et qu'on a commencé à procéder à des vérifications sur le terrain en ce qui concerne la conformité aux nouveaux protocoles.

Résumé

M. Huart a fait valoir que l'instruction devrait être annulée pour des raisons de compétence. Selon lui, la Loi sur la sécurité ferroviaire concerne la sécurité ferroviaire et établit des règles et des règlements visant la sécurité du transport ferroviaire. Il a fait remarquer que Transports Canada avait exercé ses pouvoirs sept jours après l'accident et avait transmis un avis au CN en vertu de l'article 31 de la Loi sur la sécurité ferroviaire. Il a insisté sur le fait que l'acceptation tacite des mesures correctives prises par le CN à la suite de l'avis remis en vertu de l'article 31 implique que l'affaire est visée par la Loi sur la sécurité ferroviaire. 

Il a ajouté que l'agent de sécurité aurait dû mettre fin à son enquête sur le déraillement du train lorsqu'il a appris que le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports (BST) faisait une enquête sur cet accident en vertu de la Loi sur le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports. Il a insisté sur le fait que le BST avait compétence exclusive pour faire enquête sur les accidents de transport en vue d'en dégager les causes et les facteurs. Il a affirmé que l'instruction n'aurait pas dû être donnée parce que l'agent de sécurité a établi que l'erreur humaine ou le vandalisme pouvaient être à l'origine de l'accident et que, par conséquent, il n'avait pas compétence dans cette affaire.

M. Huart a aussi fait valoir que le Code visait la sécurité au travail et non la sécurité de l'exploitation des chemins de fer. Il a convenu que l'article 125 du Code établissait des normes minimales ayant trait à la santé et à la sécurité des employés et pouvait s'appliquer aux employés itinérants lorsqu'il y a infraction à l'une de ces normes. Cependant, il a dit estimer que le CN ne peut avoir contrevenu à l'article 124 du Code s'il s'est conformé à la Loi sur la sécurité ferroviaire et à la réglementation d'application. Il a ajouté que l'article 124 faisait intervenir la constatation d'un danger et il a insisté sur le fait qu'il n'y avait pas de danger lorsque l'agent de sécurité a donné son instruction. Il a ajouté que l'instruction de M. Shackleton concernait une contravention commise dans le passé, alors que le paragraphe 145(1) du Code s'applique aux contraventions qui sont en train d'être commises.

M. Huart a déclaré finalement que l'instruction devait être annulée parce qu'elle ne précisait pas la nature de la contravention et que le CN ne pouvait savoir ce qu'il devait faire pour se conformer à la loi. Il a souligné que le CN avait simplement soumis les subdivisions de Grimsby et de Chatham à la CCC plutôt qu'à la ROV comme mesure supplémentaire de sécurité. Il a insisté sur le fait que cette mesure ne signifiait pas que le REF ne permet pas de garantir la sécurité des chemins de fer ni que le CN ne veille pas à la sécurité de ses employés.

Motifs de la décision

Questions en jeu

  

Il y a trois questions à résoudre. D'abord, il faut savoir si le paragraphe 145(1) du Code autorise l'agent de sécurité à donner une telle instruction, puisque le BST enquête sur l'accident en vertu de la Loi sur le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, et que Transports Canada s'occupe de l'affaire en vertu de la Loi sur la sécurité ferroviaire. Si je conclus qu'il est autorisé à le faire, je devrai ensuite déterminer si le CN contrevient à l'article 124 du Code. Si je suis d'avis que le CN n'a pas enfreint l'article 124, je devrai alors déterminer si les preuves établissent que le CN a contrevenu à d'autres dispositions du Code. Le paragraphe 146(3) du Code m'autorise à modifier une instruction.

Dispositions pertinentes

  

·        L'article 122.1 du Code, qui se lit ainsi :

La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l'occupation d'un emploi régi pas ses dispositions. [C'est moi qui souligne.]

·        L'alinéa 123(1)a) du Code, qui se lit ainsi :

Malgré les autres lois fédérales et leurs règlements, la présente partie s'applique à l'emploi :

a)   dans le cadre d'une entreprise fédérale, à l'exception d'une entreprise de nature locale ou privée au Yukon, dans les Territoires du Nord‑Ouest ou au Nunavut. [C'est moi qui souligne.]

·         L'article 124 du Code, qui se lit ainsi :

L'employeur veille à la protection de ses employés en matière de sécurité et de santé au travail. [C'est moi qui souligne.]

