La machine politique fait-elle fonctionner la République islamique?

De nombreux rapports sur la politique iranienne soutiennent que les critères d’admissibilité aux programmes de sécurité sociale visent à augmenter le nombre des adeptes de la République islamique. Les résultats d’un sondage montrent que les programmes d’aide gouvernementale couvrent une plus grande part de la population que les bonyads paragouvernementales et qu’il n’existe pas de lien significatif entre la couverture des programmes de sécurité sociale et les choix électoraux.

Dans leurs écrits sur la politique iranienne, chercheurs et groupes de réflexion allèguent que ce sont essentiellement les liens entre la sécurité sociale et l’État qui légitiment le régime aux yeux des citoyens plus défavorisés et à tendances conservatrices. Les analystes présument souvent que les factions conservatrices de l’élite politique réussissent à récolter les votes des personnes qui reçoivent de l’aide sociale du gouvernement, créant ainsi une classe dépendante de bénéficiaires. Plus précisément, ils font grand cas des talents organisationnels et de la portée des fondations d’aide sociale paragouvernementales créées après la révolution de 1979 (les bonyads). Qu’il suffise ici de citer une affirmation emblématique : « les bonyads fournissent des services sociaux essentiels tout en renforçant le régime. Bref, elles sont un mode de clientélisme et de contrôle socialNote de bas de page 53 . »

À quel point cette évocation des liens que la sécurité sociale tisse entre les particuliers et le régime est-elle juste? L’Iran Social Survey,enquête représentative à l’échelle nationale menée par téléphone fixe auprès de 5 005 personnes choisies au hasard dans l’ensemble du pays, a été réalisée à la fin de 2016Note de bas de page 54 . Elle visait avant tout à évaluer de façon empirique les principaux ouvrages sur la dynamique sociale et politique en Iran.

Un des segments les plus exhaustifs de l’enquête mesurait les liens entre les ménages et les services de sécurité sociale. Pour jauger le degré et l’étendue des liens que la politique sur la sécurité sociale établit entre l’État et la société, les chercheurs ont demandé aux répondants si un membre de leur ménage recevait des prestations d’assurance, d’aide sociale ou de revenu d’une série d’organisations publiques, parapubliques et privées. Sur cette liste figuraient plusieurs bonyads postrévolutionnaires.

D’après les personnes sondées, les quatre programmes d’aide sociale les plus importants en Iran sont les suivants.

  • Comité de secours de l’imam Khomeini (CSIK) : Fondé en 1979, le CSIK dit être la plus grande institution de sécurité sociale révolutionnaire en Iran. Financé par des sources gouvernementales, des investissements producteurs de revenus et des dons privés, il offre notamment des transferts mensuels de revenus, de l’aide en nature et des subventions servant à payer les soins de santé. Il s’agit de la bonyad qui touche le plus grand nombre d’IraniensNote de bas de page 55.
  • Organisation de la sécurité sociale (OSS) : Fondée avant la révolution de 1979 par la dynastie Pahlavi de la monarchie iranienne (de 1925 à 1979), l’OSS offre une protection sociale aux employés des grandes entreprises des secteurs public et privé. Depuis la fin des années 1990, les employés des petites entreprises et les travailleurs autonomes du secteur informel sont aussi encouragés à s’inscrire. La protection sociale comprend des prestations de maladie, de retraite et d’invalidité. L’OSS est administrée par le ministère du Travail, de la Coopération et de l’Assistance sociale.
  • Fonds de pension de la fonction publique (FPFP) : Descendant de la plus ancienne institution de sécurité sociale de la dynastie Pahlavi, le FPFP offre une protection sociale aux employés du gouvernement. Il est aussi géré par le ministère de Travail, de la Coopération et de l’Assistance sociale, mais il ne couvre pas l’armée, les services de police ni les Gardiens de la révolution islamique, chacun de ces organismes ayant sa propre structure d’assurance sociale.
  • Yaraneh ou allocation directe : Adoptée en 2011 par l’administration Ahmadinejad afin de compenser en partie la libéralisation des subventions liées aux prix du pétrole et de l’électricité, le programme yaraneh s’adresse aux personnes admissibles dont les revenus se situent en deçà d’un seuil donné. L’argent est versé directement dans leur compte bancaire ou à un établissement de crédit. Après 2013, l’administration Rohani a maintenu le programme yaraneh, quoique le montant réel ait diminué en raison de l’inflation.

