Chapitre 3 - Al-Qaïda au Maghreb islamique continuera-t-elle de prospérer?

En réaction aux opérations militaires menées par la France dans le Sahel à partir de 2013, al‑Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) a modifié sa stratégie et a noyé son identité en faisant corps avec des forces et des groupes ethniques antigouvernementaux locaux. Cette tactique lui a permis d’augmenter le rythme de ses attaques et de devenir indispensable aux rebelles et aux trafiquants locaux. Les tentatives de Daech pour s’implanter dans la région ont échoué, car AQMI exerce son emprise sur les activités djihadistes qui s’y déroulent. Pourtant le nord du Mali est le seul véritable sanctuaire géographique du groupe.

Le renouveau d’AQMI au Sahel

La menace que représente Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Sahel fait l’objet d’appréciations divergentes. Si les militaires français jugent l’efficacité des Opérations Serval et Barkhane à l’aune du nombre important de combattants tués et de l’interruption relative des voies de communication du groupe terroriste entre le Mali et la Libye, une vision plus réaliste des choses incite à nuancer ce bilan.

Si quelques opérations françaises notables sont survenues en territoire nigérien en 2013 et 2014 contre des convois d’Al-Mourabitoune et d’Ansar Dine, la présence de Barkhane à Madama, au Niger, n’a pas empêché le maintien de relations de coopération opérationnelle entre les théâtres djihadistes maliens et libyens, qui utilisent le Niger comme territoire de transit. L’autre voie de passage, l’Algérie, est également empruntée par les militants, neutralisant toute capacité d’intervention française sans « droit de poursuite » en territoire algérien.

En termes d’attaques perpétrées, AQMI n’a jamais été aussi menaçante. Si le nombre d’attaques liées à des engins explosifs improvisés (EEI) et d’attentats suicides avaient beaucoup chuté avant le début de 2014, ce nombre atteint désormais des niveaux records. Le nombre d’attaques par EEI durant le premier semestre de 2016 est le double de celui sur la même période en 2015.

Cette force d’AQMI traduit la capacité de l’organisation à surmonter les deux principaux défis auxquels elle a été confrontée depuis 2013 : le déclenchement de l’Opération Serval en janvier 2013, et l’influence sahélienne de DaechNote de bas de page 5, qui a contraint AQMI à intensifier ses attaques, à moderniser sa communication et à réunifier l’ensemble des groupuscules terroristes (Ansar Dine, Al-Mourabitoune) sous le label d’AQMI.

(...) la perte de contrôle des villes n'a guère signifié la perte d'influence ou de capacités d'action de l'organisation terroriste (...)

La lutte contre AQMI, menée principalement par la France, semble s’enferrer dans les limites classiques de la guerre asymétrique. Si plusieurs centaines de combattants d’AQMI, du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) et d’Ansar Dine ont été « neutralisés » depuis 2013, dans le même temps la capacité de projection de ces groupes n’a pas cessé de s’étendre, que ce soit au Mali ou plus largement en Afrique de l’Ouest. En plus des attentats commis à Agadez et à Niamey, au Niger, en 2013, la nébuleuse AQMI s’est aussi rendue responsable d’attentats à Ouagadougou (Burkina Faso) et à Grand Bassam (Côte d’Ivoire). Au Mali, la capacité d’action de l’organisation s’est étendue au sud, avec l’attentat de l’hôtel Radisson Blu et les attaques perpétrées dans la région de Sikasso (Misseni et Fakola) en 2015. La perte de chefs de katiba (Abou Zeid, Oumar Ould Hamaha, Ahmed el-Tilemsi, Abdelkrim el-Targui) n’a pas non plus altéré la force d’AQMI. Elle aurait tout au plus joué un rôle dans la réunification des différents groupes au sein d’AQMI.