·        L'alinéa 125c) du Code, qui se lit ainsi :

Dans le cadre de l'obligation générale définie à l'article 124, l'employeur est tenu, en ce qui concerne tout lieu de travail placé sous entière autorité :

      [...]

c)   de la manière réglementaire, d'enquêter sur tous les accidents, toutes les maladies professionnelles et autres situations comportant des risques dont il a connaissance, de les enregistrer et de les signaler aux autorités désignées par les règlements [...].

·        Le paragraphe 145(1) du Code, qui se lit ainsi :

S'il est d'avis qu'il y a contravention à la présente partie, l'agent de sécurité peut ordonner à l'employeur ou à l'employé en cause d'y mettre fin dans le délai qu'il précise et, sur demande de l'un ou l'autre, confirme par écrit toute instruction verbale en ce sens. [C'est moi qui souligne.]

·        Le paragraphe 146(3) du Code, qui se lit ainsi :

L'agent régional de sécurité mène une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu aux instructions et sur la justification de celles‑ci. Il peut les modifier, annuler ou confirmer et avise par écrit de sa décision l'employeur, l'employé ou le syndicat. [C'est moi qui souligne.]

·        L'alinéa 11.3a) du Règlement sur la sécurité et la santé au travail (trains), qui se lit ainsi :

L'employeur qui prend conscience d'une situation comportant des risques, notamment un accident ou une maladie professionnelle, qui touche un employé au travail doit sans délai :

a)   prendre les mesures nécessaires pour empêcher que la situation comportant des risques ne se reproduise [...]. [C'est moi qui souligne.]

·        L'alinéa 14(4)a) de la Loi sur le bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, qui se lit ainsi :

(4) Le paragraphe (3) n'a toutefois pas pour effet d'empêcher un ministère de commencer ou de continuer une enquête sur l'accident si celle‑ci ne vise pas à dégager les causes et facteurs de l'accident ou d'enquêter sur toute question liée à celui‑ci qui ne fait pas l'objet d'une enquête par le Bureau [...].


Analyse

La première question que j'ai à trancher est de savoir si le paragraphe 145(1) du Code autorise l'agent de sécurité à donner une telle instruction, puisque le BST enquête sur l'accident en vertu de la Loi sur le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports et que Transports Canada s'occupe de l'affaire en vertu de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

M. Huart a fait valoir que la Loi sur la sécurité ferroviaire régissait la sécurité ferroviaire et que, à moins qu'il y ait eu contravention à l'une des normes prescrites à l'article 125 du Code, la Loi sur la sécurité ferroviaire prévalait. Cependant, ce point de vue laisse supposer que les deux lois ont des objectifs identiques, ou que la Loi sur la sécurité ferroviaire incorpore en quelque sorte les objectifs de la partie II. Selon l'article 122.1 (disposition de déclaration d'objet) du Code, celui‑ci a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l'occupation d'un emploi, alors que l'objectif général de la Loi sur la sécurité ferroviaire est d'assurer la sécurité ferroviaire. Bien que les deux lois fédérales s'appliquent au même secteur et aux mêmes lieux de travail, et s'appuient généralement l'une l'autre, le Parlement a établi en 1984 que la santé et la sécurité au travail des employés itinérants était distincte de la sécurité ferroviaire. De plus, le Parlement a indiqué qu'il accordait beaucoup d'importance à la santé et à la sécurité au travail, y compris à celle des employés itinérants, lorsqu'il a statué que le Code s'appliquait indépendamment des autres lois.

Pour sa part, l'agent de sécurité, M. Shackleton, était d'avis que les mesures prises par le CN pour se conformer à la loi, y compris les modifications annoncées à Transports Canada après l'accident, ne garantissaient pas la protection de la santé et de la sécurité des employés itinérants qui travaillent dans les autres territoires ROV du CN. Pour cette raison, il a donné une instruction au CN en vertu de l'article 145(1) du Code, ce qu'il était en droit de faire, selon moi.

M. Huart a également précisé que, selon lui, le BST a la compétence exclusive pour enquêter sur les accidents de transport en vue d'en dégager les causes et facteurs. Il a insisté sur le fait que, pour donner une instruction en vertu de l'article 124, l'agent de sécurité aurait dû déterminer les causes et facteurs de l'accident, ce qu'il n'a pas le droit de faire selon la Loi sur le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports. M. Huart s'est dit d'avis que l'agent de sécurité aurait dû mettre fin à son enquête aussitôt qu'il s'est rendu compte qu'il ne pouvait établir que le CN avait contrevenu à l'article 125 du Code.

J'ai deux préoccupations à ce sujet. Premièrement, la Loi sur le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports n'empêche pas les organismes ou ministères fédéraux d'enquêter sur un accident de transport en vertu d'une autre loi adoptée par le Parlement du Canada. Autrement dit, bien que le Parlement reconnaisse qu'il est important que les enquêtes visant à dégager les causes et facteurs des accidents de transport soient faites par un organisme indépendant, il reconnaît que d'autres lois peuvent s'appliquer également.

