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Vulnérabilité de la région au terrorisme

Les pays de l’Afrique du Nord et de l’Ouest sont reliés par le désert du Sahara et, à l’extrémité sud de celui-ci, par la région du Sahel, plus petite, mais parallèle au désert. Des facteurs sociaux, économiques, structurels et historiques semblables les ont rendus, à des degrés divers, vulnérables aux insurrections, aux activités de contrebande des organisations criminelles et au terrorisme d’inspiration religieuse. Bon nombre de ces pays sont devenus le théâtre de conflits dans lesquels al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et DaechNote de bas de page 1 défient l’autorité de l’État et s’opposent l’un à l’autre. Les affrontements les plus violents entre les autorités étatiques régionales et les organisations terroristes se produisent en Libye et au Mali, mais la Mauritanie, le Niger, l’Algérie et la Tunisie sont aussi touchés parce qu’ils occupent un emplacement stratégique dans le Sahara ou au Sahel, voire aux deux endroits.

La région est depuis longtemps en proie au terrorisme. Les moudjahidines qui sont revenus de l’Afghanistan au début des années 1990 ont créé par la suite le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), un des groupes extrémistes violents qui s’est dressé contre le gouvernement de l’Algérie après l’annulation des élections en 1991. Lorsque l’insurrection a été matée, ils se sont dispersés dans la région. De plus, on comptait des extrémistes en Libye avant la révolution de 2011 qui a évincé Mouammar Kadhafi.

Les parcours d’AQMI et de Daech dans la région sont liés à leur capacité d’exploiter les points faibles des pays dans lesquels ils tentent de s’implanter.

La Libye est divisée entre deux coalitions gouvernementales rivales, et la récente tentative d’installer un gouvernement d’union nationale pour appliquer l’Accord politique libyen a eu pour seul effet d’entraîner la création d’un troisième gouvernement rival. La fragmentation de l’autorité politique a permis à des milices rivales de s’emparer du pouvoir. La plupart de ces milices représentent les familles de clans locaux, qui ont été réprimés, mais pas éliminés, sous le régime Kadhafi. Si al-Qaïda a réussi à s’immiscer dans le conflit en Libye, Daech, quant à lui, a été chassé de son dernier bastion urbain dans le pays, Syrte.

Le gouvernement du Mali, également fragile, a négligé la partie nord du pays et a exclu du pouvoir des intérêts locaux qui pourraient jouer un rôle important. AQMI avait solidement pris pied là‑bas, mais beaucoup de ses combattants ont trouvé la mort dans l’offensive militaire française de 2013 et les autres se sont éparpillés dans la région. Malgré ce revers, elle a augmenté le rythme de ses attaques et est maintenant mieux enracinée qu’auparavant. De son côté, Daech a été incapable d’établir une présence durable en territoire malien.

Stratégies terroristes contrastées

Les succès d’AQMI et les défaites de Daech peuvent être attribués aux stratégies différentes que ces groupes ont adoptées pour s’immiscer dans les luttes locales.

Récemment encore, Daech connaissait beaucoup de succès en Irak et en Syrie parce qu’il représentait une résistance sunnite locale à la domination chiite dans ces deux pays. Le magnétisme de son discours extrémiste, l’attention portée aux communications et au recrutement ainsi que le pouvoir tiré de la grande idée d’un « califat » lui ont permis de recruter des combattants dans la région et à l’échelle internationale.

Toutefois, ce n’est pas parce qu’un discours fait époque qu’il est adapté aux extrémistes engagés dans des luttes locales complexes pour le pouvoir, et la brutalité de Daech lui a aliéné les populations locales et a suscité de vives réactions populaires et militaires.

Al-Qaïda a adopté une stratégie différente, non seulement en Afrique du Nord et au Sahel, mais aussi partout ailleurs. Cette stratégie est clairement illustrée en Syrie, où le Front al-Nosra a pris soin de se distinguer de Daech en travaillant avec les populations locales, en offrant les services dont les gens avaient besoin et en évitant délibérément d’infliger à ses adversaires et aux populations locales le type de violence que Daech a glorifié et publicisé. Lorsque le Front al‑Nosra a changé de nom pour adopter celui de Front Fatah al-Cham, et a apparemment rompu les liens avec al-Qaïda, il ne faisait qu’appliquer une stratégie que cette dernière emploie aussi en Afrique.

