Chapitre 7 - L’EIIL et la dynamique indonésienne
Pour les Indonésiens qui joignent les rangs des djihadistes syriens, la dynamique locale constitue une importante source de motivation. Les discours apocalyptiques sont populaires, l’hostilité contre les chiites est forte et nombreux sont ceux qui espèrent encore que l’Indonésie deviendra un État islamiste comme l’EIIL. La Jemaah Islamiyah, un groupe terroriste indonésien, se concentre maintenant davantage sur l’éducation plutôt que sur le djihad. Des organisations liées à l’EIIL envoient le plus grand nombre de combattants en Syrie. Les organisations qui soutiennent le Front al‑Nosra veulent que les recrues retournent en Indonésie forts d’une expérience militaire. La concurrence entre les groupes djihadistes pourrait entraîner des affrontements en Indonésie et même peut‑être les inciter à recourir à des méthodes d’une brutalité excessive. Santoso, le chef des Moudjahidines d’Indonésie orientale, pourrait décider de renforcer ses liens avec l’EIIL et, en même temps, sa réputation en déclarant son bastion dans les montagnes de Poso comme une province de l’EIIL.
C’est en 2012 que les premiers Indonésiens se sont rendus en Syrie pour participer au djihad. Bon nombre d’entre eux étaient des étudiants qui profitaient de leur relative proximité géographique : par exemple, Riza Fardi, qui étudiait au YémenNote de bas de page 47, Wildan Mukhollad, qui fréquentait l’Université al‑Azhar au CaireNote de bas de page 48, ou Yazid Ulwan Falahuddin et Wijangga Bagus Panulat, qui, jusqu’en 2013, poursuivaient des études techniques en TurquieNote de bas de page 49. Depuis, des Indonésiens partent directement d’Indonésie à destination de la Syrie en un flot constant. Les estimations du nombre d’Indonésiens en Syrie varient énormément. En août 2015, le Détachement 88, soit l’organisme indonésien de lutte contre le terrorisme, avait dressé une liste de 166 Indonésiens dont la présence en Syrie était confirmée. Par contre, selon les estimations du Service national de renseignement (BIN) indonésien, ce nombre s’élevait à 500, n’ayant pas changé depuis deux ans. En décembre 2015, Luhut Panjaitan, le ministre de la Sécurité, a affirmé que le nombre d’Indonésiens en Syrie pouvait atteindre les 800Note de bas de page 50.
Motifs des départs en Syrie et dynamique locale
Les motifs qui incitent les Indonésiens à partir en Syrie sont à peu près les mêmes que ceux des autres volontaires étrangers : aider leurs frères musulmans; lutter contre le régime Assad; participer au djihad; combattre les chiites; participer à la bataille de « la fin des temps »; vivre dans le soi‑disant califat. La priorité relative accordée à chacun de ces motifs varie, bien sûr, d’un individu à l’autre. Dans le cas des Indonésiens, elle est aussi très influencée par la dynamique qui règne en Indonésie même.
Participer au djihad — Les Indonésiens sont motivés non seulement par le sentiment qu’il s’agit d’une « guerre juste »Note de bas de page 51, mais aussi par le débat qui anime les djihadistes indonésiens depuis 2009, lorsque la Jemaah Islamiyah (JI) a délaissé sa vocation militaire pour se livrer à la prédication et à l’enseignement. Ce débat, qui portait sur la légitimité du djihad en Indonésie, l’efficacité des campagnes djihadistes locales et la façon de remplir l’obligation de participer au djihad, a divisé la communauté et donné lieu à la création de nouveaux groupes militantsNote de bas de page 52. La guerre civile en Syrie a offert aux djihadistes indonésiens un moyen de remplir ce qu’ils considèrent être l’obligation de participer au djihad, que le moment de mener un djihad militant en Indonésie soit jugé propice ou non.
