2013 TSSTC 24

Référence : Les transports nationaux du Canada Limitée, 2013 TSSTC 24

Date : 2013-08-13
Dossier no : 2012-24
Rendue à : Ottawa

Entre :

Les transports nationaux du Canada Limitée, appelante

Affaire : Appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail à l’encontre d’une instruction émise par un agent de santé et de sécurité

Décision : L’instruction est annulée.

Décision rendue par : M. Pierre Hamel, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l’appelante : Mme Johanne Cavé et M. Simon-Pierre Paquette, Service du droit du CN

MOTIFS DE DÉCISION

[1]             Les présents motifs concernent un appel intenté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (le « Code ») par Les transports nationaux du Canada Limitée (« TNCL » ou la « Société ») le 20 avril 2012, à l’encontre d’une instruction émise le 23 mars 2012 par M. Sylvain Renaud, agent de santé et de sécurité (agent de SST), à Emploi et Développement social Canada (EDSC) à Montréal.

[2]             Cette instruction était le point culminant de plusieurs années de pourparlers entre les représentants d’EDSC et la Société au sujet de la nature juridique de la relation entre un groupe de chauffeurs fournissant des services de transport de conteneurs du CN pour le compte de TNCL. Ces personnes, appelées « courtiers de transport de Montréal » (ou « entrepreneurs »), possèdent leur camion (porteur-remorqueur), et TNCL estime que ce sont des entrepreneurs indépendants qui entretiennent une relation d’affaires avec la Société. Les agents de santé et de sécurité d’EDSC qui se sont successivement penchés sur cette affaire avaient un point de vue différent et ont plutôt conclu que les entrepreneurs étaient des employés de TNCL. Les discussions sur cette affaire en sont effectivement venues au point critique lorsque l’instruction faisant l’objet du présent appel a été donnée, le 23 mars 2012. L’instruction se lit comme suit :

DANS L’AFFAIRE DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL

PARTIE II – SANTÉ ET SÉCURITÉ AU TRAVAIL

INSTRUCTION À L’EMPLOYEUR EN VERTU

DU PARAGRAPHE 145(1) a)

Le 23 mars 2012, l’agent de santé et de sécurité soussigné a procédé à une inspection dans le lieu de travail exploité par Canadien National Transport limité, employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, et sis au 935, rue de la Gauchetière Ouest, Montréal, Québec, H3B 2M9, ledit lieu étant parfois connu sous le nom de TNCL.

Ledit agent de santé et de sécurité est d’avis que l’article 135 (1) de la partie II du Code canadien du travail est enfreint.

No. /N° : 1

145.(1) – Partie II du Code canadien du travail,

L’employeur n’a pas constitué, pour chaque lieu de travail placé sous son entière autorité et occupant habituellement au moins vingt employés, un comité local chargé d’examiner les questions qui concernent le lieu de travail en matière de santé et de sécurité.

Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l’alinéa 145(1)a) de la partie II du Code canadien du travail, de cesser toute contravention au plus tard le 23 mars 2013.

Fait à Montréal ce 23e jour de mars 2012.

(s) Sylvain Renaud

Agent de santé et de sécurité

[3]             Le 12 août 2012, le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (le « Tribunal ») a informé la Société que l’appel serait traité au moyen d’observations écrites et en fonction du dossier du Tribunal, une audience étant inutile compte tenu de la nature de la question soulevée par l’appel et des documents versés au dossier. La Société a présenté ses observations écrites le 5 octobre 2012.

[4]             La Société a également déposé une demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction le 23 mars 2013, soit quelques heures avant de se retrouver en violation de l’instruction. Les circonstances de cette demande sont exposées dans les motifs du soussigné à l’appui de l’octroi d’une suspension, accordée le 29 mars 2013.

[5]             Il convient également de mentionner qu’il n’y a pas d’intimé dans cette affaire. Le 14 juin 2012, le Tribunal a informé le Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA) du présent appel et lui a demandé s’il agirait comme intimé dans cette affaire. Comme on le verra plus loin, le TCA représente les entrepreneurs dans le contexte de leur relation de négociation collective avec TNCL. Le syndicat n’a exprimé aucune intention de participer à cette instance.

La question en litige

[6]             La question soulevée dans cet appel consiste à déterminer si les dispositions de la partie II du Code s’appliquent à la Société à l’égard des entrepreneurs. Pour répondre à cette question, je dois déterminer si les entrepreneurs sont des entrepreneurs indépendants qui travaillent en vertu d’un contrat d’entreprise conclu avec TNCL ou, comme l’a estimé l’agent de SST, des employés qui fournissent à la Société des services de transport en vertu d’un contrat de travail.

