Chapitre 8 - Trollage patriotique : l'impact des médias sociaux aux Philippines

Le réseau social d’actualité Rappler.com a documenté la dernière campagne présidentielle aux Philippines. Les médias sociaux ont été instrumentalisés pour mener une campagne extrêmement ciblée qui a permis à Rodrigo Duterte de remporter l’élection, puis qui a été retournée contre les détracteurs du président, les chefs de l’opposition et les médias traditionnels. Le gouvernement a ainsi réussi à étouffer les voix indépendantes en faveur de ses propres messages.

Une coalition de recherche internationaleNote de bas de page 40 propose la définition suivante d’une pratique qui a cours aux Philippines, le trollage patriotique : « l’utilisation de campagnes de harcèlement et de propagande haineuse en ligne, ciblées et parrainées par un État dans le but précis de réduire au silence et d’intimider des personnes »Note de bas de page 41. Comme près de 97 p. 100 des Philippins qui ont accès à Internet utilisent Facebook, leur vulnérabilité à de telles campagnes a été décelée et est exploitée ouvertement.

Avec l’aide de spécialistes des données, les journalistes de Rappler ont recensé dans les médias sociaux des centaines de sites Web et des millions de comptes et de groupes qui propagent constamment et méthodiquement de la désinformation aux Philippines. Ils ont ainsi constitué une base de données contenant plus de 11 millions de profils personnels et de 250 millions de commentaires publics (en mars 2017). Leur travail a démontré l’émergence et l’évolution d’un réseau complexe de trollage patriotique visant à faire élire et à soutenir Rodrigo Duterte, gagnant les élections présidentielles de 2016.

Pour essayer de comprendre l’ampleur et la puissance de ce réseau, Rappler a passé trois mois à retracer manuellement un échantillon constitué de 26 faux comptes Facebook formant un réseau de « désinformation populaire planifiée ». Il s’est révélé que ces comptes avaient influencé jusqu’à trois millions d’utilisateurs. De plus, en novembre 2016, Rappler a recensé plus de 50 000 comptes Facebook contrôlés directement par le réseau de propagande, notamment de faux comptes (dont certains bénéficiaient clairement d’une gestion centralisée), des trolls rémunérés et de véritables partisans travaillant à convaincre leurs parents et amis. En avril 2017, des liens clairs avec l’État ont commencé à se dégager, plus particulièrement avec le bureau responsable des médias d’État, le Bureau des opérations de communication présidentielles (BOCP), qui relève du secrétaire Martin Andanar.

Au milieu de 2017, le trollage patriotique constituait le fondement de l’écosystème informationnel du gouvernement philippin, discréditant les institutions, les politiciens et les journalistes qui critiquaient ou remettaient en question ses décisions. La priorité de cet écosystème est de défendre le président Duterte, qui est maintenant le dirigeant philippin le plus puissant des trois dernières décennies, jouissant de cotes de popularité élevées. Duterte dispose d’une super majorité à la chambre basse du Congrès, nommera 13 des 15 juges de la Cour suprême et a essentiellement démantelé toute opposition efficace.

L’évolution de la machine et de ses cibles

La première campagne menée dans les médias sociaux en vue de faire élire un président aux Philippines a exploité la colère collective et légitime entre classes économiques. Ce réseau de campagne a joué un rôle clé dans l’élection du chef du pays, Rodrigo Duterte. Divisé en quatre groupes géographiques distincts, le réseau de diffusion sur Facebook recevait quotidiennement des messages d’un groupe de messagerie central qui travaillait avec des psychologues à élaborer des messages qui feraient appel aux émotions et dont la propagation deviendrait virale. Ironiquement, les réseaux créés dans les médias sociaux pendant la campagne ont été militarisés uniquement après l’intronisation de Duterte, le 30 juin 2016. Le président a alors décidé de boycotter les médias traditionnels pendant environ un mois, déclenchant la deuxième phase. Au cours de celle-ci, la machine a évolué, appliquant des stratégies plus ciblées et virulentes qui ont transformé les comptes créés pour la campagne dans les médias sociaux en comptes destinés à attaquer les dirigeants de l’opposition et les médias traditionnels. Mettant à profit sa base imposante, elle a su, avec succès, réprimer le mécontentement et influencer l’opinion publique au sujet de politiques controversées, comme la guerre contre la drogue déclarée par le président Duterte, les théories conspirationnistes, la politique étrangère, la loi martiale et d’autres initiatives gouvernementales.

L’objectif du président Duterte était clair et efficace : faire perdre toute crédibilité à quiconque remettait en question ou critiquait le gouvernement. Les attaques brutales dirigées en ligne contre l’un ou l’autre citoyen, politicien ou journaliste, en vue d’en faire des exemples, ont eu un effet paralysant qui en a empêché de nombreux autres de s’exprimer. Une des premières cibles a été la sénatrice Leila de Lima, ancienne secrétaire à la Justice et ancienne chef de la Commission des droits de la personne des Philippines. D’autres politiciennes ont ensuite été prises pour cible en janvier 2017, dont la vice-présidente Leni Robredo et la sénatrice Risa Hontiveros.

