Chapitre 4 - L'incidence des frappes russes sur la formation d'un Front al Nosra
Les attaques lancées par les pays occidentaux contre l’EIIL ainsi que l’appui accordé par les forces armées russes au régime Assad contre les forces modérées de l’opposition ont permis au Front al-Nosra d’obtenir l’appui de la population syrienne et d’autres milices opposées au régime. Le Front al-Nosra est devenu essentiel à la survie du mouvement de résistance au régime, et les milices plus petites s’unissent de plus en plus à lui pour survivre. Le Front al-Nosra est affilié à al‑Qaïda et transforme peu à peu l’idéologie des forces de l’opposition et de la population civile. Il a à cœur les ambitions mondiales de la nébuleuse et est sur le point d’établir un émirat islamique de fait dans le nord-ouest de la Syrie. Si le régime syrien fait d’autres progrès, le principal obstacle islamiste restant, Ahrar al‑Cham, pourrait bien s’allier officiellement à al‑Nosra. Ce dernier disposerait alors d’une base géographique d’où il pourrait commettre des attentats contre l’Occident.
L’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) n’est ni la seule ni la plus dangereuse menace djihadiste à laquelle l’Occident doit faire face de nos jours. Al-Qaïda demeure forte et continue de croître à l’échelle mondiale, profitant de la fixation de la communauté internationale sur sa rivaleNote de bas de page 33. Comme l’Occident se concentre sur une mission de lutte contre l’EIIL étroitement définie, al-Qaïda dispose de temps et de la liberté nécessaires pour récolter des appuis locaux qui lui permettront de diriger le mouvement djihadiste mondial après la défaite de l’EIIL. La Syrie revêt alors une grande importance pour la mise à l’essai de ce funeste scénario. Le groupe syrien affilié à al‑Qaïda, le Front al-Nosra, entretient des relations très étroites avec les populations syriennes et les groupes d’opposition armés qui se battent contre le régime syrien. Il a bel et bien l’intention d’ordonner la perpétration d’attentats contre l’Occident un jour, mais uniquement quand il pourra compter sur un soutien local que l’Occident ne pourra pas lui ravir facilementNote de bas de page 34. Les relations inextricables qu’il a tissées avec une base de partisans de plus en plus loyaux et dépendants en Syrie font du Front al-Nosra un adversaire encore plus redoutable que l’EIIL, qui gouverne par la force et ne bénéficie pas de la même popularitéNote de bas de page 35. Le Front al-Nosra utilisera cette base de soutien durable pour faciliter la perpétration de futurs attentats contre l’Occident. Lorsqu’ils ont décidé de collaborer avec la Russie contre l’EIIL en Syrie, les Occidentaux ont négligé le Front al‑Nosra et n’ont pas tenu compte de l’incidence d’une intervention russe dans ce pays, qui suscite un engouement pour le Front al‑Nosra et l’approbation de l’intention d’al-Qaïda de livrer un djihad mondial.
Les relations inextricables qu’il a tissées avec une base de partisans de plus en plus loyaux et dépendants en Syrie font du Front al-Nosra un adversaire encore plus redoutable que l’EIIL (…)
Le Front al-Nosra est un des plus solides groupes affiliés à al-Qaïda et il a l’intention de créer en Syrie un émirat islamique qui fera partie d’un futur califat mondial d’al-QaïdaNote de bas de page 36. Au début de 2016, il a fait des progrès considérables dans l’atteinte de cet objectif dans le nord-ouest de la Syrie en utilisant ses propres forces combattantes très qualifiées pour soutenir militairement l’opposition armée syrienne et prendre le contrôle d’un territoire à l’intérieur duquel l’opposition peut gouverner. En l’absence d’aide occidentale, l’appui du Front al-Nosra est indispensable à la survie de l’opposition syrienne dans de nombreux secteurs, étant donné surtout l’intense pression de la campagne aérienne de la Russie, examinée plus en détail ci‑après. Les alliances militaires du Front al-Nosra avec les groupes d’opposition en Syrie provoquent une transformation de la société syrienne : ses structures de gouvernance et les vastes activités de prosélytisme religieux du groupe modifient peu à peu l’idéologie de l’opposition et de la populationNote de bas de page 37. Le principal atout du groupe est donc son intégration à la société civile et à l’opposition syrienne, qui lui permet de mener à bien son programme de transformation. Il soigne son image syrienne pour légitimer sa présence, mais il dispose de contingents de combattants étrangers et entretient soigneusement ses relations avec les réseaux mondiaux d’al-QaïdaNote de bas de page 38. De plus, il profite de la confiance que lui accorde l’opposition pour faire de sa base en Syrie un relais du djihad mondial, comme le présent rapport le démontre.
