2013 TSSTC 20

Référence : Canada (Service correctionnel) c. Glenn Brown et Kevin Kunkel, 2013 TSSTC 20

Date : 2013-07-24
Dossiers nos : 2011-02
Rendue à : Ottawa

Entre :

Service correctionnel du Canada, appelant

et

Glenn Brown et Kevin Kunkel, intimés

et

UCCO-SACC-CSN, intervenant

Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail à l’encontre d’une instruction émise par un agent de santé et de sécurité.

Décision : L’instruction est confirmée.

Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelant : Me Martin Desmeules, avocat, Services juridiques du Secrétariat du Conseil du Trésor, ministère de la Justice

Pour les intimés : M. Jordan Schmahl, coprésident du comité de santé et de sécurité au travail

Pour l’intervenant : Me Giovanni Mancini, avocat, Laplante et associés

MOTIFS DE DÉCISION

[1]             Cet appel est interjeté par le Service correctionnel du Canada (SCC) à l’encontre d’une instruction émise par M. Robert Tomlin, agent de santé et de sécurité (agent de SST), au terme de son enquête sur le refus de travailler exercé par les intimés Glenn Brown et Kevin Kunkel le 14 décembre 2010. Les intimés étaient à ce moment-là et sont toujours à l’emploi de l’appelant à titre de gestionnaires correctionnels (GC) au pénitencier fédéral appelé « établissement de Warkworth ».

[2]             Cette instruction, qui a été émise conformément à l’alinéa 145(2)a) du Code canadien du travail (le Code) et que l’on peut donc appeler « instruction de danger », faisait suite aux mesures prises par les deux intimés qui affirmaient, par leur refus de travailler, que les GC couraient un « danger manifeste » lorsqu’ils se trouvaient dans les zones d’activité des détenus, parce qu’ils n’avaient pas reçu de vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement et parce que la direction de l’établissement de Warkworth leur avait interdit de porter des vestes de protection dans le cours normal de leurs fonctions.

[3]             Au moment de ces refus de travailler, ou plutôt la veille, la direction de l’établissement avait rendu obligatoire le port en tout temps de vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement par les agents correctionnels (AC), lesquels sont supervisés par des GC comme les deux employés qui ont exercé leur droit de refuser de travailler. L’agent de SST Tomlin est arrivé à la conclusion que l’accomplissement d’une activité constituait un danger pour lesdits employés au travail en ceci que les « gestionnaires correctionnels (étaient) régulièrement exposés au risque lié au comportement imprévisible des détenus sans avoir la protection appropriée. » Plus particulièrement, dans le texte de l’instruction, l’agent de SST Tomlin faisait référence à l’obligation de l’employeur énoncée à l’alinéa 125(1)l) du Code de fournir « le matériel, l’équipement, les dispositifs et les vêtements de sécurité réglementaires » à ses employés, et au complément réglementaire à l’alinéa 12.9c) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, qui stipule que « Lorsque, dans le lieu de travail, il y a risque de blessures à la peau ou de maladie de la peau, l’employeur [en l’espèce, l’appelant] doit fournir à toute personne à qui il permet l’accès au lieu de travail [....] un vêtement de protection ».

L’instruction de l’agent de SST Tomlin, émise le 20 décembre 2010, se lit comme suit :

DANS L’AFFAIRE DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL
PARTIE II – SANTÉ ET SÉCURITÉ AU TRAVAIL

INSTRUCTION À L’EMPLOYEUR EN VERTU DE L’ALINÉA 145(2)a)

Le 12 décembre 2010, l’agent de santé et de sécurité soussigné a enquêté sur le refus de travailler exercé par MM. Glenn Brown et Kevin Kunkel et les employés qu’ils représentent dans un lieu de travail exploité par le Service correctionnel du Canada, à savoir un employeur assujetti à la Partie II du Code canadien du travail, à l’établissement de Warkworth, au 15847 COUNTY RD. 29, Campbellford (Ontario) K0K 3K0, ledit lieu de travail étant parfois appelé « SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA ».

Ledit agent de santé et de sécurité estime que l’accomplissement d’une activité constitue un danger pour un employé au travail :

Les gestionnaires correctionnels sont régulièrement exposés au risque lié au comportement imprévisible des détenus, sans avoir la protection appropriée.

Alinéa 125(1)l) de la Partie II du Code canadien du travail, Santé et sécurité au travail

Alinéa 12.9c) du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail

Lorsque, dans le lieu de travail, il y a risque de blessures à la peau ou de maladie de la peau, l’employeur doit fournir à toute personne à qui il permet l’accès au lieu de travail l’un des éléments suivants :

c) un vêtement de protection.

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l’alinéa 145(2)a) de la Partie II du Code canadien du travail, de mettre toute personne hors de danger au plus tard le 20 décembre 2010.

Fait à Warkworth le 20 décembre 2010.

BOB TOMLIN
Agent de santé et de sécurité
[…]

[4]             Selon la formulation utilisée dans l’instruction par l’agent de SST Tomlin, de même que le vêtement de protection individuelle à l’origine du refus de travailler et l’examen de l’agent de SST, il semblerait que l’« instruction de danger » émise par ce dernier reposait sur la détermination d’un risque de blessures à la peau ou de maladie de la peau dans un lieu de travail caractérisé par un comportement humain imprévisible. Les mots utilisés par l’agent de SST dans la conclusion de son rapport d’enquête, dont a découlé l’instruction, précisent la pensée de l’agent. Il a déclaré ce qui suit :

Les gestionnaires correctionnels passent entre quatre et six heures par jour à proximité des détenus ou en contact direct avec ceux-ci. L’analyse du risque professionnel des gestionnaires correctionnels indique qu’ils sont fortement exposés au risque connu que présente le comportement imprévisible des détenus, qui peut donner lieu à des agressions ou à des prises d’otages.

[5]             Même si les employés directement touchés par le présent appel sont des GC, l’agent négociateur représentant les AC au Canada, et donc les AC travaillant à l’établissement de Warkworth avec les intimés, des GC, a demandé et obtenu l’autorisation du soussigné d’intervenir dans l’instance, ce à quoi l’appelant ne s’est pas opposé. L’avocat dudit agent négociateur a affirmé que l’UCCO-SACC-CSN discutait régulièrement avec le SCC au sujet des vestes de protection qui sont à l’origine de la présente affaire, qui sont considérées comme étant essentielles à la sécurité des AC partout au Canada, et que toute décision relative à cet équipement de protection individuelle était susceptible de toucher les AC d’une manière ou d’une autre. L’autorisation d’intervenir accordée se limitait toutefois au contre-interrogatoire des témoins appelés par l’appelant et les intimés et à la présentation des conclusions finales. L’intervenant n’était pas autorisé à présenter des éléments de preuve dans l’affaire.

[6]             Il convient de signaler, à ce stade-ci, à la lumière de l’autorisation d’intervenir accordée à l’UCCO-SACC-CSN, et même si l’avocat de l’appelant peut avoir fait expressément ce commentaire uniquement dans ses observations finales, que le présent appel ne porte pas sur la remise aux AC de vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement, mais bien sur le fait que les GC ne peuvent pas porter cet équipement de protection et le danger que cela peut représenter pour eux. Il ne s’agit donc pas ici de déterminer si le fait que les GC ne portent pas de vestes représente un danger pour les AC, qui peuvent, par exemple, devoir s’interposer entre un détenu menaçant et un GC non protégé, et cet aspect n’entrera pas en ligne de compte dans la décision que je rendrai dans cet appel.

Contexte

[7]             Situé en Ontario, l’établissement de Warkworth est un établissement à sécurité moyenne selon les cotes de sécurité minimale, moyenne et maximale des pénitenciers fédéraux. Au moment de l’audience, il avait une population de 602 détenus, ce qui en fait le plus important établissement de ce type au pays. Environ 15 GC comme les deux intimés sont employés à l’établissement de Warkworth.

[8]             De nombreux témoins ont indiqué qu’en plus de la cote officielle mentionnée précédemment attribuée à chaque établissement, les pénitenciers sont aussi désignés de façon officieuse, d’un point de vue pratique, comme étant à sécurité moyenne élevée ou faible, en fonction, entre autres des caractéristiques générales de leur population de détenus. Bien que l’appelant ait présenté des éléments de preuve et fait valoir que cette désignation n’avait aucune valeur officielle, il n’a pas nié qu’elle existe et qu’elle est utilisée.

[9]             Beaucoup de témoignages ont indiqué que l’établissement de Warkworth était considéré comme un établissement à sécurité « moyenne élevée », ce qui signifie que la population de détenus y est plus violente, que le nombre d’incidents y est plus élevé et, donc, que le danger pour le personnel y est plus grand. En fait, pendant la période de 2009 à 2010, c’est à l’établissement de Warkworth que l’on a recensé le plus grand nombre d’incidents signalés de tous les établissements à sécurité moyenne en Ontario (837), nombre effectivement supérieur à celui que l’on retrouve dans tous les établissements en Ontario, toutes cotes de sécurité confondues, ainsi que le nombre le plus élevé d’incidents violents (93) pour son groupe d’établissements, nombre qui dépasse même le total combiné de ces incidents pour l’ensemble des établissements à sécurité maximale de la province.

[10]             Le rapport d’enquête de l’agent de SST Tomlin fournit un bref aperçu de l’origine de la présente affaire et des principaux éléments que l’agent de SST a examinés et sur lesquels le soussigné devra se pencher.

[11]             Les situations suivantes ont précédé le refus des intimés Brown et Kunkel auquel se rapporte la présente affaire. M. Brown avait déposé une plainte dans le cadre du Processus de règlement interne des plaintes (alinéa 127.1(1)) établi par le Code et selon lequel une enquête doit être menée par un employé et un membre employeur du comité local de santé et de sécurité. Bien que la plainte ait été accueillie, le directeur de l’établissement était en désaccord avec la décision et a ordonné au GC de ne pas porter de veste de protection et, de toute évidence, il n’était pas d’accord pour que M. Brown reçoive une veste ajustée à sa taille.

[12]             Dans le cas de M. Kunkel, au moment de son refus, c’était un GC intérimaire à qui l’on avait remis une veste ajustée à sa taille alors qu’il était AC. En tant que GC intérimaire, on lui avait également interdit de porter sa veste. Les deux GC ont choisi de refuser de travailler en raison du danger potentiel auquel ils étaient exposés dans l’exercice de leurs fonctions normales dans les zones d’activité des détenus.

[13]             L’appelant n’a pas contesté cette explication de l’origine du refus. Il a toutefois plaidé auprès de l’agent de SST et soutenu en substance devant le soussigné que les GC n’étaient pas des « premiers intervenants » dans les incidents impliquant des détenus et qu’ils ne devaient donc pas se trouver à proximité des détenus dans de telles circonstances sans la présence d’un AC.

[14]             Les faits établis par l’agent de SST ne diffèrent pas de ceux qui ont été présentés au soussigné, et le rapport de ce dernier décrit donc le contexte complet de la décision qui suivra. Les GC reçoivent une formation de base du SCC et sont presque toujours promus au rang de GC après avoir exercé les fonctions d’AC.

