Chapitre 5 - La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran dans un contexte régional

Parmi les innombrables clivages qui fissurent le Moyen-Orient, celui qui divise Saoudiens et Iraniens revêt une importance particulière à l’heure actuelle. Longtemps subtile et indirecte, la rivalité entre ces deux puissances régionales est devenue plus intense et plus féroce et n’a cessé de prendre de l’ampleur au cours des dernières années. Attisée par de profondes anxiétés psychologiques et politiques, elle est plus directe et sème de plus en plus la division. Elle s’inscrit aussi dans une logique de jeu à somme nulle.

Cette lutte pour la suprématie régionale — objectif qui demeure sans doute hors de la portée des deux pays, mais qui est néanmoins à l’origine de l’actuel « grand jeu » — se nourrit de tous les autres clivages dans le monde arabe, les exploite et les exacerbe : l’État contre la société; le nationalisme ethnique; l’islamisme contre le « laïcisme » à l’arabe; les tensions entre l’islamisme et le djihadisme; le fossé entre sunnites et chiites largement proclamé, mais souvent mal compris et exagéré.

Cette rivalité, qui se manifeste à l’échelle du Moyen-Orient, s’étend aussi à d’autres questions, dont la politique énergétique et les efforts de séduction auprès des puissances mondiales.

Principaux facteurs à l’origine de la rivalité

Avec l’affaiblissement continuel de l’Irak depuis 1991, et plus encore depuis 2003, l’Arabie saoudite et l’Iran sont incontestablement devenus les deux grandes puissances dans la région du Golfe.

Les déséquilibres structurels entre les deux États créent des tensions sur le plan géopolitique. L’Iran compte quatre fois plus d’habitants que l’Arabie saoudite et fait figure de géant par comparaison à ses voisins en raison de son histoire, de sa continuité civilisationnelle, de sa cohésion sociale et de son niveau d’institutionnalisation. Sa situation géographique lui permet d’exercer de l’influence en Asie du Sud et en Asie centrale et d’imposer sa suprématie sur toute la région du Golfe. Pour sa part, l’Arabie saoudite a l’avantage d’avoir amassé une fortune colossale, d’être bien intégrée dans la région et à l’échelle mondiale et de compter un vaste réseau de partenariats régionaux et internationaux.

Les régimes politiques très différents des deux pays s’opposent. Chacun est organisé selon un modèle d’État religieux distinctif et discriminatoire. Depuis 1979, l’Iran est une théocratie où le religieux prime sur le politique (velayat e-faqih), modèle que les fondateurs de la République islamique ont tenté d’exporter. La famille royale al‑Saoud, quant à elle, fonde sa légitimité et sa stabilité sur une alliance de 250 ans avec le clergé wahhabite puritain, qui domine d’importants secteurs tels que la justice et l’éducation et cherche à faire du prosélytisme à l’étranger.

Bien que l’Iran et l’Arabie saoudite soient des rivaux naturels, la révolution islamique de 1979 en Iran a contribué à modifier la nature de la relation. Craignant l’influence des extrémistes à l’étranger (compte tenu du désir déclaré de l’Iran d’exporter sa révolution) et au pays (la montée de l’intégrisme sunnite), la Maison des Saoud a réagi en durcissant ses politiques en Arabie saoudite et dans la région.

La relation entre les deux pays a été ponctuée de périodes de tension (notamment dans les années 1980 et pendant le mandat de Mahmoud Ahmadinejad) et de périodes de détente relative (notamment sous les présidences d’Ali Rafsandjani et de Mohammad Khatami).

La principale ligne de faille au Moyen-Orient

La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran s’est intensifiée pour plusieurs raisons. Premièrement, elle se fait surtout sentir dans les pays arabes les plus faibles, où elle joue sur les lignes de faille existantes plutôt que d’en créer de nouvelles. L’Iran cherche, depuis 1979 tout particulièrement, à étendre son influence dans les pays qui comptent d’importantes communautés chiites ayant des doléances sur les plans social et politique. En revanche, l’Arabie saoudite demeure une puissance du statu quo, qui préfère traiter avec les gouvernements ou de s’assurer l’appui de politiciens en place. Affaiblis, voire effondrés, certains États arabes sont devenus des arènes de contestation.

Deuxièmement, cette rivalité instrumentalise et exacerbe le sectarisme. Au cours des dernières décennies, l’Iran et l’Arabie saoudite ont courtisé une vaste gamme d’alliés potentiels. Téhéran, par exemple, a soutenu le Hamas, le groupe palestinien affilié aux Frères musulmans, afin de plaire à des personnes de différentes confessions et ethnies. Riyad, pour sa part, s’est allié avec des dirigeants et des politiciens non islamistes.

La situation a changé quelque peu depuis que l’ordre a été ébranlé dans les États arabes et que la rivalité s’est intensifiée. Les deux pays ont dû composer avec le fait que leurs alliés les plus fiables et les plus compétents étaient les groupes religieux (par exemple, le Hezbollah dans le cas de l’Iran). Ainsi, les deux pays sont devenus les otages de leurs partisans et de leurs stratégies sectaires. En Iran comme en Arabie saoudite, le sectarisme a servi à mobiliser la population et à créer un sens de l’urgence et de la solidarité, justifiant ainsi des incursions à l’étranger. 

