Manifestations populaires et querelles politiques : les répercussions de l’agitation sociale sur la stabilité de l’Iran

L’Iran doit affronter des difficultés économiques, environnementales et éthiques malgré les sérieuses divergences idéologiques qui opposent les dirigeants religieux à l’administration présidentielle. Bien que les pressions extérieures refassent parfois l’unité autour du régime, les conservateurs religieux harcèlent souvent le président Rohani, ses ministres et ses fonctionnaires et sabotent leurs efforts. Le président doit mettre en place un programme qui lui permettra de gérer efficacement les problèmes de l’Iran, sans provoquer une violente réaction des conservateurs.

La République islamique vit des moments difficiles. La réintroduction des sanctions américaines risque de fragiliser davantage son économie déjà chancelante et de mettre fin aux efforts de Téhéran pour sortir de son isolement. De plus, les signes d’embellie se font rares sur la scène intérieure où le mécontentement est généralisé, les luttes entre factions se poursuivent et d’autres difficultés importantes demeurent.

Sur le front économique, l’Iran souffre d’un taux d’inflation à deux chiffresNote de bas de page 33 , d’une monnaie terriblement dévaluée, d’un taux de chômage élevé et d’une croissance qui est retombée à 3,8 % en 2017-2018, un autre recul étant escompté en 2019Note de bas de page 34 . La corruption est omniprésente, alimentant le ressentiment à l’égard de l’élite au pouvoirNote de bas de page 35 , et la contrebande serait à la hausseNote de bas de page 36 . Beaucoup de membres de la société civile iranienne et même une partie de l’élite doutent de la capacité de l’administration Rohani de résoudre ces problèmes. Les questions environnementales sont aussi devenues un sujet de préoccupation important. De la pollution aux pénuries d’eau Note de bas de page 37 , ces enjeux se sont politisés et donnent lieu à de nouvelles luttes intestinesNote de bas de page 38 . Voyant leurs possibilités s’amenuiser de plus en plus, les Iraniens sont descendus dans la rue pour exiger des réformes, les plus imposantes manifestations tenues à l’échelle du pays depuis les élections de 2009 ayant éclaté en décembre 2017. Ces mouvements de contestation ont fini par se calmer, mais pas les sentiments qui les ont provoqués. Des protestations à plus petite échelle ayant pour objet l’alimentation en eau, les salaires impayés, les lois obligeant à porter le hijab, les droits des minorités religieuses et la corruption se font toujours entendre dans diverses régions.

L’avenir de ses institutions est un autre enjeu important pour la République islamique : le régime évoluera-t-il pour permettre plus de réformes et d’ouverture, ou se refermera-t-il sur lui-même en réaction aux efforts renouvelés pour l’isoler davantage? La souplesse du processus de succession suivant le décès du Guide suprême sera déterminante pour la survie de l’Iran.

Le présent chapitre porte sur les menaces qui pèsent sur la stabilité du régime en Iran. Les manifestations qui ont secoué le pays à la fin de 2017 seront examinées, et le statut du mouvement de contestation à l’heure actuelle ainsi que l’état des querelles internes seront analysés.

La vague de manifestations de décembre 2017

Le 28 décembre 2017, les manifestations qui ont éclaté dans la ville conservatrice de Machhad en raison de la hausse du prix des produits de base se sont rapidement propagées à plus de 80 villes. Les manifestations ne sont rien de nouveau en Iran, où occupations et actions de revendication pacifiques sont monnaie courante, surtout depuis l’entrée en fonction du président Hassan Rohani. Cependant, celles-ci contrastaient vivement avec celles qui se déroulent habituellement dans la capitale et qui sont organisées par l’élite instruite. Outre l’ampleur des manifestations, les participants y martelaient des slogans plus audacieux, dont certains visaient le Guide suprême lui-même, l’ayatollah Ali KhameneiNote de bas de page 39 . Elles ont pris naissance et se sont propagées dans les régions rurales, traditionnellement conservatrices, qui ne sont pas réputées pour leur activisme politique. C’est pourquoi leur irrésistible progression et leurs slogans ont pris l’élite au dépourvu.

