La longévité de la République islamique

L’Iran réagit aux mouvements de protestation populaires en intervenant dans les cas de revendications légitimes. Ainsi, les forces spéciales réussissent à contrôler avec efficacité les manifestations pacifiques. En revanche, des mesures de répression violentes sont exercées contre les protestataires qui menacent directement le régime. Les tenants inconditionnels du pouvoir religieux occupent une place centrale dans la stratégie établie par le régime pour maintenir et élargir ses appuis, tout comme le sont les appels au nationalisme dans la lutte contre les ennemis de l’Iran à l’étranger. Le durcissement des mesures exercées par le gouvernement à l’égard de l’opposition, conséquence des pressions économiques et de l’agitation sociale, pourrait affaiblir l’Iran et faire du pays un État-garnison.

Après des années marquées par la tourmente révolutionnaire, une guerre dévastatrice avec l’Irak, une suite quasi ininterrompue de sanctions et des troubles économiques ponctués de bouleversements politiques, la République islamique célébrera bientôt ses quarante ans. Cette dernière est toutefois aux prises avec un ensemble de problèmes et de perturbations, notamment les tensions sur plusieurs fronts avec le gouvernement américain, une grave crise écologique et une vague de mécontentement déferlant un peu partout au pays. Pour conserver leur emprise sur le pouvoir, les dirigeants du pays utilisent une grande variété de moyens allant de la pression à la persuasion. Même si elles pourraient en principe garantir la stabilité à court terme, ces stratégies ne peuvent pallier de façon durable les failles structurelles et les contradictions inhérentes au système.

La trousse de survie

L’élite dirigeante est pleinement consciente du mécontentement endémique de la population. Les multiples études et sondages commandés par le gouvernement révèlent que la majeure partie de la population a perdu ses illusions révolutionnaires. Elle ressentirait en outre un profond désenchantement à l’égard de toutes les factions politiques ainsi qu’un ras-le-bol du marasme économiqueNote de bas de page 1 . Au cours des quatre dernières décennies, les dirigeants à Téhéran ont peaufiné leurs stratégies pour se maintenir au pouvoir et en ont mis au point de nouvelles. L’évaluation des tactiques et des techniques préconisées par l’ordre politique établi et l’appareil de sécurité repose sur une étude récente portant sur deux vagues d’agitation civile qui se sont déroulées partout au pays depuis 2017 : d’une part, les manifestations qui ont commencé à Machhad en décembre 2017 et qui se sont propagées dans près d’une centaine de villes et de villages en 2018, et d’autre part, le mouvement de protestation qui a pris naissance à Ispahan et dans plusieurs autres villes, dont Karaj, Chiraz et Téhéran, en juillet et en août 2018.

Une main de fer…

La République islamique exerce de longue date, de façon continue, un contrôle social et une répression de la dissidence. Toutefois, elle confie de plus en plus la tâche d’écraser les mouvements de contestation à sa police antiémeute bien organisée, entraînée et équipée, connue sous le nom de « forces spéciales » (یگان ویژه ). Elle opte ainsi pour une tout autre approche que celle du recours au groupe de justiciers radicaux Ansar-e-Hezbollah (انصار حزب الله ), déployé lors du soulèvement étudiant de 1999, ou encore aux Gardiens de la révolution islamique (GRI) et à la milice bassidji, intervenus lors des manifestations de 2009 ayant suivi la réélection controversée de l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad. Les forces spéciales, composante des forces d’exécution de la loi de la République islamique (نیرویانتظامی جمهوری اسلامی ), ou NAJA, misent davantage sur des tactiques non violentes de contrôle des foules.  

Après la révolte de 2009, la NAJA a considérablement accru ses capacités. Par exemple, plus de 400 patrouilles policières ont été établies dans 375 districts à TéhéranNote de bas de page 2 . En outre, de nouvelles divisions ont été créées, telles que la cyberpolice, dont les activités se concentrent sur les médias sociaux, et une unité antiémeute formée d’un contingent de femmes chargées de disperser les manifestantes. Fait intéressant, les forces spéciales font partie des divisions de la NAJA les mieux rémunéréesNote de bas de page 3 .