Troisièmement, la rivalité incite les acteurs locaux et régionaux à prendre parti. L’Iran et l’Arabie saoudite cherchent tous les deux à former des alliances et s’attendent à ce que leurs partenaires partagent leurs vues et fassent preuve de loyauté. Toutefois, l’escalade des tensions rend de telles alliances coûteuses et gênantes pour des pays qui sont habitués à faire preuve de prudence, sont aux prises avec la complexité de leur propre scène politique et cherchent souvent des alliés à l’étranger pour contrer les États en quête d’hégémonie dans la région. Le Liban est l’exemple même d’un pays déchiré par une telle dynamique.

Quatrièmement, la situation est contraignante pour les autres pays, parce que l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de définir la nature de leur rivalité et d’imposer leur point de vue sur les plans politique et opérationnel à des puissances extérieures. Les grandes puissances sont appelées à prendre parti en fonction de l’interprétation saoudienne ou iranienne de l’actualité.

Il est très ironique de constater que la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran découle non seulement des profondes différences qui les opposent, mais aussi de leurs similarités. Les deux pays sont des puissances religieuses, qui pratiquent la discrimination contre des segments de leur population. La discrimination systémique témoigne des tendances idéologiques des élites au pouvoir ainsi que des alliances ou de la solidarité qui sous-tendent leur régime politique. Comme il a été mentionné précédemment, à l’étranger, les deux pays instrumentalisent le sectarisme, bien que leur attitude sectaire varie considérablement en fonction des besoins, des circonstances, des conditions locales et d’autres facteurs.

Chaque pays se pose en principal champion de l’islam, statut sur lequel il se fonde pour revendiquer le rôle de leader régional. L’Arabie saoudite, qui abrite les lieux saints de l’islam, prétend diriger les sunnites du monde entier (soit 85 pour 100 de la population musulmane), alors que l’Iran affirme que sa République islamique constitue le modèle parfait de l’État religieux, d’où son désir de l’exporter.

Chaque pays se voit aussi comme la pierre angulaire de l’ordre au Moyen-Orient. L’Iran cherche à établir une coalition, formée d’acteurs étatiques et non étatiques partageant les mêmes valeurs, qui s’étend jusqu’au Levant et à façonner un nouvel ordre, alors que l’Arabie saoudite tente d’inciter les États sunnites à appliquer une politique d’endiguement de l’Iran.

(...) dans le contexte d'un Moyen-Orient très mondialisé, chaque pays cherche aussi à être le principal interlocuteur des puissances extérieures.

Par extension, dans le contexte d’un Moyen‑Orient très mondialisé, chaque pays cherche aussi à être le principal interlocuteur des puissances extérieures. L’Iran veut obtenir la reconnaissance mondiale de son statut de puissance centrale supérieure, tout en exigeant le départ de la région des militaires étrangers. L’Arabie saoudite, quant à elle, prétend diriger le monde arabe, mais cherche aussi à maintenir et à approfondir les liens qu’elle entretient sur le plan de la sécurité avec les grandes puissances.

Secteurs de concurrence régionale

Il n’est pas étonnant que la rivalité entre Saoudiens et Iraniens se joue plus intensément au Levant. L’importance hautement stratégique de la région du Golfe contribue effectivement à restreindre le comportement des deux pays et à limiter leurs choix. Cette région est en fait une zone très internationalisée : des militaires occidentaux y sont présents et la communauté internationale s’y intéresse constamment. La domination que l’armée américaine y exerce rend impossible toute victoire dans une guerre directe et constitue un facteur de dissuasion qui paralyse effectivement le jeu géopolitique. Par ailleurs, le coût d’un conflit direct serait énorme pour tous les camps et aucun d’eux n’en sortirait vraiment gagnant. En outre, la force, la richesse et la cohésion relatives des États du Golfe éclipsent celles des autres pays arabes.

Malgré toute l’attention qu’il retient actuellement, le Yémen joue un rôle secondaire dans l’équilibre des pouvoirs dans la région. Même si l’avenir de ce pays est très important pour la sécurité de la péninsule Arabique, l’issue du conflit qui y fait rage ne façonnera pas la dynamique régionale. Une victoire au Yémen, laquelle est sans doute impossible à définir, n’aura aucun effet d’entraînement.

Une victoire au Yémen, laquelle est sans doute impossible à définir, n'aura aucun effet d'entraînement.

Par conséquent, la rivalité se joue dans les États faibles et les sociétés divisées du Levant (y compris l’Irak). L’importance politique et culturelle de ces États, leur situation géographique centrale, leur proximité des géants de la région (c’est‑à‑dire l’Égypte, Israël et la Turquie), ainsi que leur diversité sociale et politique en font de parfaites arènes d’affrontement. C’est particulièrement le cas de la Syrie, où l’Iran et l’Arabie saoudite (ainsi que d’autres États) ont respectivement fait des investissements massifs en faveur et contre le régime Assad depuis 2011.

Au départ, cette rivalité se jouait au Liban et en Palestine, mais la politique et la démographie complexes de ces pays empêchaient toute victoire décisive d’un camp sur l’autre. Depuis 2011, on tend à croire qu’une victoire en Syrie aurait des répercussions au Liban et en Palestine. Par contre, les Saoudiens ont très peu investi en Irak. Depuis 2003, Riyad, qui s’est opposé à l’invasion américaine, a surtout cherché à s’isoler des nouvelles réalités politiques en Irak ou à ne pas en tenir compte et à laisser les États-Unis s’occuper de la situation politique à Bagdad. L’influence croissante de l’Iran en Irak n’a pas étonné le Royaume, qui jugeait toutefois qu’il ne disposait pas des outils nécessaires pour contenir ou contrer cette influence.

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