Discours de collation des grades de la vice-première ministre à la promotion de 2023 de l’Université Northeastern
Discours
Le 7 mai 2023 - Fenway Park Boston, États-Unis d’Amérique
En tant que fière Canadienne, c’est avec une certaine appréhension que j’ai accepté de prendre la parole à Boston pendant les séries éliminatoires de la Coupe Stanley.
J’ai grandi à Edmonton à l’époque glorieuse des Oilers, mais c’est à titre de membre du Parlement du pays des Leafs que je me présente à vous aujourd’hui. J’ai des raisons de détester les Bruins autant que de les admirer, mais je ne savais pas quel sentiment dominerait ce matin.
Il se trouve que les Torontoises et Torontois regarderont le match de ce soir entre peur et espoir, et j’entretiens l’espoir, aussi infime soit-il, que les Bostoniens que vous êtes trouveront la force de nous encourager un peu aussi.
Alors, Monsieur le Président Aoun, merci beaucoup pour cette aimable présentation et peut-être que vous aussi, vous aurez un peu de pitié pour ma ville qui se languit ce soir.
Je tiens à vous remercier, Monsieur le Président Aoun, ainsi que tous les membres du personnel de l'Université Northeastern, de m’avoir offert l’occasion de m’adresser en toute humilité à cette remarquable assemblée de diplômés des deuxième et troisième cycles.
5 717 diplômés talentueux et exceptionnellement motivés qui, à juste titre, font la fierté de 104 pays.
Cela illustre bien une des particularités qui font la renommée de votre université.
Une population étudiante des quatre coins du monde dans une école dotée d’une véritable vision internationale.
L’expérience internationale que l’Université Northeastern vous aura apportée vous sera très utile, que vous ayez appris de vos camarades de classe sur les campus des États-Unis ou de Londres - ou encore de Vancouver ou de Toronto - ou dans le cadre d'un programme coopératif dans le monde entier.
Les défis de la génération que vous représentez dépassent les frontières des pays et des continents. Ils ne seront pas non plus résolus par une personne agissant seule.
Tel est le monde qui vous attend, mais il n’y a pas de cohorte qui soit mieux préparée à y faire face.
J’adresse donc toutes mes félicitations aux diplômés de 2023!
C’est un honneur d’être parmi vous et mes observations de ce matin s’adressent principalement à vous.
Mais j’aimerais commencer là où vos histoires ont commencé, avec le groupe de personnes remarquablement fières rassemblées dans ce stade historique aujourd’hui : vos parents et vos grands-parents, vos tantes et vos oncles.
Nous savons tous qu’il faut un village pour élever un enfant. Alors, à tous les villages qui ont élevé les jeunes gens remarquables présents ici aujourd’hui : merci beaucoup!
Je sais aussi qu’un trop grand nombre d’entre vous ont dû se passer du soutien d’une communauté et suffire seuls ou presque seuls à la tâche.
Et si vous n’avez pas toujours été seuls, en tant que mère de trois enfants, je suis bien placée pour savoir qu’il vous est très souvent arrivé d’éprouver de la solitude.
Élever un enfant est le travail le plus important qu’un parent puisse faire. C’est aussi le travail le plus difficile et le moins bien payé. Et vous avez tous payé le prix fort pour avoir ce privilège.
Cela dit, en parcourant du regard cette foule, qui témoigne de tout l’amour que vous avez investi, je ne peux que vous lever mon chapeau.
Permettez-moi à présent de me tourner vers les personnes que nous sommes venus célébrer.
La journée d’aujourd’hui marque un rite de passage pour vous.
C’est un moment intensément personnel : un jour pour souligner votre réussite individuelle, mais aussi pour prendre une profonde inspiration et réfléchir avant d’entamer l’écriture des prochains chapitres de votre vie.
J’aimerais vous parler du monde dans lequel s’inscrira votre histoire, et des possibilités et défis d’envergure qui le caractériseront.
Voici le message important que j’aimerais vous livrer : votre passage à l’âge adulte – moment charnière de votre existence – coïncide avec un moment historique de transformation pour notre monde.
« Il y a de ces époques au cours paisible qui semblent faites de ce qui durera toujours », expliquait le philosophe suisse Karl Jasper. « Puis il y a des époques de changement, où l’on assiste à des bouleversements qui, dans des cas extrêmes, semblent secouer jusqu’aux fondements de l’humanité elle-même ».
La tranquillité est derrière nous et nous plongeons dans une ère de changement.
Nous vivons ce que le président Biden, de passage en mars dans mon pays, a appelé un point d’inflexion, une période de transformation; un phénomène se produisant toutes les cinq ou six générations.
