Chapitre 2 - Daech a-t-il trop présumé de ses forces en Libye?

Au lieu de parvenir à un règlement politique en Libye, le gouvernement d’union nationale n’est en fait devenu qu’une faction de plus, la troisième, dans la guerre civile qui déchire le pays. Les institutions gouvernementales sont fragmentées et ne sont pas en mesure de faire une évaluation cohérente de l’avancée de Daech sur la scène locale. Ce dernier a essayé de s’installer dans l’est de la Libye, à Derna, à Benghazi et à Syrte. Les troupes de Daech expulsées de Syrte étaient essentiellement constituées de combattants d’expérience originaires de l’Afrique du Nord et de l’Ouest, qui se sont enfuis dans les régions avoisinantes. On ignore de quelle façon ils projettent de soutenir un Daech dépourvu de territoire et les évaluations des services de renseignement Libyen sur la question ne s’avèrent pas d’une grande utilité, car ces organismes cherchent de plus en plus à se faire concurrence.

La guerre civile en Libye a été profitable à Daech

La Libye est un pays en guerre, avec trois gouvernements rivaux et un processus de paix à la dérive négocié sous l’égide des Nations Unies. Le gouvernement d’union nationale, soutenu par les Nations Unies, était essentiellement chargé de mettre en œuvre l’Accord politique libyen, un arrangement pris pour aider les principales factions belligérantes du pays à parvenir à un règlement. « Instance provisoire » mise sur pied en décembre 2015, il n’est toutefois pas parvenu à ramener la paix dans l’est et dans l’ouest du pays ni à obtenir le soutien nécessaire pour lui permettre de rétablir des liens entre le pouvoir central et le réseau éclaté d’institutions politiques, économiques et responsables de la sécurité qui gouvernent un peu partout dans le pays. En dépit des efforts considérables déployés pour que le Conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale rassemble le plus grand nombre d’intervenants politiques et tribaux, cet exercice s’est avéré plutôt symbolique, car, le Conseil présidentiel, installé dans un endroit isolé du littoral tripolitain, n’exerce son influence que sur une zone géographique limitée.

C’est ainsi que le pays demeure aussi divisé qu’il l’était pendant la guerre civile de 2014‑2015 qui a opposé les intervenants de l’opération Dignity (dans l’est de la Libye) et les militants de l’Aube de la Libye (dans l’ouest du pays).

L’incapacité du Conseil présidentiel de mettre fin aux dissensions entre les forces militaires rivales et de rapprocher les membres d’un appareil du renseignement déchiré a laissé la Libye en position de faiblesse dangereuse par rapport à DaechNote de bas de page 2 et a contribué à créer un milieu propice aux djihadistes salafistes. Le pays souffre non seulement de la porosité de ses frontières, longues de plusieurs milliers de kilomètres, mais également des luttes intestines que se livrent ses forces de sécurité rivales, incapables de communiquer entre elles, qui cherchent à se discréditer mutuellement et qui consacrent l’essentiel de leurs ressources à des activités tribales et politiques sans s’attaquer à la menace djihadiste salafiste. Par conséquent, les forces politiques libyennes sont pour ainsi dire aveugles quant à la nature du danger représenté par Daech et les groupes qui y sont associés. Leurs affirmations selon lesquelles elles s’acharnent à lutter contre ces groupes extrémistes sont ainsi trompeuses.

L’est de la Libye

Derna, la wilaya Barqa et Daech

La montée de Daech en Cyrénaïque, région orientale de la Libye, a commencé six mois après le début de l’opération Dignity à la fin de 2014, avec la création à Derna du Conseil consultatif de la jeunesse islamique (Majlis al‑Choura Chabab al-Islam) par des djihadistes salafistes de retour de Syrie et d’Irak.