Le plus grand réseau de télévision du pays, ABS-CBN, et le plus grand journal, le Philippine Daily Inquirer, ont été les premières cibles médiatiques d’une campagne efficace visant à modérer les reportages critiques. L’Inquirer a été visé en raison de sa « liste des victimes », un tableau des personnes tuées au cours de la guerre contre la drogue. Peu après ces attaques concertées, l’Inquirer a cessé de tenir sa liste à jour, et les deux groupes médiatiques se sont rétractés sur le nombre de morts. En se fondant sur les chiffres publiés par la police, Rappler soutient que quelque 7 000 personnes ont trouvé la mort dans la guerre contre la drogue entre le 1er juillet 2016 et le 31 janvier 2017, soit environ 1 000 personnes par mois. Devant la condamnation croissante de la communauté internationale, le gouvernement des Philippines a commencé à estomper les chiffres réels en modifiant ses définitions et en classant les décès faisant l’objet d’une enquête dans une nouvelle catégorie créée par la police.

Ces activités ont été suivies d’un des programmes de liaison les plus médiatisés du Palais présidentiel ou du BOCP. Sous le mot-clic #RealNumbersPH, le gouvernement a collaboré activement avec les blogueurs de la machine de propagande dans les médias sociaux pour exercer des pressions sur les médias traditionnels afin qu’ils modifient leurs chiffres de façon à ce qu’ils correspondent aux nouveaux « chiffres officiels ». Au cours de ces mois, quiconque soulevait sur Facebook la question de l’augmentation du nombre de morts dans la guerre antidrogue était attaqué brutalement. L’objectif final était de réduire les critiques au silence, créant efficacement ce que la théorie des communications de masse appelle une « spirale du silenceNote de bas de page 42 ».

Des journalistes et des groupes médiatiques qui avaient déjà pu s’enorgueillir des plus hautes cotes de crédibilité de toutes les institutions publiques et privées aux Philippines ont été attaqués et avilis systématiquement, d’abord dans les médias sociaux, puis par les représentants officiels du gouvernement (dont le président Duterte). Bon nombre des thèmes qui avaient été utilisés pour la première fois pendant la campagne électorale ont été repris et amplifiés, y compris les suivants : les journalistes sont corrompus, les organisations médiatiques appartiennent à des oligarques qui ont des intérêts particuliers, les manchettes sont des pièges à clics qui procurent des gains économiques en eux-mêmes. En 2016, le président Duterte a menacé publiquement et à maintes reprises ABS-CBN et le Philippine Daily Inquirer.

Le trollage patriotique a été tourné vers Rappler et son PDG après que l’entreprise eut publié un dossier en trois parties sur la propagande dans les médias sociaux au début d’octobre 2016. Étayé par des données, ce dossier dévoilait publiquement pour la première fois la véritable portée de la machine de propagande. Celle-ci a riposté immédiatement, réclamant des attaques contre le PDG de Rappler qui ont pris la forme de messages haineux (jusqu’à 90 à l’heure)Note de bas de page 43 et d’une campagne dans les médias sociaux sous le mot-clic #UnfollowRappler qui a révélé l’ampleur de sa puissance dans le monde virtuel.

En novembre 2016, les données et le comportement en ligne démontraient que la machine pouvait mettre à sa disposition et influencer un peu plus de 52 000 comptes, un nombre important comparativement aux 30 000 comptes Facebook fermés au cours de la période qui a précédé les élections en FranceNote de bas de page 44. Soit dit en passant, Facebook a plus tard souligné que son travail pendant les élections en France avait été inspiré en partie par les données que Rappler lui avait fournies dès le mois d’aoûtNote de bas de page 45.

Détruire la confiance

La troisième vague d’attaques a commencé au début de janvier 2017, visant d’abord la vice‑présidente Leni Robredo et d’autres dirigeantes à coups de demi-vérités, de mensonges éhontés, de sexisme et de misogynie. Les femmes sont des cibles privilégiées qu’il est possible d’attaquer, de railler et de tourner en ridicule efficacement, souvent au moyen de jurons et d’insultes sexuelles dégradantes. Ces attaques presque constantes ont divisé davantage encore la société philippine et amplifié la spirale du silence.

Les comptes dans les médias sociaux qui soutenaient le gouvernement et qui auraient été financés par lui ont travaillé activement à miner la confiance envers l’opposition, alors pratiquement inexistante, le journalisme et d’autres sources d’informations fiables, cherchant à les remplacer par la voix du gouvernement amplifiée par les médias sociaux. Les sites de fausses nouvelles sont passés de 15 à plus de 300 en quelques mois, propagés par de faux comptes, des robots et des « guerriers du clavier » semant la confusion et la méfiance, et offrant au gouvernement le plus formidable des mégaphones.