Mesurer les liens avec la sécurité sociale

Les auteurs sondage ont classé les répondants en fonction du revenu des ménages ayant déclaré un lien entre le ménage et chacune des institutions de sécurité sociale. D’une manière générale, la plupart des ménages ont dit recevoir des transferts de fonds inconditionnels, une innovation stratégique relativement récente, s’élevant à environ 11 $ ou 12 $ US par mois par personneNote de bas de page 56 . Il convient de préciser que 85 % des sondés entrent dans les trois catégories de revenu les plus basses, 23,4 % des répondants ayant déclaré un revenu du ménage de moins de 500 000 tomans (130 $ US) par mois. Presque tous les répondants de la catégorie la plus pauvre (n = 1 169) ont dit recevoir des allocations directes.

De plus, dans la catégorie de revenus la plus basse, plus de ménages répondants sont liés à l’Organisation de la sécurité sociale qu’au Comité de secours de l’imam Khomeini. Autrement dit, parmi les Iraniens les plus pauvres, davantage de bénéficiaires sont liés à la principale organisation de protection sociale gouvernementale qu’à la plus grande bonyad paragouvernementale. Cette découverte peut étonner les analystes du Moyen-Orient étant donné la croyance populaire selon laquelle les bonyads paragouvernementales sont les principales institutions iraniennes d’assurance et de sécurité sociale des ménages à faible revenu. Pourtant, les affirmations de l’organisation elle-même témoignent de la portée limitée du CSIK. En 2008, après seulement deux ans d’administration Ahmadinejad et bien avant la mise en place des allocations directes, le CSIK a indiqué que ses services couvraient 1,9 million de ménages (environ 10 %)Note de bas de page 57 . L’OSS, par contre, couvrait plus de 40 % de la population en 2008, et a continué d’élargir sa couverture au cours de la décennie suivanteNote de bas de page 58 .

Les ménages peuvent être liés à plusieurs institutions de sécurité sociale. Comme l’a décrit un analyste de la politique iranienne en matière de santé au cours d’une entrevue en 2011 :

Il n’y a pas de fonds d’assurance qui centralise les coûts liés à la santé en Iran. Par exemple, pour une population de 75 millions d’habitants, il existe presque 85, certains chiffres vont même jusqu’à 90, millions de polices d’assurance, ce qui signifie que certaines personnes souscrivent à deux, voire à trois régimes d’assurance, un véritable gaspillage de ressources. Si votre père est fonctionnaire, vous avez droit à l’assurance du FPFP, si votre mère travaille dans une usine, vous avez aussi droit à l’assurance de l’OSS, si votre frère est militaire, vous pouvez toucher l’assurance des Forces armées, et si votre sœur travaille au bureau du maire, vous êtes admissible à un type d’assurance privée pour certains services spéciaux. C’est ainsi que cela se passe, plus ou moins, partout dans le paysNote de bas de page 59 .

Contrairement à la croyance populaire selon laquelle l’aide sociale est un instrument qui vise expressément les citoyens pauvres, ce sont principalement les ménages à revenu moyen et élevé qui ont des liens avec le système de sécurité sociale de l’Iran, comme dans la plupart des pays à revenu intermédiaire. Chez les répondants de la tranche des ménages les plus pauvres, ce type de liens interorganisationnels est moins évident : seulement 2 % des sondés ont déclaré des liens avec le CSIK et l’OSS. Dans la tranche des revenus moyens et élevés, la portée de l’OSS s’élargit, alors que les liens avec le CSIK disparaissent. Il fallait s’y attendre, parce que le CSIK évalue les moyens afin de venir en aide aux ménages à faible revenu. La portée de l’OSS dans la tranche à plus faible revenu est conforme à l’élargissement des prestations à un ensemble de professions du secteur marginal des travailleurs indépendants de l’économie iranienne au cours de la dernière décennie. C’est dans ce secteur que les Iraniens les plus pauvres ont tendance à gagner leur vie. En réalité, cependant, ce sont les ménages à revenu plus élevé qui sont plus susceptibles d’être liés aux régimes de pension et d’assurance-maladie offerts par plusieurs organisations : 14 % des répondants à l’enquête ont indiqué que leur ménage était lié à l’OSS et au FPFP.