[15]             Les GC supervisent directement les AC. Ils portent à peu près le même uniforme que les AC, à part la couleur de leur chemise et le nombre de bandes dorées sur leurs épaulettes. On leur remet des menottes, des gants de fouille et l’équipement de RCR, qu’ils doivent porter sur eux, à l’instar des AC. Les GC ont leur bureau dans le secteur résidentiel des détenus, dans le couloir menant de la porte d’entrée aux rangées. Les détenus passent régulièrement devant le bureau tout au long de la journée et de la soirée et ont souvent des contacts directs avec le GC. La porte du bureau n’est pas une porte sécurisée standard du SCC.

[16]             Si une situation d’urgence survient, les GC ne sont pas considérés comme des premiers intervenants. À chaque quart de travail, une équipe de quatre AC forment l’équipe d’intervention en cas d’urgence de l’établissement. La fonction première du GC consiste à coordonner l’intervention et à superviser l’activité des AC pendant l’intervention en cas d’urgence. Toutefois, selon la Directive du commissaire 567-2 du SCC, les GC doivent se rendre sur les lieux de l’intervention, ce qui les place à proximité de détenus qui peuvent avoir un comportement indésirable ou criminel. L’agent de SST a fait remarquer, et toutes parties en ont convenu devant le soussigné, que, lorsque les circonstances l’exigent, les GC peuvent intervenir directement auprès des détenus. À titre d’exemple, les GC peuvent être appelés à intervenir lorsqu’un détenu est irrité ou a un grief contre un AC en particulier et exige de voir le GC. Même si la direction maintient que les GC ne devraient pas toujours intervenir dans ce genre de situation, elle reconnaît néanmoins que c’est une pratique courante.

[17]             Dans l’exercice de leurs fonctions, il arrive souvent que les GC se rendent à l’hôpital, à la cantine, à la cuisine ou au programme de traitement à la méthadone, surtout pour observer et s’assurer que les activités s’y déroulent sans interruption. Ce sont tous des secteurs où l’on retrouve un grand nombre de détenus, ce qui accroît le risque d’actes de violence. Dans certains cas, les GC accomplissent certaines de ces activités sans la présence d’AC. Si certaines situations surviennent dans ces secteurs qui exigent une intervention, les GC peuvent devoir agir comme premiers intervenants parce qu’ils se trouvent près des lieux de l’incident.

[18]             Même si la direction a affirmé que les GC ne couraient pas plus de risque que d’autres membres du personnel autres que les CX, comme les agents de libération conditionnelle, les infirmières, les médecins ou les policiers, d’être la cible d’une agression de la part d’un détenu, toutes les parties se sont accordées et s’accordent toujours pour dire que les GC passent entre quatre et six heures auprès des détenus ou en contact direct avec eux. Pendant la journée, les GC peuvent être déployés un peu partout dans l’établissement pour remplacer un AC pendant un certain temps et pour diverses raisons. Dans ces circonstances, ils ont accès à un fonds commun de vestes de protection qu’ils peuvent porter, comme l’a confirmé Janice Sandeson, directrice adjointe, Opérations au soussigné. Ces vestes ne sont cependant pas ajustées individuellement aux GC et ne fournissent donc pas toujours une protection appropriée. Tel était le cœur de la question soumise à l’agent de SST et que le soussigné doit trancher.

[19]             Dans son rapport d’enquête, l’agent de SST Tomlin note que, en 2009, le coordonnateur des opérations correctionnelles a rempli une feuille de travail Analyse du risque professionnel à l’établissement de Warkworth qui donnait une note pondérée de 100 sur 125 à la fois pour le risque qu’un GC soit la cible d’une agression par un détenu ou soit pris en otage, ce que l’agent de SST a décrit comme un risque important.

[20]             Dans sa description des circonstances entourant les GC, l’agent de SST Tomlin a également mentionné deux types de situations où les GC pouvaient courir un risque. Tout d’abord, il a fait remarquer que, pour bien des détenus, il était difficile de vivre avec la population de l’établissement en général pour diverses raisons, notamment l’existence de dettes, comme il a été mentionné à l’audience, et donc qu’ils préféraient être dans des unités d’isolement ou des unités à sécurité maximale où ils étaient isolés des autres détenus. Il semble que chacun sait qu’un détenu qui agresse un GC sera mis en isolement. Selon l’agent de SST, cela fait du GC une cible potentielle d’agression de la part des détenus. Dans le même ordre d’idées, la double occupation des cellules est de plus en plus répandue dans les pénitenciers, en raison de l’augmentation de la population de détenus et de la diminution de l’espace. Les détenus n’apprécient pas la double occupation des cellules. Les GC sont chargés d’évaluer la double occupation des cellules et de décider quels détenus seront touchés. D’après l’agent de SST, cela augmente aussi le risque qu’un détenu insatisfait et agressif commette une agression.

Questions en litige

[21]             L’agent de SST Tomlin a justifié son instruction en affirmant que l’accomplissement d’une activité par les intimés GC à l’établissement de Warkworth constituait un danger, puis a précisé cette affirmation en indiquant que les GC étaient exposés, dans l’exercice de leurs fonctions, au risque d’un comportement imprévisible des détenus sans avoir la protection appropriée, cette protection étant un vêtement de protection approprié qui les protège contre le risque de blessures à la peau ou de maladies de la peau à ce lieu de travail. Cette conclusion de l’agent de SST Tomlin repose sur les quatre éléments suivants.

[22]             Le premier concerne les fonctions du GC. Le deuxième se rapporte à l’environnement où ces fonctions sont exercées. Le troisième est le comportement imprévisible des détenus. Enfin, le quatrième élément concerne le risque de blessures à la peau ou de maladies de la peau qui exigerait le port d’un vêtement de protection approprié. L’appelant soutient que les deux intimés ne couraient aucun danger le jour de leur refus, d’abord parce que rien n’avait changé à l’établissement au cours des derniers jours, et donc rien ne pouvait être considéré comme ayant provoqué un « danger » et, ensuite, parce que les fonctions des intimés n’exigent pas qu’ils agissent comme premiers intervenants dans les situations impliquant des détenus, ce qui veut dire en gros que, s’ils assument leurs fonctions comme le prévoit leur employeur, ils ne courent aucun danger et n’ont donc pas besoin du vêtement de protection qui est à l’origine de cette affaire, soit une veste de protection contre les armes blanches ajustée individuellement.

[23]             L’agent de SST Tomlin a conclu qu’il existait un danger pour les intimés le 14 décembre 2010. Telle est la question que je dois trancher, en tenant compte des éléments mentionnés ci-dessus.

Observations des parties

[24]             Les parties ont appelé en tout neuf témoins : quatre pour l’appelant et cinq pour les intimés. Tous ces témoins comptaient en moyenne plus de 20 ans d’expérience en milieu carcéral. Toutes les parties se sont entendues pour dire que, même si ces témoins n’étaient pas des experts ou qu’ils n’aient pas été appelés à ce titre, ils n’en étaient pas moins des témoins ordinaires d’expérience auxquels le soussigné pouvait se fier. Les parties ont étayé ce point de vue en citant la juge de la Cour fédérale dans la décision Verville c. Canada (Service correctionnel), [2004] A.C.F. no 940 (C.F.) (QL), au paragr. 51 :

Finalement, la Cour relève qu’il existe plus d’un moyen d’établir que l’on peut raisonnablement compter qu’une situation causera des blessures. Il n’est pas nécessaire que l’on apporte la preuve qu’un agent a été blessé dans les mêmes circonstances exactement. Une supposition raisonnable en la matière pourrait reposer sur des avis d’expert, voire sur les avis de témoins ordinaires ayant l’expérience requise, lorsque tels témoins sont en meilleure position que le juge des faits pour se former l’opinion. Cette supposition pourrait même être établie au moyen d’une déduction découlant logiquement ou raisonnablement de faits connus.

A) Observations de l’appelant

[25]             En ce qui concerne la position commune exprimée ci-dessus par les parties, l’appelant a cependant précisé que la confiance accordée à l’avis ou aux conclusions de ces témoins ordinaires d’expérience ne signifiait pas que l’agent d’appel pouvait renoncer à sa compétence sur les questions qu’il devait trancher. Ainsi, l’appelant estime que le soussigné n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard de l’avis de tout témoin comme quoi un danger existe ou qu’un risque « s’est aggravé au point de devenir un danger ». Même si les deux parties ont convoqué de nombreux témoins, l’avocat a tenu à dire que la décision à rendre en fonction des éléments de preuve présentés n’a rien à voir avec un sondage. Comme un appel devant un agent d’appel est considéré comme une audience de novo, seuls les faits mis en preuve devant l’agent d’appel doivent guider la décision de ce dernier, et donc aucune retenue judiciaire ne s’applique aux conclusions de fait auxquelles est arrivé l’agent de SST.

[26]             La position fondamentale de l’appelant est que la jurisprudence a déterminé que le droit de refuser de travailler devait être considéré comme une mesure d’urgence, donc qu’il ne pouvait être invoqué dans le cas de problèmes existant depuis longtemps, comme la question du port de vestes ajustées individuellement par les GC, et donc que l’exercice de ce droit n’était justifié que dans des cas précis et exceptionnels. Or, au moment du refus de travailler des intimés, le 14 décembre 2010, tout se passait comme d’habitude à l’établissement de Warkworth, il n’y avait rien d’anormal, ni aucun risque accru ou situation particulière. L’appelant soutenait donc que, ce jour-là, les intimés n’avaient aucun motif raisonnable de croire qu’ils couraient un danger, comme en témoignait l’évaluation de la menace et des risques réalisée par Mme Sandeson, directrice adjointe, Opérations, qui n’avait rien révélé d’anormal. De plus, rien n’indiquait que la situation allait changer ce jour-là ou le suivant.

[27]             L’appelant soutient également qu’il ne fait aucun doute que le moment qu’ont choisi les intimés pour refuser de travailler est lié à la remise de vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement aux AC, lesquels ont commencé à les porter la veille du refus; le refus n’est donc pas lié à un risque ou à un danger particulier. Les GC ne peuvent donc pas refuser de travailler en invoquant leur contact direct avec les détenus et le caractère imprévisible du comportement humain, puisque tout cela n’a pas changé. Cela devrait être considéré comme une condition normale d’emploi et devrait suffire à statuer sur cet appel.

[28]             Tout en contestant l’interprétation faite par l’agent de SST Tomlin de l’information obtenue pendant son enquête, l’appelant ne remet pas en question l’exactitude des faits recueillis par l’agent de SST dans le cadre de ladite enquête. En fait, le témoignage donné par tous les témoins appelés par l’appelant tendrait, de l’avis du soussigné, à renforcer les conclusions de fait de l’agent de SST. Ces témoignages ont établi ou réaffirmé ce qui suit.

[29]             Les attributions des GC ne les obligent pas à agir comme premiers intervenants lorsque des incidents ou des situations d’urgence surviennent pendant qu’ils sont en service. Ce rôle est réservé aux AC (CX 1 et 2) de façon générale et plus particulièrement aux quatre AC qui forment l’équipe de premiers intervenants à chaque quart de travail. Les attributions des GC les obligent à être présents dans tous les cas, à observer l’intervention des AC et à être prêts à donner des conseils, à réagir ou à ordonner certaines mesures qui, selon toute vraisemblance, ont un effet sur les détenus en cause. Cela dit, il a été établi qu’en raison des circonstances ou de la nature des incidents ou des urgences ou parce qu’ils sont seuls ou les premiers arrivés sur les lieux, les GC doivent souvent intervenir rapidement, ce qui signifie qu’ils deviennent de facto des premiers intervenants et qu’ils doivent même intervenir physiquement pour gérer des crises. Même si leurs attributions ne prévoient pas que les GC agissent comme premiers intervenants, l’appelant reconnaît et accepte cette situation comme un fait.

