Des ambitions régionales qui prennent de l’ampleur : le programme « Une ceinture, une route »

Le programme « Une ceinture, une route » de la Chine est un plan exhaustif de construction d’infrastructures terrestres et maritimes qui vise à placer la Chine au cœur du commerce international. Le réseau prévu englobera six corridors commerciaux et comprendra des installations portuaires, des autoroutes, des chemins de fer, des pipelines et des réseaux de fibre optique. Ces projets permettront à la Chine d’obtenir les ressources brutes dont elle a besoin et faciliteront l’accès de ses produits aux marchés. À l’instar d’autres initiatives financières et technologiques, le programme « Une ceinture, une route » vise à renforcer la position de la Chine à titre de grande puissance.

L’essor de la République populaire de Chine (RPC) représente l’un des enjeux les plus importants de notre époque. Plus elle se développe et gagne en prospérité, plus elle se taille une place prépondérante sur l’échiquier international. Par contre, le rôle que les dirigeants de la Chine souhaitent confier à leur pays sur la scène internationale reste à déterminer. Pendant bien longtemps, les instances dirigeantes de la Chine ont appliqué les conseils de Deng Xiaoping, qui soutenait qu’au chapitre des affaires étrangères, il était préférable que la Chine « évite de se faire remarquer, dissimule ses moyens et attende son heure ». À son arrivée au pouvoir à la fin de 2012, Xi Jinping a manifestement choisi d’adopter une tout autre approche. À peine quelques jours après sa nomination à la tête du Parti communiste chinois (PCC), Xi a annoncé publiquement l’objectif de la Chine : d’ici 2049, le PCC réaliserait le « rêve de la Chine, un grand renouveau de la nation chinoise ». Bref, il entend faire en sorte que la Chine retrouve la place qu’elle a déjà occupée à titre de puissance la plus importante de la région et qu’elle étende son rayonnement partout dans le monde.

Sous la direction de Xi Jinping, le régime chinois a instauré toute une série de politiques nationales et étrangères pour favoriser l’atteinte de cet objectif. Le programme « Une ceinture, une route » constitue la pierre angulaire de ce que Xi Jinping décrit comme « le projet du siècle Note de bas de page 12  ». Depuis le 19e Congrès du Parti (en octobre 2017), ce projet a été enchâssé dans la charte du PCC, tout comme la « pensée de Xi Jinping sur l’économie socialiste à la chinoise de la nouvelle ère », qui met en lumière l’engagement à long terme du régime dans la réussite du projet. 

À l’occasion d’une présentation devant le Comité des forces armées du Sénat des États‑Unis, Henry Kissinger a défini le programme « Une ceinture, une route » comme la « quête [de la Chine] visant à repositionner le centre névralgique du monde Note de bas de page 13  », ce qui laisse entendre que la Chine souhaite que l’Asie (et elle-même) occupe le devant de la scène aujourd’hui dominée par les nations du Pacifique et d’outre‑Atlantique. Une lecture attentive du programme « Une ceinture, une route » donne un bon aperçu de l’ambition de Beijing de redéfinir l’ordre mondial.

Des promesses et des projets

Le programme « Une ceinture, une route » n’a pas été dévoilé d’un seul coup : il a plutôt été annoncé par l’entremise de deux discours distincts de Xi Jinping. Le président chinois a d’abord prononcé un discours au Kazakhstan, en septembre 2013, dans lequel il expliquait que la Chine voulait créer « de nouvelles routes de la soie » qui relieraient la Chine et l’Europe. Dans le cadre du deuxième discours, prononcé en Indonésie un mois plus tard, le président a annoncé que la Chine avait l’intention de lancer un projet équivalent axé sur les voies maritimes, qui deviendraient les routes de la soie du XXIe siècle. Rapidement, les deux propositions ont été regroupées et désignées par l’abréviation 一带一路 (yidai yilu), dont la première traduction en anglais a été « One Belt, One Road » (une ceinture, une route). En 2015, cette traduction a officiellement été remplacée par « Belt and Road Initiative » (le projet La Ceinture et la route) afin de faire ressortir que la Chine entend faire bénéficier le reste du monde de ce projet. 