Le Conseil consultatif de la jeunesse islamique est un exemple particulier du milieu djihadiste salafiste, et la raison de sa montée et de son déclin subséquent. Il est issu essentiellement de querelles locales opposant une ancienne garde de djihadistes repentis et ayant abandonné le djihad à de jeunes combattants de retour au pays après avoir pris part au conflit syrien. Ainsi, la brigade al‑Battar, une formation libyenne qui a participé aux combats en Syrie en 2012 et en 2013, est revenue à Derna, impatiente de prendre le contrôle de la ville. Toutefois, ses velléités ont été étouffées par la Brigade des martyrs d’Abou Salim, un groupe constitué principalement d’anciens djihadistes libyens repentis et ayant renoncé au djihad auxquels se sont joints de jeunes habitants de Derna qui avaient pris les armes pour lutter contre l’ancien régime en 2011.

(...) [Le] milieu djihadiste de Derna est composé d'individus plus investis dans la lutte contre les éléments de l'ancien régime, comme le général Khalifa Haftar et ses semblables, que dans l'expansion d'un califat.

À la fin de 2014, l’envenimement de la situation à Derna a déclenché une guerre civile dans l’est de la Libye. La brigade al-Battar, soutenue par de jeunes djihadistes de la région avides de participer à l’instauration du soi-disant califat, a mis sur pied le Conseil consultatif de la jeunesse islamique de Derna, la première ramification et province de Daech en Libye, à la fin de 2014. Abou Nabil al-Anbari, membre haut placé de Daech et ancien gouverneur en Irak, a été proclamé émir de Libye. Le Conseil consultatif de la jeunesse islamique de Derna a créé des tribunaux islamiques dirigés par un juge yéménite ainsi qu’un service de police islamique et un diwan al-HisbaNote de bas de page 3, reproduisant ainsi la structure politique du califat en Syrie et en Irak.

Toutefois, le Conseil consultatif de la jeunesse islamique de Derna a été rejeté parce qu’il était constitué de jeunes gens tourmentés et en colère qui ne respectaient pas leurs aînés ou parce que les djihadistes locaux refusaient d’être dirigés par un calife et gouverneur étranger en la personne d’al-Anbari.

La présence du Conseil a donné aux forces de l’opération Dignity le prétexte dont elles avaient besoin pour attaquer la ville à partir de février 2015. Pourtant, elles s’en sont prises presque exclusivement à la Brigade des martyrs d’Abou Salim ou à l’infrastructure de la ville. En réaction, la Brigade et ses groupes affiliés ont pris les armes en décembre 2015 et ont chassé les membres du Conseil avec l’aide des résidents.

Une froide réalité du [Le] milieu djihadiste de Derna est qu’il est composé d’individus plus investis dans la lutte contre les éléments de l’ancien régime, comme le général Khalifa HaftarNote de bas de page 4 et ses semblables, que dans l’expansion d’un califat.

Benghazi : Daech se fait un nouvel ennemi

À Benghazi, Daech a eu du mal à rester une organisation soudée dans un milieu extrêmement polarisé, dominé par de prétendus révolutionnaires et la soi-disant Armée nationale libyenne (ANL) dirigée par le général Khalifa Haftar.

Le Conseil de la choura des révolutionnaires de Benghazi, affilé à l’Aube de la Libye, se bat contre les forces du général Khalifa Haftar depuis juillet 2014. Il s’agit d’un conseil militaire constitué de milices islamistes et djihadistes, dont certaines sont liées à des tribus (p. ex. la katiba du 17-Février et le Bouclier libyen, dont les membres sont originaires de Misourata et principalement basés à Benghazi) et à Ansar al-Charia (AAC), une ramification d’al-Qaïda accusée d’avoir attaqué la mission diplomatique américaine en 2012.

Les liens noués par le Conseil de la choura des révolutionnaires de Benghazi avec AAC peuvent également être interprétés comme une façon de contrer la tentative de prise de contrôle de Daech. AAC a remplacé à maintes reprises ses membres assassinés (notamment son chef, Mohammed al-Zahawi, en 2015) par des djihadistes influents originaires de Misourata, comme Abou Khaled al-Madani. Cette stratégie vise à assurer qu’AAC colle au profil local des dirigeants du Conseil. Au début de 2015, la défection d’un chef influent d’AAC, Abou Abdallah al-Libi, qui s’est joint à Daech, a porté un coup dur au groupe, mais al-Libi a lui aussi été remplacé rapidement. Certains combattants d’AAC sont passés individuellement à Daech et de petites cellules de Daech ont été mises sur pied à Benghazi et mènent des opérations dans la ville.

