Chapitre 7 - Conception chinoise de l'information et de l'influence
Sous Xi Jinping, la Chine a intensifié ses efforts pour contrôler le cyberespace afin de renforcer l’autorité du Parti communiste sur la scène intérieure et d’exercer sa puissance douce à l’étranger. Ses activités de propagande ont été couronnées de succès sur son territoire; elles ont façonné les opinions de la population, qui est isolée de l’Internet mondial. À l’étranger, la Chine se représente efficacement comme une puissance montante, mais la propagande visant à faire connaître les objectifs de sa politique étrangère à l’échelle mondiale ne donne pas toujours les résultats voulus.
La Chine a entamé une nouvelle phase dans ses relations internationales qui témoigne d’un sentiment croissant de puissance et d’accomplissement, souvent formulé dans des expressions comme « atteindre le sommet » ou « revenir au centre de l’échiquier mondial ». Ce sentiment se manifeste par une tendance accrue à rejeter les normes occidentales (ou à les remplacer par des normes « aux couleurs de la Chine ») et à revendiquer un rôle d’avant-plan à l’échelle mondiale. Sur la scène intérieure, cela suppose le resserrement et la multiplication des contrôles de l’information. Sur la scène internationale, cela se traduit par des efforts pour exercer son pouvoir de persuasion.
À sa position défensive de longue date, qui consiste à éviter les risques politiques liés à l’information et aux technologies de l’information (TI), et qui est au cœur de l’héritage léniniste du Parti communiste chinois (PCC), s’ajoutent maintenant des activités visant à transformer l’opinion et les règles mondiales pour mieux servir les intérêts de la Chine et la vision du monde du Parti. La politique de l’information de Beijing vise à réduire les risques pour la stabilité politique et l’autorité du Parti, à promouvoir la technologie et le contenu chinois, à redéfinir les règles mondiales en faveur des intérêts de la Chine et à défendre le pays contre la prétendue hégémonie des États-Unis. Au cours des dernières années, la Chine s’est dotée de politiques et de règlements visant à faciliter sa mainmise sur le contexte de l’information dans le pays, notamment la Stratégie nationale de sécurité du cyberespace publiée en 2016. Elle est également devenue beaucoup plus sûre d’elle dans son rejet des valeurs universelles, qu’elle affirme être plutôt « occidentales ».
Les dirigeants chinois voient dans Internet une menace existentielle pour la stabilité et le maintien du régime du PCC. Cette vision s’est intensifiée sous Xi Jinping. Ce dernier a hérité en 2012 d’une crise à évolution lente qui menaçait la continuité, et son gouvernement a réagi fermement. Ses efforts pour assurer la stabilité économique, endiguer la corruption, réformer l’Armée populaire de libération et imposer de vastes contrôles d’Internet ont renforcé son autorité et réduit le risque d’instabilité politique.
La menace que représente Internet est maintenant aussi vue comme une occasion. Depuis la révolution communiste, la Chine utilise la propagande et l’information pour avoir la haute main sur sa population, mais depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi, elle cherche à atteindre un auditoire mondial de la même façon. Cet objectif témoigne de sa conviction d’être résolument engagée sur la voie pour supplanter les États-Unis à titre de nation la plus puissante au monde et, par conséquent, étendre et peut-être imposer ses valeurs. Beijing a entrepris de s’affirmer par la persuasion il y a une dizaine d’années, lorsque l’ancien chef du PCC Hu Jintao a appelé à rendre « l’idéologie socialiste plus attirante et harmonieuse ». Les représentants officiels du Parti parlent du retour imminent de la Chine au sommet des puissances douces à mesure qu’elle accède à un statut de « ténor du discours » correspondant à sa puissance économiqueNote de bas de page 34.
Pour lutter contre la menace que représente l’information, la Chine a notamment entrepris d’isoler ses réseaux nationaux le plus possible, de bâtir des industries nationales pour produire des technologies chinoises et de remplir les médias d’informations et de nouvelles contrôlées par le gouvernement. Elle a recours à la censure et aux trolls pour orienter les médias sociaux de façons favorables au régime et dommageables aux États-Unis. Très efficace pour les auditoires chinois, cette démarche est cependant presque totalement inefficace pour les auditoires étrangers.
