Vidéo : La pauvreté réduit-elle la productivité?

Transcription

Suanna Oh : Merci. Je suis heureuse de vous parler du projet que nous avons réalisé, Supreet Kaur, Sendhil Mullainathan, Frank Schilbach et moi. Nous avons eu un bon aperçu de travaux récents qui étudiaient les liens entre la pauvreté, la cognition et la prise de décisions. Notre travail a été motivé par une question qui découle naturellement de ces travaux. Si les personnes pauvres font face à des pénuries et si elles sont davantage, comment dire, si leur capacité d’attention est moindre, se peut-il qu’elles soient distraites au travail et que leur rendement s’en ressente? Nous avons examiné cette question dans une région rurale de l’Inde où une bonne partie de la population est financièrement vulnérable. Avant de commencer notre expérience, nous avons demandé aux personnes qui composaient notre échantillon dans quelle mesure leur situation financière les inquiétait. Résultat : 70 % d’entre elles nous ont dit qu’elles étaient très inquiètes de leur situation financière et 18 % qu’elles étaient plutôt inquiètes.

Pour mettre les choses en contexte, il faut savoir qu’une grande partie de la population ne travaille qu’occasionnellement. Les gens peuvent trouver du travail dans le domaine de l’agriculture pendant la saison des récoltes, mais le reste du temps, les emplois sont rares. Et lorsqu’ils réussissent à décrocher un boulot, il s’agit habituellement de travail à forfait, temporaire, dans le secteur de la fabrication ou de la construction. Les problèmes financiers font donc partie de leur vie quotidienne, et l’inquiétude est l’état dans lequel ils vivent par défaut. Ils sont constamment inquiets au sujet de leur situation financière. Nous avons donc recruté certaines de ces personnes pour leur confier du travail dans un atelier de fabrication, afin de pouvoir mesurer leur rendement au travail. Nous avons ensuite évalué la relation entre leurs difficultés financières et leur rendement en leur remettant une importante somme d’argent, en espèces. Nous voulions ainsi vérifier quelles conséquences l’atténuation de leurs problèmes financiers aurait sur leur rendement. Nous les avons aussi soumis à des tests pour savoir si ces conséquences étaient liées à l’attention et à la fonction cognitive.

Avant de vous décrire le plan de l’expérience, j’aimerais vous expliquer le milieu dans lequel elle s’est déroulée. À l’atelier de travail, nous avons demandé aux travailleurs de fabriquer des assiettes jetables. Ces assiettes étaient faites de feuilles, comme vous pouvez le voir sur cette photo. Les travailleurs devaient coudre des feuilles séchées au moyen de bâtonnets de bois. Nous avons collaboré avec des entrepreneurs locaux afin de nous assurer que la formation et les normes de qualité pour ces produits correspondaient à celles du marché, et nous avons rémunéré les travailleurs à la pièce. Je souligne que nous les avons embauchés pour deux semaines et que ce genre de travail à forfait temporaire est très courant dans la région. Donc, ces conditions de travail étaient très normales pour eux, et leur travail leur rapportait des revenus bien réels.

Maintenant, permettez-moi de vous parler de notre expérience principale. La principale question de l’expérience était la suivante : les difficultés financières ont-elles un impact sur le rendement? Pour le savoir, nous avons établi des calendriers de paye différents pour les travailleurs que nous avions embauchés. Certains allaient être rémunérés plus tôt, et les autres devraient attendre à la fin de l’expérience pour toucher la totalité de leur salaire. Voici un schéma qui illustre différents calendriers de paye. Le premier jour, tous les travailleurs ont suivi une formation et ont reçu le même montant pour y avoir participé. Cette journée de formation rémunérée visait à les convaincre que nous allions bel et bien les payer comme prévu et à confirmer le sérieux du contrat. Le cinquième jour, nous avons annoncé à chaque travailleur quel serait son calendrier de paye personnel.

Certains d’entre eux recevraient leur paye le huitième jour. Ils toucheraient donc le salaire d’une semaine de travail, environ, en espèces, le huitième jour, et le reste de leur argent allait leur être remis à la fin de l’expérience, soit le douzième jour. Tous les autres ne recevraient leur salaire qu’à la fin de l’expérience. Ce qui nous intriguait, c’était de savoir si, pendant la période suivant le huitième jour, les travailleurs qui avaient été payés seraient plus productifs que ceux qui n’avaient reçu aucune rémunération.

Nous avons déterminé que le paiement en espèces versé le huitième jour devrait être assez important pour atténuer leurs soucis financiers. Il était très difficile pour eux de trouver du travail à ce moment de l’année et le paiement que nous leur avons remis correspondait à près d’un mois de salaire. Nous avons appris dès le départ que 80 % des personnes qui composaient notre échantillon avaient des dettes. Or, bon nombre des travailleurs qui ont reçu un salaire le huitième jour ont remboursé une partie de leurs dettes dans les deux jours suivants. Évidemment, les personnes qui n’ont pas reçu d’argent n’ont pas pu réduire leurs dettes dans la même mesure.

