Faire confiance au cyberespace : entretien avec Danielle Boily
Alice Wang

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Figure 1. Danielle Boily apparaissant dans une vidéo promotionnelle pour le Réseau canadien d’information sur le patrimoine, qui date de la fin des années 1980.
Avant que les expositions virtuelles et les collections en ligne ne deviennent monnaie courante dans les établissements culturels, le Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP) s’affairait à aider, depuis sa création en 1972, les musées canadiens et d’autres établissements du patrimoine à renforcer leurs capacités de documentation de leurs inventaires. L’avènement d’Internet, dans les années 1990, a offert au RCIP une occasion unique de passer du statut de dépôt national de documentation muséale à celui de promoteur d’objets culturels canadiens dans le cyberespace. Pour explorer le potentiel d’Internet, le RCIP s’est associé à des musées canadiens et français pour créer une exposition virtuelle intitulée « Traditions de Noël en France et au Canada » en décembre 1995. Danielle Boily était la directrice du projet au nom du RCIP durant cette collaboration internationale. À l’occasion du 50e anniversaire de l’Institut canadien de conservation et du RCIP, je me suis entretenue avec Danielle pour discuter de ce qu’elle a vécu pendant qu’elle travaillait sur la première exposition virtuelle du RCIP et de la foi envers le cyberespace qu’exigeait ce projet.
L’entretien a été modifié pour des raisons de longueur et de clarté.
Alice Wang (AW) : Le RCIP a collaboré avec le ministère français de la Culture pour lancer « Traditions de Noël en France et au Canada ». Dans quel contexte cette exposition virtuelle a-t-elle vu le jour en décembre 1995?
Danielle Boily (DB) : Lorsqu’on m’a engagée en 1982, le RCIP disposait d’un ordinateur central et utilisait un logiciel appelé « PARIS » (Pictorial and Artifact Retrieval Information System) pour aider les musées canadiens à documenter leurs inventaires. Avant PARIS, les musées devaient photocopier leurs catalogues ou envoyer des copies papier de leurs catalogues, et les employés du RCIP entraient ces données dans le système informatique. Bien sûr, l’avènement d’Internet, au début des années 1990, a tout chamboulé, une fois de plus.
Au début des années 1990 toujours, nous avions aussi mené à bien un projet avec les communautés religieuses du Québec en les aidant à cataloguer et à documenter leurs objets religieux. À la suite de ce projet, nous avons publié, en 1994, Objets religieux – Méthode d’analyse et vocabulaire pour contribuer à la normalisation du vocabulaire de la documentation des objets religieux. En nous servant de ce guide, nous avons travaillé avec le château de Versailles, en France, pour aider à documenter certains objets de la chapelle Louis XIV. Ce faisant, nous avons fait la preuve que le guide fonctionnait!

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Figure 2. Objets religieux – Méthode d’analyse et vocabulaire | Religious Objects – User’s Guide and Terminology, Patrimoine canadien, 1994.
À la suite de la mise en œuvre réussie du guide et de l’avènement d’Internet, nous nous sommes mis à penser, avec nos collègues français, que l’ordinateur central, la documentation et l’inventaire national centralisé n’étaient peut-être pas la technologie de l’avenir. Nous avons donc décidé de faire une expérience qui, à l’époque, relevait de la science-fiction : créer une exposition virtuelle. Comme nous avions documenté des objets religieux, nous nous sommes dit que nous pourrions nous appuyer sur ce travail pour créer quelque chose de plus grand public mais sur un thème religieux. C’est ainsi qu’est née l’idée d’une exposition virtuelle sur Noël.

