Chapitre 3 - Comment le prochain Guide suprême pourrait-il être choisi?
En 2014, le deuxième Guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Seyed Ali Hosseini Khamenei, a subi une intervention chirurgicale pour un cancer de la prostate. Cette nouvelle a fait courir une foule de rumeurs sur l’avenir de la République islamique et sur sa situation si l’ayatollah Khamenei ne devait pas se remettre. Deux ans plus tard, et après les élections de février 2016, le malaise persiste : qui deviendra le prochain Guide suprême de l’Iran?
Le Guide suprême décide de l’orientation de la République islamique d’Iran. Il est la principale personnalité politique du pays et possède de vastes pouvoirs, dont celui de commander les forces armées iraniennes. Il arbitre les différends entre les diverses factions de l’élite politique iranienne, responsabilité qui est devenue de plus en plus pénible au cours des dernières années. Il n’est pas le seul décideur, mais c’est lui qui a le dernier mot. Son rôle est d’unifier les divers centres du pouvoir et de rendre plus cohérents les résultats stratégiques. Les principaux objectifs de Khamenei sont de préserver son héritage et d’assurer la survie de la République islamique.
Jusqu’ici, l’Iran n’a connu qu’une seule succession, qui ne s’est pas déroulée conformément aux règles clairement définies dans la constitution. Par conséquent, comme c’est à peu près toujours le cas dans les élections iraniennes, il est impossible de prédire les lendemains du décès du Guide suprême ou les résultats du processus de succession. Quelques scénarios peuvent cependant être esquissés.
La procédure de nomination et l’Assemblée des experts
L’article 5 de la constitution iranienne crée le poste du Guide suprême, et l’article 110 énumère ses vastes pouvoirs. Le titulaire peut compter sur l’appui du Bureau du Guide suprême et les avis du Conseil de discernement. D’après la constitution, le Guide suprême doit être un chiite de haut niveau ayant la plus vaste connaissance possible de la loi religieuse. En théorie, il doit convenir au peuple et comprendre la politique et les politiques. En réalité, il doit convenir à l’élite politique des nombreuses sphères du pouvoir en Iran.
L’Assemblée des experts est l’organisme qui choisit le Guide suprême et qui peut le destituer (quoiqu’en pratique il est peu probable qu’elle le fasse de nos jours). L’Assemblée est un conseil de 88 membres, élus tous les huit ans. Le Conseil des gardiens est une entité de 12 membres nommés par le Guide suprême et chargés de vérifier les qualifications religieuses des membres de l’Assemblée des experts et du Parlement. Il ne suffirait donc pas que les candidats satisfassent à toutes les exigences politiques : ils doivent aussi respecter les critères politiques des autorités du régime.
La procédure de nomination décrite n’a encore jamais été appliquée. En 1985, le Guide suprême de l’Iran de l’époque, l’ayatollah Rouhollah Khomeini, avait désigné l’ayatollah Hossein Ali Montazeri pour lui succéder. Cependant, l’appui de l’ayatollah Montazeri pour un velayat‑e‑faqihNote de bas de page 7 démocratique et ses critiques du régime ont amené l’ayatollah Khomeini à l’écarter.
Après le décès de l’ayatollah Khomeini en 1989, l’hodjatoleslam Khamenei est devenu un successeur possible, même s’il était dépourvu de charisme, manquait de qualifications théologiques et n’avait pas l’appui de son prédécesseur. Lorsque l’Assemblée des experts a nommé Khamenei, le Guide suprême devait servir de marjaNote de bas de page 8. Cependant, comme il ne satisfaisait pas aux critères, il a dû être renommé après que l’Assemblée eut aboli cette exigence.
Dans la République islamique d’aujourd’hui, le Guide suprême sera choisi en fonction de ses relations politiques plutôt que de ses liens et titres religieux. De multiples sphères du pouvoir devront s’entendre sur un candidat. Chaque faction a sa propre interprétation du velayat‑e‑faqih et a des intérêts divergents de ceux des autres factions. Comme tout le reste au pays, le choix du prochain Guide suprême fera probablement l’objet d’intenses négociations à l’intérieur du régime. Une bonne partie du processus se fera donc à huis clos. La succession dépendra aussi des circonstances : un décès soudain de l’ayatollah Khamenei entraînerait un processus plus instable, tandis qu’un préavis plus long permettrait une transition plus en douceur, mieux préparée.