Au Mali, al-Qaïda a retrouvé son influence en noyant sa propre identité et en faisant corps avec les groupes locaux du nord du pays qui ont des griefs contre le gouvernement. Ses militants se sont alliés par mariage aux membres des clans locaux et ont fait jouer les noms de ces clans à leur propre avantage. Plus al-Qaïda accroît sa puissance au moyen de cette stratégie, plus elle devient indispensable à d’autres groupes, qu’il s’agisse de gangs armés ou de criminels ayant besoin de protéger leur accès aux itinéraires empruntés pour la contrebande dans la région sahélo‑saharienne. La participation à des activités criminelles s’est aussi révélée payante et permet de soutenir des activités religieuses et sociales. De plus, al-Qaïda s’est taillé la réputation d’administrer la justice et d’exercer des fonctions administratives en l’absence de services de l’État. Grâce à sa stratégie d’intégration, al-Qaïda devient dominante, mais aussi invisible. Pour les autorités, il est difficile de faire la distinction entre nomades, rebelles, criminels et djihadistes.

Le succès de cette stratégie est évident lorsqu’on examine les conflits en Libye et au Mali. En Libye, Daech a essayé en vain d’établir une présence permanente à Derna et à Benghazi. Chaque fois, il a été rejeté par d’autres milices qui le considéraient comme une entité étrangère. Il a finalement réussi à Syrte, en s’assurant la coopération d’une section isolée d’Ansar al-Charia et en faisant entrer des dirigeants et des combattants. Cependant, Daech a alors appliqué sa vision extrémiste et s’est mis à exécuter des coptes, à menacer de partir à la conquête de Rome et à essayer de s’imposer comme un centre du djihad mondial. Son comportement menaçant et la violence spectaculaire dont il a fait preuve à l’égard de la population ont contribué au succès de la campagne menée par les milices de Misourata, soutenues par des forces spéciales occidentales et par des frappes américaines, en vue de l’expulser de la ville. Ses combattants, pour la plupart des Africains de l’Ouest francophones et non des Arabes, ont été dispersés, mais pas éradiqués de la Libye. Le manque d’attrait durable de Daech peut être attribué à son fanatisme, mais aussi à son incapacité de jouer un rôle pertinent au cœur des rivalités complexes qui existent en Libye.

En revanche, Ansar al-Charia, qui est une ramification d’al-Qaïda, est une milice efficace au sein de la faction de Misourata. Il se considère comme un groupe révolutionnaire avec des objectifs à l’échelle nationale — et non transnationale — et compte parmi ses dirigeants des djihadistes bien connus de Misourata.

Il n’y a pas de place au Mali pour Daech, malgré les tentatives qu’il a faites pour s’y implanter. Al-Qaïda, par l’entremise de ses substituts, domine le paysage djihadiste et bénéficie d’un soutien massif. Al-Qaïda agit par l’entremise de groupes comme Ansar Eddine et est proche des Peuls ou Foulbés, peuple désavantagé dans les ententes antérieures de partage du pouvoir, tant informelles que nationales. La collaboration avec al-Qaïda change la dynamique locale, de sorte que les groupes plus faibles qui sont partenaires d’al‑Qaïda deviennent des acteurs de premier plan et à leur tour se transforment en partenaires indispensables pour les combattants comme pour les criminels. AQMI a essuyé de lourdes pertes à la suite de l’intervention militaire de la France en 2013 et en 2014 et a été obligée de se retirer des villes, mais la menace française, et la tentative de Daech de s’imposer, ont fini par l’endurcir. Elle a élaboré de nouvelles stratégies, amélioré sa sécurité opérationnelle et recommencé à accroître le nombre de ses attaques, qui a doublé de 2015 à 2016.

Conclusion

Pour les observateurs étrangers, les conclusions tirées de l’évolution de la situation en Afrique du Nord et au Sahel s’appliquent à la région et au-delà :

  • Daech est peut-être moins visible à mesure qu’il perd du territoire, mais comme ce fut le cas ailleurs, cela pourrait donner lieu à une nouvelle forme de terrorisme non territorial, et non pas nécessairement à une défaite;
  • une moins grande visibilité d’al-Qaïda pourrait simplement signifier que sa stratégie d’intégration dans les organisations locales fonctionne : elle sera mieux enracinée et plus dangereuse, mais moins facile à repérer;
  • la région sahélo-saharienne sert de « courroie de transmission » commune des combattants, des trafiquants et des fournisseurs d’armes passant d’un pays à un autre en fonction des occasions qui se présentent et des pressions militaires;
  • le terrorisme engendre davantage de terrorisme à mesure que les régions s’habituent à la violence et que l’infrastructure qui soutient le terrorisme se développe;
  • même une optique régionale pourrait être trop limitée pour comprendre le problème : en Libye, le travail fait par Daech pour repousser les réfugiés vers la Méditerranée explique en partie les tensions auxquelles toute l’Europe doit faire face;
  • les États doivent être réalistes à propos des coûts des stratégies qu’ils préconisent. L’Afrique du Nord et le Sahel ne représentent qu’un des nombreux théâtres où des gouvernements nationaux et la communauté internationale sont aux prises avec le terrorisme.

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