Les répondants ont été invités à parler d’autres bonyads bien connues en Iran qui seraient aussi des organisations de protection des masses et de mobilisation des partis. Dans le cas de la Fondation des déshérités, seulement 36 répondants sur 5 005 (soit 0,7 %) ont signalé un lien avec le ménage. Dans le cas de la Fondation des martyrs, ce chiffre est de 95 répondants (soit 1,9 %) seulement. Ces proportions sont aussi conformes aux nombres de bénéficiaires recensés officiellement par ces organisations. De plus, même s’il y avait sous-déclaration de ces organisations dans l’enquête en raison de préjugés (bien que ce ne soit sans doute pas le cas pour les allocations directes, politique également associée aux politiciens iraniens conservateurs), il faudrait que cette sous-déclaration soit extrêmement généralisée pour hausser l’importance de ces bonyads au niveau des liens avec d’autres organisations de sécurité sociale. Dans l’ensemble, les données de l’enquête montrent bien la portée des principales organisations de sécurité sociale qui relèvent du gouvernement central de l’Iran, et non des bonyads paragouvernementales, dans la tranche la plus pauvre de la société.

Une exception rurale?

Les journalistes et les chercheurs affirment régulièrement que la base politique du régime iranien est particulièrement solide chez les citoyens des régions rurales qui ont tendance à être plus pauvres et moins instruits que les résidents des zones urbaines. Les auteurs de l’Iran Social Survey ont donc analysé les liens entre les ménages et les organisations de sécurité sociale susmentionnées uniquement chez les répondants ruraux (qui vivent dans un village comptant moins de 5 000 habitants). Même les ménages ruraux sont plus susceptibles d’être liés à l’OSS administrée par le gouvernement qu’à la bonyad CSIK. Le chevauchement des liens entre les ménages ruraux et les deux organisations est minime (3,2 %). De plus, presque tous les ménages ruraux reçoivent une allocation directe bimensuelle. Le programme yaraneh est souvent considéré comme une simple « distribution » d’argent comptant en échange de votes. Il s’agit d’une interprétation erronée, compte tenu du concept fondamental de la politique. Il est possible que les bénéficiaires des allocations directes perçoivent certains politiciens ou certaines factions plus favorablement parce qu’ils ont mis en œuvre et défendu ce programme, mais la structure de distribution d’une subvention universelle en espèces ne ressemble pas à une relation protecteur-client. Chaque ménage reçoit une allocation directe par personne, quels que soient son emploi ou ses intentions de vote.

Étant donné le mélange d’allocations directes, de subventions des soins de santé et d’assurance sociale rapporté dans l’enquête, il ne semble pas qu’une machine clientéliste étroitement ciblée soit à l’œuvre dans l’Iran rural. Les liens entre les ménages ruraux et les organisations de sécurité sociale ressemblent plutôt à ceux qui existent dans un État providence moderne fondé sur des politiques programmatiques.

Les liens avec l’État supplantent-ils les activités associatives?

La société civile, au sens d’« activités associatives non étatiques et non familiales », est un concept souvent invoqué dans les ouvrages scientifiques sur l’Iran et le Moyen-Orient en général, qui affirment fréquemment que les activités associatives sont pratiquement absentes dans ces pays. Selon certains rapports, la vie quotidienne en Iran est infiltrée systématiquement par l’État, qui supplante les lieux de rencontre où les interactions sociales en public peuvent avoir lieuNote de bas de page 60 . Cette affirmation a rarement été évaluée de façon empirique et ne repose que sur des données anecdotiques ou des comptes rendus officiels. Pour jauger le degré de participation à diverses activités associatives non étatiques, les auteurs de l’Iran Social Survey ont demandé aux répondants s’ils participent actuellement ou s’ils ont déjà participé aux activités d’une série de groupes, d’associations et d’autres clubs officiels ou officieuxNote de bas de page 61 .

Ceux-ci ont dit participer surtout aux activités des associations religieuses de quartier (hey'at-e mazhabi), qui organisent souvent des célébrations des fêtes, appuient les candidats aux fonctions locales et commanditent les commémorations des personnes remarquables. Elles sont souvent financées privément par les résidents et ne nécessitent pas la participation de religieux nommés par l’État. Il y a quarante ans, pendant la période qui a précédé la révolution iranienne de 1979, l’association religieuse de quartier était sans doute une institution plus importante que la mosquée locale pour influencer le comportement collectif, communiquer des informations politiques et mobiliser les individusNote de bas de page 62 .