Le renforcement des forces coercitives de la NAJA – qui agissent « plus subtilement » selon les critères de la République islamique – est essentiellement la raison pour laquelle les GRI ne sont pas intervenus dans la plupart des manifestations récentes. L’inaction de ces derniers pourrait également s’expliquer par la taille et la portée limitées des manifestations (qui se sont toutefois propagées à davantage d’endroits au pays) et par les leçons tirées par l’appareil de sécurité après la révolte de 2009 et les soulèvements arabes. Vingt-deux manifestants ont été tués pendant les troubles qui ont frappé près d’une centaine de villes durant l’hiver de 2017-2018. Selon un représentant iranien haut placé, « chaque personne tuée dans la rue donne aux tenants de la réforme des arguments pour attiser la grogne populaireNote de bas de page 4  ». N’empêche que près de 5 000 personnes ont été arrêtées et détenues, certaines pendant plusieurs heures et d’autres pendant des jours ou des moisNote de bas de page 5 . La mise en détention a également été la voie privilégiée pour contrôler les manifestations de travailleurs et d’étudiants au cours de l’annéeNote de bas de page 6 .

Le régime établit toutefois une distinction entre les émeutes, qu’il condamne, et les manifestations, à l’égard desquelles il affiche une certaine magnanimitéNote de bas de page 7 . Certains stades à Téhéran ont été désignés par le régime comme des lieux consacrés aux protestations – des versions iraniennes du Speakers’ Corner dans Hyde Park à Londres, en quelque sorte – pour que les manifestants se regroupent dans un périmètre bien délimité, créant ainsi des conditions facilitant le contrôle des foulesNote de bas de page 8 . L’État continue de brandir sa main de fer comme moyen de dissuasion. Par exemple, peu avant l’anniversaire de Cyrus le Grand, roi perse de l’Antiquité, à la fin d’octobre 2018, des résidents de Chiraz ont vu celle-ci se transformer en ville-garnison à l’endroit où se trouve la tombe du monarque, en périphérieNote de bas de page 9 .

Parmi les autres exemples de moyens dissuasifs, on dénombre les arrestations de masse de manifestants, les mauvais traitements infligés à des détenus et les morts mystérieuses dans les prisons. Les groupes de défense des droits de la personne ont signalé le décès de manifestants lors d’affrontements dans la rue ou dans les prisons. Ils ont également dénoncé l’intensification de la répression exercée sur les avocats spécialisés dans les droits de la personne, ainsi que la lourdeur des condamnations dont sont frappés les manifestantsNote de bas de page 10 . En outre, plusieurs militants écologistes ont été accusés de « semer les graines de la corruption sur Terre » en octobre 2018. Cette accusation, qui peut mener à la peine de mort, a refroidi les acteurs de la société civile à tous les niveauxNote de bas de page 11 . En juin, le système judiciaire a diffusé dans la province de Téhéran une liste de vingt avocats autorisés à représenter, lors des enquêtes, des prisonniers accusés d’actes préjudiciables à la sécurité nationale. Aucun d’entre eux n’était spécialiste des droits de la personneNote de bas de page 12 .

Dans la même veine, en août 2018, le Guide suprême a demandé la création d’un tribunal consacré aux crimes économiques. Un mois plus tard, ce tribunal condamnait à mort trois personnes, dont un trafiquant d’or controversé surnommé le « Sultan des pièces »Note de bas de page 13 . Ces poursuites judiciaires sévères semblaient avoir pour but de servir d’avertissements aux spéculateurs tentés d’exploiter l’instabilité financière au pays, ainsi que de démontrer le sérieux de la lutte contre la corruption endémique menée par le gouvernement. En mai 2018, sous la pression des ultraconservateurs, le gouvernement iranien a interdit l’accès à Telegram, application de messagerie la plus populaire en Iran, utilisée par les manifestants pour coordonner les slogans et échanger des informationsNote de bas de page 14 .

Les réactions à l’instabilité dans les zones frontalières ont été beaucoup plus virulentes. Après avoir détecté l’influence de rivaux régionaux et de la CIA auprès de groupes dissidents ethnosectaires se trouvant dans ses provinces limitrophes, l’Iran a adopté une approche musclée pour décourager les attaques pouvant être commises depuis les zones périphériques. En septembre 2018, les GRI ont riposté à des attaques du Parti démocratique kurde d’Iran par le lancement d’une douzaine de missiles vers la base d’opération du groupe au Kurdistan irakien, tuant 11 personnes et en blessant 30 autresNote de bas de page 15 . Téhéran a également effectué une frappe de missiles en octobre 2018 dans l’est de la Syrie pour riposter aux instigateurs présumés d’un attentat terroriste dirigé contre un défilé militaire le 22 septembre à Ahvaz et revendiqué par DaechNote de bas de page 16  et par un groupe séparatiste arabeNote de bas de page 17 . Les forces de sécurité iraniennes ont déclaré sur le ton de la menace qu’elles n’hésiteraient pas à traverser la frontière des pays voisins pour traquer les groupes de dissidents armésNote de bas de page 18 .