Prendre part à la bataille de la fin des temps — Cette idée a beaucoup attiré l’attention des islamistes indonésiens et, en 2013 et 2014, elle est d’ailleurs devenue l’une des principales raisons qui les incitaient à partir en Syrie, car c’est un concept auquel s’intéressaient déjà beaucoup les musulmans indonésiens. L’enthousiasme entourant cette idée a donné lieu à une prolifération d’ouvrages et de débats sur la question de savoir si la multiplication des catastrophes naturelles en Indonésie et les éclipses solaire et lunaire qui avaient lieu pendant le ramadan constituaient les signes apocalyptiques précurseurs de la « fin des temps ». En fait, il n’était pas rare pour les sites Web musulmans de nouvelles de consacrer une section à la « fin des temps ». Certains activistes du Conseil indonésien des moudjahidines (MMI) ont même établi un comité chargé d’accueillir le MahdiNote de bas de page 53. Le conflit syrien a fait rejaillir des pensées apocalyptiques dans l’imaginaire des Indonésiens tout en leur offrant un moyen de prendre part à la « bataille finale » imminente entre le bien et le mal dans la plaine de Dabiq, conformément aux prophéties eschatologiques musulmanesNote de bas de page 54. Fait intéressant, en 2015, les départs pour la Syrie ont commencé à être moins motivés par des scénarios apocalyptiques, et ce, en partie parce que le soi-disant califat lui‑même suscitait plus d’intérêt que la « fin des temps » et qu’on se rendait compte que la « dernière heure » n’était pas aussi imminente qu’on l’avait pensé jusque‑là.
Lutter contre l’hérésie chiite — Le conflit interreligieux a eu une forte résonance en Indonésie, car il s’est fait l’écho de l’hostilité déjà ressentie à l’égard des chiites indonésiens et n’a fait que l’alimenter. Cette hostilité est née des efforts constants déployés par les organisations sunnites indonésiennes, depuis la chute de Suharto en 1998, en vue de redéfinir ce que signifie être musulman en Indonésie. Ce processus a été ponctué de fatwas et d’actes d’hostilité et de violence contre les personnes considérées comme des hérétiques, c’est‑à‑dire les musulmans libéraux, les ahmadis et les chiitesNote de bas de page 55. Dans le cadre de ce débat local, l’assaut contre les sunnites syriens mené par le régime Assad n’a été qu’une preuve supplémentaire de la nature hérétique de l’islam chiite et a offert l’occasion de porter la lutte au cœur même de cette branche de l’islam représentée par l’alliance entre le régime Assad, le Hezbollah et l’Iran.
Vivre au sein du « califat » — Dès sa proclamation en juin 2014, le soi‑disant califat a attiré les Indonésiens qui étaient arrivés à la conclusion que, malgré les efforts répétés pour instaurer un État islamique en Indonésie depuis la rébellion du Darul Islam de 1948 à 1965, une telle perspective était probablement encore lointaine. C’est ainsi que ceux qui souhaitaient vivre dans un « véritable » État islamique sont partis en Syrie. Des familles entières ont vendu toutes leurs possessions en Indonésie, signe évident qu’elles n’avaient aucune intention de revenir. Parmi ces gens se trouvaient les femmes et les enfants de moudjahidines indonésiens déjà partis en Syrie.
Les Indonésiens en Syrie : filières et organisation
En 2012 et 2013, les volontaires indonésiens étaient répartis entre divers groupes djihadistes, dont Ahrar al‑Cham, Suqour al-Izz, le Katibat al‑Mouhajirine, le Front al‑Nosra et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Toutefois, à compter de 2014, ils ont joint presque exclusivement les rangs du Front al‑Nosra et de l’EIIL, mais surtout de l’EIIL. Cette adhésion témoignant non seulement de leurs préférences idéologiques, mais aussi des filières par lesquelles ils passaient pour se rendre en Syrie. Les premiers émigrants ont été des Indonésiens vivant à l’étranger qui se sont rendus par eux-mêmes en Syrie et qui ont rejoint l’organisation de leur choix. Toutefois, la majorité des Indonésiens partis d’Indonésie sont passés par des filières liées à des réseaux djihadistes locaux existants. En 2014 et 2015, il existait trois principales filières : la filière du MMI, celle de la JI et celle de l’EIIL. Les filières du MMI et de la JI étaient réservées exclusivement aux membres de ces organisations. Ces groupes imposaient aussi des procédures de vérification strictes à leurs membres qui souhaitaient aller en Syrie pour y effectuer des travaux humanitaires, pour suivre un entraînement ou pour acquérir de l’expérience militaire. Le MMI comme la JI orientaient leurs membres vers le Front al‑Nosra, si bien que, selon les estimations, entre 20 et 40 Indonésiens auraient rejoint ce groupe jusqu’à maintenantNote de bas de page 56. Le fait que les combattants et les travailleurs humanitaires partent avec l’intention de n’effectuer que des séjours temporaires en Syrie, qu’ils ne sont pas accompagnés de leurs conjointes et de leurs enfants et que leur participation à des opérations suicide est découragée donne à penser que la JI et le MMI poursuivent encore le même objectif à long terme, soit instaurer un État islamique en Indonésie. Il semble que ces groupes se servent du djihad en Syrie de la même façon que la première génération de membres de la JI ont utilisé le djihad afghan, c’est‑à‑dire pour renforcer leurs moyens militaires.
