La concurrence en période d’incertitude
Discours
La concurrence en période d’incertitude
Allocution de Matthew Boswell, commissaire de la concurrence
Conférence annuelle 2025 de l’Association internationale du barreau
4 novembre 2025
Toronto (Ontario)
(Le discours prononcé fait foi)
Introduction
Bon après-midi. Merci pour cette chaleureuse présentation.
C’est un plaisir d’être ici avec vous à la conférence annuelle de l’Association internationale du barreau (AIB) et à votre dîner de la Section du droit de la concurrence.
Je tiens à commencer en reconnaissant que nous sommes réunis sur le territoire traditionnel des Nations huronne-wendat, haudenosaunee et anichinabée, ainsi que des Mississaugas de la Première Nation de New Credit.
L’AIB joue un rôle essentiel en favorisant le dialogue et la collaboration entre professionnels du droit et responsables de l’application de la loi à travers le monde. Je suis honoré de pouvoir contribuer à cette mission aujourd’hui.
Nous traversons une période de grande incertitude. Des changements géopolitiques, des bouleversements technologiques et des changements structurels sur les marchés mondiaux transforment le monde qui nous entoure.
Ainsi, aujourd’hui, je souhaite aborder une question qui nous tient tous profondément à cœur dans notre profession : dans une époque marquée par l’incertitude et le changement, comment les organismes responsables de la concurrence devraient-ils réagir?
Ma réponse est simple et ferme : Nous devons incarner la stabilité.
La stabilité est essentielle pour les entreprises en quête de prévisibilité, pour les consommateurs qui ont besoin de protection, et pour les économies qui nécessitent une stratégie de croissance.
La stabilité que les organismes de la concurrence peuvent offrir repose sur deux piliers : l’application de la loi fondée sur des données probantes et la coopération internationale.
Je vais aborder chacun de ces aspects à tour de rôle, mais pour commencer, permettez-moi de dire quelques mots sur le contexte actuel qui façonne notre travail collectif.
Incertitude et changement
L’ampleur des changements auxquels nous sommes confrontés est sans précédent.
Premièrement, le commerce mondial est en train d’être fondamentalement redéfini. Ce qui était autrefois un système prévisible a entraîné une réorganisation des chaînes d’approvisionnement mondiales et modifié la dynamique concurrentielle sur les marchés.
Deuxièmement, la concurrence géopolitique dans les secteurs critiques s’intensifie. L’intervention des gouvernements dans ces marchés évolue rapidement, et l’intersection entre la politique industrielle et la politique de la concurrence est en constante évolution.
Troisièmement, les avancées technologiques rapides – en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle – transforment les marchés et les modèles d’affaires. L’IA est là pour rester : il n’est plus possible de revenir en arrière. Toutefois, là où l’IA nous mènera reste incertain. Ce qui est certain, toutefois, c’est que les occasions à saisir et les risques pour les consommateurs sont considérables.
Ces trois forces sont fondamentales. Elles remettent en question des hypothèses de longue date et mettent à l’épreuve la résilience des institutions, y compris celle des organismes de la concurrence.
Application de la loi basée sur des données probantes dans un monde en évolution
Comment un organisme chargé de la concurrence évolue-t-il dans cet environnement? Je tiens à vous présenter l’approche du Canada.
Tout commence par l’indépendance.
Le Bureau de la concurrence est indépendant, et cette indépendance est essentielle. Elle nous permet d’appliquer la loi de façon impartiale, à l’abri de toute influence politique. Cela signifie que nos enquêtes reposent sur des faits, des preuves et un jugement éclairé. C’est ce que les Canadiens et Canadiennes attendent de nous et c’est ce que nous continuerons de leur offrir.
Mais indépendance ne veut pas dire isolement. Nous devons nous adapter aux changements dans l’environnement économique et politique plus large, où les décisions en matière de commerce, de politique industrielle et de technologie façonnent le paysage concurrentiel.
S’adapter ne veut pas dire abandonner nos valeurs fondamentales – cela signifie les appliquer dans de nouveaux contextes.