[30]             À l’instar des AC, les GC sont constamment en interaction avec les détenus, ils se trouvent dans leur entourage, même très près d’eux, et doivent souvent prendre des décisions ou endosser des décisions des AC ou ordonner des mesures qui auront une incidence sur les détenus et leur vie en détention. C’est le cas notamment des décisions relatives à l’isolement ou à la double occupation des cellules, aux accusations de fautes disciplinaires et aux décisions touchant certains privilèges accordés aux détenus.

[31]             En plus d’assister à certains segments de la routine quotidienne des détenus, comme la cantine, le programme de traitement à la méthadone et les repas, les GC sont faciles d’accès pour les détenus qui passent par là, qui font une activité près du bureau ou même qui entrent dans le bureau du GC, souvent sans qu’un AC se trouve à proximité ou soit même présent, le GC restant seul avec un détenu qui n’a peut-être même pas été fouillé.

[32]             C’est un fait établi qu’à l’intérieur des murs de l’établissement, les détenus ont accès à divers objets qui peuvent leur servir d’armes, comme l’ont clairement démontré les documents A-3 et A-4 concernant une fouille réalisée dans l’établissement, qui a entraîné la découverte de 33 couteaux qui ne peuvent avoir qu’un usage, celui de blesser, voire pire. Qui plus est, l’appelant, par l’intermédiaire de ses propres témoins, a reconnu que la présence de ces objets ou armes était un fait et qu’on ne pouvait les éliminer complètement ou de façon permanente. Aussi efficaces que soient les fouilles et saisies, l’appelant a reconnu que de nouvelles armes refont rapidement surface, parfois le lendemain même.

[33]             La question au cœur de la présente affaire exige de prendre en considération la crainte ou le risque d’une agression, en l’occurrence une agression à l’encontre de GC. Les éléments de preuve ont montré que le concept d’agression était large, en ce sens que l’agression pouvait prendre différentes formes, allant de menaces verbales, à des gestes et des contacts physiques plus ou moins violents. Tous les témoins des appelants ont dit avoir au moins eu connaissance d’agressions à l’encontre de détenus et d’AC ou avoir été témoins de ces agressions et, dans le cas de certains, avoir été eux-mêmes victimes d’une agression d’une façon ou d’une autre. J’ajouterai que les témoins qui ont été appelés par les intimés ont témoigné dans le même sens.

[34]             Un rapport déposé comme le document A-5 (onglet 8) par l’appelant montre que, entre le 5 mars 2010 et le 1er novembre 2011, trois de ces agressions ont été commises à l’encontre de GC à l’établissement de Warkworth. En même temps, le même rapport indique que, entre les exercices 2007-2008 et 2011-2012, pas moins de 55 agressions, à l’encontre d’autres membres du personnel, principalement des AC, ont été commises à l’établissement de Warkworth. Il convient de signaler ici que la preuve fournie par l’appelant est la même que celle qu’a obtenue l’agent de SST Tomlin selon laquelle les GC sont souvent appelés à remplacer des AC pendant les affectations lorsqu’il manque d’agents pour une raison ou pour une autre, et ce, malgré un complément de 15 GC pour l’établissement. Dans ces circonstances, il est évident que les GC qui remplacent les AC doivent porter une veste de protection, qu’ils vont chercher dans un fonds commun de vestes qui ne sont toutefois pas ajustées à leur taille, sauf s’ils ont reçu une veste ajustée à leur taille du temps qu’ils agissaient comme AC avant de devenir GC, ce qui était le cas de l’intimé M. Kunkel. Enfin, les GC portent sur eux des gants de fouille, un masque et des menottes.

[35]             Comme il a été mentionné ci-dessus, l’appelant estime que, au moment du refus, il n’y avait rien de changé par rapport à la veille ou aux jours précédents et que rien ne justifiait donc le refus de travailler des intimés. Selon l’avocat, l’agent de SST Tomlin a mis l’accent sur le fait que les GC passent une bonne partie de leur journée près des détenus ou en contact direct avec eux, ce que la preuve a amplement établi et ce que l’appelant ne nie pas. L’avocat de l’appelant a également fait remarquer que l’agent de SST s’était fié à l’analyse du risque professionnel des GC pour conclure que ceux-ci étaient exposés au danger d’un comportement humain imprévisible, pouvant se traduire par des agressions ou des prises d’otages, selon un résultat pondéré de 100/125, formule fournie par l’employeur, lequel résultat serait le même pour de nombreux autres dangers comme le fait de glisser, de trébucher ou même de tomber dans un escalier. Autrement dit, selon l’avocat, ce résultat montre que le risque qu’un détenu commette une agression n’est pas plus grand que le risque de trébucher ou de tomber d’un escalier. L’appelant soutient donc que l’analyse du risque professionnel n’a aucun poids dans la détermination de l’existence d’un danger. En conséquence, selon l’appelant, comme l’agent de SST n’est pas parvenu à trouver de circonstances particulières justifiant sa conclusion quant à l’existence d’un « danger  » au sens du Code, l’agent de SST Tomlin a commis une erreur en concluant qu’un danger existait.

[36]             L’appelant affirme que les intimés n’étaient pas exposés à un danger, selon la définition contenue dans le Code et la jurisprudence, ni le 14 décembre 2010 ni à aucun autre moment. Faisant référence à la décision Martin c. Canada (Procureur général), 2005 C.A.F. 156, où la Cour d’appel fédérale a indiqué qu’une conclusion de « danger » ne peut reposer sur des conjectures ou des hypothèses, mais que l’agent d’appel doit plutôt apprécier la preuve pour déterminer les probabilités que les circonstances susceptibles de causer des blessures se présenteront à l’avenir, l’avocat a cité le juge de la Cour fédérale dans l’affaire Société canadienne des postes c. Pollard, 2007 C.A. 1362, pour souligner les quatre critères à respecter pour conclure qu’un danger réel ou éventuel existe. Les faits doivent établir ce qui suit :

[66] […]

1) la situation, la tâche ou le risque – existant ou éventuel – en question se présentera probablement;

2) un employé sera exposé à la situation, à la tâche ou au risque quand il se présentera;

3) l’exposition à la situation, à la tâche ou au risque est susceptible de causer une blessure ou une maladie à l’employé à tout moment, mais pas nécessairement chaque fois;

4) la blessure ou la maladie se produira sans doute avant que la situation ou le risque puisse être corrigé, ou la tâche modifiée.

Enfin, il faut déterminer s’il existe une possibilité raisonnable que les circonstances susceptibles d’entraîner une blessure ou une maladie se produiront dans l’avenir.

[37]             À la lumière de ce qui précède, l’appelant met de l’avant le critère juridique pour déterminer si un « danger » existe comme probabilité. Bref, pour conclure à l’existence d’un danger, il faut déterminer si la probabilité que les circonstances décrites par les intimés se présentent à l’avenir est une possibilité raisonnable, plutôt qu’une simple possibilité. L’appelant reconnaît que l’on peut trouver diverses armes blanches à tout moment dans l’établissement, et il ne conteste pas le fait que, si une personne est poignardée, elle risque d’être blessée à une ou plusieurs parties de son corps. Toutefois, l’appelant estime que le scénario d’une agression à l’arme blanche à l’encontre d’un GC n’est pas une possibilité raisonnable, mais une simple possibilité. Même si l’appelant ne nie pas que les détenus ont accès à une multitude d’objets pouvant leur servir d’armes, et qu’il est impossible d’empêcher complètement les détenus d’accéder à ces objets, l’appelant affirme qu’aucun élément de preuve n’a montré qu’une arme blanche avait été utilisée à l’encontre du personnel ou qu’une agression à l’arme blanche était susceptible de se produire.

[38]             Concernant l’accessibilité et l’utilisation de vestes de protection contre les armes blanches par les GC à l’établissement de Warkworth, l’avocat de l’appelant note que les avis divergent parmi les GC quant à l’utilité ou au caractère souhaitable de ces vestes. D’ailleurs, à part les AC, personne ne porte de veste à l’établissement de Warkworth, sauf les GC qui le font conformément à l’instruction émise par l’agent de SST Tomlin. De plus, l’appelant fait remarquer que des vestes sont accessibles en cas de besoin dans un fonds commun, et que ces vestes offrent la même protection pourvu qu’on choisisse la bonne taille. Tous les témoins ont cependant indiqué que, s’ils avaient le choix, ils préféreraient porter une veste ajustée individuellement. Selon l’appelant, la veste de protection contre les armes blanches n’offre qu’une protection limitée. Elle protège contre les coups de couteau les parties du corps qui sont recouvertes par la veste, mais seulement ces parties. Elle ne protège pas la tête, le cou, le visage, les bras, les poignets, les mains, l’aine, les jambes et les pieds, pas plus qu’elle n’offre de protection contre le risque d’agression, avec ou sans arme. Dans le même ordre d’idées, les témoins appelés par les intimés comptaient tous plus de 20 ans d’expérience en milieu carcéral, et ils ont chaque jour des contacts directs avec les détenus sans porter de veste de protection contre les armes blanches. Toutefois, comme l’appelant l’a mentionné, ils affirment maintenant avoir besoin de vestes, et ce, justement le lendemain de la remise de vestes aux AC, soutenant que leur travail de GC est devenu dangereux.

[39]             Selon l’appelant, le travail des GC n’était pas dangereux et il ne l’est toujours pas. En fait, les GC sont des gestionnaires. Ils gèrent des ressources humaines, physiques et financières. Ils supervisent et coordonnent les activités et interagissent fréquemment avec les détenus lorsqu’il y a un risque d’agression verbale et physique, et pour cela ils sont équipés d’un avertisseur portatif, d’une radio et d’un vaporisateur de poivre. Ils ne sont pas des premiers intervenants. S’ils sont sur place lorsqu’un incident survient, ce n’est pas leur rôle d’intervenir. Leur rôle est d’évaluer l’information ou la situation. S’ils jugent que la situation ne présente pas de danger, ils peuvent intervenir, mais ils ne sont pas tenus de le faire. En fait, l’appelant pense que les GC choisissent d’intervenir dans certains cas avec de bonnes intentions, parce ce qu’ils ont encore des réflexes d’AC et oublient qu’ils sont maintenant des GC, et non plus des AC.