Les faits

[7]             Les faits sur lesquels s’appuie cette détermination sont consignés dans le dossier du Tribunal, qui comprend un rapport préparé par l’agent de SST Renaud daté du 24 avril 2012, un rapport antérieur préparé par l’agent de SST François de Champlain daté du 7 juin 2010, diverses communications entre les représentants d’EDSC et de TNCL sur le statut des entrepreneurs et les pièces justificatives, ainsi que les observations écrites présentées par TNCL par l’intermédiaire de son avocat tout au long de l’enquête d’EDSC et à l’appui du présent appel.

[8]             L’enquête a été menée sur une période de plus de trois ans par plusieurs agents de santé et de sécurité. Pour mieux comprendre la position de TNCL dans cet appel et l’analyse exposée plus tard dans les présents motifs, il convient de rappeler brièvement la chronologie des événements qui ont justifié la tenue de l’enquête et amené l’agent de SST Renaud à émettre l’instruction. Comme nous le verrons plus loin, l’instruction de l’agent de SST Renaud repose en grande partie sur les conclusions formulées par son collègue agent de SST de Champlain concernant le statut juridique des entrepreneurs.

[9]             La Société décrit ses activités de la façon suivante. TNCL est une entreprise de services de camionnage qui recourt aux services de ce qu’elle appelle des entreprises ou des particuliers indépendants offrant des services de transport routier (les « courtiers de transport de Montréal ») pour acheminer les marchandises à destination ou en provenance des dépôts de rails de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le « Canadien National » ou le « CN »). Ces entrepreneurs possèdent leur propre camion semi-remorque et entretiennent une relation non exclusive avec TNCL, ce qui veut dire qu’ils peuvent fournir des services à d’autres entreprises de services de camionnage que TNCL. Les courtiers de transport de Montréal peuvent embaucher directement leurs propres employés pour acheminer les marchandises qui leur sont confiées dans le cadre des contrats conclus avec TNCL. Les employés engagés par les entrepreneurs de TNCL sont appelés par TNCL des « chauffeurs remplaçants ».

[10]             Le 30 novembre 2008, EDSC a été appelé à enquêter sur un accident de la route qui a entraîné la mort de M. Albert Foucher. M. Foucher était un chauffeur remplaçant à l’emploi de l’un des entrepreneurs de TNCL. Dans le cadre de son enquête sur cet accident, EDSC a examiné la relation entre TNCL, les entrepreneurs et les employés des entrepreneurs, c.-à-d. les chauffeurs remplaçants. L’enquête avait pour but de déterminer si TNCL entretenait une relation employeur-employé avec ses entrepreneurs ou avec les employés des entrepreneurs dans la région de Montréal.

[11]             En septembre 2009, EDSC a informé TNCL qu’il était d’avis que les entrepreneurs devaient être considérés comme des employés de TNCL, alors que les chauffeurs remplaçants étaient davantage des employés des entrepreneurs. Pour permettre à TNCL de fournir des renseignements supplémentaires à EDSC en réponse aux conclusions d’EDSC, une rencontre s’est tenue le 24 septembre 2009 entre l’agent de SST François de Champlain et TNCL. Lors de cette rencontre, TNCL a décrit ses activités commerciales et cherché à démontrer à l’agent de SST de Champlain que les entrepreneurs n’étaient pas ses employés.

[12]             En poursuivant son enquête, l’agent de SST de Champlain a interviewé deux chauffeurs remplaçants en janvier 2010 et leur a demandé de remplir un questionnaire sur leurs tâches et la nature de leur relation avec TNCL et les entrepreneurs. Le dossier ne contient aucun élément de preuve démontrant que des entrepreneurs (des courtiers en transport de Montréal) aient été interviewés à quelque moment que ce soit par les agents de santé et de sécurité engagés dans cette affaire.

[13]             Le 7 juin 2010, l’agent de SST de Champlain a remis à TNCL un rapport exposant son analyse et ses conclusions concernant la relation entre TNCL, les entrepreneurs et les chauffeurs remplaçants. Dans ce document, l’agent de SST de Champlain a conclu que les chauffeurs remplaçants n’étaient pas des employés de TNCL. Il a également conclu qu’une relation de subordination existait entre TNCL et les entrepreneurs, et que ceux-ci étaient donc des employés de TNCL aux fins des parties II et III du Code.

[14]             Même si je suis conscient qu’il s’agit d’une procédure d’appel de novo dont l’objet n’est pas d’étudier l’enquête menée par l’agent de santé et de sécurité, je considère utile d’exposer les principaux points analysés par l’agent de SST de Champlain, car ils sont au cœur de nombreuses discussions qui ont eu lieu par la suite entre TNCL et EDSC, ainsi que de la position adoptée par TNCL dans ses observations.