Inévitablement, ce point d’inflexion est la toile de fond de votre remise de diplôme. Mais, grâce à la scolarité hors du commun que vous possédez, c’est l’occasion rare et précieuse de contribuer à façonner notre monde qui s’offre à vous.
Alors, quel est ce point d’inflexion? Quel est le bouleversement qui se rend jusqu’aux racines de l’humanité elle-même?
Il existe de nombreuses façons de décrire ce moment transformationnel, mais je pense que tout revient à une question fondamentale : La démocratie capitaliste fonctionne-t-elle encore?
C’est la question qui se pose autour des tables de cuisine, dans mon pays et dans celui-ci; les parents se demandent si nos enfants peuvent compter sur la promesse d’un avenir plus prospère que le présent, fondamentale à la démocratie capitaliste.
C’est la question qui se pose dans les tranchées boueuses ensanglantées de Bakhmut, à un moment où de courageux démocrates ukrainiens résistent aux forces d’invasion de la dictature de Poutine.
C’est la question qui découle de la fonte de nos glaciers et du réchauffement des océans. Ils nous demandent, sans paroles, mais avec insistance, si les sociétés démocratiques peuvent relever le défi existentiel du changement climatique.
Il s’agit, bien sûr, de défis énormes et fondamentaux, mais je ne suis pas ici pour vous conseiller de désespérer ou d’abandonner.
Dans une citation célèbre, William Butler Yeats a dit, d’une autre génération passée à l’âge adulte à un moment liminal, que les meilleurs ne croient plus à rien, et que les pires se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.
Il suffit de passer quelques minutes sur les médias sociaux pour être tenté de voir cette citation comme une bonne description de notre propre époque.
Toutefois, je ne suis pas d’accord. En fait, je suis en désaccord avec l’ardeur des passions mauvaises.
Nous sommes à un moment où nous sommes appelés à répondre à de très grandes questions, mais je ne crois pas que cela en fasse, comme Robert Kaplan l’a fait valoir, une époque tragique.
Bien au contraire.
Je crois que notre époque de bouleversements a toutes les chances de devenir une ère que les futurs historiens décriront comme la renaissance de la démocratie : une ère de renouveau des valeurs fondamentales de notre civilisation et de sa promesse fondamentale.
En effet, je crois que ce sera le travail essentiel de votre temps.
La démocratie est sans aucun doute en position de défense depuis quelques décennies.
Nous avons permis aux régimes autoritaires de s’attaquer aux démocraties plus faibles et de nuire à nos propres institutions démocratiques.
Nous avons laissé stagner les revenus et les possibilités de la classe moyenne, et émerger une ploutocratie mondiale.
Nous avons laissé nos océans se réchauffer, nos glaciers fondre et des espèces précieuses s’éteindre.
Il est temps que la démocratie riposte. Il est temps, comme l’a dit Wayne Gretzky, de patiner jusqu’à la rondelle, et de construire une démocratie capitaliste adaptée au 21e siècle.
Je sais que nous pouvons y arriver, parce que nous avons déjà commencé.
La démocratie se bat dans les champs de bataille de l’Ukraine.
La démocratie se défend avec des mesures comme la garde universelle d’enfants à 10 $ par jour au Canada, ce qui rend la vie plus abordable pour les parents qui travaillent et signifie que les femmes n’ont plus besoin de choisir entre la maternité et une carrière.
La démocratie se défend avec la politique industrielle propre du Canada de 100 milliards de dollars et avec la Inflation Reduction Act ici, aux États-Unis. Cela qui fera baisser nos émissions et créera des emplois bien rémunérés pour ce que le premier ministre Trudeau appellerait la classe moyenne, et pour ceux qui travaillent fort pour en faire partie.
Maintenant, je ne veux pas lancer des paroles en l’air ou être naïvement optimiste.
Je ne veux pas laisser entendre que la lutte pour la démocratie sera facile, ni même que je sais, ou que quiconque sait, exactement ce que nous devons faire pour assurer notre renaissance démocratique.
Nous sommes dans une réelle période de bouleversement, ce qui signifie que la personne à laquelle vous devriez avoir confiance le moins est celle qui prétend connaître toutes les réponses.
Tout de même, je suis certain d’une chose : vous ne pouvez pas vous refuser une période de changement.
Comme Trotsky l’a dit d’une autre période de bouleversements : vous pouvez ne pas vous intéresser à la guerre, mais la guerre s’intéresse à vous.
Je voudrais donc vous faire part de trois histoires pour que vous les gardiez à l’esprit, pendant que vous naviguez à travers les turbulences au-delà de ce stade historique.