[40]             L’appelant soutient également que la veste de protection n’est pas le seul moyen de protection ni le meilleur. La sécurité active est une composante essentielle de fonctionnement du SCC. Cela signifie que les AC sont formés à diverses techniques et que leur formation de base leur apprend à travailler dans les conditions les plus sécuritaires possible. L’avocat estime cet aspect important parce que les GC sont, pour la plupart, d’anciens AC d’expérience. En plus des cellules qui sont fouillées tous les 30 jours, les AC et les GC peuvent consulter le dossier de chaque détenu à l’aide de différents outils et accéder à de l’information sur les détenus auprès de nombreuses sources, comme les agents de libération conditionnelle, les agents de renseignements de sécurité et d’autres membres du personnel du SCC. De plus, lorsqu’ils interagissent avec les détenus, les GC et les AC observent l’humeur des détenus et sont formés pour désamorcer les situations, utiliser leur présence comme élément dissuasif et être conscients de ce qui les entoure. Bref, l’appelant est d’avis que les GC n’ont pas besoin de veste de protection parce qu’ils ont tous les outils nécessaires pour effectuer leur travail en toute sécurité. Le danger ou le risque défini par l’agent de SST et les intimés est « le caractère imprévisible du comportement humain ». En raison de ce caractère imprévisible, les intimés soutenaient que les détenus pouvaient commettre une agression à tout moment et sans avertissement, et que la veste de protection contre les armes blanches les protégeait justement contre ce type d’agression, soit une attaque à l’arme blanche. L’appelant ne nie pas qu’on ne pourra jamais éliminer complètement le risque qu’un détenu commette une agression. Toutefois, ce risque est largement atténué grâce au travail accompli par l’ensemble des spécialistes du SCC qui observent et évaluent les détenus, ainsi qu’à la sécurité active.

[41]             Enfin, l’appelant admet que des agressions surviennent et qu’elles peuvent prendre différentes formes. C’est même l’appelant qui a volontairement présenté comme preuve la liste des agressions commises à l’encontre du personnel de l’établissement de Warkworth depuis 2007, ladite liste indiquant trois agressions à l’encontre de GC sur une courte période. La vie dans un établissement correctionnel est également régie par un certain nombre de règles, qui font en sorte que tout mauvais comportement entraîne des conséquences, même en prison. Les détenus sont conscients de ces règles, ce qui les incite à observer une bonne conduite. Néanmoins, l’appelant admet que tout est possible. Toutefois, la crainte d’être blessé dans une altercation avec le personnel, d’être mis en isolement, d’être transféré dans un endroit moins plaisant comme un établissement à sécurité maximale, de perdre des privilèges, de recevoir une amende ou de se voir imposer un allongement de la peine sont certainement des conséquences auxquelles songent les détenus avant de commettre une agression.

[42]             Faisant référence à Stone et Canada (Service correctionnel), [2002] C.L.C.A.O.D. no 27, l’appelant fait remarquer que les détenus sont des êtres humains qui ont leur libre arbitre et qui peuvent donc décider à n’importe quel moment et sans avertissement de commettre une agression contre un membre du personnel. Même si tout est possible, le concept de « danger » au sens du Code n’est pas compatible avec le caractère imprévisible du comportement humain, qui est une caractéristique inhérente de l’application de la loi. Par conséquent, l’appelant estime que, malgré le caractère imprévisible du comportement humain, la possibilité qu’un détenu de l’établissement de Warkworth décide un jour, après réflexion ou spontanément, de poignarder un GC est une simple possibilité, et non une possibilité raisonnable. Il n’y avait donc pas de danger le 14 décembre 2010 justifiant l’instruction émise par l’agent de SST Tomlin qui fait l’objet du présent appel.

B) Observations des intimés

[43]             Les intimés ont appelé cinq témoins qui, de façon générale, ont livré des témoignages assez semblables à ceux donnés par les témoins de l’appelant, bien qu’en défendant davantage, on le comprend, la position des intimés. Je n’ai pas l’intention de répéter, même de manière abrégée, tout ce qui a été attesté par les témoins des intimés pour la raison que je viens de mentionner et aussi parce que, comme il a été dit au sujet des témoins de l’appelant, ces témoignages confirment grosso modo les conclusions de fait auxquelles est arrivé l’agent de SST Tomlin et qui sont décrites dans les premiers paragraphes de la présente décision. Cela dit, il convient néanmoins de revenir sur un certain nombre d’éléments.

[44]             D’abord, il est utile de noter que la position des intimés est qu’une conclusion de danger ne s’oppose pas au concept de comportement imprévisible des détenus considéré normal en milieu correctionnel. En fait, les intimés laissent entendre que le fait que le risque d’agression à l’encontre de GC soit fondé sur le caractère imprévisible ou spontané reconnu ou accepté du comportement des détenus ne s’oppose pas à une conclusion de danger, parce qu’il faut faire la distinction entre ce fait et la limite de « condition normale d’emploi » au droit de refuser un travail dangereux. Ils s’appuient en cela sur les propos de madame la juge Gauthier dans la décision Verville, comme quoi c’est tout autre chose que de dire que l’imprévisibilité du comportement des détenus est étrangère à la notion de danger exposée dans le Code. Il ne faudrait pas conclure que, si un risque d’un certain type de préjudice est inhérent dans un milieu, un employé ne pourra jamais refuser de travailler pour une raison qui s’y rapporte.

[45]             Tous les témoins produits par les intimés ont déjà été la cible d’agressions ou ont été témoins d’agressions par des détenus à l’encontre d’autres détenus ou des AC ou des GC, ou ont eu connaissance de telles agressions. Il est inutile d’entrer dans les détails de ces incidents, si ce n’est pour dire que, selon tous les témoignages et l’importante documentation fournie par l’appelant, c’est un fait établi qu’il y a un risque d’agression à l’encontre des détenus et du personnel correctionnel, et que des agressions surviennent.

[46]             Les témoins des intimés ont indiqué que les GC pouvaient, par la force des choses, devenir ce qu’on a décrit comme des « premiers intervenants circonstanciels » pour plusieurs raisons, que ce soit leur obligation de réagir à l’activation de toutes les alarmes ou le fait qu’ils ne soient ni confinés à leur bureau ni obligés d’y rester et qu’ils doivent, dans le cadre de leurs fonctions, « se promener » dans l’établissement, ce qui veut dire qu’il leur arrive d’être en contact avec les détenus, parfois nombreux, ou lorsqu’ils assistent, toujours dans le cadre de leurs fonctions, à certaines activités précises comme le programme de traitement à la méthadone, les activités à la cantine ou à la cuisine, ils peuvent parfois devoir intervenir lors de situations ou d’incidents même si des « premiers intervenants » officiels sont désignés pour intervenir dans des lieux précis.

[47]             Au sujet du quart de nuit, moment de la journée où l’effectif sur les lieux est le plus faible, l’intimé M. Kunkel a indiqué que, si un incident se produisait, les GC devaient agir comme premiers intervenants. L’essentiel de tous les témoignages des deux côtés était que la situation exigeait parfois que des GC en contact constant avec les détenus, comme les GC de l’unité, interviennent directement, sans être désignés comme des premiers intervenants, ce que l’appelant reconnaît.

[48]             En ce qui concerne l’équipement de protection, il semblerait qu’au moment du refus de travailler, les GC portaient uniquement des gants de fouille, l’équipement de RCR et des menottes, et qu’on ne leur avait pas remis de radio, de vaporisateur de poivre ni d’avertisseur portatif (d’une utilité limitée lorsqu’un GC se promène dans l’établissement en raison de sa capacité situationnelle programmée), qui est l’équipement normal d’un AC. Au sujet des risques auxquels les GC sont exposés, les témoins des intimés ont expliqué que les conditions de travail des GC et des AC étaient essentiellement les mêmes, mais que, malgré cela, en plus de la décision de l’appelant d’interdire le port des vestes de protection, les GC ne recevaient pas le même équipement, et même s’ils pouvaient avoir besoin d’une veste de protection, d’une matraque, d’un vaporisateur de poivre et même, peut-être, d’une arme à feu, ils n’avaient pas facilement accès à cet équipement, qui était gardé sous clé dans le bureau du GC (à l’exception des armes à feu) ou dans le fonds commun de vestes situé quelque part dans l’établissement. Ainsi, si un incident oblige un GC à intervenir sur-le-champ, il n’a pas le temps d’aller chercher ledit équipement et peut donc être en danger. Les GC doivent suivre le Modèle de gestion de situations (MGS) lorsqu’ils réagissent à un incident. Si un GC est confronté à un détenu affichant un comportement « susceptible de causer la mort ou des lésions corporelles graves » et qu’il n’a ou ne porte pas de veste de protection, tous les autres outils d’intervention mentionnés dans le MGS, comme la matraque, l’arme à feu, le vaporisateur de produit chimique ou inflammatoire et les autres armes intermédiaires comme le tuyau d’arrosage et les chiens, sont soit sous clé dans le bureau du GC, soit ailleurs dans l’établissement ou difficiles d’accès pour une raison ou pour une autre, ce qui veut dire que le GC n’a d’autre option que d’intervenir sans veste à un comportement susceptible de causer des lésions corporelles graves, conformément au MGS, en tentant de maîtriser physiquement le détenu et en espérant que des AC dans les environs ou désignés comme premiers intervenants viendront lui prêter main-forte.

[49]             Les intimés soutiennent qu’il est implicite dans les rapports du SCC, le MGS, la description de tâches des GC et l’analyse du risque professionnel pour le poste de GC que l’appelant s’attend à ce qu’une agression, armée ou non, survienne. Le simple fait que des vestes de protection contre les armes blanches soient à la disposition du personnel indique qu’elles sont nécessaires dans des situations pouvant entraîner des blessures, une possibilité qui a été démontrée, selon les intimés. Cela est d’autant plus vrai que, en essayant d’obtenir des vestes de protection contre les armes blanches pour les AC avant le 13 décembre 2010, date du port obligatoire des vestes, le SCC avait cherché des vestes avec «  renforts de protection pour résister aux attaques avec des objets pointus », parce que les détenus ont accès à des armes et ont déjà, dans le passé, utilisé des objets pointus pour blesser le personnel.

[50]             Quant à la position adoptée par l’appelant comme quoi tout se passait comme d’habitude le 14 décembre 2010, date du refus de travailler, selon une évaluation de la menace et des risques que Mme Sandeson, directrice adjointe, Opérations, affirme avoir réalisée, les intimés notent que cette évaluation n’a pas été présentée comme preuve et que les intimés ne l’ont pas trouvée. Les témoignages collectifs recueillis dans cette affaire appuient la conclusion selon laquelle les vestes ajustées individuellement visent à offrir une meilleure protection et un meilleur confort que les vestes qui ne sont pas ajustées individuellement, à moins que les vestes non ajustées regroupées dans le fonds commun, lequel, selon des témoins, n’a jamais été renouvelé en bonne et due forme, ne soient de la taille des personnes qui les portent.

[51]             Les GC assistent à des programmes et à des activités destinés aux détenus, et de nombreux témoignages ont été recueillis au sujet de ces programmes et activités. Toutefois, concernant la routine de la cantine, le témoignage du GC Curt Schmid a jeté un éclairage différent sur l’information déjà obtenue. Selon ce témoignage, la routine de la cantine est gérée essentiellement par un seul GC qui doit escorter lui-même les détenus de son unité, qui sont plus d’une centaine. M. Schmid a cependant témoigné que, s’il est vrai qu’un seul GC est chargé de gérer le comportement de ces nombreux détenus qui n’ont pas été fouillés ni passés au détecteur de métal, lorsque le GC n’est pas disponible, la tâche revient à des AC, et la routine de la cantine est alors gérée par au moins deux AC portant chacun une veste de protection contre les armes blanches ajustée individuellement.

