Chapitre 1 - L’Iran peut-il devenir « modéré », et quelles en seraient les conséquences pour l’Occident?

Sur la liste des craintes qui tourmentent ceux qui doutent de l’accord sur le nucléaire (Plan d’action globale commun, ou PAGC) avec l’Iran, un enjeu domine tous les autres. Plus encore que le temps dont l’Iran aurait besoin pour fabriquer une arme atomique, le rétablissement des sanctions ou le nombre infini de détails techniques que contiennent les 159 pages soigneusement libellées du texte publié après la conclusion de négociations tortueuses en juillet 2015, ce qui compte dans l’accord ce sont ses répercussions sur la politique postrévolutionnaire souvent imprévisible de l’Iran. Un accord élaboré dans le cadre d’un débat intense avec un vieil adversaire peut-il modifier l’essence même de la République islamique et ses relations tumultueuses avec le monde? Quel type d’Iran peut-on s’attendre à voir émerger de cette réouverture extraordinaire d’un État révolutionnaire, surtout lorsque les restrictions négociées de son programme nucléaire arriveront à expiration?

La question du régime politique iranien n’est pas abordée dans l’accord sur le nucléaire et, dans leur défense opiniâtre de l’entente, le président des États‑Unis Barack Obama et d’autres représentants américains haut placés ont insisté à maintes reprises sur le fait qu’elle ne comportait aucune exigence de changement politique en Iran. Au cours d’une conférence de presse tenue à la suite de la conclusion de l’accord, le président Obama a affirmé : « Cet accord ne dépend pas d’un changement de comportement de l’Iran et n’exige pas non plus de voir l’Iran tout à coup agir comme une démocratie libérale. Il résout un problème particulier – empêcher les Iraniens de fabriquer une bombeNote de bas de page 1. » L’administration Obama a joué de prudence presque d’instinct pendant toute la période où elle a travaillé pour faire approuver l’entente.

Cependant, la variable la plus importante reste l’Iran lui-même. C’est lui qui décidera du succès ou de l’échec de l’entente. Si l’accord ne repose pas sur la confiance et prévoit de nombreux mécanismes pour vérifier que Téhéran respecte sa part du marché, même les activités de surveillance les plus rigoureuses ne peuvent pas assurer la pérennité d’un pacte avec un partenaire fondamentalement réticent ou déterminé à se dérober à ses obligations.

En fin de compte, c’est la nature de la République islamique qui amplifie la menace que ses ambitions nucléaires représentent et qui aiguillonne les opposants les plus tenaces à l’entente. Et c’est le gouvernement d’Iran — et non les modalités de l’accord lui-même — qui déterminera si l’entente peut lui servir de tremplin vers des possibilités de coopération dans d’autres dossiers épineux entre les deux vieux adversaires — un argument de vente implicite, mais important pour la diplomatie nucléaire. C’est la raison pour laquelle l’âpre controverse qui a éclaté à Washington après l’annonce de la conclusion de l’accord, et qui anime toujours le débat d’orientation de la politique des États-Unis à l’égard de l’Iran, dépend du pronostic sur l’avenir de l’Iran.

Pour ses détracteurs, qui voient le régime comme irrémédiablement malveillant, l’accord n’est pas suffisamment à toute épreuve. Bon nombre de décideurs américains éprouvent une méfiance instinctive à l’égard de la notion d’Iraniens modérés ou de perspectives optimistes de changement politique en Iran. D’un point de vue historique, ce n’est guère étonnant. Après tout, c’est parce qu’elle a succombé à l’appel irrésistible du renforcement de soi-disant Iraniens modérés que l’administration Reagan s’est livrée aux activités illégales et désastreuses de vente d’armes à Téhéran et en a acheminé les profits aux rebelles de l’Amérique centrale. La première administration Bush a essayé en vain de conclure une entente avec certains de ces mêmes modérés pour obtenir la libération d’otages occidentaux détenus au Liban. L’administration Clinton a elle aussi cherché à profiter de la montée des Iraniens réformateurs et multiplié les ouvertures, sans obtenir de concessions réciproques.