Deuxièmement, personne ne conteste le fait que la Loi sur le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports attribue au BST la compétence exclusive pour dégager les causes et facteurs d'un accident de transport . Mais, à mon avis, ce principe n'a pas pour but d'empêcher un autre ministère ou organisme d'ordonner à un employeur de mettre fin à une contravention sous prétexte que le BST pourrait découvrir ultérieurement que l'action ou l'omission qui est à l'origine de la contravention était une cause ou un facteur de l'accident. Si c'était le cas, un accident semblable à celui sur lequel le BST enquête pourrait se reproduire pendant qu'il exécute son importante tâche. Par conséquent, je conclus que la Loi sur le Bureau canadien d'enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports n'empêchait pas l'agent de sécurité d'enquêter sur l'accident, ni de donner une instruction au CN en vertu du Code pour une question de santé et de sécurité au travail. Pour sa part, sept jours après l'accident, Transports Canada a donné un avis en vertu de l'article 31 de la Loi sur la sécurité ferroviaire pour une question de sécurité ferroviaire.

Étant persuadé qu'une instruction pouvait être donnée en vertu du Code, je m'attaquerai maintenant à l'autre question, qui est de savoir si le CN contrevenait à l'article 124 du Code lorsque l'agent de sécurité a donné son instruction.

Pour trancher cette question, je dois revenir à l'affirmation de M. Huart selon laquelle le CN ne peut contrevenir à l'article 124 du Code relativement à la sécurité ferroviaire s'il se conforme à la Loi sur la sécurité ferroviaire et aux règlements et règles connexes. Dans son rapport, l'agent de sécurité a reconnu que la ROV, dans un territoire non signalisé, est une méthode acceptée pour le contrôle du trafic et est considérée comme sécuritaire selon le REF. Il a également conclu, à la suite de son enquête sur le terrain, que les employés qui manœuvrent les aiguillages ont de la formation et ont des connaissances sur les règles qui régissent les aiguillages et qu'ils savent ce qui peut arriver si un aiguillage est laissé en position renversée.

Malgré ces concessions, l'agent de sécurité a jugé que la ROV n'assurait pas la santé et la sécurité des employés du CN parce qu'elle n'offrait pas aux équipes de train la protection supplémentaire qu'un signal d'avertissement concernant la position d'un aiguillage leur procurerait. Il s'est dit d'avis que, en ce qui concerne les aiguillages, l'erreur humaine et le vandalisme étaient possibles, et il a présenté des statistiques fournies par Transports Canada qui montrent que des aiguillages ont été laissés en position renversée dans les territoires ROV.

Donc, tout en croyant qu'il faut accroître les mesures visant à protéger les employés en ce qui concerne les aiguillages en territoire ROV, il convient que la ROV est considérée comme sécuritaire selon le REF. Maintenant, le problème qui se pose ici, c'est que le REF est une série de règles approuvées par le gouvernement fédéral et établies après consultation des compagnies de chemin de fer et qu'on reconnaît qu'il permet d'assurer la sécurité ferroviaire. Par conséquent, à moins que les preuves démontrent de façon irréfutable qu'une protection accrue est nécessaire dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail, je ne peux conclure que le CN contrevient à l'article 124 du Code.

Selon moi, l'agent de sécurité n'a pas apporté suffisamment de preuves dans cette affaire. Plus précisément, il n'a pas établi que le REF ou la ROV comportent une lacune, non décelée jusqu'au moment de l'accident, qui justifierait que des mesures additionnelles soient prises pour garantir la sécurité des employés. Il n'a pas fourni de preuve qui contredise l'affirmation du CN selon laquelle le fait de se conformer à la règle 104 du REF est suffisant pour garantir la protection de la santé et de la sécurité des employés. Après l'accident, le CN a donné des éclaircissements aux employés sur la règle 104 du REF et leur a rappelé le degré de vigilance qui était requis, il a procédé à des vérifications de la conformité et a pris des mesures correctives dans les cas de non‑conformité. L'agent de sécurité n'a pas établi que ces mesures, ni toute autre mesure corrective que le CN a prise après l'accident, n'étaient pas suffisantes pour garantir la conformité à la règle 104 du REF et protéger la santé et la sécurité des employés au travail. Enfin, je n'ai pas trouvé que les statistiques présentées comme preuves étaient concluantes en ce qui concerne le CN. Pour ces raisons, je ne peux considérer que le CN contrevenait à 124 du Code pour ce qui touche ses employés au moment où l'instruction a été donnée.