[52]             Les témoins ont beaucoup parlé du bureau du GC de l’unité, qui n’a pas de porte ni de serrure de sécurité standard et qui reste habituellement ouverte. Les témoins des deux côtés ont dit que les détenus pouvaient entrer librement dans le bureau, l’AC le plus près se trouvant en haut d’un escalier et dans le poste de garde, à quelque 30 à 40 pieds. Ces détenus, comme il a déjà été mentionné, ne sont pas fouillés avant d’accéder audit bureau. Ces mêmes témoins ont déclaré qu’au moment du refus, les GC, dans leur bureau, n’avaient ni radio, ni avertisseur portatif, ni vaporisateur de poivre, et qu’ils ne portaient pas de vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement. D’autres éléments de preuve ont toutefois démontré que, si les GC ont besoin d’aide d’urgence pendant qu’ils sont dans leur bureau, ils doivent activer une alarme fixée sur le mur du fond du bureau et que, s’ils parviennent à l’activer, il faut en moyenne d’une à trois minutes pour obtenir de l’aide, ce qui est long quand on est aux prises avec un agresseur.

[53]             L’appelant a souligné le fait que la sécurité active constituait une composante essentielle de la sécurité du personnel correctionnel lorsqu’il réagit aux diverses situations impliquant des détenus. À cet égard, il a été établi que les AC étaient formés dans l’arrestation et le contrôle, ainsi que les techniques d’autodéfense. Ils reçoivent une formation de base où ils apprennent les lois qui régissent leurs conditions de travail et la façon de composer avec les détenus. De plus, les AC repassent chaque année par le même processus d’attestation des compétences en autodéfense, en protection personnelle, en gestion des armes et en recours à l’usage de la force. Au moment de leur embauche, les AC sont prévenus par l’appelant qu’ils peuvent être agressés, blessés, voire tués, lorsqu’ils traitent avec les détenus. Ils sont également prévenus que l’arme de choix des détenus est un couteau artisanal qu’ils peuvent fabriquer à partir de n’importe quoi. Des témoins des deux parties ont également indiqué que, lorsqu’un AC devient GC, il ne reçoit plus cette formation annuelle.

[54]             Compte tenu de tout ce qui précède, les intimés ont formulé les conclusions suivantes qui devraient, selon eux, amener le soussigné à confirmer l’instruction de l’agent de SST Tomlin et à rejeter l’appel. Ces conclusions sont les suivantes :

-       la preuve présentée permet de conclure logiquement que les armes pointues sont monnaie courante à l’établissement de Warkworth. Il est impossible de les éliminer complètement, et des détenus trouveront toujours le moyen d’en fabriquer et d’en porter sur eux;

-       des détenus ont déjà utilisé ce genre d’armes pour agresser, blesser et tenter de tuer d’autres détenus à l’établissement de Warkworth et pour menacer des AC et des GC;

-       le comportement des détenus est imprévisible, et un détenu qui semble coopératif peut adopter à tout moment un comportement susceptible de causer des lésions corporelles graves ou la mort;

-       l’escalade de l’agressivité n’est pas toujours progressive chez les détenus, et on ne peut pas toujours savoir quand un détenu deviendra violent;

-       tous les témoins ont convenu qu’un GC pouvait être agressé n’importe quand dans la journée et dans la semaine lorsqu’il travaille à l’établissement de Warkworth;

-       le SCC est au courant de ce risque et informe tous les employés potentiels du risque que présentent les détenus, à savoir qu’un employé soit blessé, voire tué, pendant l’exercice de ses fonctions auprès des détenus; le SCC avise également tous les employés potentiels que l’arme de choix des détenus est un couteau artisanal;

-       le SCC a réduit ce danger en fournissant aux AC des vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement, mais il n’a pas remis le même équipement aux GC;

-       les intimés font valoir que, d’après les éléments de preuve présentés à l’agent d’appel, la seule conclusion possible était que le risque lié au comportement imprévisible des détenus constituait une possibilité raisonnable, et donc qu’un « danger », au sens du Code, existait justifiant l’instruction.

C) Observations de l’intervenant

[55]             L’intervenant définit bien la question centrale dans cette affaire, c.-à-d. le danger auquel s’exposent les GC en assumant leurs fonctions sans veste de protection contre les armes blanches ajustée individuellement, et appuie la position des intimés et approuve leurs observations. L’intervenant ajoute toutefois qu’à titre d’agent de négociation des AC, y compris ceux de l’établissement de Warkworth, il estime que cette question touche directement la santé et la sécurité des AC membres, en ce sens qu’ils pourraient courir un danger en étant forcés d’intervenir pour protéger des GC qui ne portent pas lesdites vestes de protection. C’est ce qui a motivé l’intervention de l’UCCO-SACC CSN. L’appelant a contesté cette position. J’ai abordé brièvement cette question au début de la présente décision, en indiquant que je partageais l’opinion de l’appelant selon laquelle la seule question que je doive trancher concerne le danger couru par les GC. J’y reviendrai plus en détail dans mon analyse ultérieure. En ce qui a trait aux observations de l’intervenant, le résumé qui suit porte uniquement sur ce qui a été défini comme étant la question centrale.

[56]             Le fait que les AC à l’établissement de Warkworth soient maintenant tenus de porter une veste de protection contre les armes blanches ajustée individuellement soulève, selon l’intervenant, la question fondamentale de la nécessité de ces vestes. L’intervenant trouve la réponse dans les éléments de preuve qu’ont fournis les deux parties. À son avis, la réponse incontournable à cette question est que les vestes sont nécessaires pour protéger les AC contre les agressions à l’arme blanche dans les parties du corps couvertes par la veste, et que la seule conclusion que l’on puisse en tirer est que le SCC estimait qu’une agression à l’encontre d’un AC était une possibilité raisonnable lorsqu’il a pris la décision de rendre le port des vestes obligatoire. Par conséquent, pour que son appel soit reçu, l’appelant devait faire la preuve au soussigné que le travail des GC ne les expose pas à la même possibilité raisonnable.

[57]             L’intervenant est d’avis que l’ensemble de la preuve démontre exactement le contraire, et qu’il y a une possibilité raisonnable que les GC soient poignardés. Tous les témoins à l’audience ont reconnu cette possibilité, ainsi que le fait que des couteaux et d’autres armes artisanales circulent en permanence à l’établissement de Warkworth, qu’ils ne peuvent être éliminés et qu’ils refont toujours surface, même après des fouilles et saisies efficaces. Ces témoignages ne sont pas contestés. Une autre preuve incontestée est le fait que l’établissement de Warkworth est l’établissement à sécurité « moyenne élevée » où l’on recense le plus d’incidents violents en Ontario et où les GC sont en contact direct quotidiennement avec des détenus qui n’ont pas été fouillés et, dans le cas des GC d’unité, leur bureau est situé aux points d’entrée des rangées où circulent chaque jour de nombreux détenus, ce qui retarderait l’intervention des AC si un GC d’unité devait être victime d’une agression.

[58]             L’intervenant fait remarquer que l’employeur, le SCC, avait prévenu tous les GC et les AC, dans leur description de tâches et d’autres communications, qu’en travaillant à l’établissement, ils pouvaient se trouver dans des situations susceptibles d’entraîner la mort ou des lésions corporelles graves. Pourtant, par la position qu’il a adoptée dans cette affaire, l’employeur demande à l’agent d’appel de dire que ce n’est pas tout à fait vrai dans le cas des GC, bien que les éléments de preuve aient établi que la violence des détenus est imprévisible, qu’elle peut survenir n’importe quand et que le comportement des détenus peut passer de coopératif à extrêmement violent en l’espace de quelques secondes.

[59]             L’appelant a beau dire que, le 14 décembre 2010, date du refus de travailler, et, ce qui est plus important, la veille de l’obligation générale imposée aux AC de porter une veste ajustée individuellement, tout était normal et qu’il n’y avait aucune circonstance exceptionnelle ni aucun risque accru par rapport à la veille, niant ainsi que les intimés étaient exposés à un danger, l’intervenant fait remarquer que la définition de « danger » dans le Code a été modifiée en 2000 pour englober les activités futures, et que la jurisprudence de la Cour fédérale (Martin c. Canada (Procureur général), 2003 C.A. 1158); Verville (précité)) et les décisions du Tribunal (Vandal et al. et Service correctionnel du Canada, décision no TSSTC-09-009; Armstrong c. Canada (Service correctionnel), 2010 TSSTC 6) ont aboli cette approche d’instantanéité.

[60]             De plus, lorsque l’appelant soutient que le fait que les GC soient en contact direct avec les détenus constitue une condition normale d’emploi qui empêcherait d’invoquer le droit de refuser de travailler, l’intervenant affirme que c’est contraire à la notion de condition normale d’emploi, puisque l’employeur doit d’abord prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer, réduire ou contrôler le danger, la situation ou les activités pour lesquels aucune instruction ne peut raisonnablement être émise avant de pouvoir conclure à une condition normale d’emploi. Selon l’intervenant, on peut difficilement concilier le point de vue défendu par l’appelant comme quoi il y a peu de risque que des GC soient agressés et qu’il ne s’agit donc pas d’une possibilité raisonnable, avec le fait que l’appelant a prévenu les GC du risque de mort ou de lésions corporelles graves et le fait qu’il impose aux AC qui travaillent avec les GC qui sont souvent seuls avec les détenus de porter une veste de protection, ce qu’il interdit aux GC.

[61]             L’affirmation de l’appelant selon laquelle les GC ne sont pas des premiers intervenants et qu’ils ne devraient pas intervenir lorsqu’un incident survient, et donc qu’ils n’ont pas besoin de veste, est contraire aux éléments de preuve et contredit par plusieurs gestionnaires qui ont affirmé qu’ils intervenaient. Toujours selon l’intervenant, la position de l’appelant sous-entend que, s’il était témoin d’une agression à l’encontre d’un AC, le GC ne pourrait pas porter secours au AC, bref qu’il devrait assister au passage à tabac en attendant l’arrivée d’autres AC, même si cela prend plusieurs minutes.

[62]             Dans l’ensemble, l’intervenant soutient que la position de l’appelant repose sur une interprétation désuète du concept de « danger », et il revient en conclusion sur la déclaration de l’appelant selon laquelle il est plus probable qu’improbable que les employés, y compris les gestionnaires correctionnels, ne courent pas le risque d’être poignardés par des détenus, pour conclure à une approche contradictoire, en indiquant qu’un employeur ne peut pas prévenir ses employés qu’ils risquent d’être tués ou de subir des lésions corporelles graves dans le cadre de leurs fonctions, leur remettre des vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement, puis affirmer publiquement qu’ils ne sont pas exposés au risque d’être poignardés par des détenus. Selon l’intervenant, l’appel devrait être rejeté, et l’instruction confirmée.

D) Réplique de l’appelant

[63]             Dans sa réplique, l’appelant reprend de façon générale les éléments qu’il avait soulevés dans ses principales observations pour faire ressortir les points suivants :

-       Warkworth est un établissement à sécurité moyenne, et les détenus ont une cote de sécurité moyenne. Les détenus à sécurité maximale sont hébergés dans des établissements à sécurité maximale.