Immédiatement après, le gouvernement a comme d’habitude accusé les étrangers et les éléments séditieux de les avoir provoquées. Des milliers de personnes ont été arrêtées et plus de 20 décès ont été enregistrés pendant la répression qui a suiviNote de bas de page 40 . Cependant, des éléments du régime ont rapidement changé d’attitude : certains religieux, membres de la magistrature et représentants du gouvernement ont commencé à exprimer leur sympathie envers les manifestants. Le président Rohani a fait des déclarations audacieuses dans lesquelles il a confirmé la légitimité des manifestations. Il a réfuté les affirmations selon lesquelles elles avaient été tenues uniquement pour des raisons économiques et il a appelé le régime à tenir compte des revendications du peupleNote de bas de page 41 . Il a même attiré l’attention sur la situation critique des jeunes dans une pointe décochée à ses opposants ultraconservateurs, affirmant qu’il faudrait que la République islamique s’adapte aux modes de vie des générations plus jeunes au lieu de leur imposer celui des vieux révolutionnaires. Le vice‑président, Eshaq Jahangiri, est aussi intervenu, réfutant l’affirmation selon laquelle des forces étrangères avaient fomenté les manifestations et insistant sur le fait que les médias du pays devaient être la voix du peuple. Le plus intéressant, cependant, a été la réponse du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, qui a pris acte des revendications des manifestants et demandé au gouvernement d’écouter le mécontentement du peuple et d’en accepter la responsabilitéNote de bas de page 42 . Un mois plus tard, il a réitéré ses excusesNote de bas de page 43 .

Cette reconnaissance par l’élite que les manifestants avaient des raisons valables de descendre dans la rue constitue un changement important par rapport à la réaction habituelle de l’Iran. Les rumeurs selon lesquelles le camp des ultraconservateurs avait poussé le peuple à manifester pour déstabiliser l’administration Rohani ont amené le gouvernement à admettre ses échecs, ce qui a affaibli les conservateurs. Cependant, le changement d’approche était aussi fondé sur le pragmatisme du régime. L’élite au pouvoir a reconnu que l’Iran d’aujourd’hui ne peut plus continuer tel quel. Les Iraniens sont jeunes, branchés, au fait de la vie à l’extérieur de leurs frontières et exaspérés par les chamailleries de l’élite. Pour rester au pouvoir, la République islamique doit accéder à certaines revendications et s’adapter à l’évolution de la société iranienne. À la suite des manifestations de décembre 2017 et de janvier 2018, le régime s’est demandé comment réformer tout en changeant le moins possible.

Le maintien du mécontentement : qui sont les manifestants?

Si les grandes manifestations se sont calmées, des protestations à petite échelle se font toujours entendre dans diverses régions du pays. Ces mouvements dénoncent un large éventail de problèmes, liés notamment à l’alimentation en eau, aux salaires impayés, aux lois obligeant à porter le hijab, aux droits des minorités religieuses et à la corruption. Certains ont même adopté des slogans antigouvernementaux, notamment les gens d’affaires qui, en juin 2018, ont scandé « Mort au dictateur! » pendant trois joursNote de bas de page 44 . Toutefois, les manifestations qui perdurent sont axées sur des revendications économiques et professionnelles précises et visent à obtenir une nouvelle répartition des ressources de l’État. Pour le moment, elles demeurent fragmentées, localisées et non coordonnées.

