Chapitre 3 - Présence durable en Syrie et en Irak de l'EIIL et d'al-Qaïda
Aucune issue viable des conflits en Syrie et en Irak ne se dessine. Des pressions s’exercent sur l’EIIL, mais le groupe reste fort alors qu’il se prépare à défendre Mossoul. En Syrie, les forces alliées cherchent à ébranler les assises géographiques et financières de l’EIIL, mais les objectifs contradictoires de ses opposants lui sont favorables. Les avancées des Kurdes sous la direction des Unités de défense du peuple kurde visent à consolider une zone kurde le long de la frontière avec la Turquie dans le nord de la Syrie et ont provoqué des interventions de la Turquie. Au milieu de cet imbroglio, le Front al‑Nosra, groupe affilié à al‑Qaïda, s’est révélé être un acteur sûr de lui. Il cherche constamment à étendre ses alliances avec des forces djihadistes autres que celles de l’EIIL et semble être en mesure de survivre en tant que force militaire ou de guérilla en lutte contre le régime Assad.
Depuis la proclamation d’un soi-disant califat à la fin de juin 2014, les pressions exercées sur l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) sont aujourd’hui plus fortes que jamais. Malgré tout, le groupe demeure une puissance militaire redoutable qui contrôle de vastes pans de territoire dont la valeur stratégique est incontestable. Les efforts déployés par la coalition pour lutter contre le groupe en Irak et en Syrie ont porté fruit, mais les progrès sont d’une lenteur exaspérante, si bien que le groupe arrive à maintenir ses principaux fiefs à Mossoul et à Raqqa ainsi que dans la province de Deir ez‑Zor, dans l’est de la Syrie. En outre, les moyens limités des forces locales ont sérieusement entravé les progrès réalisés et, en Syrie plus particulièrement, les retombées désastreuses de l’intervention militaire de la Russie n’ont rien arrangé.
En Irak, la reconquête de Ramadi en décembre 2015 a permis de montrer ce dont les forces de sécurité irakiennes étaient capables avec le soutien des États‑Unis. Toutefois, la destruction a été massive, près de 2 000 immeubles ayant été rasés et 3 700, gravement endommagésNote de bas de page 21. Deux mois plus tard, les autorités irakiennes n’ont toujours pas déclaré que les habitants pouvaient réintégrer la ville en toute sécurité.
Toute l’attention est maintenant tournée sur les préparatifs d’une reprise éventuelle de Mossoul, mais il convient de limiter les attentes. La ville est trois fois plus grande que Ramadi et compte une population civile d’au moins 750 000 personnesNote de bas de page 22. En fait, les désaccords persistants à propos de l’importance relative des forces locales, du rôle de la Turquie et des Kurdes et de la façon dont le pouvoir et l’influence seront répartis dans la ville à la suite du conflit donnent à penser qu’il reste beaucoup à faire avant même que des opérations préliminaires d’évacuation puissent être amorcées. Le lieutenant‑général Vincent Stewart, directeur de la Defense Intelligence Agency des États‑Unis, a déclaré le 9 février 2016 que la reprise de Mossoul était une opération de grande ampleur et de longue haleineNote de bas de page 23.
En Syrie, la coalition dirigée par les États‑Unis semble avoir ralenti sa campagne contre l’EIIL à la suite de l’intervention militaire de la Russie lancée le 30 septembre 2015 à l’appui du régime de Bachar el‑Assad; tous les acteurs internationaux révisent d’ailleurs leur approche depuis qu’une entente de cessez‑le‑feu a été conclue à l’hiver 2016. Grâce en grande partie à son partenariat avec les Unités de défense du peuple kurde (YPG) — la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) —la coalition a néanmoins réussi à chasser l’EIIL de vastes secteurs du nord‑est de la Syrie, ce qui lui a permis de sécuriser d’importants postes frontaliers et d’amorcer une avancée vers Raqqa, la « capitale » du soi‑disant califat.