Ces changements exigent de l’agilité, mais aussi une clarté d’intention. Dans cet environnement, les preuves sont notre boussole. Elles nous aident à distinguer les réelles atteintes à la concurrence du bruit causé par les turbulences politiques ou économiques. Elles garantissent la cohérence de nos décisions. Et elles renforcent la confiance du public dans le principe qui guide notre application de la loi.
L’application de la loi fondée sur des données probantes est un pilier stratégique. Elle apporte de la clarté aux entreprises, de la confiance aux intervenants et de la crédibilité à nos institutions.
Et à mesure que le rythme du changement s’accélère, ce pilier stratégique gagne en importance.
Pour parvenir à une application de la loi fondée sur des données probantes, nous devons continuellement nous adapter, non seulement dans nos politiques, mais aussi dans nos capacités.
Cela signifie veiller à disposer des compétences, des talents et des technologies appropriés pour détecter, analyser et traiter des théories de préjudice de plus en plus complexes, ainsi que les preuves sophistiquées qui les accompagnent.
L’application de la loi fondée sur des données probantes signifie aussi faire évoluer notre manière de recueillir et d’analyser les preuves. Il ne s’agit pas seulement de protéger et de promouvoir la concurrence sur les marchés alimentés par l’IA – il s’agit aussi d’utiliser l’IA pour renforcer nos propres capacités d’application de la loi.
Au Bureau de la concurrence, nous adoptons les outils d’IA pour améliorer la détection, perfectionner l’analyse, et accélérer le traitement des dossiers. Bref, nous bâtissons l’avenir de l’application de la loi afin de suivre le rythme de l’évolution des marchés.
Nos efforts dans ce domaine ont notamment conduit à la création de la Direction générale de l’application numérique de la loi et du renseignement en 2021, et ils se poursuivent avec détermination aujourd’hui. Il est loin le temps où les organismes chargés de la concurrence étaient composés uniquement d’économistes et de juristes. Nous avons maintenant intégré des technologues, des ingénieurs de données et des spécialistes des sciences comportementales à nos équipes – ce qui renforce notre efficacité. Ces compétences variées nous permettent d’aborder des théories complexes de préjudice, de traiter de vastes ensembles de données et de réagir avec agilité à la dynamique des marchés.
La coopération internationale : plus essentielle que jamais
En plus de notre application de la loi indépendante et agile, fondée sur des données probantes, dans le contexte actuel, la coopération internationale est essentielle.
Les enjeux auxquels nous sommes confrontés – comme les plateformes numériques et les fusions mondiales – ne connaissent pas de frontières. Ils exigent un dialogue ouvert, une compréhension partagée et des réponses coordonnées. En somme, nous sommes plus forts lorsque nous coopérons – et nos parties prenantes profitent de cette force.
Une coopération approfondie est le fruit de plus de trois décennies de travail des organismes d’application de la loi, reflétant l’élargissement du commerce mondial et l’interconnexion des marchés. L’émergence de l’économie numérique a accéléré ce mouvement, et nous vivons aujourd’hui une nouvelle transformation majeure. Ce progrès doit se poursuivre.
Malgré les récents développements en matière de commerce, les activités de nombreuses entreprises et un grand nombre d’enjeux de concurrence sont transfrontaliers. Les organismes continueront, bien entendu, d’appliquer leurs propres lois sur la concurrence et de préparer leurs propres études de marché, mais nous sommes plus forts lorsque nous nous intéressons ensemble à ces questions communes.
Le Canada a récemment apporté trois importantes séries de modifications législatives à la Loi sur la concurrence. Dans chaque cas, nous avons énormément bénéficié des expériences internationales – que ce soit pour façonner le contenu des réformes ou pour mettre en œuvre de nouveaux outils. Nous révisons également nos lignes directrices en matière d’application de la loi pour tenir compte de ces réformes, et là encore, la collaboration internationale guide notre approche.
La coopération ne consiste pas seulement à harmoniser les politiques – elle contribue directement aux enquêtes d’application de la loi. Le partage de renseignements, la coordination des mesures correctives et l’apprentissage des méthodes des autres renforcent non seulement l’efficacité de tous, mais répondent aussi souvent aux attentes des entreprises présentes dans plusieurs pays. Car celles-ci souhaitent prévisibilité et stabilité.