Les combattants d’AAC sont susceptibles de faire défection et de passer à Daech, car les deux groupes ont adopté la même idéologie fondée sur la religion. Pourtant, des différences fondamentales entravent la montée de Daech. En effet, les combattants d’AAC ne partagent pas les objectifs transnationaux de Daech et se considèrent essentiellement comme les membres d’un groupe révolutionnaire, ce qui est d’autant plus vrai pour les combattants basés à Benghazi. Ils ont le sentiment de faire partie de l’histoire de la Libye et de sa guerre civile, les affrontements avec l’ANL étant dictés par des querelles locales et personnelles depuis 2012.

Les groupes satellites de Daech sont relativement nouveaux sur le théâtre d’opérations de Benghazi et ont été mis sur pied après le déclenchement de la guerre civile. L’organisation a eu du mal à se faire une place parmi les multiples groupes et milices aux influences tribales qui opèrent à Benghazi ainsi qu’à analyser la problématique compliquée au cœur même de la guerre civile. Comme les messages de Daech ne sont pas parvenus à trouver écho auprès de son public cible, constitué de groupes et milices vulnérables, le Conseil de la choura des révolutionnaires de Benghazi est demeuré en grande partie indifférent à sa présence.

Dans le numéro de février 2016 du magazine Dabiq, l’ancien « émir » de Daech a vivement reproché au Conseil et à l’AAC leur refus de se joindre à Daech. La présence de toutes nouvelles coalitions – à l’instar de la brigade de défense de Benghazi en avril 2016 –, qui prennent spécifiquement Daech et les forces du général Haftar pour cible à Benghazi, révèle l’incapacité de Daech de cohabiter avec les groupes qui par ailleurs avaient fait preuve d’une certaine ambivalence face à sa montée en puissance.

Libye occidentale

Syrte : la wilaya de Trablous

La ville côtière centrale de Syrte représente peut-être la plus grande réussite de Daech en Libye jusqu’à présent. Largement oubliée dans la Libye de l’après-révolution, Syrte est passée aux mains d’un bataillon djihadiste révolutionnaire connu sous le nom des brigades al‑Farouq en 2012. Ce bataillon est ensuite devenu une antenne d’AAC en 2013, mais a commencé à se transformer à la fin de 2014. La mort de son chef au début de la guerre civile a fait dérailler le processus décisionnel au sein du groupe. Coupé d’AAC qui combattait à Benghazi, il a commencé à répondre aux avances de membres haut placés de Daech, qui avaient jeté leur dévolu sur Syrte et sur le groupe djihadiste.

Ce dernier s’est joint à Daech au début de 2015 et a rapidement entrepris de mettre sur pied les mêmes institutions qu’à Derna. Sans rivaux influents ni brigades pour s’opposer à son ascension à Syrte, Daech est parvenu à asseoir sa mainmise sur la ville.

Dérive baasiste

Syrte est le meilleur endroit pour observer la mise en œuvre de la vision djihadiste apocalyptique en Libye. Daech s’est livré à des décapitations et à des exécutions à grande échelle de coptes, a menacé de se lancer à la conquête de Rome à partir des côtes de la Libye et a invité des djihadistes du monde entier à se joindre à lui.

Syrte est le meilleur endroit pour observer la mise en oeuvre de la vision djihadiste apocalyptique en Libye.

Daech a obtenu des résultats mitigés à Syrte. Le groupe est parvenu à recruter des combattants de la Tunisie voisine ainsi que de pays d’Afrique de l’Est et de l’Ouest, mais n’a pas réussi à étendre son emprise en Libye. Il s’est empêtré en grande partie dans son incapacité à dominer le débat dans la Libye de l’après-révolution.

