La rivalité stratégique amène Beijing à créer sa propre architecture financière mondiale

La Chine a créé le Cross-Border Interbank Payment System (CIPS) pour faciliter l’utilisation du renminbi dans les opérations commerciales sur la scène internationale. Ce faisant, elle rationalise ses propres relations financières et commerciales, réduit les transferts illicites et assure une certaine protection contre les sanctions. Le nombre d’adhérents et de sous‑adhérents au CIPS a augmenté considérablement en peu de temps. La Chine espère qu’avec le développement du système et l’augmentation du volume des opérations en renminbi, la domination mondiale du dollar américain diminuera.

Émergence d’un pilier financier

Le 8 octobre 2015, la Chine a lancé un nouveau système de paiement international – le Cross‑Border Interbank Payment System (CIPS) – dans lequel les opérations sont effectuées dans la devise chinoise, le renminbi (RMB). Beijing a également annoncé la création de la China International Payment Service Corporation (CIPS Corp.) Limited chargée d’exploiter le CIPS. La CIPS Corp. relève de la banque centrale.

Ce nouveau système de paiement et l’infrastructure électronique financière connexe offrent aux banques des services de compensation et de règlement des dépenses en capital pour les opérations transfrontalières et extraterritoriales libellées en RMB. La plupart des observateurs le considèrent comme une étape importante dans le projet de la Chine de faciliter et d’encourager l’utilisation de sa devise à l’échelle internationale. Le jour du lancement du CIPS, la Banque industrielle et commerciale de Chine (ICBC) à Singapour a effectué une première opération de règlement d’une valeur de 35 millions de RMB (7,8 millions de dollars américains) entre la Raffemet Pte Ltd de Singapour et la Baosteel Resources à Shanghaï. Le même jour, la Banque de Chine (BoC) à Sydney a réalisé une première opération en RMB au moyen du CIPS – un transfert de 37 millions de RMB à la Chine pour le compte d’une entreprise australienne –, et la Standard Chartered a pris en charge une première opération en RMB, facilitée par le CIPS, de la Chine vers le Luxembourg pour le compte d’IKEA. La Standard Chartered (Hong Kong) a qualifié le CIPS d’élément susceptible de « changer la donne » et a laissé entendre que sa puissance « ne doit pas être sous-estimée ».

Selon le vice-gouverneur de la Banque populaire de Chine, Fan Yifei, le CIPS constitue un « jalon important » dans l’internationalisation du RMB. D’après lui, le CIPS « stimulera l’utilisation mondiale du RMB en réduisant les coûts et les délais de traitement » et joue un rôle important dans la « consolidation de l’économie réelle de la Chine » en plus d’« encourager les entreprises chinoises à “se tourner vers l’étranger” ». Dans une déclaration écrite, la banque centrale a affirmé que le CIPS est un « jalon » dans le développement de l’infrastructure du marché financier de la Chine et marque un « progrès important » dans l’établissement d’un système de paiement moderne qui appuie « les paiements tant nationaux que transfrontaliers » en RMB.

Les raisons qui le sous-tendent

Pourquoi le CIPS a-t-il été créé? La banque centrale de la Chine fait remarquer que, depuis 2009, Beijing a adopté des politiques et des programmes pour faciliter l’utilisation transfrontalière du RMB dans le commerce et l’investissement et favoriser l’« acceptation internationale du RMB ». Avant le CIPS, la majorité des compensations transfrontalières en RMB étaient effectuées par l’entremise des banques de compensation extraterritoriales en RMB que la banque centrale de Chine avait désignées pour servir Hong Kong, Singapour, Londres et, depuis mars 2015, Toronto et Vancouver (par l’entremise d’ICBC Canada à Toronto). Il était également possible de passer par une banque mandataire en RMB à l’intérieur de la Chine continentale, mais cette voie était utilisée moins fréquemment. Les banques de compensation extraterritoriales demeurent essentielles parce que le système de règlement et de compensation interbancaire national de la Chine, le China National Advanced Payment Systems, n’est pas lié directement aux réseaux de paiement internationaux de soutien.