Le principal résultat que nous avons constaté fut une augmentation de 5 % de la production horaire des travailleurs qui avaient reçu leur salaire, comparativement aux autres travailleurs. Nous avons aussi constaté que cette augmentation de 5 % était statistiquement significative. En outre, l’effet positif du paiement était plus accentué parmi ceux qui étaient particulièrement vulnérables sur le plan financier.

Au cours des travaux pour établit les données de base, nous avons posé plusieurs questions visant à évaluer les écarts de richesse entre les travailleurs. Même s’ils étaient tous des travailleurs occasionnels pauvres, nous avons noté quelques différences entre eux. Nous leur avons notamment demandé s’ils possédaient des terres et s’ils recevaient de l’aide à l’alimentation de la part du gouvernement. En troisième lieu, nous leur avons demandé s’ils seraient en mesure d’obtenir un prêt de 1 000 roupies en cas de besoin urgent. Enfin, nous avons voulu savoir dans quel genre de logement ils vivaient. Nous avons combiné leurs réponses de manière à établir un indice. Comme vous pouvez le voir dans ce graphique, le versement du paiement en espèces a eu un effet particulièrement marqué sur les personnes les plus pauvres. Cet effet correspond à une hausse de près de 10 % de la production horaire, hausse qui est significative sur le plan statistique. Par contre, l’effet sur les personnes relativement plus riches est impossible à distinguer, sur le plan statistique, de la production horaire du groupe témoin, qui n’a pas reçu d’argent.

La question qui se pose est la suivante : ces effets passent-ils par le canal de la cognition? Pour répondre à cette question, nous nous sommes intéressés aux fautes d’inattention. N’importe qui pouvait apprendre la tâche confiée aux travailleurs, mais elle exigeait une certaine attention. Autrement, les travailleurs pouvaient faire trois types d’erreurs. Ils pouvaient percer les trous en double, c’est-à-dire insérer le bâtonnet puis le retirer parce que le trou n’avait pas été fait au bon endroit. Ils pouvaient aussi utiliser trop de feuilles ou faire trop de points, ce qui pouvait les ralentir. Nous avons constaté que les travailleurs qui ont été payés après huit jours commettaient moins d’erreurs, après avoir reçu leur argent, que ceux du groupe témoin. Ici encore, l’effet était plus prononcé chez ceux qui étaient particulièrement pauvres. L’effet sur le nombre d’erreurs était également statistiquement significatif à 5 %.

Donc, pour finir, nous nous sommes efforcés de voir si cet effet provient de la cognition en examinant comment ils se comportent lorsqu’on incite les travailleurs à penser à leur situation financière au moyen d’exercices de prégnance. En d’autres termes, nous avons essayé de les amener à fixer leur attention sur leurs difficultés financières pour voir quel effet cela aurait. Pour ce faire, nous leur avons raconté l’histoire d’un fermier pauvre, qui leur ressemblait beaucoup, et leur avons posé des questions personnelles au sujet de leurs emprunts et de leurs problèmes financiers.

Théoriquement, cet exercice pouvait avoir deux effets opposés. Le fait de penser à leurs difficultés financières pouvait les inciter à travailler encore plus fort, dans l’espoir de gagner davantage d’argent. Mais si l’effet de rareté existe bel et bien, ces pensées pouvaient aussi les distraire et leur faire commettre davantage d’erreurs ou encore réduire leur rendement. Nous pensions que nous allégerions leurs problèmes financiers en leur donnant de l’argent, et que cela pourrait atténuer l’effet cognitif négatif de leur inquiétude sur leur rendement. Autrement dit, nous pensions que, lorsque nous les inciterions à s’inquiéter au sujet de leur situation financière, les travailleurs ayant reçu de l’argent auraient des pensées plus positives que ceux qui n’en avaient pas reçu.

Donc, après avoir provoqué ces discussions sur leurs finances, nous leur avons demandé ce qu’ils feraient s’ils devaient trouver une importante somme d’argent pour faire face à une situation d’urgence. Nous leur avons demandé de réfléchir à cette question tout en travaillant et de nous répondre à la fin de la journée. Nous les amenions ainsi à penser activement à des situations d’urgence.

Et nous avons constaté que, pendant qu’ils pensaient activement à des situations d’urgence possibles, leur rendement s’améliorait, même si le nombre d’erreurs augmentait. Il semble donc que l’effet de motivation ait pu dominer dans ce contexte. Toutefois, cet effet positif n’a été constaté qu’après le paiement versé au huitième jour. Autrement dit, le fait de parler de leurs problèmes financiers avec ceux qui avaient déjà reçu de l’argent les a incités à mieux travailler. Par contre, le fait de parler de leurs problèmes financiers avec ceux qui n’avaient pas reçu d’argent et qui étaient déjà inquiets au sujet de leurs finances ne les a pas rendus plus productifs. Et tandis que les résultats en matière d’erreurs d’inattention étaient nombreux et suggestifs, ils allaient dans le même sens.

Nous avons donc constaté que le fait d’atténuer les problèmes financiers des gens a un effet positif sur leur rendement. Et nous présentons ce que nous espérons être des preuves convaincantes que ce processus pourrait être d’ordre cognitif. Merci.

(Applaudissements)

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