Chapitre 6 - Difficultés à freiner l’extension de l’EIIL en Libye
L’EIIL est de plus en plus présent en Libye. Il contrôle Syrte et une zone environnante de 322 kilomètres le long de la côte, et il est présent dans plusieurs autres centres. L’EIIL, qui finance ses activités par l’extorsion et le pillage, cherche à priver le gouvernement libyen de revenus en détruisant l’infrastructure pétrolière du pays. Il cherche à accroître sa présence partout où il le peut, aidé par le penchant des autres milices à ne pas s’éloigner de leur chasse gardée et à éviter l’affrontement. Même si les intervenants dans le domaine de la sécurité en Libye reconnaissaient le danger et décidaient de lutter contre l’EIIL, il leur faudrait commencer par se doter d’une capacité de coordination qui n’existe pas à l’heure actuelle. Les pays occidentaux examinent des stratégies militaires, mais pourraient devoir calibrer leurs opérations pour éviter de plonger le pays plus profondément encore dans le chaos.
Cinq ans après l’intervention de 2011 contre le régime de Mouammar Kadhafi, la Libye est divisée politiquement entre deux gouvernements et parlements rivaux, des coalitions militaires se battent entre elles, et l’Organisation des Nations Unies (ONU) essaie de former un gouvernement d’unité nationale sans faire des progrès visibles. L’effondrement des institutions de l’État, combiné au chaos dans lequel le pays est plongé et à la fragmentation interne survenue au cours des cinq dernières années, ont procuré à des groupes affiliés à l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) des occasions de se renforcer et de prendre le contrôle de certaines portions du territoire libyen. Craignant que l’EIIL n’utilise la Libye comme nouvelle base d’opérations, des acteurs régionaux et des capitales occidentales commencent à discuter de stratégies militaires possibles pour lutter contre le groupe en Libye. Aussi alarmants que soient les progrès récents de l’EIIL dans ce pays, il demeure qu’une analyse minutieuse sera nécessaire pour éviter d’obtenir des résultats imprévisibles et de rendre le conflit en Libye plus difficile à résoudre en fin de compte. Une telle analyse doit porter sur les facteurs qui contribuent à l’essor de l’EIIL en Afrique du Nord, le territoire qu’il contrôle en Libye, le nombre de partisans qu’il commande et ses tactiques.
Des groupes affiliés à l’EIIL en Libye contrôlent l’ancien fief de Kadhafi, Syrte, où ils ont réussi à s’établir et à introduire leurs horribles pratiques, dont les décapitations et les crucifixions publiques. Ils dominent également une bande de 200 kilomètres le long de la côte, de l’est de Syrte jusqu’à Ben Djaouad, et ils ont perpétré des attentats contre des terminaux pétroliers plus loin à l’est. L’EIIL est également présent (sans toutefois contrôler cette portion du territoire) à Benghazi, deuxième plus grande ville de la Libye, où il mène une guérilla dans certains quartiers où il bénéficie d’une alliance de complaisance avec d’autres groupes armés luttant contre un ennemi commun, la soi-disant Armée nationale libyenne. Jusqu’en juin 2015, des groupes affiliés à l’EIIL étaient aussi très présents à Derna, plaque tournante orientale de l’activité islamiste radicale, mais ils en ont été expulsés par une alliance islamiste rivale idéologiquement plus proche d’al-Qaïda. Enfin, l’EIIL s’est révélé en mesure de mener des opérations commandos dans l’est, mais surtout dans l’ouest de la Libye, grâce à un réseau de cellules, notamment à Tripoli, à Sabratha, à Beni Oulid et à Joufra.
Les estimations du nombre de membres du groupe varient énormément. Ainsi, certains parlent de 2 000 à 3 000 membres (ONU), d’autres, de 5 000 à 6 000 (États-Unis). La fourchette la plus basse semble plus réaliste, ne serait-ce qu’à cause d’une tendance à gonfler les chiffres, particulièrement évidente au sein de l’EIIL. Après tout, le groupe a fait de son extension en Libye une part importante de son message de propagande depuis octobre 2015, brandissant le spectre d’un tremplin vers le Maghreb, le Sahel et d’autres parties de l’Afrique subsaharienne ainsi que vers l’Europe.
