Chapitre 4 - Évolution de la lutte contre le djihadisme en Afrique du Nord et au Sahel

Le niveau des activités terroristes dans les États de la région est en partie déterminé par des facteurs structurels. La vulnérabilité des pays de l’Afrique du Nord et de l’Ouest aux groupes terroristes s’explique par l’inefficacité de leurs gouvernements, l’exclusion de groupes importants du pouvoir politique, l’existence d’une tradition d’islamisme radical et la longue histoire du terrorisme dans la région. Les stratégies adoptées par Daech et al‑Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) exploitent complètement les vulnérabilités locales. Les activités terroristes nuisent aux stratégies nationales de développement et stimulent l’infrastructure terroriste, comme le marché des armes légères. Pour les acteurs nationaux et leurs partenaires étrangers, les répercussions des stratégies économiques ne se font sentir qu’à long terme et non dans l’immédiat.

En 2014 et en 2015, il a surtout été question dans la région des percées de DaechNote de bas de page 9. D’après les données d’IHS Janes, de septembre 2015 à août 2016, le groupe a commis 298 attaques dans la régionNote de bas de page 10, tandis qu’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Ansar al-Charia n’en ont mené que quatre chacun. De même, Daech a fait plus de 1 100 morts, alors qu’Ansar al-Charia et AQMI n’en ont fait que 55 et sept, respectivement.

Ces chiffres montrent bien le profond retentissement que Daech a eu en un an sur les États du sud de la Méditerranée. La vaste majorité de ses attaques ont été effectuées en Égypte ou en Libye, à l’exception notable de ses incursions transfrontalières en Tunisie en 2015 et 2016. De son côté, AQMI a plutôt frappé en Libye et en Algérie.

Si Daech a fait ces percées aux dépens d’autres groupes — dont AQMI et Ansar al‑Charia —, ces derniers ne sont pas disparus pour autant. AQMI, qui aurait pu s’effondrer complètement à la suite de l’offensive militaire française au Mali, de la pression durables des opérations antiterroristes de l’Algérie et de l’arrivée de Daech, est toujours bien présente et attire des partisans. Cela pourrait être dû aux compétences, à l’expérience et aux réseaux de ses dirigeants.

AQMI est toujours bien présente et attire des partisans.

Daech a fait ses percées les plus importantes en Libye, où les services de renseignement américains ont estimé publiquement qu’il comptait plus de 5 000 militants en février 2016. À l’époque, bon nombre d’entre eux étaient présumés se trouver à Syrte, ville côtière centrale de la Libye. D’autres ont constitué des cellules un peu partout dans le pays, notamment à Derna, à Benghazi, à Ajdabiya, à Tripoli et à Sabratha.

Au cours de l’été 2016, cependant, les milices de Misourata, soutenues par un petit nombre de forces spéciales occidentales et par des frappes aériennes américaines, ont réussi à expulser Daech de Syrte. Cela a surpris beaucoup d’observateurs qui doutaient que les forces de Misourata aient la capacité ou la détermination nécessaires pour mener à bien une telle opération.

Les combattants de Daech à Syrte, dont beaucoup étaient d’anciens membres d’Ansar al‑Charia, sont probablement plus dispersés dans le pays maintenant. Bon nombre semblent avoir fui vers les provinces du sud de la Libye. Si la destruction du refuge de Daech à Syrte représente un important pas en avant, le pays et la région ont encore d’énormes défis à relever dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

Il est clair que la propagation de Daech et de groupes semblables représente une menace grave pour la région. Tant qu’ils seront actifs, ces groupes continueront de faire peser une menace sur la population locale et de nuire au renforcement de l’État, au développement économique et à la réalisation d’autres objectifs importants. L’Europe n’a pas encore été frappée par un attentat terroriste orchestré depuis l’Afrique du Nord, mais il ne s’agit pas d’une vague possibilité si les tendances observées dans la région se maintiennent. La présence de Daech en Libye plus particulièrement a incité des flots de migrants à emprunter le chemin de l’Europe centrale, exacerbant considérablement ce problème de sécurité pour l’Europe à une époque déjà difficile.