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Figure 3. Page d’accueil de la première exposition virtuelle du RCIP intitulée « Traditions de Noël en France et au Canada ».
Cependant, les expositions virtuelles ne faisaient pas partie du mandat original du RCIP élaboré en 1972, qui consistait à aider les musées à documenter leurs collections. Il m’a donc fallu trouver des fonds provenant de l’extérieur pour financer l’exposition virtuelle alors que la technologie nécessaire au projet n’en était qu’à ses balbutiements. À l’époque, l’Accord Canada-France pour la coopération et les échanges dans le domaine des musées fêtait son cinquième anniversaire. J’ai fait une demande de financement dans le cadre de cet accord et j’ai obtenu des fonds!
AW : Comment était-ce de participer aux travaux entourant la première exposition virtuelle internationale du Canada?
DB : C’était à la fois passionnant et un peu effrayant. Nous devions créer le contenu et mettre en œuvre la technologie relativement rapidement, car nous devions lancer l’exposition virtuelle dans un délai d’un an.
Les travaux de recherche ont nécessité une collaboration entre le Musée provincial de l’Alberta (aujourd’hui le Musée royal de l’Alberta) à Edmonton, le Musée de la civilisation à Québec et le Musée national des arts et traditions populaires à Paris, en France. Obtenir plus de 200 images en ligne pour l’exposition a été un véritable exploit. De nombreux musées ne connaissaient pas encore le concept d’exposition virtuelle, de sorte que nous avons dû obtenir manuellement, par télécopie ou par courrier les images à mettre en ligne. À l’époque, rien n’était envoyé par Internet.
Sur le plan technologique, nous avons reçu le soutien des informaticiens du RCIP et du ministère français de la Culture. Une fois que nous étions prêts au RCIP à lancer l’exposition, nous l’avons lancée à Montréal, au Café Électronique, un café unique à Montréal à l’époque. Il y avait beaucoup d’espoir et d’excitation dans l’air, mais les gens avaient aussi peur. À ce moment-là, la France était touchée par une grève importante. Tous les transports publics et fonctionnaires de Paris étaient « paralysés ». C’était donc très effrayant, et beaucoup de gens se sont surpassés pour permettre à ce projet de voir le jour.
Nous étions également curieux de voir comment le public réagirait. Les premiers commentaires que nous avons reçus pendant la période de Noël provenaient de parents et du personnel enseignant. Les parents ont écrit être enthousiastes : leurs enfants regardaient l’exposition! Le personnel enseignant a également fait preuve de beaucoup d’ouverture. Internet fournissait beaucoup de renseignements peu fiables, et l’un des points forts de notre exposition était la crédibilité des renseignements qu’on y trouvait. Tout a été fait par les conservateurs et conservatrices, puis vérifié deux et trois fois. Le personnel enseignant était donc très ouvert et fasciné à l’idée de pouvoir utiliser ces renseignements.
Grâce à ces commentaires, nous savions qu’il y avait quelque chose à approfondir. Ce fut le début des expositions virtuelles au RCIP. Ce fut également le point de départ du Musée virtuel du Canada, que le RCIP a créé en 2000.
AW : Lorsque le RCIP a lancé « Traditions de Noël en France et au Canada » en décembre 1995, auriez-vous pu imaginer que les expositions virtuelles deviendraient aussi courantes qu’elles le sont aujourd’hui?
DB : Oui, je savais que c’était inévitable. Personnellement, j’aime la science-fiction. Lorsque vous regardez les planètes ou tout autre corps céleste, vous ne pouvez pas apporter ces choses ici; toutes ces connaissances existent sur un ordinateur. Et si vous regardez n’importe quel épisode de Star Trek, tout est sur l’ordinateur. L’espace virtuel était donc quelque chose en quoi je croyais vraiment personnellement, et il fallait avoir foi en ces choses pour entreprendre ce projet.
AW : Dans un article que vous avez cosigné au sujet de cette exposition, vous terminez par une citation de l’architecte américain Frank Lloyd Wright : « Lorsqu’un architecte impose un matériau sur une forme contraire à la nature de ce matériau, le résultat est l’échec. Ce n’est pas différent dans l’éducation ni dans les affaires humaines » (traduction libre). Pourquoi avez-vous inclus cette citation?
DB : Je l’ai incluse pour illustrer le fait qu’Internet était le support idéal pour le contenu des musées. On ne peut pas forcer les choses. Le support doit s’adapter au contenu, et le support qu’est Internet était parfait pour l’avenir du contenu des musées.
AW : Merci pour cet entretien, Danielle. Un mot de la fin?
DB : J’ai eu une merveilleuse carrière au RCIP. J’ai l’impression d’y avoir eu dix emplois différents tant la technologie a évolué. Ma carrière, et celle de tant de personnes au RCIP, a évolué avec la technologie. Nous étions toujours en train de nous adapter. Je pense que le RCIP a joué un rôle déterminant pour la communauté muséale et culturelle canadienne. Même lorsque je rencontre des gens encore aujourd’hui, ils se souviennent de la contribution du RCIP.
Pour entendre d’autres réflexions personnelles sur la nature du travail au RCIP, écoutez le balado L’ICC et le RCIP se racontent, et plus particulièrement les épisodes avec Peter Homulos et Lyn Elliott Sherwood.
Bibliographie
Boily, D., et W. A. Thomas, « Virtual Exhibition Production: A Reference Guide » (en anglais seulement), dans Museums and the Web 1998: Proceedings (sous la direction de D. Bearman et J. Trant), Toronto (Ontario), Archives & Museum Informatics, 1998.
Boily, D., C. D. Guise et B. Goldstein, « An Internet Exhibition: “Christmas Traditions in France and in Canada.” For Whom and Why? », dans New Strategies for Communication in Museums: Proceedings of ICOM/CECA 1996 (sous la direction de H. Kräutler), Vienne (Autriche), WUV Universitätsverlag, 1997, p. 57-61.
Léger, A.-M., et A. Vol, Evaluating and Monitoring the Internet Site “Christmas Traditions in France and in Canada”, Ottawa (Ontario), Patrimoine canadien, 1997.
© Gouvernement du Canada, Institut canadien de conservation, 2023
No de catalogue : CH57-4/71-2023F-PDF
ISBN 978-0-660-49178-3
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