… dans un gant de velours

Les dirigeants politiques iraniens ont adopté une approche plus sobre en désamorçant en amont les manifestations locales pour éviter que ces mouvements dégénèrent en crise nationale. Prenons pour exemple la faillite de plusieurs coopératives de crédit non autorisées, qui a contribué à déclencher les manifestations antigouvernementales à la fin de 2017. Voyant que les économies de centaines de milliers de déposants s’étaient envolées en fuméeNote de bas de page 19 , le gouvernement leur a remboursé des milliards de dollarsNote de bas de page 20 . De la même manière, lorsque des manifestations ont éclaté un peu partout au Khouzistan en raison de la pénurie d’eau potable dans le sud-ouest de l’Iran au cours de l’été 2018, le gouvernement n’a pas tardé à envoyer les GRI construire de nouvelles canalisationsNote de bas de page 21 .

Pour atténuer l’impact de la reprise des sanctions américaines contre l’Iran, le gouvernement du président Hassan Rohani a commencé à distribuer des bons alimentaires et des paniers contenant des denrées comme du riz, du poulet et des produits laitiersNote de bas de page 22 . Il a également annoncé une hausse de 20 % des salaires des fonctionnaires pour 2019Note de bas de page 23 , a consenti à augmenter de 20 % les tarifs liés aux transports et a accordé des subventions pour les pneus et les pièces de rechange pour apaiser les camionneurs en grève d’un bout à l’autre du paysNote de bas de page 24 . Le gouvernement a même posé un geste sans précédent en présentant ses excuses pour les difficultés économiquesNote de bas de page 25 . Pour leur part, le système judiciaire a démontré son sérieux dans la lutte contre la corruption et les GRI ont commencé à relâcher leur emprise sur l’économie du paysNote de bas de page 26 .

Mais la priorité du système est toujours de s’assurer la loyauté de ses principaux électeurs. Selon un haut responsable iranien, « la clé de la survie de la République islamique réside dans la qualité et non dans la quantité du soutien que nous pouvons obtenir. Nous nous concentrons en ce moment sur le noyau composé de 15 à 20 % de nos électeurs pour nous assurer de leur soutien inconditionnelNote de bas de page 27  ». Certains des stratagèmes visant à maintenir le niveau de satisfaction de cette frange de la société se sont traduits par une augmentation de 14 % des dons mensuels distribués aux familles par l’organisme de charité Foundation Imam Khomeini, qui vient en aide aux segments les plus vulnérables (et loyaux) de la population iranienneNote de bas de page 28 . Le gouvernement a également affecté environ deux milliards de dollars américains à des programmes de réduction de la pauvretéNote de bas de page 29 .

La mobilisation des masses

La République islamique, qui doit son existence à des soulèvements populaires et à un référendum, a toujours vu les mobilisations de masse (que ce soit les hordes d’électeurs se rendant aux bureaux de scrutin ou les rassemblements commémoratifs) comme des moyens efficaces d’afficher sa légitimité et l’ampleur du soutien dont il dispose. Les rassemblements populaires sont dépeints par la rhétorique religieuse et révolutionnaire comme un renouvellement du serment d’allégeance (le concept islamique de la bayat) de la population envers ses dirigeants. Ces mouvements de masse orchestrés par l’État constituent de la propagande circulaire diffusée sous forme d’images destinées aux groupes de toutes les allégeances en guise de démonstrations de force. De fait, la mise en scène des manifestations en faveur du gouvernement au lendemain des soulèvements de 2009 était une tactique de l’État pour discréditer et démolir le Mouvement vert, opposé au gouvernementNote de bas de page 30 . Le gouvernement considérera fort probablement le quarantième anniversaire de la Révolution islamique, qui sera célébré le 11 février 2019, comme une occasion cruciale de démontrer sa résilience face aux sanctions américaines délétères, à la recrudescence du mécontentement de la population au pays et à la pression croissante exercée par ses rivaux dans la région.  