Pour de nombreux décideurs américains, le paysage factionnel complexe de l’Iran est semé d’embûches et dénué de promesses, qu’il s’agisse d’obtenir un changement significatif dans les dossiers qui inquiètent le plus ou d’amorcer un mouvement en vue de régler la longue brouille bilatérale. Même au moment où une nouvelle dynamique politique s’installe en Iran et où le fondement social du régime évolue considérablement, beaucoup de choses ne changent pas : le soutien que le régime apporte à des organisations terroristes, son rejet de toute possibilité de paix entre Arabes et Israéliens, son investissement massif dans un programme nucléaire clandestin et son mauvais traitement de sa propre population. Dans cette interprétation caricaturale de l’Iran, les modérés sont représentés sous les traits de dupes ou de personnages machiavéliques, des hommes de paille souriants qui délibérément ou involontairement ont été mis de l’avant pour obtenir un allègement des sanctions et faire avancer une vile détermination à disposer de l’arme nucléaire.

Pendant ce temps, même le discours public mesuré du président Obama trahit l’espoir audacieux qui le caractérise — cet espoir qui l’a poussé pendant six ans à tenter un rapprochement diplomatique avec Téhéran, et ce, même lorsque les politiques intérieures iraniennes semblaient totalement inhospitalières. Sa démarche était fondée sur la conviction que les dirigeants iraniens pourraient être persuadés de modifier leurs politiques les plus dangereuses. Maintenant que cette supposition a été confirmée par la conclusion d’une entente, il est tentant de considérer que ce qui n’était auparavant qu’une hypothèse — l’idée que l’Iran peut devenir modéré — semble inévitable. Les possibilités semblent infinies : si Téhéran peut appliquer une analyse rationnelle coûts-avantages à un aspect de sa politique étrangère, pourquoi ne pourrait-il pas le faire pour d’autres?

Cet optimisme se comprend, ses attraits sont indéniables. Mais ceux qui observent l’Iran depuis suffisamment longtemps peuvent y résister à juste titre. Nous avons déjà vu une version de ce film et nous sommes presque certains que la fin sera décevante. La République islamique s’évertue à apporter des réformes depuis 25 ans — pendant presque toute son existence postrévolutionnaire —, et l’expérience a mal tourné chaque fois. La théocratie révolutionnaire de l’Iran a évolué depuis 1979, mais les aspects les plus problématiques de son idéologie et de ses institutions ont réussi à persister. Pourquoi? Et l’expérience actuelle donnera-t-elle des résultats différents?

Pour interpréter de façon réaliste la perspective d’une modération soutenue, il faut très bien comprendre le contexte historique. La République islamique a connu jusqu’ici quatre épisodes au cours desquels des mouvements politiques ont cherché à tempérer les élans idéologiques de l’État révolutionnaire, dans des directions divergentes et avec des résultats variés. En fait, en fusionnant de façon originale des institutions théocrates et républicaines, la République islamique a enraciné la dichotomie entre autoritarisme idéologique et libéralisme dans sa structure. Lorsque Mehdi Bazargan, intellectuel religieux ayant des antécédents de technocrate, a été nommé à la tête du gouvernement provisoire postrévolutionnaire, cette institution, et de façon plus générale le pouvoir exécutif du nouvel État, s’est retrouvée minée par un conflit avec le guide spirituel de la révolution, l’ayatollah Rouhollah Khomeini, et ses plus proches conseillers.

(...) la République islamique a enraciné la dichotomie entre autoritarisme idéologique et libéralisme dans sa structure.

Pendant son bref mandat, Bazargan a cherché à occuper le centre au moment où la dynamique de la concurrence au sein de la coalition révolutionnaire poussait chacun des prétendants vers les extrêmes. Sa mission était de rétablir l’autorité centrale, une tâche qui par définition supposait des délibérations, de la collaboration et de la modération — éléments qui étaient aussi caractéristiques du style politique et personnel de Bazargan. Cependant, cette façon de faire était contrecarrée en permanence par la propension de ses rivaux à emprunter des voix hiérarchiques officieuses, comme les comités révolutionnaires, les forces de sécurité et les tribunaux, ainsi que par leur tendance à se retrancher derrière un discours absolutiste. À tout propos, Bazargan se faisait couper l’herbe sous le pied et était privé de moyens. Cette expérience a discrédité le mouvement libéral réformateur en provoquant « une rupture dans la continuité de la politique axée sur la réforme et le déclin d’une culture politique dans laquelle l’idée d’une réforme de l’intérieur demeurait une option viableNote de bas de page 2. »

La prise de l’ambassade des États-Unis en novembre 1979, et son approbation par Khomeini, ont mis le point final à cette épreuve de force en faveur de la faction religieuse, qui a rapidement entrepris d’officialiser son interprétation d’un État islamique. Pourtant, les tensions idéologiques et la lutte pour le pouvoir à l’intérieur de la théocratie naissante ont persisté, et se sont intensifiées en fait, alors même que Téhéran s’est rapidement retrouvé plongé dans une guerre existentielle contre son adversaire régional le plus farouche, Saddam Hussein.

