Chapitre 5 - D'une guerre globale à l'autre
L’occupation de l’Irak par les États-Unis a provoqué la création d’un mouvement djihadiste intérieur qui a évolué pour devenir EIIL. Sous la direction du religieux Abou Bakr al‑Baghdadi, l’EIIL a refusé de prêter allégeance à al-Qaïda. Lorsque le premier ministre de l’Irak, Nouri al-Maliki, a décidé de dissoudre les milices sunnites, l’EIIL s’est réinstallé en Syrie, où il a d’abord fait partie de l’opposition au président Bachar el-Assad, puis manœuvré pour en prendre le contrôle. L’EIIL s’est dit assumer le rôle de protecteur de la population syrienne contre le régime Assad et la négligence des États-Unis. Finalement, il a envahi l’Irak et pris Mossoul. L’entrée de la Russie dans le conflit a intensifié encore la lutte. Comme l’opposition syrienne a été considérablement affaiblie, les principaux combattants ne sont plus que les séides d’Assad et l’EIIL.
La « Guerre globale contre la terreur », déclenchée par l’administration de George W. Bush au lendemain du 11 Septembre 2001, a dévié de sa cible initiale, al-Qaïda, pour se perdre dans l’invasion et l’occupation américaines de l’Irak. Cette aventure calamiteuse a nourri une prophétie auto‑réalisatrice en implantant au cœur du Moyen-Orient, au nom de la « résistance » aux États‑Unis, une présence djihadiste qui n’existait pas précédemment : l’Unicité et le Djihad (Tawhid wal Jihad) du Jordanien Abou Moussab Zarqaoui, devenu en 2004 la branche irakienne d’al-Qaïda, puis en 2006, après la mort de Zarqaoui, l’État islamique en Irak (EII), sous la direction bicéphale du « calife » auto-proclamé Abou Omar al-Baghdadi (un ancien officier de police du régime de Saddam Hussein) et d’Abou Hamza al-Mouhajer (un commissaire politique égyptien dépêché par la direction centrale d’al-Qaïda pour reprendre en mains un groupe devenu trop indépendant).
Les États-Unis ont remporté des succès sérieux contre l’EII quand, abandonnant la rhétorique de la « guerre globale » et ses amalgames, ils ont concentré leur campagne en Irak contre la seule al-Qaïda. Le général David Petraeus a ainsi encouragé la formation de milices sunnites anti-djihadistes, dites du Sahwa (« éveil »), composées entre autres d’insurgés qui combattaient encore les États-Unis jusqu’à il y a peu. Ce recentrage de l’effort de guerre contre al-Qaïda et l’EII a eu des résultats rapides, d’abord à Bagdad, puis dans la province occidentale d’Anbar, bastion traditionnel des djihadistes.
En revanche, les milices kurdes ont refusé le déploiement des milices Sahwa à Mossoul afin de préserver intacte leur chance de contrôler cette ville comme celle de Kirkouk. Ce vide de pouvoir à Mossoul a favorisé l’implantation locale de l’EII sous le couvert de la confrérie soufie Naqshabandiyya, elle-même noyautée par d’anciens cadres du Parti Baas irakien. La fusion dans l‘EII des techniques de terreur de ce Parti et d’al-Qaïda est un des facteurs de résilience du groupe, dont les responsables et militants ont médité les leçons d’Abou Bakr Naji sur « l’administration de la sauvagerie » (idârat al-tawahhush).
L‘EII essuie une défaite majeure avec l’élimination simultanée en avril 2010 d’Abou Omar al‑Baghdadi et d’Abou Hamza al‑Muhajer. Les cadres irakiens, souvent vétérans du régime de Saddam Hussein, saisissent l’occasion de cette double disparition pour distendre les liens déjà problématiques avec la direction centrale d’al-Qaïda. Ils promeuvent à leur tête un imam salafiste de Samarra, Abou Bakr al-Baghdadi, détenu quelques mois par les États-Unis au Camp Bucca en 2004. Il est peu probable que le nouvel « émir » de l’EII ait une pleine responsabilité opérationnelle. Mais son bagage religieux (une licence en charia à Bagdad) lui permet de s’imposer facilement face aux autodidactes que sont Oussama Ben Laden (qui n’a jamais achevé ses études de gestion) et Ayman Zawahiri (médecin de profession).