Le taux de croissance de l’EIIL est alarmant en Libye, où il comptait probablement moins de 1 000 partisans au milieu de 2014. Pour comprendre son succès manifeste dans ce pays, il est essentiel d’examiner la façon dont le groupe est parvenu à accroître son effectif et son territoire.
Au départ en 2014-2015, sa croissance semblait fondée surtout sur la stimulation idéologique provoquée par le succès du groupe dans le Levant. Les groupes libyens de création récente affiliés à l’EIIL ont ainsi pu recruter de nouveaux partisans au sein des nombreux autres groupes armés, islamistes ou non, présents dans le pays. L’EIIL a particulièrement bien réussi à attirer des membres d’Ansar al-Charia, en partie parce qu’il a assassiné les chefs du groupe qui ont refusé de lui prêter allégeance. L’image naissante de l’EIIL a trouvé un terreau fertile dans le chaos et le paysage fragmenté militairement de la Libye d’après 2011 — surtout après l’éclatement de la guerre civile à l’été 2014 qui a divisé le pays en deux camps rivaux.
Le chaos local et le climat d’insécurité aident aussi à expliquer la réussite manifeste du groupe. La plus grande victoire de l’EIIL jusqu’ici en Libye, le contrôle de Syrte et des villes environnantes depuis février 2015, n’est pas vraiment le fruit d’une démonstration de force du groupe, mais est plutôt le sous-produit de la faiblesse de l’adversaire et du ressentiment des résidents à l’égard d’autres groupes à la puissance militaire supérieure. Dominée par des tribus qui pour la plupart étaient restées loyales à l’ancien régime (il s’agit de la ville natale de Kadhafi), Syrte a été négligée par les nouvelles autorités libyennes après 2011 malgré les destructions considérables qu’elle a subies pendant la guerre. Non seulement a-t-elle été livrée à elle‑même, mais les forces armées révolutionnaires de Misourata ont à maintes reprises arrêté des résidents de Syrte qu’elles accusaient d’être des collaborateurs de Kadhafi. C’est alors de leur plein gré que les habitants ont demandé à la branche locale d’Ansar al‑Charia, que l’EIIL a par la suite intégrée, de les protéger contre les détentions arbitraires imposées par les forces de Misourata.
Les rivalités locales entre forces de sécurité non islamistes ont également contribué à l’essor de l’EIIL à Syrte. En 2013 et en 2014, les forces de Misourata, qui cherchaient à prendre le contrôle de Syrte et à l’utiliser comme base pour attaquer leurs rivaux plus à l’est, ont attaqué et anéanti peu à peu la brigade des martyres de Zaouïa, qui, jusqu’en 2014, était la principale unité affiliée à l’armée en activité à la périphérie de Syrte.
Des dynamiques semblables expliquent l’extension de l’EIIL dans les petites villes voisines, comme Haraoua, qui s’est rendue en vertu d’un accord négocié par les aînés de la ville pour éviter un bain de sang. La prise de Ben Djaouad par l’EIIL a été encore plus emblématique de la façon dont le climat d’insécurité en Libye a permis son infiltration : de leur base de Nofilia tout près, les militants de l’EIIL ont tout simplement commencé à faire de temps en temps des patrouilles dans Ben Djaouad sans se heurter à la moindre résistance locale, jusqu’à ce qu’ils déclarent que la ville faisait partie de leur territoire en janvier 2016. Les milices affiliées à l’EIIL ont donc réussi à prendre plusieurs endroits dans le golfe de Syrte avec seulement quelques centaines d’hommes et pratiquement sans combattre.