Alors qu’il était parvenu à tirer parti des profonds fossés confessionnels qui existent en Syrie et en Irak pour recruter de nouveaux membres, Daech s’est montré incapable de s’infiltrer dans le tissu tribal de la société libyenne ou d’exploiter les rivalités tribales à son avantage, et ce, malgré l’envoi de plusieurs délégations dans le pays en 2015 pour essayer de recruter des membres. Son échec est particulièrement révélateur lorsque l’on constate que le groupe n’est pas parvenu à étendre son influence à Djoufra, une communauté proche de Syrte, dont la population, comparable à celle de Syrte, est constituée des mêmes tribus et manifeste un degré semblable de désillusion quant à la révolution ratée.

Daech n’est pas non plus parvenu à conclure un pacte avec des éléments de l’ancien régime, contrairement à ce qu’il avait réussi à faire en Irak avec des membres du parti Baas. À leur arrivée à Syrte, les militants du groupe ont informé la population qu’ils ne toléreraient aucune dissidence ou opposition. Ils ont rassemblé les membres de l’ancien appareil de sécurité de Kadhafi encore présents dans la ville et leur ont ordonné de se repentir et de se joindre à eux. Ceux qui refusaient étaient emprisonnés ou tués. Ils sont allés jusqu’à réprimer violemment une manifestation favorable à Kadhafi au milieu de 2015.

Opération al-Bunyan al-Marsous : Les limites de la campagne militaire et la force cachée de Daech

À première vue, la campagne militaire semble avoir été efficace contre Daech à Syrte. Depuis avril 2016, des individus pour la plupart originaires de Misourata et rassemblés sous la bannière de l’opération al-Bunyan al-Marsous menée par le gouvernement d’union nationale combattent Daech. Ils contrôlaient presque 95 pour 100 de Syrte à la mi-octobre 2016 et pourraient maintenant être sur le point de reprendre la totalité de la ville. Ils sont également parvenus à prendre pour cible le chef de Daech sur place, le Libyen Hassan Karami, et ont adopté une approche systématique, cherchant à éliminer les Syriens et les Irakiens envoyés pour diriger les opérations de Daech.

Toutefois, sur le plan des opérations, ce sont les échelons intermédiaires distincts de Daech qui sont peut-être les éléments les plus meurtriers du groupe, et sa composante la plus négligée. Ces échelons intermédiaires se distinguent énormément du reste de l’organisation, parce qu’ils ne sont pas envoyés pour gouverner, mais pour combattre. Ils sont essentiellement constitués de combattants endurcis et de militaires, surtout originaires de Mauritanie, du Sénégal, du Mali et de Tunisie.

Ces échelons intermédiaires ressemblent peu à Daech en tant que groupe. Tandis que les dirigeants syriens, irakiens, libyens et tunisiens de Daech communiquent en arabe avec leurs troupes et s’expriment en anglais et en arabe dans des vidéos et dans le magazine Dabiq, les échelons intermédiaires du groupe affilié à Daech en Libye parlent français. Ils représentent le moteur militaire de l’organisation et ont l’expérience des combats et des insurrections. Il s’agit essentiellement de transfuges de groupes idéologiquement proches d’al-Qaïda au Maghreb islamique, comme al-Mourabitoune, et de vétérans de rébellions et de conflits qui durent depuis longtemps dans le Sahel.

Selon des sources au sein de l’opération al-Bunyan al-Marsous, un grand nombre d’entre eux se sont enfuis dans les semaines qui ont précédé le déclenchement de l’opération. Ils se trouvent maintenant à Oubari à proximité de la frontière algérienne, dans le village de Hneywa au sud de Syrte et ils ont également créé une petite cellule près de Sabha.

Après la perte de Syrte, Daech a perdu de son importance en Libye et le groupe ne contrôle plus de territoire. Cependant, il est préoccupant que ni les autorités libyennes ni les forces internationales ne semblent s’intéresser aux échelons intermédiaires de Daech en tant que force combattante. Daech pourrait profiter du chaos qui règne en Libye avec la guerre civile qui se poursuit et du désintérêt de la communauté internationale qui ne tente plus activement de régler ce conflit, pour se risquer à mener de nouvelles opérations.

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