-       Les GC font partie de l’équipe de direction de l’établissement. Ils ne sont pas des premiers intervenants. Comme tous les autres membres du personnel du SCC, ils sont régulièrement en contact avec les détenus, mais des AC sont également présents dans les unités. Même lorsqu’un GC s’entretient avec un détenu dans son bureau, cela se fait normalement en présence d’un AC, sauf si le GC détermine que le risque est minime.

-       Personne ne nie qu’il y ait des objets pouvant servir à poignarder quelqu’un. Le fait qu’aucune agression à l’arme blanche à l’encontre du personnel à Warkworth n’ait été signalée démontre l’efficacité des mesures prises par le SCC pour éliminer ou contrôler le risque. Il ne fait pas de doute que la réduction du risque, notamment par l’application des procédures déjà en place, les évaluations des détenus et la sécurité active réduisent ce risque. Ce n’est jamais arrivé.

-       Rien n’indique que cet incident était plus susceptible de se produire le jour où les intimés ont refusé de travailler ou à un moment ultérieur. La position des intimés et de l’intervenant est fondée sur des hypothèses et des conjectures.

-       L’appelant répète que le critère juridique qui sert à déterminer l’existence d’un « danger » est une question de probabilité. Pour conclure à l’existence d’un « danger », il faut déterminer qu’il est plus probable qu’improbable que ce que les intimés affirment se produira à l’avenir. Pour conclure à l’existence d’un « danger », il faut déterminer dans quelles circonstances on pourrait raisonnablement penser que le risque pourrait entraîner des blessures et déterminer qu’il n’y a une possibilité raisonnable, plutôt qu’une simple possibilité, que de telles circonstances se produisent à l’avenir.

Selon l’appelant, la preuve ne permet pas d’établir que l’éventualité qu’un GC soit poignardé est une possibilité raisonnable plutôt qu’une simple possibilité.

Analyse

1) Questions préliminaires

[64]             L’intervenant a déclaré avoir demandé l’autorisation d’intervenir parce qu’il estimait que le soussigné devait tenir compte dans sa décision du danger auquel l’employeur exposait les AC en refusant de fournir aux GC des vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement, en raison de la possibilité que des AC soient forcés de s’interposer entre des détenus et des GC non protégés. J’ai établi dans la première partie de cette décision que cette question particulière ne m’avait pas été présentée et qu’il n’était pas nécessaire de l’aborder pour répondre à la question faisant l’objet de cet appel. J’ai également indiqué que je reviendrais plus en détail sur cette question à cette étape-ci de ma décision.

[65]             Sans tenir compte du fait établi par la preuve que les AC sont les premiers intervenants désignés ou de facto dont le rôle est de prêter main-forte au personnel, y compris les GC, qui s’exposent au danger de par leur contact avec les détenus, je dirai d’abord que je n’ai vu et reçu aucune indication comme quoi les intimés, au moment de leur refus de travailler, puis du dépôt du présent appel, ont agi pour protéger quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes. Cela dit, lorsqu’on lit l’énoncé du paragraphe 128(1) du Code, il apparaît évident que les faits à l’origine du refus renvoient plus directement à l’alinéa c) de la disposition, qui traite de l’accomplissement d’une tâche constituant un danger pour l’employé même ou un autre employé, ce qui pourrait inciter le soussigné à élargir la portée du présent appel si cette logique devait être suivie.

[66]             La difficulté avec cette approche, toutefois, c’est que l’intervenant demanderait au soussigné d’élargir la question à ses membres, des AC, bien qu’aucun élément de preuve n’ait été présenté relativement à un quelconque danger pour les AC, puisque tous les témoignages et observations faits dans cette affaire, même s’ils allaient au-delà du cas précis des deux intimés à bien des égards pour renforcer leur cause, portaient uniquement sur la situation des GC. Cela dit, la question dont je suis saisi, la principale question qui a été soulevée, est celle du danger pour les intimés, des GC, et le fait d’y répondre devrait permettre de régler cette affaire, qui touche également d’autres GC.

[67]             En ce qui concerne la question secondaire du danger auquel les AC pourraient être exposés, j’estime ne pas avoir à y répondre pour trancher la question dont je suis saisi, et je suis d’accord avec les observations préliminaires de l’avocat de l’appelant comme quoi je n’ai pas à répondre à la question du danger collatéral auquel les AC pourraient être exposés du fait que les GC ne portent pas de vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement.

2) Décision sur le fond - L’agent de SST Tomlin a-t-il erré en émettant une instruction de danger le 20 décembre 2010?

[68]             Pendant toute la présentation de leur cause, les parties ont soulevé de nombreuses questions qui tournaient toutes autour d’un élément central, à savoir si les intimés avaient des motifs valables de croire qu’ils étaient exposés à un danger justifiant leur refus de travailler le 14 décembre 2010. Étant donné la particularité de leur revendication, qui est qu’on leur fournisse des vestes de protection contre les armes blanches ajustées individuellement et qu’on leur permette de porter ces vestes dans l’exercice de leurs fonctions, et étant donné également la particularité de l’instruction de l’agent de SST Tomlin, qui est fondée sur l’obligation de l’employeur en vertu du Code de fournir à ses employés l’équipement de protection individuelle approprié, en l’occurrence un vêtement protégeant contre le risque de blessures à la peau ou de maladies de la peau, je me sens à l’aise de limiter mon examen de cette affaire et de la preuve à la question à savoir si les éléments de preuve suffisent à conclure que l’éventualité que les intimés soient poignardés à l’établissement de Warkworth dans le cadre de leurs fonctions de GC est une possibilité raisonnable, et donc à en arriver à une conclusion de danger qui validerait l’instruction émise par l’agent de SST Tomlin.

[69]             Pour répondre à cette question, je dois examiner si les circonstances factuelles évoquées par toutes les parties respectent la définition de « danger » contenue actuellement dans le Code, et si, compte tenu des fonctions des intimés en tant que GC et des circonstances dans lesquelles ces fonctions sont assumées, je puis conclure ou non qu’il s’agit d’une condition normale d’emploi.

[70]             L’appelant a présenté un dossier très solide abordant tous les aspects du rôle du GC et attirant l’attention sur ce qui distingue les GC des AC. En bref, selon l’appelant, les premiers sont des gestionnaires, membres de l’équipe de direction de l’appelant, tandis que les seconds sont des travailleurs de première ligne qui sont aux prises en permanence avec des détenus et qui ont donc besoin d’une protection plus complète.

[71]             En faisant remarquer que, le jour du refus de travailler, il ne s’était rien passé d’inhabituel par rapport à la veille qui aurait pu amener qui que ce soit à craindre ou à percevoir un danger, l’avocat a également défendu la position de l’appelant en indiquant que, même s’il pouvait y avoir des objets dans le système pénitencier susceptibles de servir à poignarder quelqu’un, que ce soit des AC ou des GC, aucune agression à l’arme blanche n’avait jamais été commise contre un membre du personnel de l’établissement de Warkworth, et rien ne laisser présager que ce genre d’agression risquait davantage d’arriver le jour du refus ou par la suite. L’appelant reconnaît que le caractère imprévisible du comportement des détenus est un facteur incontestable, mais il considère que c’est une condition normale d’emploi, ce qui devrait empêcher les intimés d’exercer leur droit de refuser de travailler.

[72]             Au risque de me répéter, ce que je dois déterminer en l’espèce, c’est si les intimés couraient un « danger » lorsqu’ils ont exercé leur droit de refuser de travailler. À titre d’exemple, la jurisprudence de la Cour fédérale (Verville, Martin (précité)), la Cour d’appel fédérale (Société canadienne des postes c. Pollard, 2008 C.A.F. 305) et de ce Tribunal (D. Morrison et al., C. McDonnell et al. et Société canadienne des postes, décision no TSSTC-09-032) a établi depuis longtemps qu’on ne pouvait conclure à l’existence d’un « danger » dans le vide ou en se fondant sur des hypothèses ou des conjectures, pas plus qu’on ne devrait, selon moi, se limiter à une période donnée. La conclusion de danger doit s’appuyer sur des éléments vérifiables, qui n’ont pas besoin d’exister à un moment précis, mais qu’il est raisonnable de penser qu’ils se produiront à un moment donné.

[73]             L’ajout du mot « éventuel » (ou « potential » dans la version anglaise) à la définition de « danger » dans le Code modifié a eu de profondes répercussions sur le droit de refus, parce qu’il n’est plus nécessaire qu’un danger réel existe au moment du refus dans la mesure où les conditions ou les circonstances qui l’ont motivé pourraient raisonnablement se produire à l’avenir. Cela dit, le critère servant à déterminer l’existence d’un « danger » s’est défini à la suite de nombreuses décisions judiciaires et suppose ce qui suit :

-       la situation, la tâche ou le risque – existant ou éventuel – en question se présentera probablement;

-       un employé sera exposé à la situation, à la tâche ou au risque quand il se présentera;

-       l’exposition à la situation, à la tâche ou au risque est susceptible de causer une blessure ou une maladie à l’employé à tout moment, mais pas nécessairement chaque fois;

-       la blessure ou la maladie se produira sans doute avant que la situation ou le risque puisse être corrigé, ou la tâche modifiée.

[74]             Le concept de « comportement (humain) imprévisible d’un détenu » est au cœur des arguments présentés par les deux parties. Personne ne laisse entendre que ce concept n’est pas une réalité dans le milieu correctionnel. Toutefois, les points de vue divergent sur l’importance que l’on devrait accorder à ce concept dans l’évaluation de l’existence d’un danger. Ce caractère imprévisible, qui pourrait se traduire par une agression à l’encontre du personnel, en l’espèce des GC, avec un couteau ou une arme semblable, a été présenté par l’appelant comme indissociable du milieu et du travail correctionnels, et donc inévitable, ce qui en fait une condition normale d’emploi qui empêche d’exercer le droit de refus de travailler. Il convient de signaler que cette position de l’appelant vise les GC dont les tâches, selon l’employeur, diffèrent de celles des AC, qui sont constamment en interaction avec les détenus et exposés à ceux-ci.

[75]             Par contre, les intimés et l’intervenant, en donnant moult exemples montrant qu’en réalité les GC sont pratiquement autant en contact et en interaction avec les détenus que les AC, estiment que ce concept devrait entrer en ligne de compte dans l’évaluation du risque menant à la détermination d’un « danger » et des mesures de protection appropriées.

[76]             De nombreuses décisions judiciaires ont abordé ce concept, et les propos de madame la juge Gauthier dans la décision Verville (précité) au sujet de la définition de « danger » dans le contexte correctionnel sont éclairants :

Le sens courant d’une situation ou d’un risque « éventuel » (ou en anglais « potential ») n’exclut pas un risque qui peut ou non se produire, eu égard à l’imprévisibilité du comportement humain. Si un risque ou une situation est capable de surgir ou de se produire, il devrait être englobé dans la définition. Comme je l’ai dit plus haut, il n’est pas nécessaire que l’on soit en mesure de savoir exactement quand cela se produira. Il ressort clairement de la preuve que, en l’espèce, des agressions imprévues peuvent effectivement se produire.