La première est l’histoire de Viktoriia, qui traite de la puissance de la résilience.
Viktoriia est une ingénieure électricienne que j’ai rencontrée le mois dernier lorsque j’ai visité une entreprise de technologie propre de premier plan à Vancouver.
Par contre, lorsque j’ai rencontré Viktoriia dans son laboratoire, elle m’a dit que nous nous étions déjà rencontrés, onze mois plus tôt.
Sa famille vivait à Irpin, près de Kiev, lors de l’envahissement russe. Leur maison a été détruite par des obus russes, et les soldats russes ont volé leur portefeuille et vidé leur compte bancaire.
Ils ont dépassé en courant des blocs d’appartements bombardés et des corps meurtris de civils ukrainiens, une scène que sa fille de douze ans revit encore la nuit.
Viktoriia, son mari, sa fille et leur chat ont fui le seul pays qu’ils avaient connu et ont débarqué, en mai de l’année dernière, à l’aéroport de Winnipeg, où j’ai accueilli le tout premier vol de réfugiés ukrainiens au Canada.
Pour quelqu’un comme moi, qui ai la chance inouïe d’être née au Canada, il était et il est toujours impossible de comprendre le traumatisme que Viktoriia et sa famille ont vécu cette année.
Pourtant, tout ce que Viktoriia voulait me dire lorsque nous nous sommes entretenus à Vancouver, c’est à quel point elle aime son nouveau travail, à quel point sa fille aime sa nouvelle école et à quel point elles ont hâte de voir ce que l’avenir leur réserve.
J’espère sincèrement qu’aucun d’entre vous ne sera jamais confronté aux défis que Viktoriia a relevés avec brio, mais quoi que vous rencontriez en cette ère de bouleversements, vous gagnerez à vous inspirer quelque peu de la résilience de Viktoriia.
La deuxième histoire que j’aimerais vous raconter ce matin concerne un moment historique que j’ai couvert en tant que jeune reporter à la veille de mon 23e anniversaire de naissance, l’âge que beaucoup d’entre vous ont. Il s’agit d’une histoire sur le pouvoir de la dissidence.
Le 1er août 1991, le président George H.W. Bush a prononcé un discours devant la Verkhovna Rada, le parlement de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Dans ce discours, il met en garde les Ukrainiens contre la folie du « nationalisme suicidaire » et les exhorte à continuer à faire partie de l’Union soviétique affaiblie.
Vingt-trois jours plus tard, la Verkhovna Rada vote en faveur de l’indépendance. Quatre-vingt-dix-neuf jours plus tard, c’est au tour du peuple ukrainien de se prononcer majoritairement en faveur de l’indépendance lors d’un référendum national.
Enfin, le 26 décembre 1991, soit cent quarante-cinq jours après ce discours, les dirigeants de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie se réunissent pour dissoudre officiellement l’URSS.
Le discours du président Bush, que George Will a rapidement et brillamment surnommé le « discours du poulet à la Kiev », m’a appris qu’à une époque de bouleversements, les idées reçues – même si elles sont exprimées par l’homme le plus puissant du monde – peuvent être totalement erronées.
Et cela m’a appris le pouvoir de la dissidence – et même sa nécessité, comme l’ont montré les Ukrainiens en 1991, lorsqu’ils ont défié la volonté du président des États-Unis et du président de l’URSS.
Faites confiance à vos propres convictions et n’ayez pas peur de la dissidence. Dans les moments critiques, il vaut mieux mettre de côté l’expertise traditionnelle et se laisser guider par la jeunesse et l’ouverture au changement.
La troisième histoire est celle du collier de perles que je porte aujourd’hui. C’est une histoire sur le péril – et le pouvoir – du passage à l’âge adulte à une époque de changement.
Ma grand-mère paternelle, Helen Freeland, m’a offert ces perles le jour de mon mariage, il y a près de vingt-cinq ans. Elle m’a dit que mon grand-père, John Wilbur Freeland, les lui avait données quarante-cinq ans plus tôt, le jour où il avait obtenu son diplôme de droit, pour la remercier de son soutien.
Sept ans auparavant, ni l’un ni l’autre n’aurait pu imaginer que mon grand-père obtienne un tel diplôme – sans parler des perles.
Mon grand-père était le fils d’un fermier à l’époque de la Grande Dépression. Il aimait la littérature et les idées, mais il n’a pas réussi à terminer ses études secondaires.
Le peu d’argent qu’il avait, il le gagnait à cheval dans le corral du rodéo, ou avec ses poings dans le ring de boxe, où il se faisait appeler « Pretty Boy » Freeland.