Une nation indivisible

Le nationalisme est un élément relativement nouveau et, dans une certaine mesure, surprenant, dans les efforts déployés par l’État pour garder son emprise sur le pouvoir. L’élite politique dit depuis longtemps que l’hostilité du gouvernement américain envers l’Iran n’est pas dirigée contre la République islamique, mais plutôt contre son régime politiqueNote de bas de page 31 . Au cœur de ce discours se trouve le concept de « syrisation » de l’Iran (سوریه سازی ), c’est-à-dire un présumé stratagème échafaudé par les États‑Unis et ses alliés pour fragmenter l’Iran en fonction des lignes de fracture ethniques et religieuses. Propager une mentalité d’assiégé pourrait faire oublier les troubles économiques et raviver la fibre nationaliste au nom de la préservation du territoire. Or, cette manœuvre ne peut être réussie que par un gouvernement central fort. La récente instabilité observée dans certaines provinces limitrophes du Kurdistan, du Sistan-Baloutchistan et du Khouzistan, combinée aux attentats perpétrés par Daech en territoire iranien, a conféré plus de crédibilité à l’hypothèse susmentionnée de même qu’au discours véhiculé par l’État pour justifier son interventionnisme dans la région, selon lequel l’Iran devra combattre les extrémistes sur son territoire s’il ne le fait pas à l’étranger.

En entretenant ce discours, le gouvernement enfonce une porte ouverte. Les manifestations de janvier 2018, contrairement à celles de 2009, n’avaient pas l’appui de la classe moyenne, peu empressée de sacrifier sa sécurité sans solution de rechange durable à la République islamique. Pendant ces manifestations, le mot-clic qui circulait le plus dans les médias sociaux iraniens était #L’Iran_n’est pas_la Syrie (ایران_سوریه_نیست #). En règle générale, comme l’expliquait un sociologue iranien, « aucune idéologie, de l’islamisme au gauchisme, n’a réussi à s’implanter en Iran. Le seul principe organisateur viable est le nationalisme, que le système essaie de mobiliser contre les menaces externesNote de bas de page 32  ».

Des nuages noirs à l’horizon

Les sanctions américaines qui sévissent et le déclin de la situation économique de l’Iran depuis 2018 donnent à penser que le mécontentement pourrait s’accroître et entraîner une nouvelle vague de manifestations. Cette situation est étroitement liée à l’inquiétude croissante que ressentent les dirigeants à Téhéran, qui sont d’avis que les États-Unis et leurs alliés dans la région cherchent à déstabiliser l’Iran afin d’amoindrir son influence ou de provoquer un changement de régime. Ainsi, la tolérance affichée par le régime envers la dissidence devrait tôt ou tard s’émousser. Ce dernier concentrera probablement ses efforts sur l’élimination des menaces réelles et émergentes. En parallèle, la capacité du système à s’allier ses électeurs pourrait s’affaiblir au fil du temps, le contraignant à retourner à ses méthodes habituelles de coercition.

Toute cette crise offre en théorie une occasion d’apporter des réformes structurelles depuis longtemps nécessaires qui transformeraient complètement le système bancaire iranien, mettraient fin à l’influence exercée par les organismes semi-gouvernementaux et les GRI sur l’économie et redonneraient à la banque centrale son indépendance. Ces mesures n’annihileraient pas les effets des sanctions américaines, mais pourraient enrayer certains maux systémiques auxquels Téhéran est en mesure de remédier. La conjoncture pourrait permettre une réconciliation nationale, de même que la fin de l’assignation à résidence des candidats aux élections présidentielles de 2009 et des dirigeants du Mouvement vert, ce qui pourrait alors empêcher les pressions externes de se perpétuer au pays. Toutefois, rien de tout cela ne correspond à la vision du monde du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, qui croit qu’un compromis fait sous la contrainte amplifiera, au lieu de l’atténuer, la pression provenant des États-Unis ou des détracteurs au pays. Un programme de réforme pourrait également miner le soutien de la base électorale (plus conservatrice) du système à un moment décisif.

Si le passé est garant de l’avenir, le gouvernement pourrait, pour contourner les sanctions américaines, finir par s’en remettre aux GRI et à un réseau occulte interne de pourfendeurs des sanctions américaines, qui voient l’isolement de l’Iran comme une occasion de maintenir et d’étendre leurs intérêts immédiats. Plus la sécurité en Iran sera menacée, plus l’élite dirigeante comptera sur ses forces de sécurité pour assurer sa préservation. Il risque fort d’en résulter un État militaire radicalisé et appauvri, qui sera probablement réticent à adopter des politiques plus modérées au pays et à l’étranger.

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