Les nouvelles routes de la soie continentale et maritime suivent deux tracés dessinés sur une carte publiée par l’agence de presse XinhuaNote de bas de page 14  . La première serpente à travers l’Eurasie, de Xi’an jusqu’à l’Europe de l’Ouest en passant par l’Asie centrale et méridionale, le Moyen‑Orient, la Russie et l’Europe centrale; la seconde longe la mer de Chine méridionale, le golfe du Bengale et l’océan Indien, puis traverse la mer Rouge jusqu’à la Méditerranée. D’un bout à l’autre du continent, ces routes de la soie couvrent une vaste région de l’Eurasie qui comprend principalement des pays en développement et émergents qui représentent les deux tiers de la population mondiale et la moitié du PIB mondial actuel. Selon la vision de Beijing, six « corridors économiques » relieront cette région à la Chine, ce qui formera un réseau en étoile. Au cours des dernières années, la Chine a également intégré l’Amérique latine, l’Afrique et l’Arctique à son programme « Une ceinture, une route ». Ces nouvelles routes de la soie s’étendraient même à l’univers numérique et à l’espace. 

Le programme « Une ceinture, une route » est principalement caractérisé par toute une série de projets d’infrastructure. Certains sont nouveaux, tandis que d’autres ont été mis en branle avant 2013, mais ont ensuite été intégrés au programme. Ils relèvent autant du volet continental que du volet maritime (chemins de fer, autoroutes, pipelines, installations portuaires et réseaux de fibre optique). Pour soutenir ces projets, des investissements d’une valeur d’environ un billion de dollars américains ont été promis en Chine. Ils proviendront surtout de banques publiques (Banque chinoise de développement, Eximbank) et de mécanismes financiers créés par Beijing expressément à cette fin (Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, Fonds d’investissement de la Route de la soie). Officiellement, le programme « Une ceinture, une route » vise à améliorer les relations de la Chine avec la grande région de l’Eurasie grâce à diverses mesures réparties dans cinq catégories : la coordination de la politique, la construction d’infrastructures, l’accroissement des échanges commerciaux, l’intégration financière et l’établissement de relations interpersonnelles. Le fait de renforcer les liens dans ces cinq domaines permettra, avec le temps, de créer une « communauté [paisible et prospère] fondée sur des intérêts, des responsabilités et un destin communs Note de bas de page 15  ». Dans l’esprit de ses architectes, le programme « Une ceinture, une route » n’est qu’un outil : l’objectif ultime consiste à créer une région unifiée dont la Chine sera la plaque tournante.

Le discours officiel sur le programme « Une ceinture, une route » est formulé très soigneusement et parsemé d’allusions à la légendaire route de la soie. Le nom donné au projet manque sans doute de raffinement, mais il faut savoir que ce dernier n’a pu être officiellement baptisé « Nouvelle route de la soie » parce qu’un projet mené en Afghanistan par les États‑Unis en 2011 portait déjà ce nomNote de bas de page 16  . Un nom comme « Relier l’Asie : Objectif 2050 » n’aurait pas fait l’affaire non plus, puisqu’il ne tirait pas parti du symbole historique choisi. La référence aux anciennes routes de la soie n’a rien d’anodin : elle évoque une époque faste et prospère, marquée par des échanges commerciaux pacifiques, une époque où la civilisation chinoise était au sommet de sa puissance et de sa richesse et où son influence s’étendait bien au‑delà des frontières de son propre empire. C’est précisément ce que Xi Jinping promet de redonner à la Chine lorsqu’il parle de réaliser le rêve chinois : la gloire dont elle a déjà été couronnée.

Au‑delà de la campagne de propagande

Depuis un moment, la Chine déploie des efforts très soutenus et travaille avec de hautes instances pour établir des relations diplomatiques avec l’ensemble de la grande région qui l’entoure ainsi qu’avec le reste du monde en vue d’obtenir des appuis pour son projet. Elle a lancé une campagne de propagande particulièrement énergique pour faire savoir au monde entier que ses intentions sont nobles. Des organismes d’État chinois ont parrainé la tenue d’un grand nombre de congrès et de séminaires internationaux destinés aux universitaires et aux gens d’affaires, aussi bien en Chine qu’à l’étranger. Parallèlement, les médias d’État chinois ont produit quantité d’articles de journaux, de rapports et de documentaires, diffusés dans le monde entier et traduits en plusieurs langues. La campagne de propagande, les vidéos léchées et le discours diplomatique soigné sont autant d’éléments qui aident la Chine à projeter l’image vertueuse d’une nation qui souhaite simplement établir une coopération mutuellement avantageuse et qui a à cœur le développement économique de l’ensemble de la région. Toutefois, la Chine a en réalité deux objectifs.  