En s’enfonçant dans une impasse atroce et frustrante, la guerre a peu à peu engendré de nouvelles pressions à l’intérieur du régime révolutionnaire et provoqué un blocage idéologique parallèle au sein de l’élite politique. Au fil du temps, les coûts monumentaux — sur les plans économique, politique et social — de la poursuite du conflit avec Bagdad ont contribué à enclencher un processus de rationalisation graduel et finalement incomplet de la politique et des politiques de l’Iran. Cette rationalisation, qui avait commencé avant la fin de la guerre, s’est concrétisée au moment des révisions de la constitution et de la reconfiguration bureaucratique rendues nécessaires par le décès de Khomeini un an plus tard. Ali Rafsandjani, qui a assumé le poste de président doté de nouveaux pouvoirs, était déterminé à s’appuyer sur la modération larvée déjà apparente dans les politiques intérieures économiques et sociales de l’Iran et à proposer un programme de reconstruction et de développement en bonne et due forme.

Avant de parvenir à réorienter l’État révolutionnaire, Rafsandjani devait résoudre une série de problèmes épineux : la recherche d’un équilibre avec le successeur de Khomeini, l’ancien président et ayatollah Ali Khamenei; la méfiance fermement ancrée des voisins de l’Iran et de ses partenaires commerciaux éventuels en Europe et en Asie; l’opposition politique du camp des théocrates de gauche, qui se dressait contre ses efforts pour reprendre le dialogue avec les puissances européennes et apporter des réformes économiques; l’érosion du revenu par habitant, qui avait été ramené à presque la moitié de sa valeur sous la monarchie en raison de la révolution, de la guerre et de l’explosion démographique postrévolutionnaire; un contexte géostratégique international qui évoluait rapidement, étant donné l’effondrement de l’Union soviétique et l’émergence d’un nouveau processus de paix arabo-israélien négocié sous l’égide des États-Unis.

Le programme de reconstruction a connu un bon départ, mais une combinaison d’obstructionnisme factionnel, de bas prix du pétrole et d’erreurs sur le plan économique en ont atténué les premiers succès. La demande jusque-là contenue de biens de consommation et l’aversion des théocrates pour l’emprunt à long terme ont créé une tempête parfaite : une crise de la dette à court terme qui a alimenté des taux d’inflation déjà élevés et dissuadé l’investissement étranger pendant que la corruption semblait proliférer. Les solutions privilégiées par le président — comme utiliser les institutions non élues du régime pour atténuer l’influence de ses rivaux de gauche — n’ont protégé que légèrement son programme, et ses projets plus audacieux, dont une tentative de plaire à Washington au moyen d’investissements en amont dans le secteur pétrolier, n’ont rien donné en raison des craintes croissantes que suscitait le soutien apporté par l’Iran au terrorisme au Moyen-Orient.

Les tribulations de la présidence de Rafsandjani ont joué un rôle de premier plan dans l’évolution subséquente de l’Iran. Les désaccords entre Rafsandjani, architecte et principal défenseur des réformes, et la gauche islamique, qui demeurait profondément attachée aux politiques État-centriques et considérait le capitalisme comme une trahison des idéaux de la révolution, ont aidé à réorganiser le champ de bataille idéologique de l’État révolutionnaire. S’étant soudainement retrouvée reléguée en marge de l’État qu’elle avait aidé à créer, la gauche islamique iranienne a commencé à réévaluer son œuvre et à planifier son retour au pouvoir. Ces tensions ont semé les graines de la première réévaluation sérieuse des principes de l’État islamique iranien.