À la mort de Ben Laden, en mai 2011, Baghdadi refuse de prêter allégeance à Zawahiri, formalisant l’autonomisation complète de l’EII envers al-Qaïda. Au même moment, l’EII diffuse une propagande assassine à l’encontre des soulèvements démocratiques dans le monde arabe, alors même que Zawahiri tente de tirer parti de la vague protestataire. En Irak même, Baghdadi profite de la politique ultra-sectaire du premier ministre, Nouri al-Maliki, intégriste chiite qui dissout les milices Sahwa et s’acharne sur leurs membres. L’EII profite aussi de sa collaboration ancienne avec les services de renseignement du régime Assad : il peut prendre pied en Syrie à la faveur de la révolution de 2011 et de la volonté gouvernementale de « djihadiser » la contestation pour mieux la diviser et la discréditer.
En mars 2013, une coalition instable de milices anti-Assad s’empare pour la première fois d’une capitale provinciale en Syrie, la ville de Raqqa, sur le cours de l’Euphrate. Un mois plus tard, Baghdadi expulse et élimine ses anciens alliés et proclame l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), aussi désigné sous son acronyme arabe de Daech. Cette proclamation a l’effet paradoxal d’être refusée par la branche syrienne de l’EII, Jabhat al‑Nosra, qui rompt avec Daech et affirme, pour consolider cette rupture, son allégeance à al-Qaïda. Cette rupture au sein du camp djihadiste voit l’essentiel des « volontaires » étrangers se rallier à Daech « l’internationaliste » et abandonner Jabhat al‑Nosra, au caractère syrien désormais très marqué.
Le recrutement étranger de Daech reste majoritairement arabe jusqu’à la reculade occidentale d’août 2013, lorsque le président des États-Unis, Barak Obama, refuse finalement de frapper Assad en Syrie, malgré la « ligne rouge » proclamée par la Maison-Blanche et les bombardements chimiques de Damas par le despote syrien. La propagande djihadiste martèle qu’Occidentaux et Russes sont de mèche pour laisser le peuple syrien aux mains de ses bourreaux. À un djihad agressif de « revanche », dominant chez les recrues étrangères d’al‑Qaïda à l’EIIL, s’adjoint désormais un djihad « humanitaire » dans lequel les « volontaires » prétendent venir en aide à la population syrienne abandonnée de tous. Ce discours rencontre d’ailleurs un écho tout particulier chez les jeunes filles, une première.
L’été 2014 s’accompagne d’une deuxième envolée des montées au djihad, d’abord du fait des victoires-éclairs remportées par Daech en Irak, avec la prise de Mossoul, malgré un rapport de forces écrasant en faveur de l’armée gouvernementale. Ce discours triomphaliste accélère d’autant plus les recrutements que la proclamation d’un « califat » par Baghdadi permet au chef de Daech de déclencher un djihad offensif à visée planétaire. Barack Obama ne réagit ni à la chute de Mossoul, ni aux massacres de chrétiens, et encore plus de yézidis, mais il lance une campagne aérienne après le supplice d’un otage américain. Une telle demi-politique ne peut que faire le jeu des djihadistes et de leurs sergents recruteurs.
Daech développe dans toutes les langues du globe un discours mondialisé et apocalyptique, se présentant comme l’avant-garde de la Bataille de la fin des temps, que remporteront fatalement les seuls et authentiques « musulmans », soit les partisans inconditionnels de Baghdadi. Il n’est pas certain que la direction de Daech soit convaincue par de telles divagations, mais une forme d’opportunisme apocalyptique lui fait manipuler ce registre pour stimuler le recrutement. L’intervention directe de la Russie en Syrie, en septembre 2015, après des années de soutien massif au régime Assad, ne fait qu’alimenter ce discours apocalyptique, où les « Roum », c’est-à-dire les orthodoxes (et non les Romains), sont censés affronter les « musulmans » au nord de la Syrie.
Daech développe dans toutes les langues du globe un discours mondialisé et apocalyptique, se présentant comme l’avant-garde de la Bataille de la fin des temps (…)
Mais c’est bel et bien la « guerre globale contre la terreur » du président de la Russie, Vladimir Poutine, qui risque de porter la menace djihadiste, déjà à un niveau sans précédent, jusqu’à des intensités incandescentes. En effet, la prophétie auto-réalisatrice de George W. Bush a implanté au cœur du Moyen-Orient une entité djihadiste qui n’y existait pas, mais dont l’émergence a justifié a posteriori cette « prophétie ». Selon la même logique perverse, Poutine, dont l’offensive n’a que marginalement frappé Daech, va réaliser sa propre prophétie d’une Syrie dont la révolution aura été extirpée, et où seuls cohabiteront les séides d’Assad et de Baghdadi.
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