En somme, la perte de contrôle des villes de Tombouctou, Kidal et Gao, où AQMI avait mis en place une administration, n’a guère signifié la perte d’influence ou de capacités d’action de l’organisation terroriste, sur le modèle de ce que l’on peut voir, par exemple, dans d’autres théâtres : au Yemen avec le retrait d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) de Mukallah en avril 2016; en Somalie avec la reprise de Kismayo; au nord du Nigeria avec le retrait de Boko Haram des principales villes de l’état de Borno. Au Mali, les différentes organisations terroristes ont adapté leurs modes d’action à la présence française : renforcement drastique de la sécurité opérationnelle; multiplication des attentats suicides et désormais des attaques complexes (opérations tactiques couplées à des attentats suicides), qui exigent une capacité de planification et de maîtrise du territoire qui ne peut se faire sans l’appui des populations locales; et implantation locale du djihad afin de gagner en solubilité au sein des populations locales.

Quel avenir pour AQMI au Sahel ?

Implantation locale du djihad

Si l’implantation locale du djihad a pu s’opérer si facilement depuis 2013, c’est avant tout parce qu’elle rencontre un écho certain au sein de la population. Cette dynamique se poursuit et risque de s’intensifier. Elle complexifie grandement la lutte contre l’organisation terroriste, gommant les frontières entre nomades, combattants rebelles et djihadistes.

Depuis 2013, un nombre toujours plus important de locaux sont venus gonfler les rangs de l’organisation terroriste quand, dans le même temps, les étrangers (Tunisiens et Algériens notamment) ont massivement quitté le nord du Mali pour rejoindre la Libye. Cela participe d’une stratégie établie (et conçue par Al-Qaïda) pour faire reposer le projet d’AQMI sur ses groupes locaux, au travers de deux katiba touareg (Youssef Ibn Tachfinet Al-Ansar), et qui gravite désormais autour d’une organisation locale, Ansar Dine, dont le lien organique avec AQMI ne fait aucun doute mais n’est pas mis en avant. Il en est de même d’Al-Chabab, qui a toujours entretenu une certaine distance par rapport à Al-Qaïda, ou plus récemment de Jabhat Al-Nosra, devenue Jabhat Fatah al-Sham, détachée organiquement d’Al-Qaïda en vue de dynamiser son recrutement local. Ces formes d’autonomie ont été cautionnées par Ayman al-Zawahiri en personne.

La résultante de cette dynamique se lit avec gravité au Mali. Des territoires entiers du nord du Mali sont sous le contrôle de certaines fractions tribales qui opèrent pour le compte d’AQMI. C’est tout particulièrement le cas de la fraction arabe Al-Wasra dans la région de Taoudéni. Originellement sans aucune influence au sein de la communauté arabe, cette fraction est devenue incontournable grâce au pouvoir conféré par AQMI. L’enracinement local touche considérablement la communauté peulh dans les régions de Gao et de Mopti, dont la surreprésentation dans les rangs d’AQMI est avérée.

Les raisons de cet enracinement sont à chercher du côté des États. Si le processus de radicalisation s’opère, c’est qu’il se nourrit de dynamiques endogènes : injustice généralisée; islamité refoulée; marginalisation de certaines tendances de l’Islam; chômage; développement d’activités jugées interdites; etc. Ces facteurs sont peu ou prou observables dans l’ensemble des sociétés saharo-sahéliennes. Par conséquent, la capacité d’AQMI à pénétrer ces contextes existe, mais la durabilité de son enracinement dépendra étroitement du niveau de contrôle opéré par les États. Cette variable explique très largement pourquoi AQMI n’a jamais pu s’implanter fermement au Niger, où les réseaux nomades, y compris les combattants, demeurent rattachés à l’État central.

En cas de crise territoriale profonde, à l’instar de ce qui pourrait survenir en Côte d’Ivoire en 2020 par exemple, AQMI pourrait tenter de se sanctuariser en se nourrissant de l’absence d’État et d’une dynamique de conflictualité. Tant que les États demeurent relativement maîtres de leur territoire, l’influence d’AQMI se limitera à des cellules clandestines en capacité de mener des attaques contre des cibles étatiques ou occidentales.  