Le système de compensation double en place depuis juillet 2009 facilitait l’utilisation du RMB à l’échelle internationale, mais les ententes de compensation étaient limitées avant le CIPS. Selon le Financial Times, il était lent et coûteux d’effectuer des paiements en RMB à destination et en provenance de la Chine, et le système national de paiements de la Chine ne prenait en charge que les caractères chinois, ce qui le rendait incompatible avec le système de messagerie de la SWIFT utilisé par les banques pour échanger les détails des paiements. Des analystes bancaires ont attiré l’attention sur le fait que des malentendus se produisaient de temps en temps dans les systèmes de compensation qui ont précédé le CIPS, en raison du codage différent et de l’utilisation de langues différentes.

D’après les observateurs, le CIPS a réalisé une percée et amélioré l’efficacité en offrant une plateforme unique. Reuters laisse entendre que le lancement du CIPS « éliminerait un des plus gros obstacles à l’internationalisation du yuan et devrait augmenter considérablement l’utilisation de la devise chinoise à l’échelle mondiale en réduisant les frais de transaction et les délais de traitement. » Avec le lancement du CIPS, une « autoroute mondiale de paiements pour le yuan remplacera l’ensemble disparate des réseaux existants » qui a fait du traitement des paiements en RMB un processus lourd. La mosaïque de réseaux et de banques de compensation existants suscite aussi des craintes de pratiques frauduleuses : les organismes de réglementation chinois ont déjà surpris des succursales de banques chinoises (des banques de compensation en RMB) à utiliser leurs mécanismes internes pour recycler des RMB extraterritoriaux en Chine à des fins illicites.

La Banque populaire de Chine a reconnu implicitement les lacunes des doubles ententes existantes : « Comme le RMB est en voie de devenir la deuxième devise de paiement transfrontalier en importance en Chine et la quatrième devise de paiement la plus utilisée à l’échelle mondiale, il est absolument nécessaire de créer une infrastructure [améliorée] pour en favoriser l’utilisation. » Le CIPS est conçu pour permettre aux entreprises à l’extérieur de la République populaire de Chine (RPC) de compenser des opérations en RMB directement avec leurs équivalentes chinoises et, de ce fait, réduire le nombre d’étapes nécessaires dans un paiement. Le responsable des finances d’une grande multinationale européenne établie à Hong Kong a affirmé que la compensation directe au moyen du CIPS constitue un fait nouveau d’importance pour les petites et moyennes entreprises actives en Chine, parce que leurs banques respectives ont maintenant accès à un réseau élargi pour les paiements de compensation en RMB, ce qui réduit les coûts. En outre, le CIPS supprimerait les pratiques inefficaces des grandes multinationales sur le plan opérationnel parce qu’elles n’auraient plus à s’assurer que les opérations en RMB ne sont traitées qu’à certaines heures de la journée.

Raison d’État et stratégie

Si les points abordés ci-dessus donnent à penser que la mise sur pied du CIPS a été motivée principalement par des considérations techniques, il convient de rappeler que le système a aussi été créé en fonction d’objectifs de politiques stratégiques et résulte de la rivalité stratégique avec les États-Unis. La banque centrale souligne que le Comité central du Parti communiste chinois et le Conseil des affaires d’État de la Chine accordent « énormément d’importance au projet ». Dans le Rapport d’activité du gouvernement qu’il a soumis à la session de l’Assemble populaire nationale et à la Conférence consultative politique du peuple chinois en mars 2015, le premier ministre, Li Keqiang, a affirmé qu’« afin de promouvoir la libre convertibilité du yuan pour les opérations en capital et d’élargir son utilisation au niveau international, nous accélérerons la mise en place d’un système de paiement transfrontalier en yuan; nous perfectionnerons le système de services de règlement en yuan à l’échelle mondiale… » La Banque populaire de Chine a donné aux instructions du premier ministre l’interprétation suivante : « nous devons accélérer la mise en place du CIPS et améliorer le système de compensation mondial en RMB », afin de réussir à favoriser une utilisation accrue du RMB à l’échelle internationale.

La création du CIPS montre bien que les hauts dirigeants du Parti en Chine ont changé d’avis et décidé de soutenir la diversification des devises et des réserves à l’échelle internationale et d’encourager l’utilisation de la monnaie chinoise partout dans le monde. Ils appuient également la prise de mesures graduelles pour ouvrir davantage le compte de capital, renforcer le rôle du marché dans le secteur financier de la Chine et laisser les forces du marché intervenir davantage dans la détermination du taux de change. Depuis le début des années 2000, la RPC demande instamment à la communauté internationale de diversifier les possibilités de monnaies internationales et de monnaies de réserve, ce qu’elle fait depuis 2009. Ses gestes les plus directs à cet égard ont été de promouvoir l’utilisation internationale du RMB. Lorsqu’il sera totalement opérationnel, le CIPS facilitera les opérations de commerce et d’investissement libellées en RMB en tout temps et les échanges en RMB 24 heures sur 24. L’actuel système de compensation double ne permet pas de telles opérations en permanence.