Les comptes rendus contradictoires des activités de l’EIIL sur place ont contribué à miner les efforts pour lutter contre le groupe en Libye. Après la crise politique de l’été 2014, les autorités de Tripoli et leurs alliés militaires ont dénigré la présence naissante de l’EIIL à Syrte et se sont mis à parler constamment du « pseudo-EIIL de Syrte » comme étant une invention de fidèles de Kadhafi en exil. Inversement, les groupes alliés au gouvernement d’al-Baïda reconnu par la communauté internationale étaient persuadés que c’étaient leurs adversaires politiques à Tripoli et à Misourata qui étaient responsables des attentats perpétrés par les militants à Syrte. Des deux côtés du fossé institutionnel en Libye les querelles politiques internes ont éclipsé la lutte contre l’EIIL.
L’arrivée d’émissaires étrangers de l’EIILNote de bas de page 46 après l’été 2015 a changé la façon dont le groupe gouverne son territoire. Peu à peu, les groupes affiliés à l’EIIL ont imposé un régime plus draconien dans les secteurs qu’ils contrôlent. Par exemple, comparativement à sa présence relativement pacifique à Haraoua et à Ben Djaouad tout au long de 2015, depuis le début de 2016, l’EIIL est devenu plus brutal : à Ben Djaouad et aux postes de contrôle sur la route qu’ils administrent, les groupes affiliés à l’EIIL arrêtent tous les membres de la police, de l’armée ou de groupes armés locaux. Ils embarquent également les employés de l’industrie pétrolière et quiconque travaille pour le gouvernement. À Syrte, le nombre des exécutions publiques a augmenté.
Les groupes affiliés à l’EIIL commettent aussi davantage d’attentats ciblés contre l’infrastructure pétrolière et gazière dans la région de Sidra, juste à l’est du territoire qu’ils contrôlent. En janvier 2016 seulement, ils ont réussi à détruire sept réservoirs de pétrole brut dans les terminaux pétroliers de Sidra et de Ras Lanouf. Ils ont commis un attentat suicide contre un poste de contrôle tenu par les gardiens des installations pétrolières à Sidra et décapité des gardiens. Bien que l’infrastructure pétrolière et gazière de la Libye reste une cible importante d’attentats de l’EIIL, rien ne permet de croire que des groupes affiliés à l’EIIL sont actuellement en mesure de financer leurs activités au moyen de la vente de pétrole. Ils semblent plutôt tirer leurs revenus des taxes locales (notamment la contrebande), de l’extorsion, du pillage de banques, des enlèvements et des contributions de riches commanditaires. Selon les messages publics de l’EIIL, les attentats contre l’infrastructure pétrolière et gazière de la Libye visent à priver l’État libyen actuel de revenus. Ce faisant, le groupe espère accélérer l’effondrement de l’État (et des gouvernements), qui selon lui est dirigé par des apostats. En fermant le robinet de pétrole libyen, le groupe espère aussi provoquer une tourmente économique dans les pays qui dépendent des importations de pétrole brut de la Libye.
La violence croissante dont les groupes affiliés à l’EIIL en Libye font preuve depuis le début de 2016 et le discours optimiste que tient en même temps l’envoyé spécial des Nations Unies pour la Libye, Martin Kobler, au sujet de la création imminente d’un gouvernement d’unité nationale ont amené de nombreuses capitales étrangères à croire que le pays se dirige vers la formation d’un régime uni et, par conséquent, un front militaire unifié contre l’EIIL.
Toutefois, l’espoir qu’entretient l’Occident d’une intervention libyenne unifiée contre l’EIIL reste un vœu pieux pour le moment. C’est en partie parce que les milices libyennes traditionnelles ont généralement tendance à éviter l’affrontement ouvert, surtout s’il existe un risque d’escalade tribale de la violence. Les dirigeants libyens cherchent surtout à se rendre maîtres de leur propre territoire et hésitent à trop s’éloigner de leur chasse gardée. Ils craignent aussi, depuis l’apparition de l’EIIL, que des démêlés avec lui n’affaiblissent leurs défenses contre leurs ennemis traditionnels. Enfin, même si les intervenants dans le domaine de la sécurité en sont venus à reconnaître que l’EIIL représente une menace grave à long terme, le dialogue et la coordination dont ces rivaux auraient besoin sont pratiquement inexistants.