Un rapprochement croissant avec les groupes armés

La présence occidentale au Sahel est appelée à durer. La liberté de circulation des groupes djihadistes s’en trouve donc durablement entravée, les obligeant à s’appuyer sur des partenaires plus fréquentables. Dès lors que la distinction est opérée et opérante entre groupes armés signataires et groupes armés djihadistes, les premiers étant relativement protégés de toute intervention armée internationale, les seconds ont intérêt à se dissimuler derrière eux. Cette tendance va donc se poursuivre. Dans le pire des scénarios, on pourrait voir la reprise d’une rébellion au sein de laquelle combattants rebelles et djihadistes seraient à ce point mêlés qu’il serait vain pour une force armée occidentale d’intervenir sur le modèle de ce qui s’est fait en janvier 2013.

Tant que les États demeurent relativement maîtres de leur territoire, l'influence d'AQMI se limitera à des cellules clandestines en capacité de mener des attaques contre des cibles étatiques ou occidentales.

Il convient toutefois de comprendre les motivations des groupes armés alliés aux groupes djihadistes. Ils se trouvent avant tout dans l’obligation de composer avec la force dominante. Il s’agit pour eux d’une condition de leur maintien d’un contrôle territorial essentiel à la maîtrise des routes trafiquantes. De surcroît, dans un contexte de tensions extrêmement vives entre groupes de plateforme et de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), bénéficier d’une protection des groupes djihadistes s’avère essentiel. Enfin, l’ancrage des groupes djihadistes est si profond au nord du Mali qu’il serait suicidaire pour un groupe armé de vouloir s’en prendre à un groupe djihadiste, quand bien même ce groupe aurait l’appui ponctuel des forces internationales. Il convient donc de ne pas s’attendre à un changement de configuration à court ou moyen terme. En somme, le seul facteur qui pourrait bouleverser ces dynamiques collusives est un renversement des rapports de force militaires entre groupes armés rebelles et djihadistes.

En tout état de cause, des alliances sont généralisées. Les deux branches du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA) basées dans la zone de Ber opèrent comme sous-traitants d’AQMI, que ce soit dans l’approvisionnement logistique ou bien dans l’accomplissement de missions opérationnelles. Le MAA soutenant la Plateforme des mouvements d’autodéfenseNote de bas de page 6 localisé dans le Tilemsi entretient des relations consubstantielles et organiques avec Al-Mourabitoune. La donne est la même concernant le front peulh dans le Centre du Mali. Si une partie des combattants peulh opère au sein d’Ansar Dine via la nouvelle katibat Macinah, le ralliement de l’ANSIPRJNote de bas de page 7 (non djihadiste) à ce front peulh a pour effet de diluer la dimension djihadiste du mouvement. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’attaque de Nampala en juillet 2016, revendiquée par l’ANSIPRJ, alors qu’elle fut l’œuvre de combattants d’Ansar Dine. Enfin, l’appartenance duplice de jeunes combattants Ifoghas au Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) et à Ansar Dine n’est plus à démontrer.

Comment endiguer la menace ?

Accentuer la pression sur les États voisins

Une partie de la puissance d’AQMI tient au rôle joué par les États environnants du Mali, en particulier l’Algérie et la Mauritanie. Pour des raisons de sécurité intérieure, ces deux États accueillent, parrainent et protègent des rebelles ou des djihadistes maliens, lesquels sont en retour chargés de garantir que les territoires de ces pays hôtes soient épargnés.

Le cas d’Iyad Ag Ghaly, protégé par l’Algérie, ne souffre d’aucun doute. Quand bien même l’Algérie aurait, sous la pression internationale, promis de « livrer » Iyad Ag Ghaly, comme des sources occidentales bien informées le soutiennent, il semblerait que ce ne soit toujours pas le cas. Au regard des nombreux intérêts que les Algériens ont à préserver Iyad Ag Ghaly – ne serait-ce que comme monnaie d’échange face à la France –, il y a lieu de douter que cela survienne sans une importante contrepartie française. À tout le moins, une pression plus soutenue et conjointe entre la France et les États-Unis permettrait sans doute de fragiliser la position des réseaux algériens qui continuent de s’appuyer sur Iyad Ag Ghaly.