La Chine a une vision cohérente du cyberespace qui place la souveraineté de l’État au cœur de sa politique d’information. Elle défend une vision très différente de l’ordre mondial selon laquelle elle réaffirme la primauté de la souveraineté nationale et dévalue les ententes internationales qui limitent la souveraineté, particulièrement la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle n’est d’ailleurs pas seule à cet égard : elle reçoit un soutien important de quelques pays non alignés et, bien sûr, de la Russie. Il existe une corrélation entre la disposition d’un pays à restreindre la liberté d’expression et la probabilité qu’il partage les opinions de la Chine sur Internet et le cyberespace.
L’accent sur la souveraineté a été accompagné d’une réorganisation majeure de l’appareil du gouvernement et du Parti pour faire face au cyberespace, dont la création en 2014 d’un Groupe dirigeant central sur la cybersécurité et l’informatisation dirigé par le président Xi et de l’Administration chinoise du cyberespace (ACC). Parmi les autres mesures visant à renforcer le contrôle intérieur figurent la restriction des réseaux privés virtuels (RPV), la perturbation du service qu’ils offrent ainsi que l’imposition de nouvelles limites aux médias sociaux par la suppression d’articles et la fermeture de comptes. Le Groupe dirigeant établit les politiques que l’ACC met en œuvre, améliorant le contrôle que Beijing exerce sur les réseaux chinois et les utilisateurs d’Internet. Ces changements découlent du vif intérêt du président Xi envers l’élargissement de la mainmise de la Chine au cyberespace, qui est qualifié (tout comme la corruption) de menace considérable pour la stabilité politique et le régime du PCC.
La Chine se sert de sa Conférence mondiale sur Internet (CMI) pour recueillir des appuis pour ses idées de « cybersouveraineté » et d’approche multilatérale de la gouvernance d’Internet, mais depuis 2014 (année de la première CMI), elle lui a donné une orientation plus nationale qu’internationale. Cette réorientation témoignait premièrement de l’échec de la CMI à attirer un auditoire étranger d’influence et, deuxièmement, de la confiance accrue de Beijing dans sa capacité de gérer Internet et d’étendre sa souveraineté aux réseaux même s’il n’est pas en mesure d’élargir sa mainmise sur la gouvernance d’Internet. En règle générale, de nombreux décideurs chinois croient qu’ils vont atteindre leurs objectifs avec le temps, étant donné que la tendance est favorable à la Chine dans les événements internationaux. Cette tendance pourrait expliquer, en partie, pourquoi la CMI tenue du 3 au 5 décembre 2017 a attiré des leaders technologiques bien connus de partout dans le monde.
C’est le Parti, et non l’individu, qui jouit de la primauté. La Stratégie nationale de sécurité du cyberespace précise que : « la souveraineté nationale s’étend au cyberespace, et la cybersouveraineté est devenue une part importante de la souveraineté nationale ». Lors de la CMI de 2016, le président Xi a défini les éléments de la cybersouveraineté de la façon suivante : « respecter le droit de chaque pays de choisir comment il développe Internet, son modèle de gestion et ses politiques publiques connexes, et de participer sur un pied d’égalité à la gouvernance internationale du cyberespace, c’est-à-dire éviter les situations d’hégémonie et l’ingérence dans les affaires internes des autres paysNote de bas de page 35 ». Les opinions de la Chine sur la souveraineté réaffirment le rôle dominant de l’État dans une approche de la mondialisation qui cherche à modifier les règles, les institutions et les normes de façons favorables à ses propres intérêts et plus conformes à ses propres points de vue politiques.
Beijing a réussi à étendre sa souveraineté à Internet. Il bloque l’accès aux sites étrangers qu’il n’approuve pas et le trafic qui en provient. Tout aussi important, il oriente les nouvelles intérieures de façons favorables au Parti, mettant l’accent sur la force, la croissance économique, le prestige grandissant de la Chine et, récemment, la sagesse de Xi Jinping. Il est facile de faire peu de cas de l’efficacité de ces efforts, et une proportion considérable des internautes chinois se moquent des positions officielles ou se disent sceptiques à leur égard. La Chine utilise toute la gamme des médias – la presse écrite, la télévision, les films et Internet – pour servir son discours. Un sondage réalisé par la Pew Foundation et l’Académie chinoise des sciences sociales révèle qu’en ligne, les Chinois s’intéressent surtout au divertissement, aux sports et aux nouvelles de source chinoise et qu’en fait, la propagande est efficace.