Lorsque les blindés d’Hitler sont entrés en Pologne, lui et deux de ses frères ont décidé de riposter. Trois garçons Freeland ont traversé l’océan pour mener le combat de leur génération pour la démocratie. Seuls deux d’entre eux sont rentrés à la maison.
Wilbur, comme on l’appelait, était l’un d’entre eux. Il est revenu avec une femme – une épouse de guerre de la classe ouvrière de Glasgow – et un fils en bas âge qui deviendrait un jour mon père.
Pretty Boy Freeland est passé des lassos à l’école de droit. Il fait partie d’une armée de vétérans instruits à travers notre continent triomphant et reconnaissant. Cette école a contribué à les former.
Nous parlons de la « plus grande génération », parce que ce sont des grands.
Pour eux, gagner une guerre mondiale n’était qu’un début. Ils sont rentrés chez eux, déterminés à faire de leur pays un meilleur pays.
Comme l’a dit le premier ministre canadien et lauréat du prix Nobel Lester B. Pearson, nous devons décider de nous battre pour des choses et de nous défendre contre des choses; nous battre pour des choses qui rendent la vie meilleure. Êtres forts, c’est aussi nous assurer que nos propres démocraties libres protègent tout le monde, et pas seulement quelques personnes ou une classe sociale.
Leur lutte pour une vie meilleure dans leur pays d’origine a été remarquablement fructueuse. C’était l’époque des Trente Glorieuses : trois décennies de prospérité extraordinaire où nos économies ont progressé de 3 % par année, année après année.
Ils ont réussi, je crois, pour deux raisons : leur conviction, après avoir vaincu Hitler, qu’ils pouvaient accomplir de grandes choses; et leur détermination, après avoir déjà beaucoup sacrifié, à utiliser leur force dans l’intérêt collectif, et pas seulement dans la poursuite d’objectifs personnels.
Ces deux vertus caractérisaient, bien entendu, le fils légendaire de Boston et le plus grand leader de la « plus grande génération » de cette ville sacrée, qui a prononcé le discours d'ouverture de cette université en tant que sénateur en 1956.
En tant que président, Kennedy a exhorté les Américains à se demander non pas ce que leur pays peut faire pour eux, mais ce qu’ils peuvent faire pour leur pays. Et il a appelé ses compatriotes à faire les choses non pas parce qu’elles sont faciles, mais parce qu’elles sont difficiles.
Ce sont là de nobles façons de dire : Ne reculez pas. Relevez le défi de votre époque. Aidez les autres. Faites une différence pour votre pays.
Arriver à l’âge adulte à une époque de changement doit être effrayant. Il serait tout à fait naturel que vous préfériez vous détourner du monde en vous repliant sur une vie axée principalement sur des préoccupations personnelles.
Ne faites pas ça! Assurément, c’est difficile d’arriver à l’âge adulte à une époque de bouleversements, mais c’est aussi un privilège.
Et grâce à l’éducation que vous avez reçue dans cette école exceptionnelle, vous pouvez façonner l’avenir – l’avenir de notre planète, l’avenir de votre pays et votre propre avenir.
Vous n’avez pas pour mission de libérer un continent, et je souhaite ardemment que vous n’ayez jamais à débarquer en force sur une plage. Par contre, je suis convaincue que vous avez toutes et tous le potentiel—en fait, vous en avez même l’obligation—de devenir « la plus grande génération » du siècle.
Et le rôle premier de votre grande génération sera de mettre en branle une renaissance démocratique.
Il faut défendre nos valeurs communes—peu importe l’endroit où elles sont compromises.
Il faut veiller à ce que les travailleuses et les travailleurs des sociétés que vous dirigerez puissent vivre dans la dignité et la prospérité, confiants que leurs enfants vont pouvoir connaître encore mieux.
Il faut sauver notre planète et prouver, tout comme l’ont fait les membres de la première grande génération, que les démocraties peuvent surmonter même les défis les plus existentiels.
Selon les mots de Toni Morrison : « S’il y a un livre que vous aimeriez lire, mais qui n’a pas encore été écrit, alors c’est votre devoir de l’écrire ».
Nos étagères sont remplies de récits de personnes qui, comme vous, ont été de jeunes diplômés—des femmes et des hommes hésitant entre l’espoir et l’anxiété au moment de faire leur entrée dans le monde adulte.
Ils sont remplis des récits de ceux qui ont relevé, à leur manière, les défis que l'histoire leur a lancés.
C’est ce que vous saurez faire vous aussi, j’en suis sûre.
À la promotion de 2023: je suis impatiente de lire vos histoires et je serai juste là, à vos côtés, pour vous encourager.
Bonne chance à toutes et à tous, merci de tout cœur.
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