La filière de l’EIIL, par contre, est plus ouverte aux « gens de l’extérieur » qui n’ont pas d’antécédents djihadistes et qui ont peut‑être été radicalisés au moyen de séances d’études islamiques, puis approchés en personne par des agents de recrutement du réseau de l’EIIL en Indonésie. Ce réseau comprend un éventail de groupes, dont le Tawhid wal Jihad, la Jemaah Ansharut Tauhid (JAT), les Moudjahidines d’Indonésie orientale (MIT), les Moudjahidines d’Indonésie occidentale (MIB), le groupe de Bima, le Ring Banten, le Laskar Joundallah, le Forum des activistes pour l’islam de la charia (FAKSI) ainsi que le Mouvement des étudiants pour la charia islamique (Gema Salam)Note de bas de page 57. Plusieurs de ces organisations ont, dans une certaine mesure, leur propre filière d’acheminement vers l’EIIL en Syrie, ont fait du recrutement de façon indépendante et, selon le nombre de recrues, ont envoyé ces dernières en Syrie soit en tant que groupe distinct, soit avec des recrues d’autres organisations du réseau. Depuis la fin de 2015, on assiste à un morcellement des forces encore plus important à la suite de l’émergence de filières directement liées aux trois principales figures indonésiennes en Syrie qui sont engagées dans une lutte de pouvoir : Bahrumsyah, Abou Jandal et Bahrun NaimNote de bas de page 58.
Ce morcellement croissant des partisans indonésiens de l’EIIL s’observe également sur le terrain en Syrie. En septembre 2014, des combattants indonésiens et malaisiens ont créé l’Unité islamique de l’archipel malaisien pour l’État islamique, ou Katibah Nusantara lid Daulah Islamiyya, basée à Al‑ChaddadehNote de bas de page 59. La katiba Nusantara est placée sous le commandement de Bahrumsyah, qui est parti en Syrie en mai 2014 et a figuré dans la vidéo de l’EIIL intitulée « Join the Ranks » deux mois plus tard. La structure organisationnelle de la katiba comprend des « départements » pour les combattants, les tireurs d’élite, les armes lourdes, la tactique et la stratégie ainsi que la gestion militaireNote de bas de page 60. Elle vise à fournir aux volontaires d’Asie du Sud‑Est un entraînement militaire et idéologique et des cours d’arabe avant qu’ils ne rejoignent les forces de l’EIILNote de bas de page 61 pour assumer les fonctions de soldats du front et de kamikazes ou de gardiens et d’administrateurs.
La katiba Nusantara compterait actuellement plusieurs dizaines de membres, mais en aurait déjà eu une centaineNote de bas de page 62. Cette baisse du nombre de combattants s’explique en partie par les pertes sévères qu’elle a enregistrées lorsqu’elle a dirigé la bataille contre les forces kurdes à Tall Tamer en avril 2015Note de bas de page 63. Elle s’explique peut‑être aussi par le factionnalisme croissant qui a amené Abou Jandal à mettre sur pied sa propre unité, la katiba Masyaarik, à Homs. Bahrum Naim et ses partisans ont également quitté Al‑Chaddadeh, s’installant d’abord à Raqqa, puis à Manbij.