La Russie affirme lutter contre le Front al-Nosra et l’EIIL en Syrie, mais en réalité elle appuie le régime Assad contre l’opposition syrienne. Son objectif stratégique en Syrie est de défendre un État satellite en défaisant les forces de l’opposition syrienne et en obligeant les États‑Unis à accepter un accord négocié qui protège le régime. La Russie prétend que sa campagne en Syrie est harmonisée avec les intérêts occidentaux et affirme prendre pour cible les « terroristes », mais un examen de ses frappes aériennes depuis octobre 2015 prouve qu’elle vise clairement les groupes d’opposition syriens, notamment ceux qui bénéficient d’un soutien limité des États-Unis. La Russie ne s’attaque pas clairement à l’EIIL. Sa campagne aérienne a plutôt permis au régime de reprendre à l’opposition des terrains clés à l’entrée du territoire côtier des Alaouites dans la province de Lattaquié et de se positionner pour encercler les forces de l’opposition à l’intérieur de la ville d’AlepNote de bas de page 39.
Pendant ce temps, le Front al-Nosra emploie une méthode qui le place en bonne position pour monter en puissance, au moment même où l’opposition syrienne éclate sous la pression de la Russie. Il joue un rôle important aux côtés d’autres groupes djihadistes salafistes syriens contre les opérations menées par le régime Assad avec l’aide de la Russie. Il a déployé d’importants renforts à Alep tout en assurant un solide appui aux forces de défense de l’opposition dans la province de LattaquiéNote de bas de page 40. Le groupe djihadiste salafiste syrien Ahrar al‑Cham, allié du Front al-Nosra en Syrie, offre lui aussi une puissance de combat et une capacité de commandement et de contrôle aux groupes d’opposition plus traditionnels dans le nord du pays. Les contributions et la force relative du Front al-Nosra et d’Ahrar al-Cham encouragent les groupes d’opposition plus petits à fusionner sous leur leadership afin de survivre aux pressions militaires croissantes. Trois groupes de combattants étrangers basés dans le nord du pays ont immédiatement prêté allégeance au Front al-Nosra lorsque la Russie est entrée en Syrie à la fin de 2015Note de bas de page 41. Deux groupes d’opposition de longue date à Alep ont aussi rapidement fusionné avec Ahrar al-ChamNote de bas de page 42. De nombreux autres groupes d’opposition dans la province reçoivent de l’aide des États-Unis et étaitent toujours indépendants du Front al‑Nosra en février 2016, mais pourraient ne pas survivre au siège de la ville d’AlepNote de bas de page 43. D’autres fusions avec le Front al-Nosra et Ahrar al-Cham sont probables si l’opposition à Alep ne reçoit pas d’aide de la communauté internationale. Dans la province d’Alep, huit groupes ont accepté de s’unir sous la direction de l’ancien chef d’Ahrar al-Cham, Hachem al‑Cheikh, le 16 février 2016, ce qui prouve que la consolidation du pouvoir du groupe dans la province suit son cours. Il est presque certain qu’Ahrar al-Cham aidera le Front al-Nosra à devenir plus populaire encore parce qu’ils sont alliés et qu’ils ont en commun le désir d’unir l’opposition sous leur leadership conjoint. En dépit de leur rivalité, la force d’Ahrar al-Cham est une victoire pour al-Qaïda parce qu’Ahrar al-Cham cherche à instaurer en Syrie une théocratie qui sera vulnérable à l’infiltration des érudits religieux d’al-Qaïda à long terme.