En février 2017, la machine de propagande s’est concentrée sur Rappler dans des attaques presque quotidiennes visant à présenter la jeune entreprise comme la propriété ou le pantin d’intérêts étrangers et cherchant à influencer l’évolution de la situation aux Philippines. Malgré des dénis répétés, de nombreux partisans de Duterte ont cru ce discours martelé à maintes reprises par des blogueurs favorables au président et réitéré plusieurs mois plus tard par le président lui-même dans son bilan annuel sur la situation actuelle.

Au milieu de l’année, les attaques contre les médias se sont intensifiées. Le président Duterte a de nouveau attaqué publiquement ABS-CBN et le Philippine Daily Inquirer pendant que la machine de propagande essayait de promouvoir le mot-clic #ArrestMariaRessa et de présenter Rappler comme un outil d’ingérence étrangère dans les médias sociaux.

Attaques commanditées par l’État

À ce moment-là, il était clair que la machine de propagande en ligne servait de signe avant‑coureur et de ballon d’essai aux messages et aux attaques du gouvernement contre ceux qu’il considérait comme ses détracteurs. Rappler a identifié trois principaux créateurs de contenu de la machine propagandiste, qui segmentait la société philippine en fonction de caractéristiques économiques : Sass Sassot pour les articles pseudo-intellectuels destinés au 1 p. 100 supérieur, Thinking Pinoy (RJ Nieto) pour la classe moyenne et Mocha Uson pour le peuple.

Le gouvernement a bouclé la boucle en offrant des postes de fonctionnaire à Mocha Uson et à RJ Nieto : le premier a été nommé secrétaire adjoint responsable des médias sociaux au BOCP, tandis que le second est employé du ministère des Affaires étrangères et du ministère des Transports. Leurs réseaux sont aussi la première ligne d’alerte et de défense du gouvernement en matière de gestion de crise. Le 23 mai 2017, le gouvernement philippin a instauré la loi martiale sur l’île de Mindanao, modifiant considérablement le contexte. Il en a fait l’annonce à Moscou au cours d’une visite d’État en Russie, à laquelle participaient Mocha Uson et RJ Nieto, et il a aidé à préparer le terrain pour la quatrième vague d’attaques combinant mesures gouvernementales en ligne et dans le monde réel en vue de limiter la liberté de presse.

Le 17 juillet, le Philippine Daily Inquirer a tenu une assemblée générale et informé ses employés que le journal serait vendu à Ramon Ang, homme d’affaires ayant des liens étroits avec le président Duterte. Ce fait nouveau est survenu après que des poursuites eurent été intentées contre la famille propriétaire de l’Inquirer, que les membres du conseil d’administration eurent été menacés de poursuites en vertu des lois sur l’impôt et qu’un boycott informel de la publicité eut fait chuter les revenus du journal d’au moins 40 p. 100.

Une semaine plus tard, dans son bilan annuel de la situation actuelle, le président Duterte a attaqué RapplerNote de bas de page 46 de même qu’ABS-CBN, les Nations Unies, Barack Obama, la Cour pénale internationale et d’autres. Il est revenu à la charge contre Rappler trois fois au cours des trois semaines suivantes. Les incidents de harcèlement ont commencé la même semaine, un des blogueurs favorables à Duterte publiant tous les états financiers de Rappler sur Facebook. Ce geste a été suivi d’un nombre sans précédent de demandes et d’appels de la Securities and Exchange Commission, qui a chargé un comité spécial d’amorcer une enquête.

Le rôle des géants américains de la technologie et le chemin à parcourir

L’ironie, bien sûr, tient au fait que la plus grande menace pour la démocratie aux Philippines est facilitée par des entreprises américaines : FacebookNote de bas de page 47, Google et Twitter. YouTube, deuxième moteur de recherche en importance au monde, exploité par Google, est aussi une plateforme de prédilection efficace pour les attaques vidéo. L’explosion de l’information et de la boîte noire que sont les algorithmes a démoli le rôle de gardien du journalisme, retirant le discours collectif aux rédacteurs humains pour le confier aux machines et aux algorithmes.

Selon un rapport publié en novembre par Freedom House, il ressort des plus récents rapports et analyses que ce retour en arrière de la démocratie se produit dans au moins trente paysNote de bas de page 48. À court terme, la protection de la démocratie incombe à ces entreprises américaines qui doivent apprendre à faire face aux répercussions des systèmes complexes qu’elles ont créés. À moyen terme, il est nécessaire d’améliorer les connaissances médiatiques et de reconnaître l’existence de ce monde d’informations exponentielles qui met dans le même sac vérités et mensonges. À long terme, l’éducation est la clé.

Les géants de la technologie doivent intégrer la démocratie dans leurs algorithmes et empêcher les gouvernements autocratiques de constituer des armées en ligne. Il s’agit d’une proposition difficile, compte tenu des intérêts économiques concurrentiels des plateformes et de leurs mandats de croissance.

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