Toutefois, le PCC craint aussi de perdre prise sur le sentiment nationaliste. Il s’agit d’un outil imprécis que Beijing utilise avec prudence. Des Chinois disent que les médias sociaux et les « révolutions de couleur » représentent une menace, parce qu’ils pourraient susciter des désordres intérieurs, mais croient que le Parti est en voie d’apprendre à les prendre en charge et à les utiliser à ses propres fins, par exemple en utilisant des fonctionnaires (l’équivalent chinois des trolls médiatiques russes) pour publier des millions de messages favorables au Parti et aux politiques chinoises dans les médias sociauxNote de bas de page 36. La Chine a trouvé des façons d’utiliser la révolution informatique pour élargir le contrôle social par la surveillance omniprésente des activités menées dans les secteurs urbains et en ligne.
Ce comportement souverain s’exprime dans la façon dont la Chine aborde les négociations multilatérales sur la cybersécurité, les normes de TI et la gouvernance d’Internet. Elle cherche à promouvoir la souveraineté de l’État et à servir ses intérêts commerciaux et sécuritaires. Dans sa nouvelle Stratégie nationale de sécurité du cyberespace, la Chine insiste sur la « concurrence de plus en plus féroce » pour « s’arroger le droit d’élaborer des règles ».
À l’ONU et ailleurs, les Chinois sont prudents et inflexibles dans les négociations internationales sur la cybersécurité, préoccupés par la nécessité de se protéger contre les États-Unis, qu’ils perçoivent comme un adversaire hostile et technologiquement supérieur dont les gestes sont, dans une large mesure, non entravés par le droit international et motivés par des projets visant à perturber la société chinoise. Beijing cherche à conclure des accords internationaux qui réduiraient le risque politique et iraient dans le sens d’un renforcement de l’autorité gouvernementale sur Internet. Si la Chine justifie en partie son opposition aux normes par un rejet des valeurs « occidentales », elle bloque aussi les accords sur les normes qui pourraient servir à justifier des représailles contre elle à la suite de cyberactivités.
Promouvoir la technologie de l’information chinoise
Depuis son ouverture à l’Occident il y a plus de trente ans, Beijing cherche à se doter d’une solide industrie de la TI. Il s’agit d’une part importante de sa stratégie pour faire face à la cybermenace et au risque qui pèse sur sa sécurité informationnelle. Ses motivations pour élargir son industrie de la TI sont à la fois commerciales et politiques. La Chine emploie diverses stratégies pour supplanter les entreprises occidentales de TI, dont des barrières non tarifaires, des règles de sécurité, des mandats d’approvisionnement, l’acquisition (tant licite qu’illicite) de technologies étrangères, des investissements stratégiques et l’achat d’entreprises occidentales.
La Chine a accru sa participation à l’élaboration des normes internationales en matière de TI (qui relevait auparavant des entreprises occidentales), et ce, pour bénéficier d’un avantage commercial et pour réviser les normes, les protocoles et les architectures de façon à améliorer la capacité du gouvernement à gouverner le cyberespace. Pour certains, la course à l’élaboration des normes « 5G » des réseaux mobiles Internet est « la chance de la Chine de prendre la tête de l’innovation mondialeNote de bas de page 37 ».
Dans l’espoir de répéter le succès de Huawei, la Chine utilise des investissements gouvernementaux et des obstacles à l’entrée pour produire des champions dominants à l’échelle internationale. Elle a une stratégie bien financée pour créer une industrie chinoise destinée à supplanter les fournisseurs étrangers. Un haut représentant chinois a déjà fait remarquer qu’il n’y aurait pas de Baidu si la Chine n’avait pas bloqué Google sur le marché chinois. Toutefois, même si elle lui permet de contrôler l’utilisation des médias sociaux par la population chinoise, sa politique de création d’entreprises de contrepartie et de blocage de services occidentaux (comme Weibo au lieu de Twitter) est inefficace à l’étranger.
Exercer sa puissance douce
La propagande chinoise, efficace pour modeler les opinions de la population chinoise au pays, est beaucoup moins utile à l’étranger. Les opérations d’information de la Chine souffrent d’un manque de subtilité et d’attrait et sont minées par les relations sévères que Beijing entretient avec ses voisins et par sa répression intérieure. Particulièrement efficace pour persuader le monde de son inévitable ascendant économique et pour exposer les lacunes des États-Unis, la propagande n’a cependant pas réussi à persuader un auditoire étranger que la Chine est une solution de rechange attirante.