La nature du problème

Une des questions fondamentales qui occupent les chercheurs en sciences sociales vise à déterminer si l’élément premier de tout phénomène social est la structure ou l’agent. Pour les spécialistes qui se concentrent sur les facteurs structurels, il est essentiel de connaître les conditions sociales, les relations de pouvoir, la conception des institutions et d’autres caractéristiques structurelles des systèmes pour comprendre les résultats sociaux, comme le parcours des groupes terroristes. Pour d’autres spécialistes, cependant, les facteurs structurels sont moins importants que les agents sociaux dans la genèse des phénomènes. Ce qui compte le plus pour eux, ce sont les États, les groupes sociaux ou même les individus.

Pour comprendre la nature de l’extrémisme violent en Afrique du Nord, il faut puiser dans les deux courants de pensée. De toute évidence, des facteurs structurels entrent en jeu dans la création en Afrique du Nord d’un contexte dans lequel des groupes extrémistes violents prolifèrent depuis quelques années.

  • Les conditions structurelles propices à l’extrémisme violent se trouvent réunies aux endroits qui allient des niveaux de développement économique plus faibles, des possibilités d’emploi et d’avancement social limitées, l’exclusion politique et des traditions musulmanes conservatrices.
  • De telles conditions prévalent au Sinaï, dans certaines régions de la Libye, comme à Derna et à Syrte, dans des villes de la Tunisie intérieure, comme dans le gouvernorat de Kasserine, ainsi que dans certaines parties de l’Algérie, du Maroc, du Mali et du Niger.
  • Ces conditions sont exacerbées par l’exclusion politique ou, dans le cas de la Libye, du nord du Mali et sans doute de certaines parties de la Tunisie et du Sinaï, par la présence limitée ou la quasi-absence de l’État.

En même temps, cependant, les agents sociaux et la conjoncture interviennent aussi. Des organisations extrémistes violentes sévissent dans cette région depuis un quart de siècle.

  • Dans les années 1990, les moudjahidines qui revenaient d’Afghanistan ont joué un rôle de premier plan dans la genèse du mouvement extrémiste en Algérie. Ce sont eux qui, par la suite, ont formé le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) et, en 2006, AQMI.
  • De même, la ville de Derna, dans l’est de la Libye, qui a été envahie temporairement par des groupes affiliés à Daech en 2014, a fourni à elle seule le plus grand nombre de combattants étrangers à l’insurrection menée par al-Qaïda en Irak en 2006.

Néanmoins, les efforts délibérés de Daech et d’autres organisations extrémistes, qui ont cherché à profiter d’un contexte propice à l’extrémisme pour grossir leurs rangs, ont accéléré la multiplication de groupes extrémistes violents en Afrique du Nord — et beaucoup aggravé la menace qu’ils représentent.

L’évolution récente de la situation en Libye est un excellent exemple de cette dynamique. Les conditions politiques, économiques et sociales dans ce pays étaient disposées à l’extrémisme violent longtemps avant les soulèvements arabes. Le Groupe islamique combattant libyen (GICL) était actif dans l’est de la Libye des années 1990 jusqu’à ce qu’il soit violemment réprimé par Mouammar Kadhafi. Cependant, à la suite de l’effondrement de la Libye en 2011, les groupes extrémistes ont activement pris le pays pour cible avec l’intention de profiter de ces conditions structurelles.

  • Ainsi, à Benghazi, surtout au cours des mois qui ont suivi les attaques de septembre 2012 contre la représentation diplomatique des États‑Unis dans cette ville, il y a fort à parier que des groupes de l’extérieur de la Libye ont profité de l’absence de contrôle étatique pour faire des percées. Ces groupes ont probablement collaboré avec des groupes d’origine intérieure, comme Ansar al‑Charia, avec lesquels ils se confondaient sans doute partiellement.
  • L’expansion de Daech en Libye en 2014-2015 constitue cependant un cas plus pertinent encore. Lorsque le groupe connu sous le nom de Katiba al-Battar a prêté allégeance à Daech en octobre 2014 à Derna, les hautes instances de Daech à Raqqa ont rapidement cherché à en profiter en envoyant des émissaires chargés d’exercer un leadership, de mettre à profit leurs compétences organisationnelles et peut-être aussi d’assurer un soutien financier.
  • La Tunisie au lendemain de la révolution offre un autre exemple du rôle des agents sociaux dans la propagation des opinions extrémistes violentes. Au cours de la période qui a immédiatement suivi la révolte de 2011, la disparition du contrôle étatique — positive à tellement d’égards — a aussi favorisé la prolifération de lieux de culte officieux. Ces rassemblements constituaient des cibles faciles pour les prédicateurs extrémistes de l’extérieur de la Tunisie désireux de propager des doctrines extrémistes violentes.