En facilitant et en soutenant le recours accru au RMB, Beijing affaiblit aussi la suprématie du dollar américain, cherchant à provoquer une dédollarisationde fait. En 2014 et en 2015, la RPC a réussi à convaincre les membres du Font monétaire international (FMI) d’ajouter le RMB au panier de monnaies qui constitue l’outil de gestion de la réserve du FMI, les droits de tirage spécial. En octobre 2016, le RMB s’y est donc retrouvé aux côtés du dollar américain, de l’euro, du yen japonais et de la livre britannique. Le CIPS est le fruit des efforts que consacre Beijing à créer de nouvelles technologies et de nouveaux systèmes qui facilitent une utilisation accrue du RMB dans le monde ainsi que l’essor et l’acceptation du RMB au moyen d’un système de paiement international amélioré.

Le CIPS fournit la plateforme de paiement électronique de l’autre grande politique stratégique de la RPC, le programme « Une ceinture, une route », qui a été annoncé par Xi Jinping en 2013 et inscrit dans la constitution du Parti communiste chinois en novembre 2017. Selon les dirigeants du Parti, ce programme soutient la croissance inclusive dans les pays situés le long des nouvelles routes de la soie et l’augmentation du commerce international à l’intérieur de la région. Ils le voient aussi comme une occasion en or d’encourager l’utilisation internationale du RMB dans la majeure partie de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe. Le CIPS est donc considéré comme un outil qui fera baisser les coûts de transaction, accroîtra la compétitivité globale, atténuera les risques financiers et accélérera l’intégration commerciale, la coopération économique et l’intégration des monnaies dans toute la région visée par le programme « Une ceinture, une route ».

Beijing est aussi préoccupé par la vague croissante de sanctions financières imposées par les États-Unis sur la scène internationale. La RPC en a observé les répercussions sur la Russie, l’Iran, la Corée du Nord, le Soudan et d’autres États. Elle n’a pas oublié non plus les embargos commerciaux et les sanctions financières que les États-Unis lui ont imposés pendant la guerre froide. Elle sait très bien que des gouvernements exercent des pressions sur la SWIFT afin qu’elle coopère dans l’application des sanctions et font appel à elle pour empêcher des États de faire des paiements. La Chine est consciente que Moscou, Téhéran et d’autres gouvernements souhaitent ardemment créer ou renforcer d’autres systèmes de paiement internationaux qui pourraient atténuer la menace que représentent les sanctions américaines.

Un CIPS totalement opérationnel, qui réduit la dépendance de la RPC à l’égard de la SWIFT, offre plusieurs autres avantages. Beijing n’ignore pas que la SWIFT est largement sous la coupe des banques américaines et européennes, dont les systèmes et les réseaux sont réglés pour traiter les dollars américains (la SWIFT a la réputation de jouer un rôle important dans le maintien de la domination mondiale du dollar). Il est aussi préoccupé par la possibilité que les services de sécurité et de renseignement des États-Unis aient accès au système lorsqu’ils cherchent à retracer des paiements internationaux.

Élargissement du réseau de participants

Le réseau des banques qui utilisent le CIPS s’est développé de façon spectaculaire depuis le lancement du système en octobre 2015. Le nombre des membres adhérents est passé de 19 en octobre 2015 à 31 en février 2018, et celui des sous-adhérents a grimpé de 198 à 681.

Le premier groupe d’adhérents au CIPS comprenait onze banques de la RPC (ICBC, Banque agricole de Chine, Banque de Chine, Banque de construction de Chine, Bank of Communication, China Merchants Bank, Pudong Development Bank, China Minsheng Bank, Industrial Bank, Pingan Bank, Huaxia Bank) et huit banques étrangères (HSBC China, Citibank China, Standard Chartered Bank China, DBS China, Deutsche Bank China, BNP Paribas China, ANZ Bank China, Bank of East Asia). Le premier groupe de sous-adhérents au CIPS comptait 38 banques nationales chinoises et 130 banques étrangères situées en Asie, en Europe, en Océanie et en Afrique.