En vertu du paragraphe 146(3) du Code, je peux modifier une instruction pour corriger une erreur si les faits le justifient. Puisque c'est le cas, je dois répondre à la dernière question, qui est de savoir si le CN a contrevenu à une autre disposition du Code par rapport à cet accident. Comme je l'ai indiqué précédemment dans la section intitulée « Dispositions pertinentes », selon l'alinéa 125c) du Code et l'alinéa 11.3a) du Règlement sur la sécurité et la santé au travail (trains), l'employeur doit enquêter sur tout accident ou situation comportant des risques touchant un employé au travail et il doit prendre immédiatement les mesures nécessaires pour éviter que cette situation se reproduise. Pour justifier l'instruction donnée au CN, l'agent de sécurité a affirmé que le CN utilisait les mêmes voies et, si je comprends son point de vue, un tel accident aurait pu arriver à un train du CN circulant dans un autre territoire ROV. À ce sujet, je rappelle que, lorsque le train Via no 74 a déraillé, il est entré en collision avec du matériel roulant qui se trouvait sur une voie adjacente à la voie principale sud. Je pense que les employés au sol du CN auraient pu être blessés s'ils s'étaient trouvés près de l'endroit où a eu lieu la collision. En conséquence, je crois que les employés du CN ont été « touchés » par l'accident et que l'alinéa 125c) du Code et l'alinéa 11.3a) du Règlement sur la sécurité et la santé au travail (trains) s'appliquent au CN. Cependant, il me semble qu'il n'est pas justifié dans ce cas de modifier l'instruction pour les raisons suivantes.

Premièrement, une instruction donnée en vertu du Code a généralement trait à un lieu précis. Cependant, elle peut s'appliquer à plus d'un lieu de travail si l'agent de sécurité démontre que les mêmes risques existent dans d'autres lieux de travail. Il est logique de penser que s'il existe, pour les trains de voyageurs à grande vitesse de Via Rail, un risque lié aux procédures de conformité du CN relatives aux aiguillages de voie principale à manœuvre manuelle dans les territoires ROV en Ontario, le même risque peut exister pour les trains de marchandises du CN qui circulent dans les autres territoires ROV au Canada. Cependant, ce fait n'a pas été prouvé, et l'agent de sécurité a confirmé dans son témoignage que son enquête n'avait porté que sur la région de l'Ontario. En l'absence de preuve contraire, je dois tenir compte du fait que l'avis que Transports Canada a transmis au CN sept jours après l'accident, en vertu de l'article 31 de la Loi sur la sécurité ferroviaire, ne s'applique qu'à la région de l'Ontario.

Deuxièmement, le CN aurait contrevenu à l'alinéa 125c) du Code et à l'alinéa 11.3a) du Règlement sur la sécurité et la santé au travail (trains) s'il n'avait pas enquêté immédiatement sur l'accident, s'il avait omis de prendre sans délai des mesures pour éviter qu'un autre accident se produise ou si les mesures prises avaient été inappropriées. Dans le cas présent, l'agent de sécurité ne conteste pas le fait que le CN ait enquêté sur l'accident ni qu'il ait pris des mesures correctives pour l'ensemble de son réseau. En ce qui concerne les mesures correctives que le CN a prises à la suite de l'accident, il me semble évident qu'aucune des deux mesures visant à permettre de vérifier que les aiguillages de voie principale à manœuvre manuelle sont orientés pour la voie principale et cadenassés, qu'il s'agisse de la vérification en personne de la position des aiguillages ou de l'installation d'une CCC dans les territoires ROV, ont été prises en dehors de la région de l'Ontario. Mais l'agent de sécurité n'a pas établi que les mesures correctives prises par le CN dans les autres territoires ROV ne permettaient pas de prévenir un autre accident.

Troisièmement, l'agent de sécurité Shackleton a indiqué qu'il avait donné une instruction au CN avant tout parce que le CN gère les voies et les aiguillages dont se servent les employés itinérants de Via Rail. Bien que ce raisonnement soit logique lorsqu'il s'agit de la sécurité ferroviaire, selon les articles 124 et 125 du Code, la responsabilité de la santé et de la sécurité au travail revient à l'employeur qui, dans ce cas‑ci, est Via Rail. Puisque, selon le Code, c'est Via Rail qui doit veiller à la santé et à la sécurité de ses employés, l'évaluation des mesures prises par le CN doit tenir compte des mesures prises par Via Rail à la suite de l'accident.