Toutefois, les forces des YPG ne peuvent pousser plus loin leur incursion en territoire arabe. La mise sur pied des Forces démocratiques syriennes (FDS) en octobre 2015, grâce à une alliance entre les YPG et des milices assyriennes, arabes, arméniennes et turkmènes, est un pas dans la bonne direction : elle permet en fait à la coalition d’accroître ses moyens d’action contre l’EIIL. Cependant, tout comme à l’ouest, les YPG exercent leur emprise sur les opérations des FDS à l’est de l’Euphrate. À l’ouest, divers facteurs ont contribué à rendre la dynamique du conflit beaucoup plus complexe : les gains réalisés par le régime au nord d’Alep avec l’aide de la Russie; le rapprochement entre la Russie et les FDS; et l’offensive subséquente lancée vers l’est à la mi‑février 2016 par les FDS à partir du bastion kurde d’Afrine vers les positions rebelles au nord de la ville. Les percées réalisées par les FDS, grâce à la couverture aérienne russe, semblent de plus en plus synchronisées avec celles du Hezbollah et des forces favorables à Assad, à cinq kilomètres à peine au sud d’Alep.
La question kurde
Bien qu’un retour en arrière soit impossible, la coalition dirigée par les États‑Unis pourrait tirer des leçons de son incapacité à établir des partenariats avec un éventail plus vaste d’alliés syriens sur le terrain. L’échec spectaculaire du programme de 500 millions de dollars américains visant à former et à équiper les rebelles syriens est attribuable à une mauvaise compréhension de la dynamique fondamentale à l’origine du conflit et a conduit la coalition à s’associer essentiellement avec les YPG controversées. Le Département d’État américain a désigné le PKK comme une organisation terroriste, mais a toujours refusé de reconnaître comme telle les YPG et leur aile politique, le Parti de l’union démocratique (PYD), et ce, même si ce dernier a bel et bien été mis sur pied par le PKK en 2003Note de bas de page 24 et que les YPG ont été fondées par des commandants bien connus du PKK tels que Xebat Derik et Polat Can. De nos jours, les YPG suivent à la lettre les enseignements du dirigeant du PKK, Abdullah Öcalan, et leurs combattants se disent être des vétérans d’autres conflits menés par le PKK en Turquie, en Iran et en IrakNote de bas de page 25.
Malgré les victoires remportées par les YPG contre l’EIIL avec l’appui aérien des États‑Unis, la décision de leur donner de plus vastes moyens d’action au détriment des forces d’opposition classiques — plutôt que de traiter les deux groupes sur un pied d’égalité — a eu pour conséquence directe d’attiser les velléités territoriales des Kurdes. Selon une carte suspendue dans le bureau de la nouvelle mission diplomatique du PYD à Moscou, le territoire revendiqué par les Kurdes s’étend du secteur nord‑ouest de la province d’Idlib, tenu par les rebelles, à l’extrémité nord‑est de la province de Hassaka. Avec l’aide de la Russie sur le front occidental, les YPG ont réalisé une avancée dans les villages contrôlés par les rebelles dans le nord de la province d’Alep, ce qui a provoqué une intervention militaire de la Turquie et ouvert un autre front en Syrie. Malheureusement, la politique américaine a favorisé l’essor en Syrie de groupes armés dans des camps opposés qui contestent ouvertement leur légitimité respective. Il en résulte des conflits pratiquement insolubles en plus de celui qui les oppose au régime Assad. Un tel imbroglio ne fait que favoriser les conditions mêmes qui permettent à des groupes comme l’EIIL de monter en puissance.
Lutte contre le financement des activités de l’EIIL
En plus de ses opérations directes, au cours des derniers mois, la coalition a étendu ses efforts de lutte contre le financement des activités de l’EIIL aux liquidités et aux réserves d’or détenues par le groupe, à ses responsables des finances et à ses opérations pétrolières. Les répercussions de la mort d’Abou Salah, « ministre des Finances » de l’EIIL, à la fin de novembre 2015Note de bas de page 26 semblent avoir été aggravées par d’autres pertes économiques si l’on en juge par la présumée réduction de moitié de la solde des combattants du groupe à la mi‑janvier 2016Note de bas de page 27. Même s’il s’agit de progrès importants pour la coalition, l’EIIL se distingue des autres groupes terroristes traditionnels en ce qu’il demeure presque entièrement indépendant financièrement. Sa plus importante source de revenus ne provient pas de biens pouvant être pris pour cible comme le pétrole, mais plutôt de la perception de taxes et de l’extorsion, activités qu’il mène au sein même du territoire qu’il considère comme son État et qui lui procurent environ 600 millions de dollars américains par annéeNote de bas de page 28. Par conséquent, le seul moyen vraiment durable de lutter contre le financement des activités de l’EIIL consiste à reprendre le territoire qu’il occupe. Pour ce faire, la coalition doit s’allier à des forces locales efficaces et, chose essentielle, représentatives de la communauté.