Enfin, outre la structure et les agents sociaux, le problème de l’extrémisme violent en Afrique du Nord a été aggravé par la force de l’habitude (théorie de la dépendance au sentier). Autrement dit, la croissance de l’extrémisme a eu des effets cumulatifs jusqu’ici, et ce, pour plusieurs raisons.

  • Premièrement, il y a l’effet de démonstration, qui est constaté partout dans le monde et notamment en Afrique du Nord. Dans le contexte de la radicalisation, l’effet de démonstration signifie simplement que les exemples d’actes terroristes et de groupes radicaux fragilisent les normes sociales existantes et les autres obstacles sociaux à ce qui serait considéré comme des comportements transgressifs. En d’autres termes, les exemples des groupes radicaux aident à légitimer la radicalisation. Ils entretiennent l’espoir des radicaux en puissance tout en concrétisant les avantages sur le plan du pouvoir et du statut que promet l’appartenance à un groupe radical.
  • La dépendance au sentier contribue également à modeler le contexte plus large. Il est clair que les groupes radicaux sont en partie responsables des difficultés économiques et de l’absence générale d’État dans des pays comme la Libye, où ils participent activement à la guerre civile en cours, perpétuant de ce fait des conditions propices à la radicalisation. Ils contribuent également au développement d’un marché pour les outils de l’extrémisme violent, comme les armes légères, et l’expertise en munitions, particulièrement en engins explosifs improvisés.
  • Surtout, la dépendance au sentier est renforcée lorsqu’une sous-région ou un pays tout entier devient un « point chaud » pour les extrémistes violents, comme ce fut le cas en Libye à la fin de 2015 et au début de 2016, lorsque des milliers de combattants de Tunisie, du Nigéria, d’Égypte, du Golfe et d’ailleurs ont afflué vers Syrte pour se joindre à ce qui semblait être le prochain front dans la campagne de Daech pour instaurer un vaste califat. En fait, certaines régions de la Libye sont devenues un véritable « bazar terroriste ».

Perspectives

Il existe peu d’outils stratégiques pour faire face à un problème aussi complexe et profondément ancré. La capacité des États-Unis, du Canada et de l’Europe à fournir des solutions aux facteurs structurels qui contribuent à l’extrémisme est limitée à court ou à moyen terme. Ainsi, il est largement reconnu que l’exclusion économique est l’un des plus importants facteurs structurels contribuant aux mouvements extrémistes violents. Même si ce n’est pas le seul facteur — et il existe des cas de radicalisation dans lesquels l’exclusion économique n’a pas joué un rôle significatif —, il semble clair qu’un développement économique inclusif dans bon nombre de villes et de régions vulnérables en Afrique du Nord ferait beaucoup pour réduire le phénomène de la radicalisation. Cependant, le développement économique inclusif est un processus mesuré sur des décennies voire des générations. Cela ne signifie pas qu’il ne devrait pas être un objectif, et encore moins que les efforts de développement du Canada et de ses principaux alliés ne sont pas dignes d’intérêt. Cela signifie simplement que de tels efforts ont peu de chances d’avoir une incidence importante sur la radicalisation en Afrique du Nord, du moins à court ou à moyen terme.

D’autres outils, cependant, peuvent s’avérer plus efficaces. Ainsi, il serait possible de renforcer l’État en Libye ou dans certaines régions de la Tunisie. L’idée de renforcer l’État est passée de mode — si tant est qu’elle l’ait été. Toutefois, malgré la connotation négative du terme, il est possible de renforcer les États dont l’administration ou les institutions sont faibles. Le transfert de technologies et de connaissances, combiné à des incitations diplomatiques et politiques habilement gérées, a et pourrait continuer d’avoir des effets positifs en Libye et en Tunisie.

Il existe une tendance compréhensible à se concentrer sur les programmes qui pourraient avoir un effet pragmatique immédiat. Ainsi, les Européens mettent l’accent sur la sécurité frontalière en Tunisie (et auparavant en Libye). De son côté, le Royaume-Uni privilégie la sécurité des touristes en Tunisie. Ces efforts pourraient être utiles, mais il faut y consacrer des ressources réalistes.