Malgré l’objectif déclaré de son intervention, la Russie aide le Front al-Nosra à transformer l’opposition syrienne et à se doter d’une base pour perpétrer des attentats contre l’Occident. Le Front al-Nosra et les groupes djihadistes salafistes syriens, dont Ahrar al-Cham, avaient commencé à diffuser des messages appelant à l’émigration en Syrie en juin 2015, après avoir arraché au régime syrien la capitale de la province d’Idlib. Ils se sont servi d’un nouveau média social appelé al‑Muhâjiroun, ou « Les Émigrants », pour appeler les combattants étrangers à venir se battre contre le régime syrien tout en promettant une belle qualité de vie dans la province d’Idlib tenue par l’oppositionNote de bas de page 44. Ils ont également présenté dans un magazine de langue anglaise connexe des groupes de combattants étrangers ayant contribué aux opérations militaires dans la province d’Idlib et annoncé publiquement que les membres de ces groupes avaient l’intention de retourner dans leur patrie pour poursuivre la lutte un jourNote de bas de page 45. La diffusion de documents de propagande présentant des combattants étrangers qui caressent des ambitions mondiales normalise le concept de futures opérations menées par al‑Qaïda dans le monde entier à partir de la Syrie. La campagne aérienne de la Russie a permis au Front al‑Nosra de propager plus rapidement ce discours en écrasant l’opposition à tel point que les Syriens, qui à l’origine étaient opposés à toute intervention de l’extérieur, appuient maintenant les appels aux combattants étrangers. Les organes médiatiques et les organismes de la charia associés au Front al-Nosra et aux groupes djihadistes salafistes syriens décrivent maintenant la guerre contre le régime Assad comme une obligation religieuse des musulmans sunnites. En outre, le Front al-Nosra et même les groupes d’opposition syriens non salafistes ont commencé à diffuser des appels à la mobilisation massive des sunnites partout dans le monde pour se battre en Syrie sous le slogan « La Syrie a besoin d’hommes ». Tant que la campagne aérienne de la Russie se poursuivra, le Front al‑Nosra continuera de tirer parti de son rôle dans les batailles contre le régime Assad pour légitimer la transformation de la province d’Idlib en une zone d’appui d’un futur djihad mondial.
Conclusion
Le succès que connaît le Front al-Nosra lui permet d’envisager l’instauration d’un émirat islamique dans le nord-ouest de la Syrie à court terme. Il ne proclamera probablement pas un émirat directement, parce que cela inciterait l’Occident à prendre des mesures contre lui, mais les conditions sont en place pour qu’un émirat voit le jour sans en avoir le titre. Le Front al-Nosra aurait appelé à la fusion de tous les groupes d’opposition dans la province d’Idlib au début de février 2016, ce qui laisse à penser qu’il croit être sur le point d’atteindre ses objectifs dans le nord de la Syrie. Selon des informations non confirmées, Ahrar al-Cham a résisté à la fusion, probablement afin de continuer de renforcer ses propres effectifs. Cependant, on ne sait pas au juste pendant combien de temps encore Ahrar al-Cham résistera aux efforts du Front al-Nosra pour consolider l’opposition sous une seule bannière djihadiste. Il pourrait suffire que la ville d’Alep tombe aux mains des forces favorables au régime pour inciter Ahrar al-Cham à accepter une fusion dans les provinces d’Idlib et d’Alep afin d’éviter une défaite totale des forces de l’opposition dans le nord de la Syrie. Un tel résultat placerait al-Qaïda à la barre de la révolution syrienne dans le nord du pays et accélérerait énormément la réussite de son programme religieux.
La diffusion de documents de propagande présentant des combattants étrangers qui caressent des ambitions mondiales normalise le concept de futures opérations menées par al‑Qaïda dans le monde entier à partir de la Syrie.
Il y a encore des groupes d’opposition traditionnels qui demeurent indépendants du Front al‑Nosra dans le nord de la Syrie. Les tendances actuelles semblent toutefois indiquer que ces groupes disparaîtront et que le pouvoir sera consolidé entre les mains du Front al‑Nosra et de ses proches alliés. En laissant la Russie poursuivre sa campagne aérienne et en refusant d’intervenir pour renforcer les effectifs des groupes de l’opposition syrienne dans le nord du pays, il est possible que les pays occidentaux aident passivement le Front al-Nosra et ses alliés à établir un émirat pour al-Qaïda et une base à partir de laquelle mener de futurs attentats contre l’Occident. Ce résultat pourrait être plus dangereux qu’une stagnation temporaire de la campagne d’opposition à l’EIIL.
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