De toute évidence, il faudra du temps pour vaincre l’EIIL en Irak, mais des signes donnent à penser que la coalition est sur la bonne voie. Entre-temps, en Irak, elle devrait continuer de chercher à consolider ses acquis dans la lutte contre l’EIIL et à renforcer les moyens des services de sécurité, notamment des forces des tribus arabes sunnites dans la région de Mossoul et du très compétent service de lutte contre le terrorisme. Il s’agit là, toutefois, d’un processus très long qui monopolise beaucoup de ressources.
Le chaos syrien
La situation en Syrie contraste vivement avec celle en Irak. D’une complexité inimaginable, elle donne à penser que la mise en œuvre d’une stratégie unifiée, efficace et élaborée contre l’EIIL n’est qu’une lointaine possibilité. Il importe avant tout de désamorcer les situations susceptibles d’étendre le conflit pour éviter que les conséquences de l’inaction de l’Occident ne deviennent irréversibles. Les factions rebelles armées à Alep, soutenues depuis longtemps par les États‑Unis et leurs alliés dans la région, ont besoin d’une importante aide supplémentaire pour empêcher la création d’une zone de contrôle kurde d’est en ouest. Celle‑ci déclencherait un conflit généralisé avec la Turquie et garantirait la poursuite des hostilités pendant bien des années. Entre‑temps, la campagne de type « terre brûlée » menée par la Russie pour maintenir le siège d’Alep sur le point de déclencher un nouvel exode de réfugiés qui pourrait éclipser celui dont le monde a été témoin en 2015. En fait, au cours des six premières semaines de 2016, 374 Syriens sont morts noyés au large des côtes de la Grèce, soit la moitié du total enregistré pour toute l’année 2015Note de bas de page 29. Par ailleurs, au cours des dix premiers jours de février 2016 seulement, 100 000 personnes ont fui la SyrieNote de bas de page 30.
En raison de l’ampleur et de l’intensité de ce chaos, dont les répercussions ne cessent de s’étendre, l’EIIL jouit temporairement d’une occasion de se prémunir contre d’autres attaques, que ce soit de la part des forces du régime favorable à Assad ou de celles qui collaborent avec la coalition dirigée par les États‑Unis. Toutefois, une question tout aussi importante — sinon plus — est celle de savoir comment le Front al‑Nosra, groupe syrien affiliéà al-Qaïda, adapte ses façons de faire pour opérer dans cette arène où la situation devient de plus en plus difficile et complexe. Bien que, pendant les trois dernières années et demie, il se soit enraciné dans la dynamique révolutionnaire de l’opposition en Syrie grâce à une politique de « pragmatisme contrôlé » – camouflant ainsi dans une certaine mesure sa véritable affiliation à al-Qaïda – le Front al‑Nosra est devenu, au cours des derniers mois, un groupe djihadiste qui a de plus en plus confiance en ses moyens et qui s’affirme de plus en plus. En raison du rôle de premier plan qu’il a joué dans les principaux gains stratégiques réalisés par les rebelles dans le gouvernorat d’Idlib tout au long de 2015, il a pu consolider progressivement sa mainmise sur ce qui est effectivement devenu le refuge d’al-Qaïda en Syrie.
Percées possibles sur fond de chaos
Bien qu’elle ait menacé le Front al‑Nosra, l’intervention de la Russie s’est avérée encore plus dangereuse pour les forces d’opposition classiques, qui étaient plus nombreuses dans les zones sensibles du régime à Homs, à Alep, à Deraa et dans le nord du gouvernorat de Hama. Même si le Front al‑Nosra a été la cible de nombreuses frappes aériennes à Idlib, sa domination territoriale dans la région n’a pas été remise en question par des offensives terrestres du genre de celles qui ont été menées ailleurs en Syrien. Par ailleurs, alors que les rebelles devaient composer avec les puissantes frappes aériennes de la Russie, avec les forces terrestres de l’Armée syrienne et de la Défense nationale, ainsi qu’avec le Hezbollah et des dizaines de milices chiites, ils ont aussi été contraints de s’engager dans le processus politique, soutenu par la communauté internationale, amorcé à Genève au début de février 2016. Le Front al‑Nosra, pour sa part, a maintenu que ce processus était voué à l’échec et que le fait d’y participer constituait une forme de trahisonNote de bas de page 31.