[Soulignement ajouté]

[77]             Il est important de noter que les circonstances factuelles dans la décision Verville (précité) ressemblent à bien des égards à celles décrites dans l’affaire qui nous occupe. Dans cette affaire, des AC, qui pouvaient avoir à réagir à des gestes imprévisibles des détenus, comme des agressions, n’avaient pas été autorisés à porter sur eux ce qu’ils considéraient comme un équipement essentiel (des menottes) pour leur permettre de maîtriser les détenus tout en évitant les blessures, en autant que possible. La Cour d’appel fédérale s’est également penchée, quoique moins directement, sur ce concept de comportement humain imprévisible lorsqu’elle a informé la décision d’un agent d’appel qui, ayant rejeté les éléments de preuve relatifs au caractère imprévisible du comportement humain concernant d’éventuelles agressions à l’encontre de gardiens de parc exerçant des fonctions d’application de la loi, avait conclu à l’absence de preuves justifiant une conclusion de danger. En renversant cette décision, monsieur le juge Rothstein de la Cour d’appel fédérale a indiqué dans l’affaire Martin (précité) :

[35] Parce que l’imprévisibilité du comportement humain constitue un aspect incontournable du travail de ceux qui sont chargés de l’application de la loi, M. Cadieux conclut qu’elle ne saurait constituer un « danger » au sens du Code. Il serait donc impossible de conclure que les fonctions d’application de la loi comportent un « danger ». M. Cadieux n’explique pas pourquoi il en serait catégoriquement ainsi.

[Soulignement ajouté]

[78]             Il ressort de ce qui précède que l’on peut conclure à l’existence d’un « danger » qui justifiant un refus de travailler même lorsque les éléments ou circonstances qui constituent le danger sont caractérisés par un comportement humain imprévisible, un facteur que je considérerais indubitable lorsqu’il s’agit de travail auprès de détenus dans un établissement correctionnel.

[79]             La position de l’appelant et la conclusion à laquelle il demande au soussigné de parvenir n’est pas que le travail des GC, comme celui des AC, n’est pas dangereux. Ce fait n’est pas contesté, et il serait en fait très difficile de le mettre en doute compte tenu des avertissements très clairs que l’employeur fait aux candidats à ces postes et qui figurent dans les descriptions de poste des deux groupes, de même que dans de nombreux autres documents de l’employeur. L’appelant cible plutôt, un peu comme l’a fait l’agent de SST, sur un certain type d’évènement propre au milieu correctionnel, soit l’utilisation persistante d’armes blanches, en l’espèce l’établissement de Warkworth, pour infliger des blessures à la peau à un ou plusieurs GC.

[80]             De plus, l’appelant ne nie pas qu’un tel incident pourrait se produire, malgré les moyens qui sont mis à la disposition des GC pour composer avec une population difficile et la protection assurée par les AC travaillant aux côtés des GC. Ce que dit l’appelant, c’est que ce genre d’incident est une simple possibilité, et non une possibilité raisonnable, critère que les tribunaux ont établi pour conclure ou non à l’existence d’un « danger » justifiant un refus de travailler.

[81]             Pour déterminer si un incident est une « simple » possibilité plutôt qu’une possibilité « raisonnable », monsieur le juge Rothstein a indiqué, dans la décision Martin (précité), qu’il fallait déterminer la probabilité que le cas se présente en se fondant sur les circonstances passées et présentes, le « caractère imprévisible du comportement des détenus » étant, en l’occurrence, une condition permanente :

[37] Je conviens qu’une conclusion de danger ne peut reposer sur des conjectures ou des hypothèses. Mais, lorsqu’on cherche à déterminer si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’un risque éventuel ou une activité future cause des blessures avant que le risque puisse être écarté ou que la situation soit corrigée, on traite nécessairement de l’avenir. Les tribunaux administratifs sont régulièrement appelés à interpréter le passé et le présent pour tirer des conclusions sur ce à quoi on peut s’attendre à l’avenir. Leur rôle en pareil cas consiste à apprécier la preuve pour déterminer les probabilités que ce qu’affirme le demandeur se produise plus tard.

[82]             L’appelant a présenté de nombreux arguments à l’appui de son affirmation selon laquelle l’éventualité qu’un GC soit agressé avec une arme perforante, ce qui nécessiterait qu’il soit protégé de la manière préconisée par l’agent de SST Tomlin et les intimés, ne constitue pas une possibilité raisonnable. J’ai exposé ces arguments dans mon résumé des observations des parties, et je n’y reviendrai pas ici. Ce qu’il faut toutefois retenir des observations de l’appelant, c’est que les GC n’assument pas les mêmes fonctions que les AC; que même s’il leur arrive d’être à proximité des détenus entre quatre et six heures par quart de travail, c’est pratiquement toujours en présence d’un AC ou à proximité d’un AC; qu’aucun GC n’a jamais été poignardé à l’établissement de Warkworth; que les GC ne sont pas des premiers intervenants et donc qu’ils risquent moins d’être exposés à des actes violents de la part des détenus; que l’utilisation des moyens et méthodes de sécurité active s’est révélée suffisante pour les protéger et que, si les circonstances l’exigent, des outils de défense et de protection sont à la disposition des GC, notamment des vestes de protection regroupées dans un fonds commun, surtout lorsqu’ils doivent remplacer des AC, tout cela dans un milieu que toutes les parties reconnaissent comme étant violent, auquel s’ajoute le facteur incontestable du comportement imprévisible des détenus, et où il est également incontesté que, quelles que soient les mesures prises par la direction de l’établissement de Warkworth, il est impossible d’éradiquer la présence de couteaux ou d’autres types d’armes blanches.

[83]             La question consiste donc à savoir si la conclusion recherchée par l’appelant est appuyée par les faits établis. J’ai cité plus haut monsieur le juge Rothstein, qui a donné des indications sur les facteurs à prendre en considération pour déterminer si le danger contre lequel les intimés affirment devoir être protégés constitue une possibilité raisonnable. Madame la juge Gauthier a également donné des indications dans la décision Verville (précité) qui devrait être répétées ici :

Finalement, la Cour relève qu’il existe plus d’un moyen d’établir que l’on peut raisonnablement compter qu’une situation causera des blessures. Il n’est pas nécessaire que l’on apporte la preuve qu’un agent a été blessé dans les mêmes circonstances exactement. […]

[84]             Cette phrase devrait servir à démonter l’argument de l’appelant comme quoi aucun membre du personnel de l’établissement de Warkworth n’a jamais été poignardé grâce aux mesures de contrôle appliquées par le SCC à l’établissement de Warkworth, et donc qu’il n’y a pas de possibilité raisonnable qu’un tel incident se produise. Si je ne devais considérer que ce type précis d’incident, la tâche qui m’incombe dans cette affaire serait beaucoup plus simple en ceci que, si de telles agressions à l’arme blanche avaient été commises à l’encontre du personnel, compte tenu de tous les autres faits de l’affaire, la possibilité raisonnable que d’autres agressions de la sorte se produisent serait assez évidente. D’un autre côté, la décision serait assez différente si la preuve révélait que ce genre d’incident ne s’est jamais produit. Ma décision ne doit cependant pas se limiter au fait qu’un incident se soit déjà produit ou non, mais plutôt évaluer la possibilité qu’il se produise compte tenu de tous les faits entourant la situation. Autrement dit, ce n’est pas parce que ce n’est pas arrivé que cela ne peut pas arriver, toutes circonstances confondues.

[85]             La Cour a poursuivi en déclarant ce qui suit :

Une supposition raisonnable en la matière pourrait reposer sur des avis d’expert, voire sur les avis de témoins ordinaires ayant l’expérience requise, lorsque tels témoins sont en meilleure position que le juge des faits pour se former l’opinion. Cette supposition pourrait même être établie au moyen d’une déduction découlant logiquement ou raisonnablement de faits connus.

[Soulignement ajouté]

[86]             Les éléments de preuve, factuels et documentaires, qui ont été produits lors de l’audience, bien qu’ils aient été présentés par des parties opposées en vue d’étayer des points de vue opposés, sont loin d’être contradictoires et, en fait, sont souvent complémentaires, voire en apparence communs aux deux parties. Je ne propose pas ici de passer en revue tous les éléments qui composent l’ensemble de faits que je dois prendre en considération. Un certain nombre de points ressortent toutefois :

[87]             L’établissement de Warkworth est un milieu correctionnel qui, malgré sa cote de sécurité moyenne, n’en reste pas moins un environnement violent, comme la preuve l’a montré. Cette conclusion est appuyée par le fait que l’employeur avertit les candidats aux postes d’AC et de GC qu’ils pourraient être gravement blessés, voire tués, dans l’exercice de ces fonctions. Cet élément ne se limite sans doute pas à l’établissement de Warkworth, mais il doit être reconnu pour ce qu’il est, c.-à-d. une composante incontournable du travail des AC et des GC.

[88]             Sur papier, les tâches des GC sont très différentes des tâches des AC. J’ai ainsi noté les divers témoignages concernant les procédures, protocoles et méthodes utilisés par les GC, ainsi que la clause conditionnelle générale, qui est au cœur de la position de l’appelant, selon laquelle, lors d’activités de routine, de situations habituelles ou même de situations d’urgence, les GC ont pour instruction d’observer la scène et de ne pas intervenir directement, contrairement aux AC, qui peuvent être décrits comme des intervenants de première ligne auprès des détenus.

[89]             Cette même distinction est faite à l’égard de l’aspect « premier intervenant » de ces tâches. D’après les éléments de preuve, la réalité apparaît assez différente en ceci que les GC interagissent constamment avec les détenus et jouent également un rôle de premiers intervenants dans bien des cas, parfois parce que les circonstances les y obligent, et ce, au su et avec le consentement, tacite sinon exprès, de l’employeur, toujours selon les éléments de preuve. Même si je suis d’accord pour dire que, sur le plan des tâches et fonctions, on ne saurait confondre les deux groups, dans les faits, de nombreux éléments se recoupent, ce qui a comme corollaire que le travail des GC ressemble beaucoup à celui des AC en ce qui concerne les contacts et les interactions avec les détenus, surtout lorsqu’il s’agit de gérer des situations menaçantes ou des situations d’urgence impliquant des détenus et des membres du personnel.

[90]             L’appelant a cité comme facteur atténuant au risque couru par les GC en présence des détenus que, dans les faits, ils ne sont pas seuls et qu’il y a toujours un AC à proximité prêt à intervenir en cas de besoin ou à la demande d’un GC craignant pour sa sécurité. Selon l’appelant, cela confirme en partie le statut de premiers intervenants des AC et démontre la nécessité qu’ils portent une veste de protection ajustée individuellement et l’absence de cette nécessité permanente dans le cas des GC. Encore une fois, la réalité est tout autre si l’on en juge par les éléments de preuve. S’il est vrai que les GC ne sont généralement pas supposés travailler en vase clos ou seuls lorsqu’ils sont à proximité des détenus, il a été abondamment démontré que ce n’était pas le cas et que les GC, par hasard ou même dans le cadre de leurs fonctions habituelles, se retrouvent souvent seuls avec un ou plusieurs détenus, lesquels n’ont pas été fouillés. La routine de la cantine ou le fait de recevoir un détenu dans le bureau de son gestionnaire pour une question soumise aux tribunaux ou un grief de détenu sont des exemples qui viennent spontanément à l’esprit et qui ont été mentionnés à l’audience.