Le mouvement qui s’est enclenché autour de la gauche réimaginée est à l’origine de la troisième expérience de la République islamique en vue de limiter les impératifs idéologiques de l’État révolutionnaire. Les politiciens qui ont pris la tête de ce qui allait rapidement être connu sous le nom de mouvement réformateur iranien étaient au départ de fidèles partisans du régime islamique — des participants enthousiastes à la révolution frustrés de voir l’État en pleine dérive autocratique. Les dirigeants du mouvement réformateur n’ont ni rejeté la prémisse fondamentale du régime islamique ni cherché à abolir celui-ci en bloc. Ils voulaient plutôt réhabiliter la République islamique en instituant ses garanties limitées de liberté, d’égalité et d’un gouvernement représentatif.

C’étaient là les slogans de la campagne de Mohammad Khatami, candidat singulier à l’élection présidentielle de 1997, qui a décollé subitement et fini par l’emporter sur le successeur présomptif plus conservateur de Rafsandjani. Pendant sa présidence, Khatami a pour la première fois étendu le débat sur la transformation du pacte politique de la République islamique bien au-delà de l’élite du régime et, comme il pouvait compter sur 20 millions de votes populaires, a assis ses deux mandats sur un puissant message implicite.

Pour Khatami et les siens, le moyen le plus efficace de corriger les faiblesses du régime était de se concentrer sur la primauté du droit. Leur lecture libérale de la constitution iranienne a facilité une augmentation de 400 pour 100 du nombre des agences de presse du pays au cours des premières années au pouvoir de Khatami, ce qui a aidé à repolitiser une nouvelle génération d’Iraniens et à remettre en question les oligarchies et les orthodoxies dominantes. L’insistance sur la primauté du droit a permis la tenue d’une enquête sur la mystérieuse guerre menée par les services de renseignement contre les dissidents et un certain refoulement de la violence aveugle perpétrée par les forces de sécurité du pays. En mettant en œuvre des dispositions de la constitution longtemps négligées pour les élections locales, Khatami a élargi les appuis des institutions démocratiques à l’échelle nationale et dispersé une partie des pouvoirs du centre vers les provinces de l’Iran. Il a cherché à contenir le pouvoir judiciaire, a renforcé le rôle de supervision de l’organisme élu chargé de choisir le Guide suprême de l’Iran et a doté le poste de président de nouveaux pouvoirs.

Bon nombre des projets des réformateurs ont été repoussés ou annulés par les défenseurs orthodoxes du régime qui avaient toujours en mains les principaux leviers du pouvoir, dont le système judiciaire, les forces de sécurité et les voyous dans les rues. La futilité apparente des efforts des réformateurs face aux contre-réactions des conservateurs a exacerbé le mécontentement de la population à l’égard du rythme des changements sous Khatami. De plus, comble de l’humiliation, les adversaires des réformateurs ont reproduit leur déploiement de médias ainsi que leur stratégie calculée d’utiliser les institutions électorales de la République islamique dans un but partisan.

Si Khatami a été perçu comme trop mesuré dans son empressement à refouler les saboteurs, la quatrième et dernière bataille pour faire avancer la modération a commencé au moment où des manifestations publiques ont éclaté et où le premier mouvement d’opposition autochtone sérieux depuis les premières années de la République islamique a vu le jour. La réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad pour un deuxième mandat comme président de l’Iran en 2009 a galvanisé un plus grand nombre d’Iraniens — jusqu’à un million de personnes auraient participé à certaines des premières manifestations selon des estimations — qu’en tout autre temps depuis la révolution elle-même. Contrairement aux trois premiers épisodes visant à modérer l’État islamique, le Mouvement vert n’était dirigé qu’indirectement par des acteurs de l’élite politique : les gagnants putatifs de la course, les candidats réformateurs Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, ont aidé à animer la première étape cruciale de la descente dans la rue, mais l’activisme était principalement fondé sur une mobilisation des citoyens ordinaires. Cependant, si les manifestations de 2009 visaient à restaurer la légitimité des institutions électorales de l’Iran au moyen de pressions populaires, elles ont été réprimées haut la main.

Chacun de ces épisodes a joué un rôle dans le processus d’évolution de la société de la République islamique. Pourtant, individuellement, aucune de ces quatre tentatives de changement de l’intérieur du système ne peut être considérée comme réussie. Un examen de ces pages de l’histoire donne à penser qu’au moins quatre facteurs fondamentaux ont limité chacun de ces efforts en vue de modifier le système iranien de l’intérieur.