Peu de recherches ont été effectuées sur le rôle des associations de quartier dans l’Iran contemporain. Étant donné l’inclusion de ce type d’associations dans l’Iran Social Survey, il est possible d’estimer la participation et d’examiner les variantes entre les différents groupes de répondants.

Les auteurs de l’Iran Social Survey ont aussi comparé la participation auto-déclarée aux activités des associations religieuses de quartier des divers ménages sondés qui sont liés à trois types de protection sociale : le CSIK, l’OSS et les allocations directes. Ils ont constaté qu’il n’y a pas de différence significative entre les divers types de liens avec la sécurité sociale au chapitre de la participation aux activités des associations religieuses de quartier. C’est donc dire que, pour le type le plus courant d’activité associative non étatique et non familiale en Iran, les liens avec l’État ne sont pas associés à des taux inférieurs de participation à la société civile.

Choix des électeurs et système iranien de sécurité sociale

Les bénéficiaires des différentes organisations de sécurité sociale en Iran, bonyads ou agences gouvernementales, votent-ils différemment? Si les bonyads servaient indirectement de courroie de transmission pour faire tourner le vote en faveur des politiciens conservateurs, cela pourrait être observé dans les choix électoraux des ménages répondants liés au CSIK. Après tout, pour devenir admissible à l’aide du CSIK, un ménage doit habituellement recevoir la visite d’un représentant local de la bonyad qui évalue ses moyens ou fait examiner son logement. Ce serait le moment rêvé pour établir une dépendance clientéliste, surtout si le CSIK faisait dépendre les prestations du choix électoral. Les répondants se sont donc fait demander pour qui ils avaient voté, le cas échéant, aux élections présidentielles de 2013. Étant donné la course chaudement disputée entre le candidat modéré Hassan Rohani et quatre politiciens conservateurs, le choix électoral des répondants pourrait révéler la façon dont les liens avec la sécurité sociale influent sur les allégeances politiques dans une élection pour laquelle le taux de participation a été élevé.

Toutefois, parmi tous les choix électoraux à l’élection présidentielle de 2013, y compris le choix de ne pas voter du tout, il n’y a pas de différence importante entre les répondants liés aux différentes organisations de sécurité sociale. Si la proportion des répondants qui ont indiqué ne plus se rappeler pour qui ils avaient voté (19 %) était plus élevée dans les ménages liés au CSIK, c’est probablement parce que les électeurs plus pauvres en général ont répondu en plus grand nombre qu’ils ne se souvenaient pas (17 %).

Ces données laissent entrevoir une constatation importante sur la mobilisation électorale en Iran. Les personnes qui sont ou ont été liées aux programmes de sécurité sociale associés aux factions ou aux politiciens conservateurs (le CSIK aux conservateurs postrévolutionnaires; les allocations directes à l’administration Ahmadinejad) ne votent pas différemment de la moyenne des gens liés aux programmes de sécurité sociale associés aux factions ou aux politiciens technocratiques ou modérés (l’OSS).

Comme il ne semble pas y avoir de corrélation entre les liens d’une personne avec les principales organisations de sécurité sociale, y compris la plus grande bonyad qu’est le CSIK, et son choix aux élections, il convient de se demander si le modèle de la machine d’aide sociale clientéliste s’applique dans la République islamique d’Iran?

Si un tel modèle était en place pendant la période chaotique et violente qui a suivi la révolution de 1979, il a été absorbé et dépassé par un système de distribution de la sécurité sociale très différent. Même avec de nombreuses formes de concurrence électorale, des niveaux élevés de dissension au sein de l’élite et un degré marqué de frictions idéologiques, le modèle clientéliste de mobilisation fondée sur la sécurité sociale n’est pas perceptible en Iran de façon systématiqueNote de bas de page 63 . Compte tenu des constatations de l’Iran Social Survey, il est peut-être temps de réévaluer aussi les modèles des politiques et des relations entre l’État et la société observables en Iran dans d’autres sphères.

Détails de la page

2019-03-15