[91]             Selon l’appelant, l’application ou l’utilisation de la sécurité active, ce que je décrirais comme la manière douce par opposition à des moyens plus violents ou physiques de gérer une situation, constitue la principale stratégie pour traiter avec les détenus. L’appelant a ainsi fait valoir que l’utilisation appropriée et productive de la sécurité active par les GC rend inutile le port permanent de vestes ajustées individuellement. Cela laisse toutefois de côté le fait que la sécurité active est une approche privilégiée tout autant par les AC dans leurs rapports avec les détenus, approche que préconise l’appelant. Cela n’empêche pas les AC de porter une veste de protection ni d’avoir sur eux un certain nombre d’articles de protection ou de défense que les GC n’ont pas, quoique certains soient gardés sous clé dans leur bureau.

[92]             La présence d’armes perforantes artisanales dans l’établissement est un fait établi que reconnaît l’appelant. Il est également établi que l’on trouve régulièrement ce type d’armes, en plus ou moins grand nombre, lors des fouilles. Il a également été démontré que ces armes pouvaient être fabriquées à partir de n’importe quoi, que ce soit des morceaux de verre, des ustensiles pointus et même des brosses à dents aiguisées. Des fouilles périodiques et des fouilles générales ou ciblées non planifiées sont nécessaires par les AC sous la supervision de GC; pourtant, l’appelant l’a volontiers admis, peu importe le nombre de fouilles et de saisies, de nouvelles armes réapparaissent constamment, souvent en l’espace d’une journée, voire de quelques heures, et, fait que je considère comme étant assez inquiétant, quel que soit le moyen employé, il est impossible d’éliminer ces armes.

[93]             En plus d’appuyer par leur présence le travail des AC à divers moments de la routine à l’établissement, ce qui les place à proximité des détenus, les GC sont également appelés à prendre des décisions qui peuvent déplaire aux détenus, les mettre en colère et même les rendre agressifs. C’est le cas des décisions qui touchent la double occupation des cellules, l’isolement, les peines et la tenue de conseil de détenus.

[94]             Des agressions ont déjà été commises à l’encontre du personnel de l’établissement de Warkworth, notamment des GC, bien que ceux-ci aient été moins nombreux que d’autres membres du personnel à être victimes d’agressions. En même temps, l’appelant a fait valoir qu’aucun membre du personnel n’avait jamais été poignardé à l’établissement de Warkworth.

[95]             L’appelant a soutenu à juste titre que la détermination de l’existence d’un danger était une question de probabilité, et, dans ce contexte, il a estimé que, en l’espèce, même s’il n’était pas impossible qu’un GC soit agressé ou poignardé, ce n’était qu’une simple possibilité, pas assez importante pour que le soussigné conclue, de son propre chef, comme l’a fait l’agent de SST Tomlin, à l’existence d’un danger.

[96]             J’ai pris en considération tous les éléments de preuve, de même que le fait que ce genre d’incident ne s’est jamais produit à l’établissement de Warkworth. En tenant compte de tous les éléments portés à mon attention, il importe de préciser que le seuil à atteindre est assurément plus faible que la certitude qu’une telle agression se produira. Il s’agit pour moi de déterminer, d’après tous les faits et circonstances, si la possibilité que cela se produise est raisonnable et que, si cela se produit, cela pourrait entraîner des blessures, voire pire, avant qu’on puisse l’empêcher. Il faut se rappeler ici que ce qui est examiné ici, c’est la possibilité qu’un GC soit agressé avec une arme perforante alors qu’il ne porte pas de veste de protection contre les armes blanches. À mon avis, tous les éléments de preuve qui m’ont été présentés répondent au critère que j’ai mentionné plus haut, et, à mon avis, la possibilité qu’une telle agression se produise et qu’elle entraîne des blessures ou pire est une possibilité raisonnable.

[97]             Cela dit, il faut se demander si ce danger constitue une condition normale d’emploi. Le Code a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions. Le concept de condition normale d’emploi trouve son fondement dans le paragraphe 122.2 du Code, qui dit que les mesures préventives permettant d’atteindre l’objectif de prévention du Code devraient « consister avant tout dans l’élimination des risques, puis dans leur réduction, et enfin dans la fourniture de matériel, d’équipement, de dispositifs ou de vêtements de protection, en vue d’assurer la santé et la sécurité des employés ». C’est ce que l’on appelle généralement la hiérarchie des mesures de contrôle.

[98]             On décrit une condition normale d’emploi comme le risque « résiduel » qui subsiste une fois que l’employeur a suivi toutes les mesures et mis en place toutes les mesures de sécurité nécessaires en vertu du Code. Dans l’affaire qui nous occupe, pour décrire le danger qu’il considérait justifier le refus de travailler des deux intimés, l’agent de SST Tomlin a souligné l’obligation de l’employeur, dans la hiérarchie des mesures de contrôle, de fournir un équipement de protection individuelle contre les blessures à la peau ou les maladies de la peau sous la forme d’un vêtement de protection approprié du genre de celui porté par les AC.

[99]             Tous mes collègues agents d’appel ont eu à aborder ce concept de condition normale d’emploi. Dans Armstrong (précité), l’agent d’appel a indiqué ce qui suit :

Par conséquent, pour qu’un danger soit réputé constituer une condition normale d’emploi, ce danger doit être tel qu’il ne peut être contrôlé au moyen de mesures de protection prévues par le Code. Un tel danger ne justifierait pas d’invoquer le droit de refuser de travailler ou de continuer à refuser de travailler une fois qu’il a été déterminé que le danger constitue une condition normale d’emploi.

[100]             Dans une autre décision d’appel, dans l’affaire P&O Ports Inc. & Western Stevedoring Co. Ltd. c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers, section locale 500, CAO-07-030, l’agent d’appel a expliqué la notion en des termes étroitement liés à la hiérarchie des mesures de contrôle mentionnée ci-dessous :

[152] Je crois qu’avant qu’un employeur puisse affirmer qu’un danger est une condition de travail normale, il doit reconnaître chaque risque, existant et éventuel, et il doit, conformément au Code, mettre en place des mesures de sécurité visant à éliminer le danger, la situation ou l’activité; s’il ne peut l’éliminer, il doit élaborer des mesures visant à réduire et à contrôler le risque, la situation ou l’activité dans une mesure raisonnable de sécurité, et finalement, si le risque existant ou éventuel est toujours présent, il doit s’assurer que ses employés sont munis de l’équipement, des vêtements, des appareils et du matériel de protection personnelle nécessaires pour les protéger contre le danger, la situation ou l’activité. […]

[153] Une fois toutes ces mesures suivies et toutes les mesures de sécurité mises en place, le risque « résiduel » qui subsiste constitue ce qui est appelé une condition de travail normale. […]

[101]             En l’espèce, il a été reconnu et établi que l’on ne pouvait empêcher la présence d’armes blanches dans l’établissement. Les éléments de preuve indiquent que, même si l’appelant fait régulièrement des fouilles, planifiées ou non, ces armes refont toujours surface. L’appelant, en imposant aux AC l’obligation de porter en tout temps une veste de protection contre les armes blanches ajustée individuellement et en leur fournissant ces vestes, et en mettant à la disposition des GC des vestes semblables regroupées dans un fonds commun que les GC peuvent utiliser lorsqu’ils remplacent les AC, vestes qu’ils se procurent et portent de façon ponctuelle quand ils estiment en avoir besoin, a fait la preuve de son incapacité à éliminer le danger, même en menant des fouilles planifiées ou non.

[102]             À mon avis, le fait d’avoir une partie de ses employés exposés à un risque dont il a reconnu l’existence, tout en insistant pour qu’un autre groupe d’employés travaillant à leurs côtés soient protégés, ne constitue pas une condition normale d’emploi pour les premiers.

[103]             J’ai déjà conclu que les GC étaient exposés pratiquement au même risque de blessures à la peau ou de maladies de la peau avec une arme perforante que les AC. Ils devraient donc avoir droit au même niveau de protection. À mon avis, l’employeur ne s’acquitte pas de ses obligations en vertu du Code en interdisant le port de cet équipement en tout temps et en ne respectant pas l’objet de la loi en plaidant que les GC qui font face à une situation ou à un incident ont accès individuellement audit équipement, qu’il soit approprié ou non.

[104]             À cet égard, les propos de madame la juge Gauthier dans l’affaire Verville (précité) sont convaincants :

[55] Le sens ordinaire des mots de l’alinéa 128(2)b) milite en faveur des points de vue exprimés dans ces décisions de la Commission, parce que le mot « normal » s’entend de quelque chose de régulier, d’un état ou niveau des affaires qui est habituel, de quelque chose qui ne sort pas de l’ordinaire. Il serait donc logique d’exclure un niveau de risque qui n’est pas une caractéristique essentielle, mais qui dépend de la méthode employée pour exécuter une tâche ou exercer une activité. En ce sens, et à titre d’exemple, dirait-on qu’il entre dans les conditions normales d’emploi d’un gardien de sécurité de transporter de l’argent à partir d’un établissement bancaire si des modifications étaient apportées à son emploi de telle sorte que cette tâche doive être exécutée sans arme à feu, sans compagnon et dans un véhicule non blindé?

[Soulignement ajouté]

[105]             À mon avis, la même logique s’applique à la présente affaire. Selon moi, les deux premiers niveaux de la hiérarchie des mesures de contrôle mentionnés ci-dessus ne sont pas atteints, ce qui laisse le dernier niveau, soit de fournir de l’équipement, des vêtements, des dispositifs ou du matériel de protection individuelle appropriés selon les circonstances établies.

[106]             Cela dit, les deux intimés en l’espèce ont refusé de travailler après qu’on leur ait interdit de porter une veste de protection contre les armes blanches dans l’exercice de leurs fonctions de GC à l’établissement de Warkworth. Dans un cas, le GC portait une veste qu’il s’était procurée dans le fonds commun et qui n’était donc pas ajustée à sa taille. Il ne portait donc pas sa propre veste ajustée à sa taille. Dans l’autre cas, le GC portait sa propre veste ajustée à sa taille qu’on lui avait remise du temps qu’il était AC. L’agent de SST a déterminé que les deux employés couraient un risque et a justifié le refus de travailler. Il a donc conclu à l’existence d’un danger, tout en soulignant l’obligation de l’employeur de fournir aux employés de l’équipement de protection approprié en fonction de la hiérarchie des mesures de contrôle établie par la loi.

[107]             J’ai examiné et pris en considération tous les éléments de preuve qui m’ont été présentés et toutes les observations que les parties ont soumises au soussigné. Selon moi, au moment de leur refus, compte tenu des circonstances, il y avait une possibilité raisonnable que les intimés soient agressés et blessés avant de pouvoir se procurer la protection appropriée. À mon avis, il y avait donc un danger justifiant le refus de travailler, et ce danger et les circonstances l’entourant ne constituaient pas des conditions normales d’emploi.

Décision

[108]             Pour ces raisons, je rejette l’appel et confirme l’instruction émise par l’agent de SST Tomlin le 20 décembre 2010.

Jean-Pierre Aubre
Agent d’appel

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