Le premier facteur est d’ordre structurel et à de nombreux égards surpasse tous les autres. La République islamique n’est pas un système autoritaire typique. Fondamentalement, le système de gouvernance postrévolutionnaire de la République islamique fausse tous les résultats en faveur d’un contrôle autoritaire, parce que les limitations délibérées du régime en place dressent des obstacles insurmontables à la réforme des politiques ou des institutions. Pour demeurer politiquement viable dans la République islamique, il faut se soumettre à l’hégémonie incontestée du Guide suprême, qui reste réticent à envisager une délégation significative de ses pouvoirs ou la transformation d’autres éléments essentiels du régime théocratique. C’est un peu le dilemme du prisonnier : les défenseurs du changement doivent respecter les règles du jeu, notamment la fidélité au velayet-e faqih-ye motlaq (tutelle absolue du docte). La moindre entorse entraîne une peine de prison ou l’exil — et la perte concrète de sa raison d’être sur le plan des résultats politiques dans l’Iran contemporain.

(...) le système de gouvernance postrévolutionnaire de la République islamique fausse tous les résultats en faveur d'un contrôle autoritaire (...)

Cependant, en pratique, le respect des règles du jeu fait perdre la partie aux modérés et aux réformateurs. Le solide système électoral de l’Iran a tendance à concentrer ses ressources et ses énergies sur l’objectif distinct de garantir la victoire dans les boîtes de scrutin. Les forces qui sous‑tendent le mouvement réformateur, par exemple, consacrent énormément de temps et d’énergie à élaborer des stratégies en vue d’exercer davantage d’influence sur diverses institutions électorales et de renforcer ces mêmes institutions : mettre en œuvre une stratégie afin d’éviter les disqualifications, peaufiner leurs messages, établir une liste de candidats et chercher à aplanir par la voie législative les obstacles au pouvoir de diverses institutions représentatives.

En fait, les solutions électorales ne peuvent pas obliger le système républicain hybride de l’Iran à obtenir des résultats précis : leur capacité de modeler les politiques courantes reste explicitement et absolument limitée. Plus particulièrement, le recours à la force, tant judiciaire qu’extrajudiciaire, demeure presque totalement hors de portée des institutions élues — ce qui signifie que les modérés ne peuvent ni imposer des peines à leurs adversaires à l’intérieur du système politique ni protéger leurs propres rangs contre l’utilisation de mesures coercitives ou la menace de recourir à de telles mesures.

Si la structure du pouvoir en Iran a tendance à compromettre le changement graduel, les tactiques adoptées par les partisans des deux côtés du débat le font aussi. Les acteurs politiques iraniens qui s’intéressent à l’évolution libérale du système ont privilégié l’art du possible, tant comme moyen d’assurer leur permissibilité à l’intérieur des paramètres étroits du discours politique toléré que pour éviter de gonfler les attentes de la population. Ils ont été sélectifs, concentrant leurs efforts sur des secteurs limités — comme les politiques économiques, dans le cas de Rafsandjani, ou les réformes progressives, pendant la présidence de Khatami. À l’intérieur de ces horizons limités, ils ont obtenu certains résultats. Toutefois, ces réformes ciblées ne sont pas parvenues à s’imposer dans les institutions ou à susciter un mouvement populaire capable d’habiliter un programme de changement plus large ou systémique.

Dans l’intervalle, ils constatent chez les opposants au changement une volonté apparemment illimitée d’avoir recours à tous les moyens nécessaires pour affirmer leur prééminence et bloquer les réformes. Leurs opposants ont une longue expérience de la provocation de crises comme moyen de renforcer la ferveur révolutionnaire — par exemple, le prononcé d’une fatwa condamnant à mort l’écrivain britannique Salman Rushdie pour son roman Les Versets sataniques en 1989, la démagogie délibérée de Mahmoud Ahmadinejad lorsqu’il est question d’Israël et de l’Holocauste ou même l’incendie criminel de l’ambassade de l’Arabie saoudite à Téhéran en 2016. En ravivant les violences idéologiques, ces épisodes ont entraîné un renforcement-réflexe du statu quo et, ce faisant, ont conféré l’avantage aux partisans de la ligne dure aux dépens de leurs adversaires factionnels.