Pendant tout le mois de février 2018, les femmes ont exprimé pacifiquement leur opposition à l’imposition du hijabNote de bas de page 45 . Le 5 mars, les travailleurs d’une usine d’Arak sont sortis pour dénoncer le non-respect de promesses au sujet de leurs conditions de vie. Le 8 mars, les autorités ont arrêté 80 participants à un rassemblement pacifique organisé dans le cadre de la Journée internationale des femmes. Le 11 mai, des manifestations antiaméricaines ont été tenues à Téhéran à la suite de l’annonce, par le président Trump, du retrait des États‑Unis de l’accord sur le nucléaire conclu avec l’Iran. Pendant tout le mois de mai 2018, la ville de Kazerun, au sud de Téhéran, a été secouée par des mouvements de contestation du redécoupage des divisions départementales. Le 25 juin, les craintes des conséquences du rétablissement des sanctions américaines et de la chute de la valeur du rial ont provoqué des manifestations dans la capitale, entraînant la fermeture du grand bazar. Il s’agit d’un fait nouveau qui a de l’importance parce que les bazaris, c’est-à-dire la classe des commerçants, sont traditionnellement du côté du gouvernement. Au début de juillet, les habitants de Khorramshahr sont descendus dans la rue pour protester contre les pénuries d’eau, phénomène qui s’est malheureusement généralisé dans la région du sud-ouest du pays, et contre la façon dont le gouvernement gère cette crise. Le 2 août, des manifestations ont été organisées dans de nombreuses villes, dont Téhéran, Arak, Ispahan, Karaj et Chiraz, en raison de la hausse importante des prix et de la spirale descendante du rial, qui a perdu près de 80 % de sa valeur depuis août 2017. Les camionneurs, qui avaient fait la grève pour la première fois en mai 2018 afin d’obtenir une augmentation de salaire, ont repris leur grève en août. En octobre, les enseignants ont appelé à la tenue d’occupations et de grèves nationales, exigeant des salaires plus élevés ainsi qu’une amélioration de leurs pensions et de leurs régimes d’assurance‑maladie.

Le mécontentement ne risque guère de disparaître, étant donné surtout les pressions croissantes exercées par les sanctions américaines. La capacité de la République islamique de tenir le coup dépendra dans une large mesure de sa volonté de s’attaquer aux causes du mécontentement et de sa capacité de gérer efficacement les difficultés économiques. La menace extérieure jumelée au discours anti-iranien de plus en plus agressif ont l’avantage de rallier les Iraniens. Cela pourrait détourner l’Iran des problèmes sous-jacents pendant un certain temps, mais il lui faudra tôt ou tard s’attaquer aux causes des manifestations.

Querelles politiques : état de la situation

La politique iranienne se caractérise par son dynamisme, différentes factions étant constamment en concurrence. Bien que le Guide suprême soit l’arbitre final, il n’est pas le seul à décider. La politique demeure fluide. Si la menace que représente une administration Trump de plus en plus belliqueuse a un peu tempéré les querelles intestines, la discorde n’est pas complètement dissipée et refera probablement surface une fois que les effets de la réimposition des sanctions se feront sentir et provoqueront des éruptions de mécontentement.

Depuis leur deuxième défaite électorale en 2017, les ultraconservateurs iraniens ont intensifié leurs efforts pour discréditer Rohani et ses politiques. Du harcèlement des titulaires d’une double nationalité à l’arrestation des environnementalistes, leur stratégie vise en grande partie à s’opposer au gouvernement Rohani dans divers secteurs et à démontrer l’impuissance flagrante du président. Les ultraconservateurs s’opposent au gouvernement dans de nombreux dossiers, de l’accord sur le nucléaire de 2015, qui selon eux apportait trop peu d’avantages à l’Iran et établissait un dangereux précédent pour le dialogue avec les États-Unis, à la « mauvaise gestion » constante de la crise économique par le gouvernement. Ainsi, des étudiants conservateurs ont écrit, fin 2018, une lettre au président lui demandant de démissionner en raison de sa piètre gestion de l’économie et de son incapacité à faire baisser le taux de chômageNote de bas de page 46 . Les appels à sa démission du président lancés par le camp des ultraconservateurs se sont poursuivis pendant toute l’année 2018. Entre autres, des rumeurs selon lesquelles le Parlement pourrait chercher à le destituer ont couruNote de bas de page 47 .