Les programmes conçus pour contrer l’extrémisme violent peuvent aussi se révéler utiles, quoiqu’on en sache encore très peu sur ce qui fonctionne et ne fonctionne pas dans ce domaine. Il faudra faire davantage de recherches pour établir des théories d’intervention crédibles. De plus, les avantages des programmes visant à contrer l’extrémisme violent, lorsqu’ils fonctionnent, sont principalement préventifs : ils visent à juguler le problème plutôt qu’à l’atténuer.

Les mesures militaires et de sécurité peuvent être controversées, mais elles sont parfois nécessaires pour jeter les bases de la sécurité nécessaire pour assurer l’efficacité des programmes de renforcement de l’État. L’expérience postrévolutionnaire de la Libye le montre bien. La Libye de l’après-Kadhafi entrevoyait des perspectives de stabilisation comparativement optimistes, mais le manque de sécurité a rendu presque impossible de faire des progrès sur tous les autres fronts du renforcement de l’État. Pour sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouve, la Libye devra probablement compter au moins sur une certaine forme d’assistance de l’extérieur sur le plan de la sécurité à un moment donné. De son côté, la Tunisie pourrait s’en sortir sans assistance militaire étrangère, mais elle a besoin du soutien constant de services de sécurité étrangers sous la forme de programmes de formation et d’équipement pour être mieux à même de prendre des mesures directes contre les groupes extrémistes qui y sont installés, pour intervenir efficacement à la suite d’attentats terroristes et pour s’assurer que ses pratiques de sécurité interne n’exacerbent pas son problème de radicalisation intérieure, qui est sérieux. À cet égard, la réforme du ministère tunisien de l’Intérieur constitue tout un défi.

En Libye, plusieurs acteurs étrangers sont maintenant mobilisés sur le terrain, ce qui complique les choses. En 2015, l’Italie a élaboré un plan d’intervention en faveur du gouvernement d’union nationale qui aurait nécessité le déploiement à Tripoli d’une force de la taille d’une brigade pour aider à assurer la sécurité de ce gouvernement. Lorsque le gouvernement lui-même a obtenu de moins bons résultats que prévu en raison de la réticence d’un commandant de l’Est, le général Khalifa Haftar, les Italiens sont revenus sur leur position. Dans l’intervalle, de nombreuses opérations d’unités des forces spéciales françaises, britanniques et américaines ont été signalées sur le terrain — des deux côtés du conflit libyen, à l’Est et à l’Ouest. La présence de ces forces vise manifestement à lutter contre le terrorisme et pourrait être salutaire pour négocier des accords de cessez‑le‑feu entre les parties engagées dans la guerre civile. Cependant, elle obscurcit aussi le tableau parce qu’elle risque de donner une impression de favoritisme, minant l’autorité de l’Occident auprès du gouvernement négocié sous l’égide des Nations Unies. De son côté, l’Égypte, avec le soutien tacite des États du Golfe, continue d’appuyer le général Haftar, compliquant les efforts pour obliger ce dernier à reconnaître et à accepter le gouvernement soutenu par les Nations Unies. Si les puissances de l’extérieur ne s’entendent pas sur une stratégie et un objectif final pour la Libye, il sera encore plus difficile de résoudre le conflit.

Enfin, l’action militaire directe continuera d’avoir un rôle à jouer dans la lutte contre des groupes comme Ansar al-Charia, Daech et AQMI. L’expérience de la France au Mali montre bien que les forces militaires, notamment les troupes étrangères, peuvent, dans certaines conditions, être un puissant contrepoids à la tendance vers l’extrémisme violent. L’utilisation judicieuse de frappes aériennes contre de tels groupes peut aussi clairement aider, comme l’ont démontré les progrès spectaculaires des milices de Misourata contre Daech à Syrte au cours de l’été 2016. Cependant, ces mêmes frappes aériennes ont été controversées au sein du régime politique libyen, ce qui montre bien qu’il faut toujours trouver un juste équilibre entre les avantages de telles opérations et leurs coûts politiques, même si ces derniers puissent être difficiles à estimer à l’avance.

En fin de compte, les puissances occidentales devront déterminer si l’adoption d’une stratégie d’endiguement des problèmes émanant de la Libye suffira à protéger leurs intérêts. Les coûts d’une telle stratégie peuvent être sous-estimés, mais les ressources requises pour adopter des stratégies plus agressives se font rares étant donné les crises qui sévissent ailleurs dans le monde, surtout au Levant. Si une stratégie d’endiguement se révèle être la solution la plus souhaitable, il sera crucial d’en définir les objectifs et de bien évaluer les ressources nécessaires.

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