L’Assemblée des experts d’aujourd’hui
Pour protéger son poste, l’ayatollah Khamenei a affaibli le clergé qui pouvait mettre en doute son autorité et aidé des religieux de second plan à prendre de l’importance. Il a exercé une influence sur l’Assemblée des experts pour obtenir ce qu’il voulait. Comme il a ainsi affaibli l’organisme censé contenir ses pouvoirs, on ne peut que se demander si l’Assemblée influencera vraiment le processus ou si elle se contentera d’approuver sans discussion un candidat choisi d’avance.
L’élection de février 2016 était importante parce qu’il est très probable que l’Assemblée d’aujourd’hui élira le prochain Guide suprême. Le scrutin a donné une Assemblée à tendance plus modérée, les deux tiers des partisans importants de la ligne dure ayant perdu leur siège, dont les ayatollahs Taghi Mesbah Yazdi et Mohammad Yazdi, qui dans ce dernier cas était le président de l’Assemblée jusqu’à sa défaite.
Toutefois, en mai suivant, l’Assemblée a élu à sa tête l’ayatollah ultraconservateur Ahmad Jannati, 90 ans, qui est le candidat ayant recueilli le moins de votes à Téhéran et le chef du Conseil des gardiens. L’élection d’un tel partisan de la ligne dure à la présidence d’une Assemblée plus modérée est probablement le résultat de négociations visant à apaiser la vieille garde ultraconservatrice et à miser sur le long terme. Cette nomination signifie toutefois que les modérés ne peuvent plus opposer leur veto aux ultraconservateurs qui se porteront candidats au poste de Guide suprême si cela devait se passer au cours des deux prochaines années, parce que le président de l’Assemblée préside le processus électoral.
Candidats éventuels
S’il est impossible de déterminer qui sera le prochain Guide suprême, l’Assemblée d’aujourd’hui compte un certain nombre de candidats éventuels. L’ayatollah Chahroudi est le deuxième vice‑président à la suite de l’élection à la présidence de mai. Né en Irak, il a fait ses études et a enseigné à Nadjaf et il est un marja chiite influent. Il a été le chef du pouvoir judiciaire de l’Iran de 1999 à 2009, et il était proche de l’ayatollah Khomeini. En 2011, il aurait été nommé par l’ayatollah Khamenei pour jouer le rôle d’arbitre entre le parlement et le président Ahmadinejad au cours d’une période d’intenses querelles internes. Conservateur mais pas radical, il a des titres religieux légitimes et il est proche des Gardiens de la révolution islamique (GRI). L’ayatollah Chahroudi entretient des liens étroits avec l’IrakNote de bas de page 9, ce qui serait la raison pour laquelle l’Iran le préparerait à devenir le prochain dirigeant des chiites dans ce paysNote de bas de page 10. Cependant, il n’est pas suffisamment charismatique et il n’est pas populaire en Iran.
L’ayatollah Ali Rafsandjani, 81 ans, ancien président de l’Assemblée, président de l’Iran et homme du régime, est un autre candidat possible au poste de Guide suprême. Cependant, il est associé au camp réformateur et il n’est pas aimé des ultraconservateurs à l’heure actuelle. Il a aussi la réputation d’être corrompu. Comme il est celui qui a recueilli le plus grand nombre des suffrages exprimés lors des élections tenues pour renouveler l’Assemblée, il aurait été le candidat logique pour en devenir le président, mais cela l’a rendu encore moins populaire auprès des partisans de la ligne dure.
L’ayatollah Sadeq Ardeshir Larijani, chef du pouvoir judiciaire, est un autre candidat possible. Il possède de bonnes qualifications religieuses, mais demeure moins expérimenté que les ayatollahs Chahroudi ou Rafsandjani. Il a toutefois d’excellentes relations. La famille Larijani est à la tête de l’État iranien, notamment son frère Ali, qui vient juste d’être réélu président du parlement et qui a servi dans les GRI, et son frère Mohammad Javad, qui est le conseiller de Khamenei et qui entretient de bonnes relations avec les GRI. L’ayatollah Larijani est un conservateur radical et il se conforme rigoureusement à la parole de Khamenei.