Les liens vers l’Amérique du Nord ont été étoffés. Alors que seulement sept banques nord‑américaines étaient inscrites comme sous-adhérents en 2015, 25 avaient signé à ce titre au début de 2018, dont sept au Canada : ICBC (Canada), BMO, CIBC, Banque nationale du Canada, HSBC (Canada), Banque de Chine (Canada) et CCB (Toronto).

Plusieurs facteurs expliquent l’augmentation spectaculaire du nombre des adhérents et des sous-adhérents au CIPS en 2016 et 2017. Le plus important semble être le protocole d’entente signé par la CIPS Corp. et la SWIFT en mars 2016. Ce protocole d’entente établissait un plan de coopération stratégique entre les deux organismes prévoyant la connexion du CIPS à la communauté des utilisateurs mondiaux de la SWIFT. Résultat, le nombre des adhérents et des sous-adhérents au CIPS a augmenté à mesure que les banques affiliées à la SWIFT entraient dans le réseau. La SWIFT est une coopérative qui réunit plus de 11 000 institutions financières actives dans plus de 200 pays. Elle soutient déjà plus de 150 systèmes de paiement et de règlement à l’échelle mondiale. Jusqu’ici, plus de 1 700 institutions financières ont réalisé des opérations en RMB en utilisant son réseau. La CIPS Corp. porte un intérêt particulier au réseau de la SWIFT, à son expérience et à son savoir-faire en matière d’établissement de voies sécurisées, efficaces et fiables pour connecter les systèmes de paiement à la communauté des utilisateurs mondiaux.

La SWIFT est active en Chine depuis plus de 30 ans, et près de 400 sociétés et institutions financières chinoises y sont déjà connectées. Elle avait donc tout intérêt à signer un protocole d’entente avec la CIPS, sachant que les autorités chinoises songeaient à la remplacer par un réseau indigène conçu pour l’égaler, sinon la dépasser, afin de promouvoir l’utilisation internationale du RMB au nom de la sécurité de la Chine. La SWIFT était très préoccupée par les intentions de la Chine à moyen et à long terme : elle craignait que la RPC ne cherche à l’abandonner, à la supplanter ou à la remplacer en plus d’augmenter l’utilisation internationale du RMB et de réduire la dépendance systémique à l’égard du dollar américain. Elle était donc impatiente et soulagée de signer le protocole d’entente avec CIPS Corp.

Pour le moment, la CIPS Corp. semble essayer de procéder en douceur en se positionnant comme l’intermédiaire entre la SWIFT et le China National Advanced Payments System. Le CIPS est modelé sur le Clearing House Interbank Payment System, réseau de paiements en dollars américains qui traite des opérations pour une valeur d’environ 1,5 billion de dollars américains chaque jour. D’après le Financial Times, le CIPS commencera par utiliser la SWIFT pour transmettre des messages interbancaires, mais il finira par être en mesure de fonctionner indépendamment. Le nouveau système CIPS permettra aussi à terme aux banques extraterritoriales de traiter des paiements en RMB entre comptes étrangers, en plus de ceux à destination et en provenance de la Chine, mais le déploiement ne fait que commencer pour les banques qui se trouvent sur son territoire. Un journaliste principal du Financial Times a cité une « personne au courant des projets de la Banque populaire de Chine pour le CIPS » qui aurait dit : « Le CIPS commencera peu à peu à utiliser sa propre ligne [de communication] spécialisée. À ce moment-là, il pourrait totalement remplacer la SWIFTNote de bas de page 74  . »

À la cérémonie de signature du protocole d’entente entre la CIPS Corp. et la SWIFT, le directeur exécutif de CIPS Corp., Li Wei, a déclaré : « La China International Payment Service Corporation se réjouit à la perspective de profiter de la plateforme et des services de la SWIFT pour fournir un mécanisme efficace et pratique à la communauté financière mondiale. » Li a fait observer que la CIPS travaillait avec la SWIFT pour rendre les normes de messagerie MT, largement utilisées pour les opérations bancaires transfrontalières, compatibles avec les normes ISO20022, utilisées par le CIPS, au moyen d’un plan de conversion, puis a ajouté : « Nous [la CIPS Corp. et la "Chine"] visons à fournir une plateforme inclusive pour saisir les mouvements transfrontaliers de RMB de tous les types de participants, ce qui augmentera considérablement la portée internationale du RMB. »

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