L’enjeu est partiellement différent en Mauritanie. Si l’État ne protège pas d’éléments djihadistes, il entretient des liens étroits avec des acteurs rebelles maliens dont la proximité avec AQMI est notoirement connue. Cette proximité, qui offre aux acteurs une base arrière et une protection politique, renforce donc indirectement AQMI, notamment en matière d’approvisionnement logistique.

Les conséquences de ces appuis transfrontaliers sont loin d’être négligeables. Outre qu’ils peuvent offrir un sanctuaire, voire une base de repli en cas de menaces, à l’instar du territoire algérien pour Iyad Ag Ghaly, les territoires mauritaniens et algériens sont essentiels à l’approvisionnement des groupes terroristes au nord du Mali. De ce point de vue, la donne est semblable pour le Niger, qui demeure un territoire de transit. Une politique antiterroriste efficace sur le plan régional passe nécessairement par une rupture des flux logistiques, que ce soit en termes de denrées alimentaires, de carburant, de pièces détachées ou d’armes.

Accentuer l’effort militaire au nord du Mali

En parallèle de cette pression accrue à exercer sur les États frontaliers du Mali, il convient d’accentuer l’effort militaire sur le nord du Mali afin de dissuader les populations locales autant que les groupes armés de collaborer avec AQMI.

Si la régionalisation de la lutte anti-terroriste – portée par l’Opération Barkhane et désormais par les cinq pays africains formant le G5 SahelNote de bas de page 8 – se justifie par la perméabilité des frontières du Sahel, elle ne doit pas se faire au détriment d’un effort militaire au Mali. En effet, dans l’espace sahelo-saharien, le nord du Mali (et désormais le centre) demeure le seul espace où AQMI peut revendiquer une réelle sanctuarisation. L’Adrar mauritanien et le nord du Niger sont plus ou moins sous le contrôle des États centraux tandis qu’au sud de la Libye, la force des milices toubou et touareg réduit largement la capacité d’AQMI à pénétrer les tissus sociaux, quand bien même AQMI y dispose de cellules et d’une relative liberté de manœuvre.

Dès lors, accentuer l’effort sur le nord du Mali permettrait de déloger AQMI de son seul sanctuaire, et ainsi de réduire considérablement le niveau de menace sous-régional. Rappelons que les attentats d’Agadez-Arlit en 2013, ainsi que de Grand Bassam et de Ouagadougou en 2016 ont tous été planifiés et orchestrés depuis le Mali.

Enrayer l’ancrage d’AQMI

La force d’AQMI demeure encore aujourd’hui son ancrage au sein des populations locales au nord du Mali. Loin d’avoir été altéré par l’occupation, il s’est au contraire renforcé durant celle-ci, contrairement à certaines idées véhiculées par les médias. L’occupation et l’administration des villes par AQMI a permis, surtout à Tombouctou et à Gao, de réduire drastiquement l’insécurité, de rétablir une justice islamique impartiale, et de baisser les prix des produits de consommation courante (parfois distribués gratuitement). Dès lors, pour de nombreux individus, les groupes djihadistes au nord comme au centre du Mali sont devenus un moyen de rétablir une justice plus impartiale que celle de l’État, y compris par le djihad, de s’affranchir de tutelles sociales ou coutumières (notamment parmi certaines populations du centre) et ainsi d’améliorer leur situation.

Dans ce contexte, AQMI ne pourra être éliminé par la seule force militaire. Celle-ci est sans doute indispensable, mais elle n’est guère suffisante. Combattre AQMI nécessite également de permettre aux autorités – locales, traditionnelles ou nationales – de réaffirmer leur emprise sur le territoire, mais de manière positive (à travers leur capacité à rétablir une justice impartiale, à délivrer des services de base et à lutter effectivement contre l’insécurité). Accompagner le retour progressif et négocié de l’État au nord du Mali est donc une mission primordiale, mais elle doit se faire de manière concertée et non imposée.

Détails de la page

Date de modification :