Décision

Pour les raisons mentionnées précédemment, J'ANNULE PAR LES PRÉSENTES l'instruction donnée au CN par l'agent de sécurité, Rick Shackleton, le 14 mars 2000, en vertu du paragraphe 145(1) du Code. Cette décision n'empêche en rien l'agent de sécurité de poursuivre son enquête plus avant ou de prendre toute mesure qu'il juge appropriée.  

Décision rendue le 2 février 2001.

D. Malanka

Agent régional de sécurité

ANNEXE

DANS L'AFFAIRE DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL

PARTIE II – SÉCURITÉ ET SANTÉ

INSTRUCTION À L'EMPLOYEUR EN VERTU DU PARAGRAPHE 145(1)

L'agent de sécurité soussigné a procédé à une enquête sur l'accident survenu le 23 avril 1999, accident qui a entraîné la mort de deux employés de VIA Rail dans le lieu de travail exploité par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN), employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, et sis au point milliaire 46,7 de la subdivision de Chatham du CN, à Thamesville (Ontario), ledit lieu étant parfois connu sous le nom de district des Grands Lacs.

Ledit agent de sécurité est d'avis qu'il y a infraction à la disposition suivante de la partie II du Code canadien du travail :

L'article 124 du Code canadien du travail.

Le CN n'a pas assuré la protection des employés travaillant sur la voie principale dans le territoire ROV en veillant à ce que les aiguillages de voie principale soient correctement orientés pour la voie principale et cadenassés.

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu du paragraphe 145(1) de la partie II du Code canadien du travail, de cesser toute contravention au plus tard le 15 avril 2000.

Fait à Toronto, ce 14e jour de mars 2000.

Rick Shackleton

Agent de sécurité

No 3308

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

1, chemin Administration

C.P. 1000

Concord (Ontario)

L4K 1B9                      À l'attention de M. E. H. Laks


 

RÉSUMÉ DE LA DÉCISION RENDUE PAR

L'AGENT RÉGIONAL DE SÉCURITÉ

Décision no :            01-002

Demandeur :           Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

Intimé :                    M. R. Scully

MOTS CLÉS :          

accident ferroviaire, accident mortel, blessure, équipe de train, train à grande vitesse, train de voyageurs, aiguillage de voie principale, cibles d'aiguillage, régulation de l'occupation de la voie, territoire non signalisé, commande centralisée de la circulation, subdivision de Chatham, subdivision de Grimsby.

  

DISPOSITIONS

Code :                                                122.1, 123(1)a), 124; 125c), 145(1), 146(3)

Règlement sur

la sécurité et la santé

au travail (trains) :                             11.3a)

Loi sur le Bureau canadien

d'enquête sur les accidents

de transport et de la

sécurité des transports :                      14(4)a)

RÉSUMÉ

Vers midi, le train Via no 74 a croisé un aiguillage de liaison en position renversée près de Thamesville (Ontario). La locomotive a déraillé, a renversé et est entrée en collision avec trois wagons‑trémies qui se trouvaient à proximité, sur une voie d'évitement. Sous l'impact, les deux mécaniciens de la locomotive ont été mortellement blessés et d'autres employés itinérants ont été blessés. M. Rick Shackleton, agent de sécurité, a procédé à une enquête sur l'accident le 14 mars 2000, et il a donné une instruction à la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN), en vertu du paragraphe 145(1) du Code. Dans l'instruction, il était ordonné au CN de protéger les employés travaillant sur la voie principale dans les territoires ROV en veillant à ce que les aiguillages de voie principale soient correctement orientés et cadenassés.

À la suite de sa révision, l'agent régional de sécurité a annulé l'instruction, parce qu'il n'a pas été démontré que le CN avait contrevenu à l'article 124 du Code ni à toute autre disposition pertinente. L'agent régional de sécurité a également conclu que, selon le Code, c'est Via Rail, et non le CN, qui doit veiller à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail.



[1] Selon le Règlement d'exploitation ferroviaire du Canada, qui est approuvé par le ministre des Transports en vertu des pouvoirs que lui confère la Loi sur la sécurité ferroviaire et vise les chemins de fer assujettis à la législation fédérale, un aiguillage aligné ou « orienté » en « position renversée » est « orienté pour l'itinéraire dévié » ou « l'autre itinéraire ». Inversement, un aiguillage en « position normale » est « orienté pour la voie principale » ou « l'itinéraire normal ».

[2] Les modifications récentes qui ont été apportées au Code canadien du travail sont entrées en vigueur le 30 septembre 2000, après que l'instruction qui fait l'objet de cette révision a été donnée. Par conséquent, c'est la version du Code qui était en vigueur au moment où l'instruction a été donnée qui s'applique.

Détails de la page

Date de modification :