L’EIIL en Indonésie : Aman Abdurrahman et Santoso
Le religieux Aman Abdurrahman, fondateur du Tawhid wal Jihad en 2004, est au cœur du réseau de l’EIIL en Indonésie. Il tenait conseil avec les membres les plus marginaux de la communauté djihadiste et faisait la promotion de bon nombre des idées d’Abou Mohammed al‑Maqdisi et d’Abou Moussab al‑Zarkaoui, dont il a traduit les traités djihadistes et takfiris en indonésien. Dans bien des cas, le caractère central de ces idées ainsi que l’attrait qu’éprouvaient les moudjahidines indonésiens pour l’EIIL, en raison de ses gains territoriaux et de ses succès militaires, ont permis à Aman Abdurrahman d’exercer son ascendant sur d’autres intégristes indonésiens. Il a renforcé son pouvoir en gagnant l’appui de la seule personnalité islamiste indonésienne qui se posait en rival sur le plan du charisme, soit Abou Bakr Bachir, l’ancien émir de la JI, un coup stratégique s’il en est. Aman Abdurrahman et Abou Bakr Bachir ont tous les deux été emprisonnés dans l’île prison de Nusa Kambangan, quoiqu’à des endroits différents. Grâce à ses partisans, Aman Abdurrahman a pu influencer Abou Bakr Bachir et l’amener à modifier en faveur de l’EIIL sa position, jusque‑là neutre, sur le différend entre le Front al‑Nosra et l’EIIL en Syrie.
Santoso, le chef des MIT, est un autre membre influent du réseau de l’EIIL en Indonésie. Les racines des MIT remontent au conflit de Poso de 1998 à 2007, période au cours de laquelle Santoso a commencé à se faire connaître. Le mécontentement des musulmans face à l’inaction à l’égard de leurs griefs a créé des conditions idéales à l’émergence de nouveaux groupes djihadistes. Les MIT ont été mis sur pied par Santoso en 2011 et, depuis, sont en conflit ouvert avec la police indonésienne et organisent des camps d’entraînement dans les montagnes de Poso. Lorsque le conflit syrien a éclaté, Santoso a été l’un des premiers Indonésiens à prêter un serment d’allégeance à l’EIIL, en 2013. Ce rapprochement doit toutefois être vu comme une autre mesure stratégique de sa part pour se repositionner parmi les extrémistes indonésiens, à l’instar d’Aman Abdurahman. Jusqu’à maintenant, Santoso a eu moins de succès qu’Abdurahman, mais cela pourrait changer si les dirigeants de l’EIIL en Syrie décident de s’engager sérieusement dans l’établissement d’une province en Asie du Sud‑Est étant donné que, contrairement à Aman Abdurahman, Santoso y contrôle du territoire.
Conclusion
La dynamique locale est à l’origine de l’intérêt des Indonésiens pour le djihad syrien. Elle a amené des volontaires à se rendre en Syrie et a incité des islamistes en Indonésie, comme Aman Abdurrahman et Santoso, à se rapprocher de l’EIIL afin de rehausser leur prestige au sein de la communauté djihadiste indonésienne.
Le morcellement croissant des partisans de l’EIIL en Indonésie est un signe manifeste de faiblesse. Toutefois, cette faiblesse pourrait accroître les risques de violence dans ce pays étant donné que différentes factions pourraient se faire concurrence en lançant des attaques brutales. Par ailleurs, ces attaques risquent de se multiplier à mesure qu’il deviendra plus difficile pour les Indonésiens de se rendre en Syrie. Le djihad intérieur sera donc le seul exutoire pour leur ferveur djihadisteNote de bas de page 64.
La concurrence que se livrent différentes factions favorables à l’EIIL risque aussi de les amener à tenter de se radicaliser plus les unes que les autres en commettant des tueries d’une brutalité sans précédent, conformément aux directives données dans l’ouvrage « Gestion de la barbarie ».
Le morcellement (…) des partisans de l’EIIL en Indonésie (…) pourrait accroître les risques de violence, [tous se faisant] concurrence en lançant des attaques brutales.
Les pressions qui s’exercent sur l’EIIL dans les principaux territoires qu’il occupe en Syrie et en Irak pourraient également faire augmenter les risques de violence en Indonésie si les dirigeants de l’organisation décident d’élargir leur champ d’action afin d’établir une nouvelle province. Là encore, la dynamique locale joue un rôle important. Santoso a déjà présenté à l’EIIL ses arguments en faveur de l’utilisation du territoire qu’il contrôle dans les montagnes de Poso. Par ailleurs, la possibilité qu’à un moment donné, Santoso éprouve l’envie irrésistible de proclamer unilatéralement l’instauration d’une province de l’EIIL dans les montagnes de Poso ne peut être écartée. Avant de procéder, il devra toutefois mettre en balance, d’une part, l’attention additionnelle qu’il s’attirera de la part des forces de sécurité et, d’autre part, la réputation qu’une telle mesure lui permettra de se tailler.