Tout d’abord, le programme « Une ceinture, une route » vise à accroître la puissance économique de la Chine en ouvrant de nouveaux marchés pour les sociétés d’État chinoises et en étendant leur présence dans le monde entier. Le soutien de l’État et des subventions aideront les conglomérats de sociétés d’État à devenir des champions nationaux capables de tirer leur épingle du jeu à l’échelle internationale. Le fait de pénétrer de nouveaux marchés aidera également la Chine à écouler une partie de ses surplus industriels (acier, béton, verre). Le gouvernement chinois a aussi l’intention d’accélérer l’internationalisation de sa devise, le renminbi, en misant sur les accords de crédit croisés, le commerce électronique et la réalisation de transactions transfrontalières en monnaie chinoise.

Ensuite, le programme « Une ceinture, une route » vise à pallier les plus importants points faibles de la Chine sur le plan stratégique. Beijing croit que le développement économique est crucial tant pour réduire le risque d’agitation sociale et d’instabilité politique que pour décourager la radicalisation religieuse, l’intégrisme et le recrutement de terroristes en Chine et ailleurs. « Une ceinture, une route » est aussi vu comme un outil pour améliorer la sécurité énergétique de la Chine, en modifiant partiellement le tracé des voies d’approvisionnement du pays en énergie de façon à éviter le détroit de Malacca.

La Chine a l’intention de se servir de sa puissance économique pour atteindre ses grands objectifs stratégiques. Au lieu de miser sur une diplomatie de la canonnière et sur la coercition militaire, elle pourra, grâce au programme « Une ceinture, une route », accéder à de nouveaux marchés, contrôler des infrastructures essentielles et faire plier d’autres pays. La Chine peut se servir de son influence économique pour inciter des États à appuyer ses intérêts et vaincre leur résistance ainsi que comme moyen de coercition pour punir les récalcitrants.

Par ailleurs, il importe de souligner que le programme « Une ceinture, une route » témoigne de la vision que se fait Beijing du nouvel ordre mondial. Depuis peu, les dirigeants chinois se sont mis à dénoncer plus ouvertement l’ordre mondial actuel, qu’ils jugent injuste et biaisé à l’égard des puissances émergentes. La RPC a dû évoluer dans un monde dominé par l’Occident. Il lui a fallu composer avec des valeurs universelles susceptibles de mettre en péril son régime politique et conclure des alliances qui nuisaient à ses intérêts. Elle a désormais la puissance et l’aplomb nécessaires pour transformer l’ordre mondial de façon à légitimer son régime politique et à lui donner plus d’avantages stratégiques. Le modèle de la Chine constitue maintenant une « nouvelle option pour les autres pays et les autres nations désireuses d’accélérer leur développement tout en préservant leur indépendance Note de bas de page 17  ». Le groupe des « tenants d’un avenir commun pour l’humanité », dont Xi Jinping fait la promotion dans le cadre du programme « Une ceinture, une route », est censé émerger d’un vaste territoire où l’Occident n’exerce que peu d’influence et où les pratiques rattachées à la démocratie ne sont pas solidement établies. L’influence croissante de la Chine dans cette région pourrait renforcer les états qui sont déjà autoritaires et corrompre ceux qui s’étaient engagés sur la voie de la démocratie. Les démocraties avancées ne sont pas à l’abri de cette menace : leur grand désir d’avoir accès aux marchés pourrait accroître leur malléabilité et diminuer leur inclination à opposer de la résistance à la Chine ou à la critiquer.

À la fin de la guerre froide, plusieurs pays occidentaux ont essayé de promouvoir la connectivité de l’infrastructure et le développement économique dans l’espoir que la prospérité fasse de l’Eurasie postcommuniste une région démocratique et paisible. L’Occident a donc soutenu les réseaux de transport, le libre marché, la démocratie et la gouvernance fondée sur des règles dans cette région. Ces idéaux démocratiques libéraux étaient partie intégrante de la vision commune d’un continent eurasien « libre et ouvert » à l’issue de la guerre froide. Il est probable que ces idéaux seront de plus en plus remis en question au fur et à mesure que le programme « Une ceinture, une route », dont la Chine constitue la pierre angulaire, étendra ses ramifications dans cette vaste région et que Beijing réalisera son rêve de faire renaître la nation chinoise.