Le fils de l’ayatollah Khamenei, Seyed Mojtaba Khamenei, est aussi dans la course. Même si le bruit circule qu’il se fait préparer au poste, Mojtaba Khamenei est très jeune à 45 ans et il n’a pas terminé ses études religieuses. Il a des liens avec les GRI, est associé de près à bon nombre de leurs projets économiques et a facilement accès au bureau de son père, ce qui signifie qu’il a de l’influence. Cela dit, sa nomination donnerait l’impression qu’il s’agit d’un rôle et d’un processus héréditaires, ce que la République islamique veut éviter.
Il est impossible d’écarter l’éventualité que le président Rohani lui-même puisse aussi devenir le Guide suprême. Il entretient des relations généralement bonnes avec le titulaire actuel, ce qui explique en partie qu’il ait été capable de conclure l’accord sur le nucléaire, et il s’est classé au troisième rang quant au nombre de votes aux élections de février 2016. Cependant, le franc-parler du président Rohani depuis la conclusion de l’accord sur le nucléaire n’a pas été bien accueilli. Les GRI contesteraient sa candidature, si elle était présentée, à cause des tentatives de Rohani de réduire au minimum le rôle qu’ils jouent dans l’économie plus particulièrement.
À l'heure actuelle, l'ayatollah Chahroudi semblerait être le candidat le plus probable.
Ce sont là les candidats qui semblent probables aujourd’hui, mais étant donné l’évolution rapide de la situation dans la République islamique, il est possible que d’autres personnes se posent en prétendants à l’avenir. À l’heure actuelle, l’ayatollah Chahroudi semblerait être le candidat le plus probable.
Les trouble-fêtes d’aujourd’hui
Plusieurs scénarios probables se dessinent doncNote de bas de page 11. Le prochain Guide suprême pourrait se révéler être un centriste ou quelqu’un de semblable à l’ayatollah Khamenei, peut‑être même choisi personnellement par lui, qui maintiendrait l’ordre politique existant. Un Guide suprême plus modéré, qui rendrait davantage de comptes aux institutions de l’État et à l’électorat que l’ayatollah Khamenei, pourrait aussi émerger. Enfin, la République islamique pourrait être témoin de la création d’un conseil de direction qui remplacerait le dirigeant unique. Le résultat final ne sera probablement pas aussi simple que ces scénarios, mais ils peuvent aider à estimer ce qui est plus ou moins possible. De plus, un certain nombre de nouveaux facteurs devront être pris en considération dans le prochain processus de succession, dont les suivants.
Les GRI
L’ayatollah Khamenei a donné plus de moyens aux GRI pour compenser son propre manque de charisme et de qualifications religieuses. De plus, la guerre avec l’Irak, des décennies de sanctions et l’instabilité régionale ont transformé les GRI en un poids lourd politique, économique et militaire, doté de pouvoirs très étendus et d’une présence dans tous les secteurs de la vie en Iran. Les GRI sont fidèles à l’ayatollah Khamenei, mais bon nombre sont déçus par l’accord nucléaire (Plan d’action global commun, ou PAGC) et estiment que leurs intérêts ont été mis de côté.
(...) les GRI ne sont absolument pas une entité monolithique : certains sont des extrémistes partisans de la ligne dure, tandis que d'autres croient aux avantages de l'accord sur le nucléaire et d'un Iran plus ouvert.
Les GRI veulent influencer le processus de succession et s’assurer que leur fidélité envers le prochain dirigeant sera payée de retour. Ils veulent que le prochain Guide suprême protège leurs intérêts, surtout dans le contexte de l’après-accord sur le nucléaire. Toutefois, les GRI ne sont absolument pas une entité monolithique : certains sont des extrémistes partisans de la ligne dure, tandis que d’autres croient aux avantages de l’accord sur le nucléaire et d’un Iran plus ouvert.