L’administration Rohani a aussi été fragilisée par la mise en accusation et l’interrogatoire, par le Parlement, de membres de son cabinet, ainsi que par le renvoi de hauts fonctionnaires. En juillet 2018, le gouverneur de la Banque centrale, Valiollah Seif, a été évincé en raison de sa gestion de la crise monétaire. En août, le parlement a limogé le ministre du Travail de Rohani, Ali Rabiei, et son ministre de l’Économie, Massoud Karbassian. En octobre, le président a accepté la démission du ministre de l’Industrie, des Mines et du Commerce, Mohammad Shariatmadari, la rumeur voulant que les parlementaires préparaient une motion de défiance à son encontre. Lorsqu’il a remanié son cabinet, le président Rohani a fait appel à plusieurs personnes de l’intérieur qui n’ont pas suscité la surprise. Par exemple, il a invité Shariatmadari à revenir au cabinet à titre de ministre du Travail.

L’administration se heurte également à l’opposition au sujet d’un certain nombre de mesures qu’elle cherche à prendre pour rendre l’économie iranienne plus transparente et conforme aux normes internationales. Parmi celles-ci figurent l’application des mesures recommandées par le Groupe d’action financière (GAFI) et l’adhésion à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Malgré la réticence du Guide suprême, le Parlement a approuvé un projet de loi contre le financement du terrorisme au début d’octobre, ce qui a permis à l’Iran de ne plus figurer sur la liste noire du GAFINote de bas de page 48 .

Malgré ces attaques incessantes, et à la suite du retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire en mai 2018, l’administration Rohani a appelé à l’unité. En juin, le ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif, a prévenu que « le but des ennemis n’est pas de renverser le régime iranien ou le gouvernement Rohani, mais de détruire l’IranNote de bas de page 49  ». Rohani a fait écho à ce sentiment quelques jours plus tard, affirmant que son gouvernement ne démissionnerait pas et appelant à l’unitéNote de bas de page 50 . Son administration a accentué son intransigeance à l’égard des ennemis de l’extérieur. En juillet, Rohani a menacé de fermer le détroit d’Ormuz en raison des sanctions américaines sur le pétrole. Bien que cette perspective soit souvent évoquée par Téhéran, le régime fait généralement preuve de retenue avant de proférer de telles menaces. Dans une rare manifestation de solidarité, le général Soleimani de la Brigade al-Qods a publié une lettre louant le président et lui jurant son appui pour mettre sa menace à exécution si nécessaireNote de bas de page 51 . Cette publication démontrait que, comme il fallait s’y attendre, plus le régime est menacé de l’extérieur, plus il est susceptible de s’unifier. Cette unité pourrait cependant être de courte durée, et elle sera remise en question par deux faits nouveaux : la montée d’une nouvelle génération de conservateurs radicaux, qui reprochent à leurs prédécesseurs d’être trop prudentsNote de bas de page 52 , et les conséquences réelles des sanctions. Si le gouvernement est incapable de tenir le coup, le mécontentement et les manifestations continueront de prendre de l’ampleur et ceux qui refuseront de tenir compte des appels à l’unité profiteront probablement de l’occasion pour recommencer à attaquer l’administration Rohani.

Conclusion

À l’heure actuelle, la République islamique est aux prises avec des difficultés sur la scène intérieure. À la suite d’une vague de manifestations en décembre 2017, le régime a pris acte des exigences des manifestants. Il doit maintenant profiter de ce moment d’unité pour se lancer dans les réformes qui sont impopulaires auprès de certains segments de l’élite. Il est toutefois important qu’il apporte ces changements lentement. S’il impose son programme trop énergiquement, Rohani provoquera une réaction brutale des conservateurs et un autre resserrement des rênes. Le renouvellement du mécontentement populaire qui en découlerait fragiliserait le régime en fin de compte. Autrement dit, en faire trop ou pas assez aura des conséquences négatives pour le pays.

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