Le groupe affilié à al-Qaïda a profité du fait que le processus politique a eu du mal à démarrer et qu’Ahrar al‑Cham, son principal allié en Syrie, s’en est complètement retiré. Selon de nombreuses sources islamistes qui sont en mesure d’éclairer la question, une série de rencontres secrètes axées sur la coalition Jaish al‑Fatah d’Idlib ont été convoquées au début de janvier 2016. C’est au cours de ces rencontres que les dirigeants du Front al‑Nosra ont proposé une grande fusion. Selon cette proposition, tous les groupes pourraient s’unir sous une bannière islamique commune. Le Front al‑Nosra serait alors disposé à céder son nom et ses dirigeants à l’organisation ainsi formée. Les pourparlers ont initialement piétiné lorsque le groupe Ahrar al‑Cham a insisté pour que le Front al‑Nosra rompe tous ses liens avec al-Qaïda, mais lors de délibérations internes au sein du Majlis al‑Choura du Front, tenues au début de février 2016, cette possibilité a été abordéeNote de bas de page 32. Les discussions à ce sujet se poursuivaient toujours à la mi‑février.
(…) les dirigeants du Front al‑Nosra ont proposé une grande fusion.
Bien qu’une entente soit encore peu susceptible d’être conclue, le fait que les plus hautes instances du Front al‑Nosra sont maintenant disposées à envisager sérieusement de rompre leur allégeance à al-Qaïda pour profiter de la situation désespérée des rebelles illustre la portée des ambitions stratégiques du groupe. Ainsi, l’intervention de la Russie risque à la fois de nuire et de favoriser les objectifs à long terme d’al-Qaïda en Syrie. Au cours des mois qui ont précédé l’intervention russe, les rebelles syriens avaient commencé à remettre en question le véritable motif de la présence du Front al‑Nosra en Syrie, mais la menace posée par les frappes aériennes de la Russie est venue éclipser leurs préoccupations à ce sujet. La mesure dans laquelle ces préoccupations planent toujours pourrait déterminer comment le Front al‑Nosra s’adaptera à la situation au cours de l’année à venir.
Perspectives
Depuis sa proclamation d’un califat à l’été de 2014, l’EIIL est devenu un véritable mouvement d’envergure internationale. L’importance stratégique inestimable que lui offre cette position lui permettra de se défendre s’il perd son emprise en Irak et en Syrie. L’expansion du mouvement en Libye, dans le Sinaï et peut‑être même en Afghanistan laisse présager un avenir où de nombreux groupes ou États très compétents affiliés à l’EIIL verront le jour. La lutte contre le groupe en Irak promet d’être lente, tandis que ses principaux territoires en Syrie pourraient encore échapper à une attaque concertée de la coalition pendant une période plus longue que prévu. Si les forces favorables à Assad s’en prennent à l’EIIL à Raqqa ou à Deir ez‑Zor, l’opposition populaire à un retour du régime pourrait inciter les communautés à se ranger du côté de l’EIIL, le considérant comme le moindre de deux maux – un peu comme ce fut le cas en Irak au milieu de 2014.
Entre‑temps, al-Qaïda s’est adaptée sur le plan stratégique de manière à s’enraciner dans les conflits locaux et les États faibles, exploitant ainsi les forces rebelles existantes dans le but de promouvoir ses ambitions djihadistes à long terme. Même si cette approche progressive a déjà échoué au Yémen (en 2011 et en 2012) et au Mali (en 2012), le Front al‑Nosra semble avoir maîtrisé l’art du « pragmatisme djihadiste contrôlé ». Quelle que soit l’issue du conflit en Syrie, rien ne donne à penser que le Front al‑Nosra sera défait sur le plan militaire ou qu’il disparaîtra de Syrie. Même si les rebelles syriens sont un jour chassés de la majeure partie du territoire, le Front al‑Nosra semble être bien placé pour s’engager dans une guerre de guérilla.
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