C’est indéniable que notre engagement international actif est bénéfique pour le Canada. Et – si vous me permettez de le dire avec toute l’humilité canadienne – il est aussi bénéfique pour nos partenaires. Lorsque les organismes collaborent, nous pouvons bâtir des dossiers plus solides, obtenir de meilleurs résultats et bénéficier d’une application plus cohérente des principes de concurrence à l’échelle mondiale.
Au fil des années, nos efforts de collaboration avec les organismes d’application de la loi et les décideurs dans les forums multilatéraux – notamment l’OCDE, l’ICN et le G7 – se sont retrouvés à l’avant-garde de certains des enjeux les plus importants auxquels nous avons été confrontés dans le domaine de la concurrence sur les marchés numériques.
La coopération internationale demeure une nécessité pour le Bureau de la concurrence. C’est pourquoi nous continuons de renforcer le cadre de la coopération internationale – y compris par la signature d’un protocole d’accord avec la Competition & Markets Authority du Royaume-Uni l’an dernier.
Nous travaillons également à la mise en place d’un nouvel accord de coopération Canada-Union européenne en matière de concurrence, lequel offrira un cadre juridique pour coordonner les activités d’application de la loi et partager les renseignements obtenus grâce aux pouvoirs d’enquête, tout en respectant les garanties de protection des données qui leur sont propres.
Pourquoi ces protocoles d’entente et ces instruments de coopération sont-ils importants? Parce qu’ils transforment de bonnes intentions en engagements concrets. Ils créent un canal officiel pour partager des renseignements, coordonner des enquêtes et échanger des pratiques exemplaires. Cela signifie des réponses plus rapides aux enjeux transfrontaliers, une meilleure harmonisation des stratégies d’application de la loi et une plus grande certitude pour les entreprises qui évoluent à l’échelle mondiale.
En somme, ces accords donnent une réalité concrète à la coopération.
Regard vers l’avenir
Alors que nous envisageons l’avenir, le Bureau poursuivra ses efforts pour incarner la stabilité et stimuler notre économie en cette période d’incertitude. Je ne prétends pas que ce travail sera facile – car il ne le sera pas. Même si nous croyons fermement à la valeur des marchés ouverts et concurrentiels, nous reconnaissons aussi que la politique de concurrence n’existe pas en vase clos. Elle s’entrecroise avec d’autres priorités majeures, où la concurrence peut trop facilement être reléguée au second plan.
Notre défi est de faire en sorte que la concurrence demeure un objectif central aux côtés de ces autres priorités – un moteur du dynamisme économique. Pourquoi? Parce que des marchés concurrentiels stimulent la productivité, favorisent l’innovation et renforcent la capacité des entreprises à rivaliser dans des conditions équitables, tant au pays qu’à l’étranger.
Lorsque je repense à mon mandat en tant que commissaire, une évidence s’impose : le changement est inévitable, mais les principes perdurent. L’application de la loi fondée sur les données probantes et la coopération internationale nous ont guidées jusqu’ici, et doivent continuer à nous guider pour que nous soyons en mesure de faire face à ce qui nous attend.
Mais ces principes ne se concrétisent pas d’eux-mêmes. Ils exigent un engagement – de la part des organismes, des décideurs politiques, et de nous tous ici présents. C’est là que la Section antitrust de l’IBA joue un rôle crucial. Vous réunissez une expertise mondiale, favorisez le dialogue international et contribuez à façonner les meilleures pratiques afin que la concurrence demeure au cœur des politiques économiques – même lorsque d’autres priorités réclament toute l’attention.
En promouvant des approches fondées sur les données probantes et en défendant des marchés ouverts et équitables, cette communauté renforce les fondations sur lesquelles nous comptons tous.
Si nous agissons ensemble, nous ne nous adapterons pas seulement au changement, nous le façonnerons.
Je remercie encore une fois l’IBA d’avoir organisé ce dialogue important. Je me réjouis à l’idée de poursuivre notre collaboration afin de promouvoir la concurrence au service de l’innovation, de la résilience et de la prospérité.
Merci.