Perspectives

Le pouvoir grandissant de la Chine aura inévitablement des répercussions sur les pays voisins et sur les régions un peu plus éloignées, voire sur le monde entier. Il est certain que la route sera parsemée d’obstacles et de difficultés, et nul ne peut affirmer hors de tout doute que la Chine parviendra bel et bien à concrétiser son rêve de la façon dont elle l’entend. Néanmoins, que ce soit de manière délibérée ou accidentelle, le programme « Une ceinture, une route » changera le contexte sécuritaire de la région et aura des conséquences sur la planification stratégique des démocraties industrielles avancées. Plusieurs éléments devront faire l’objet d’une étroite surveillance :

  • Quelle sera l’incidence du programme « Une ceinture, une route » sur les chaînes d’approvisionnement mondiales? Est-ce que certains secteurs industriels ou technologiques sont plus susceptibles d’être touchés? Quelles normes industrielles pourraient subir les contrecoups du poids toujours plus important des championnes nationales chinoises?
  • Quelle incidence le programme « Une ceinture, une route » pourrait‑il avoir sur la circulation de l’énergie à l’échelle internationale? Quelles pourraient être les répercussions sur la sécurité énergétique du reste du monde?
  • Quelle sera l’ampleur des répercussions financières et du fardeau de la dette pour les pays moins forts qui pourraient être incapables de rembourser les prêts consentis par la Chine? Quelles sont les autres formes de compensation que la Chine pourrait chercher à obtenir en échange de ses capitaux (appropriation d’actifs, de terres, d’infrastructures essentielles ou de produits énergétiques de l’État)?
  • Quelles conséquences aura la route de la soie maritime du XXIe siècle pour la sécurité maritime internationale, l’accès aux ressources communes et l’expansion du rayon d’action de l’Armée populaire de libération?
  • Quelles seront les répercussions du développement d’une « route de la soie numérique » et de l’implantation, dans les pays visés par le programme « Une ceinture, une route », de stations de données connexes installées par les entreprises chinoises du secteur des technologies de l’information et des communications? Comment ce réseau pourrait‑il être exploité pour reproduire la « grande muraille électronique » ailleurs ou étendre le mécanisme de contrôle social de la Chine au‑delà de ses frontières?
  • Quelles seront les répercussions d’une « route de la soie spatiale » en ce qui a trait à la couverture du système satellitaire Beidou? Quelle incidence cela pourrait‑il avoir sur les moyens de l’Occident en matière de renseignement, de surveillance et de reconnaissance ainsi qu’en ce qui a trait au repérage des cibles?
  • Dans quels pays la Chine est-elle la plus susceptible de tenter de tisser de solides liens interpersonnels? Quel sera le profil des étudiants qui obtiendront des bourses au titre du programme « Une ceinture, une route » pour étudier en Chine? Quels pays coopèrent maintenant davantage avec la Chine sur le plan de la politique et du renseignement de sécurité dans le cadre du programme? Comment le programme favorise‑t‑il les opérations d’ingérence politique et d’influence menées par Beijing?

Conclusions

Sous la direction de Xi Jinping, la Chine a redoublé d’efforts pour réorganiser la grande région qui l’entoure à son avantage. Le programme « Une ceinture, une route » constitue son principal outil pour arriver à ses fins. Il vise à tirer parti du poids économique de la Chine et des capitaux qu’elle exporte pour amener les régions environnantes à infléchir leurs décisions en faveur de ses principaux intérêts et de ses objectifs géostratégiques. Lorsque Xi tend la main aux pays voisins et les invite à « prendre place à bord du train à grande vitesse qui conduit la Chine vers une nouvelle ère de développement Note de bas de page 18 », il les invite en fait à se rallier à la Chine, à se ranger à ses orientations politiques et à appuyer ses intérêts nationaux. 

En plus d’afficher des progrès tangibles, comme la construction de chemins de fer et l’exportation de tonnes d’acier vers des marchés émergents, le programme « Une ceinture, une route » dirigé par la Chine a aidé à créer une impulsion qui a pour effet que la RPC passe pour un chef de file dans la lutte contre les difficultés économiques que vivent les pays en développement. Le dévouement manifeste de la Chine et son engagement politique, diplomatique et économique envers une région si complexe et tiraillée par les conflits renforce son image d’authentique puissance mondiale. Par l’entremise du programme « Une ceinture, une route », Beijing tisse actuellement un réseau riche et complexe de liens politiques, économiques et sécuritaires avec les deux tiers de la population du monde. Ce faisant, il jette les bases du paysage économique et géopolitique de l’Eurasie de demain, qui ne ressemblera en rien à celui que les puissances occidentales s’efforcent de promouvoir depuis la fin de la guerre froide.

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