De plus, les opposants au changement ont prouvé qu’ils sont capables d’employer des méthodes extrémistes pour bloquer tout changement important de l’équilibre du pouvoir politique. Modérés et réformateurs ont été les victimes d’habiles campagnes de diffamation, de « sales tours » politiques, de procédures de destitution, de poursuites, de harcèlement et d’intimidation et même de violence meurtrière. Au début de sa présidence, Khatami regrettait d’avoir à faire face à une nouvelle crise tous les neuf jours et, malgré la prolifération des attaques de l’intérieur contre ses partisans et son programme, il n’a jamais réussi à concevoir une stratégie efficace pour repousser ou vaincre ses adversaires.

Deuxièmement, comme le bref rappel historique présenté ci-dessus le montre bien, la cause du changement graduel ou de la modération semble bénéficier de vastes appuis, mais ne s’est pas révélée suffisamment solide en fin de compte pour influencer les opposants aux réformes ou à la modération. Un peu de démocratie peut être une chose dangereuse : les connaissances et l’activisme politiques sont orientés vers les voies disponibles. Les Iraniens ont tendance à évacuer leurs frustrations politiques en s’en prenant aux acteurs politiques qui sont les plus facilement accessibles, et ont ainsi à maintes reprises perdu la foi dans les dirigeants qu’ils avaient élus, qui leur avaient promis un changement, mais qui n’ont pas réussi à remplir toutes leurs promesses.

Rafsandjani et Khatami ont tous les deux accédé à la présidence soutenus par de fortes majorités, et leurs politiques de réforme économique et de libéralisation sociopolitique ont semblé leur attirer le soutien d’une grande partie de la population iranienne. Pourtant, ils ont tous les deux connu des baisses soudaines et importantes de popularité qui ont menacé leur deuxième mandat électoral et même essuyé des revers encore plus spectaculaires sur le plan du soutien de la population avant de quitter leurs fonctions. Même maintenant, certains indices donnent à penser qu’un phénomène semblable affecte la présidence de Hassan Rohani.

Le troisième obstacle à la modération au sein de la République islamique est simplement la tendance des événements à devancer les meilleures intentions et les stratégies les plus habilement conçues en vue de contribuer au changement de l’intérieur du système. Une réforme ne peut pas se produire en vase clos et, à plusieurs reprises, les réalités d’une région en pleine tourmente ont influencé, bouleversé ou renversé les plans établis ou en ont détourné l’attention. Les acteurs politiques sont alors contraints de se retourner pour s’adapter à des faits nouveaux qu’ils ne pouvaient pas prévoir lorsqu’ils ont entrepris leurs efforts pour apporter un changement.

La fin de la guerre froide, l’invasion du Koweït par l’Irak, la crise économique en Asie, les attentats du 11 septembre 2001 et les interventions militaires de Washington à la suite de ceux-ci, la Grande Récession et l’émergence de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) — chacun de ces faits nouveaux a pris les dirigeants iraniens au dépourvu et les a obligés à s’adapter et à se réorienter. La nécessité de revoir leurs stratégies afin de tenir compte de nouvelles circonstances souvent variables et incertaines semble avoir diminué la capacité des modérés et des réformateurs de défendre leurs programmes initiaux.

Enfin, même si tout le monde s’attendait officieusement à ce que le dénouement de l’impasse nucléaire et la levée des sanctions multilatérales renforcent les modérés iraniens, cette hypothèse semble fondée sur un faux raisonnement. Un examen attentif de l’histoire de l’Iran postrévolutionnaire n’offre aucune preuve d’une corrélation directe entre la croissance ou la libéralisation économique et le changement politique, du moins à court terme. Divers facteurs peuvent expliquer cette déconnexion apparente : les distorsions de la volatilité des prix des exportations de l’Iran, dominées par les ressources; l’intensité de capital des plus grands secteurs de l’économie iranienne; la persistance de la corruption; le décalage avant que les investissements commencent à avoir une incidence sur les attentes et les portefeuilles; la répression des mouvements syndicaux et d’autres groupes sociaux qui pourraient profiter des réformes économiques — entre autres.

La conclusion simple que l’on peut tirer de 37 ans à essayer tour à tour la modération politique et la réforme économique, c’est que l’expérience de l’Iran est conforme aux tendances observées de façon plus générale au Moyen-Orient : les facteurs économiques peuvent favoriser le succès parce qu’ils facilitent la transition visant à sortir de l’autoritarisme, mais ils ne constituent ni une panacée ni une condition préalable à la libéralisation politiqueNote de bas de page 3.

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