La légitimité de la République islamique
La dernière succession s’est produite à la fin des années 1980, période où la République islamique était animée d’un zèle idéologique après huit ans de résistance dans la guerre avec l’Irak et avait à sa tête le populaire et charismatique ayatollah Khomeini. De nos jours, la République islamique est fatiguée. Le clergé est affaibli et divisé, tandis que les GRI sont forts. Au cours des deux dernières décennies, l’ayatollah Khamenei a protégé son poste en créant un certain nombre d’institutions qui se chevauchent, sur lesquelles il pouvait plus facilement avoir prise. L’intervention profonde du régime dans les affaires de l’Assemblée des experts a inévitablement affaibli tout le système. De plus, il s’agira de la première succession qui ne sera pas déterminée par le père de la révolution iranienne. Le choix de l’ayatollah Khomeini ne pouvait pas être remis en question, mais l’ayatollah Khamenei n’a ni la popularité ni la légitimité de son prédécesseur. Sa légitimité a évolué en fonction de ses réactions aux grands événements de l’histoire récente de l’Iran : à la baisse après la répression des manifestants en 2009, mais à la hausse après l’élection-surprise du président Rohani et l’accord sur le nucléaire.
Conseil ou Guide suprême
Comme les différentes sphères du pouvoir en Iran ne parviennent jamais à s’entendre, la possibilité qu’il n’y ait pas de succession immédiate est réelle. L’article 111 de la constitution de l’Iran prévoit la création d’un conseil de direction temporaire, avec l’approbation du Conseil des gardiens et du Conseil du discernement, si le Guide suprême ne peut pas s’acquitter de ses fonctions ou meurt subitement. Le conseil est composé du président en exercice, du chef du pouvoir judiciaire et d’un juriste du Conseil des gardiens. C’était ce que Rafsandjani voulait mettre en place après le décès de l’ayatollah Khomeini, mais l’élite n’y a pas consenti. Il est peu probable que l’Assemblée des experts d’aujourd’hui considérerait l’ayatollah Khamenei comme inapte à exercer ses fonctions, mais s’il devait décéder soudainement, un tel conseil pourrait avoir à le remplacer. Plusieurs questions se poseraient alors : Pour combien de temps? Le conseil de direction serait-il disposé à renoncer à cette responsabilité le moment venu? Que se passerait-il si les autorités religieuses de Qom n’appuyaient plus l’actuel Guide suprême?
Factionnalisme et divisions
Le factionnalisme caractérise la République islamique. S’il ajoute à sa nature dynamique et changeante, il pourrait aussi la paralyser. Le factionnalisme a toujours fait partie de la vie politique en Iran, mais a rarement été aussi prononcé qu’aujourd’hui. Il existe même des divisions à l’intérieur des factions, notamment parmi les ultraconservateurs en apparence unifiés. Si l’objectif ultime de tous est la survie et la continuité de la République islamique d’Iran, les diverses factions ont différentes façons d’y arriver. Il est imaginable qu’elles puissent mettre leurs intérêts individuels de côté et appuyer un candidat centriste, accepté par tous. Habituellement, le système cherche un compromis à la dernière minute afin d’éviter une guerre de factions. Cependant, la République islamique d’aujourd’hui est différente : elle n’a plus peur de tels désaccords.
Conclusion
La personnalité du prochain Guide suprême déterminera l’orientation que prendra le pays. L’ayatollah Khamenei et ses partisans veulent un dirigeant qui préservera son héritage et défendra leurs intérêts. Cependant, le Guide suprême a toujours eu pour tâche de maintenir un équilibre entre les différentes factions en Iran. Étant donné la progression des modérés, il devrait être plus centriste. Compte tenu de la rapidité avec laquelle la situation évolue en Iran, les facteurs qui infléchiraient la décision aujourd’hui sont probablement différents de ceux qui entreront en ligne de compte le moment venu, après le décès de l’ayatollah Khamenei. La nature obscure du processus de succession venant encore compliquer les choses, il faudrait être devin pour prédire ce qui se produira après son départ. Toutefois, « ce qui compte plus encore que l’identité ou la personnalité du prochain Guide suprême, c’est que son entrée en fonctions dépendra du bon vouloir de forces puissantes. Il risque donc d’être davantage l’obligé des GRI, des services de renseignement et du pouvoir judiciaire que ces derniers seront les siens. Autrement dit, les institutions façonnées par Khamenei joueront un peu un rôle de frères aînés auprès du prochain Guide, le protégeant, et ayant peut‑être aussi prise sur luiNote de bas de page 12. »