Son inconfort face à la prédominance des médias occidentaux (comme la BBC ou CNN) et à leur capacité de créer un discours mondial a amené la Chine à créer des concurrents pour contester l’« hégémonie de l’information ». Global Times a été refait en 2009 pour fournir du contenu en langue anglaise reflétant une vision plus positive de la Chine et faisant état de critiques parfois virulentes des États-Unis. Des opinions semblables sont professées sur CCTV (la télévision centrale chinoise), qui diffuse des émissions en huit grandes langues étrangères, avec l’objectif explicite de jeter un éclairage plus favorable sur les événements en Chine. Des entreprises chinoises soutenues par l’État ont acheté des organes de presse (comme le South China Morning Post) dont elles pourraient réorienter les reportages et les politiques éditoriales en ce sens. Les administrateurs de l’acheteur chinois Alibaba ont affirmé que leur objectif était d’améliorer l’image de la Chine et d’offrir une solution de rechange au prisme des organes de presse occidentaux, qu’ils qualifient de tendancieuxNote de bas de page 38.
Les médias chinois utilisent les méthodes de leurs pendants occidentaux pour modeler les opinions nationales et étrangères tant de la Chine que des États-Unis de façons favorables à Beijing, allant jusqu’à diffuser une vidéo de musique rap chinoise entrecoupée de déclarations officielles chantant les louanges du président Xi et du XIXe Congrès du PCC, dont même les mots d’ouverture sont en anglais. Si ces opérations d’information sont très efficaces pour influencer les opinions d’un auditoire chinois, elles le sont beaucoup moins dans d’autres arènes culturelles et linguistiques. Une application ludique permettant aux utilisateurs d’utiliser un téléphone intelligent pour « applaudir » le président Xi est devenue virale en Chine, mais a suscité peu d’intérêt à l’étranger.
La Chine a adopté une approche à la fois ferme et douce pour amener les entreprises occidentales qui ne veulent pas s’aliéner Beijing ou perdre leur accès au marché à s’autocensurer jusqu’à un certain point. Les producteurs de films occidentaux prennent garde de ne pas offenser les censeurs chinois (ainsi, dans la nouvelle version de L’Aube rouge, ce n’est soudainement plus l’Armée populaire de libération qui envahit les États‑Unis, mais bien l’armée nord-coréenne, ou encore, dans Seul sur Mars, la Chine sauve la NASA). La rediffusion des émissions qui présentent les États‑Unis sous un jour défavorable, comme House of Cards de Netflix, est autorisée en Chine (et de nombreux Chinois y voient un quasi-documentaire).
L’efficacité de ces efforts pour modifier les opinions étrangères sur la Chine reste à démontrer. Il est trop tôt pour évaluer l’effet des achats de médias effectués par le pays, mais Alibaba a acheté le South China Morning Post dans le but explicite d’offrir une couverture plus favorable de la Chine. La création d’Instituts Confucius, tentative maladroite d’exercer la puissance douce de la Chine aux États-Unis, où se trouvent la plupart d’entre eux, a donné des résultats mitigés, s’attirant des critiques de toutes parts sans améliorer de façon notable les opinions américaines sur la ChineNote de bas de page 39. De même, les efforts de la Chine pour influencer les opinions australiennes au moyen de dons politiques et par l’entremise d’organisations d’étudiants ou d’immigrants suscitent des préoccupations. Le message de la Chine demeure surtout attirant pour les Chinois qui vivent à l’étranger.
Contrairement à la Russie, la Chine n’a pas érigé en doctrine la pratique de la désinformation et l’obtention d’un « effet cognitif ». Elle semble vouloir étendre aux auditoires étrangers les techniques qu’elle a mises au point pour exercer un contrôle interne. De prime abord, il semble que ses efforts sont plus efficaces à l’endroit de sa propre population. Beijing n’a pas réussi à concevoir de solution de rechange attrayante. Ses propres contraintes idéologiques, qui contiennent de plus en plus d’éléments du culte de la personnalité tel qu’il existait à l’époque de Mao, ne convainquent pas les auditoires étrangers. Les outils les plus efficaces de la Chine pour exercer une influence demeurent un mélange de coercition sur la scène intérieure et de pressions financières sur les auditoires étrangers.
Toutes ces activités laissent entrevoir une stratégie de contrôle de l’information cohérente et élaborée, dont la supervision est centralisée et qui vise à réduire au minimum les risques politiques et à servir le programme et le discours de la Chine à l’échelle internationale. La conception qu’a l’État chinois de l’information et de la TI comme des outils n’a pas d’égal dans les démocraties occidentales.
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