[15]             D’abord, l’agent de SST de Champlain fait remarquer que, pour en arriver à ses conclusions, il a consulté les questionnaires remplis par deux chauffeurs remplaçants et les documents présentés par la Société. Il a appliqué les critères adoptés dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, pour établir ce qui constitue un « employé ». Pour aider à déterminer si les chauffeurs remplaçants étaient des employés de TNCL ou des entrepreneurs, il a utilisé les critères exposés dans Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [1997] 1 R.C.S. 1015. Les critères qu’a adoptés l’agent de SST de Champlain pour déterminer si une personne était un « employé » comprenaient une enquête fondée sur quatre caractéristiques : le contrôle, la propriété des instruments et de l’équipement de travail utilisés, les profits et le risque de perte et l’intégration.

[16]             Sur la question du contrôle, l’agent de SST de Champlain a estimé que TNCL exerçait un contrôle important sur les entrepreneurs, aux motifs suivants : lorsqu’ils entrent dans les terminaux du CN ou de TNCL, les entrepreneurs sont tenus de suivre les directives de TNCL en ce qui concerne les heures de travail, les tâches à assumer et les mesures de santé et de sécurité. L’agent de SST de Champlain a constaté que des mesures disciplinaires pouvaient être appliquées en cas de non-respect de ces directives, mesures pouvant aller jusqu’à la résiliation du contrat; TNCL embauche des entrepreneurs directement; le contrat entre TNCL et les entrepreneurs est un contrat de travail protégé par une convention collective qui régit les conditions de travail en ce qui a trait à la rémunération, aux jours de congé, aux mesures disciplinaires et aux avantages sociaux; il y a une relation d’exclusivité entre les entrepreneurs et TNCL, où les premiers doivent rester disponibles en tout temps pour travailler et, lorsqu’ils ne peuvent pas travailler, ils doivent trouver un remplaçant – un chauffeur remplaçant – pour faire le travail; certains chauffeurs travaillent à temps plein pour TNCL et sont remplacés au besoin.

[17]             Concernant la propriété des instruments et de l’équipement de travail, l’agent de SST de Champlain a estimé que, parce que les entrepreneurs étaient entièrement responsables de fournir l’outil principal de travail – leur camion –, la situation correspondait à une relation d’entrepreneur indépendant.

[18]             Au sujet de la possibilité de profits et du risque de perte, l’agent de SST de Champlain a estimé que la possibilité de faire des profits ou de subir des pertes était faible, ce qui pointait en direction d’un contrat de travail. À son avis, les conditions de travail des entrepreneurs étaient négociées et déterminées par une convention collective; le bon entretien de leurs camions pouvait influencer les profits; la capacité de se faire remplacer par un chauffeur remplaçant offrait également une certaine possibilité de profits; toutes les possibilités de profits étaient limitées par la convention collective; les entrepreneurs reçoivent un taux de rémunération fondé sur le nombre de kilomètres parcourus ou d’heures travaillées; la présence au travail des entrepreneurs détermine essentiellement leurs conditions de travail.

[19]             Enfin, concernant le critère de l’« intégration », l’agent de SST de Champlain a estimé que les entrepreneurs étaient fortement intégrés aux activités de TNCL : ils portent l’uniforme de TNCL, conduisent des camions arborant le logo du CN, participent aux réunions de TNCL et sont représentés par un syndicat, le TCA.

[20]             L’agent de SST de Champlain a conclu que, lorsqu’on prend en considération l’ensemble des faits, la relation entre les entrepreneurs et TNCL devait être considérée comme une relation employeur-employé aux fins des parties II et III du Code.

[21]             L’agent de SST de Champlain a encouragé TNCL à communiquer avec lui si les faits décrits dans son rapport avaient changé ou étaient inexacts, ou si TNCL avait besoin de plus d’information. Le 15 juillet 2010, l’avocat de TNCL a informé l’agent de SST de Champlain que TNCL lui présenterait des observations détaillées afin de corriger certains faits exposés dans son rapport. Dans un document daté du 8 octobre 2010, l’avocat de TNCL a présenté à l’agent de SST de Champlain des observations complètes exposant des faits qui, selon lui, étaient exacts et s’appliquaient aux entrepreneurs, et les conclusions à tirer de ces faits afin de déterminer leur statut juridique. En novembre 2010, l’agente de SST Manon Perreault, à qui le dossier avait été transféré à ce moment-là, a accusé réception de ces observations et indiqué qu’elle y donnerait bientôt suite.

[22]             Le 22 mars 2011, Me Simon-Pierre Paquette, l’avocat de TNCL, M. Steve Sirois, agent régional de sécurité à EDSC, et l’agente de SST Manon Perreault ont participé à une conférence téléphonique. Au cours de cet entretien, Me Paquette a soulevé des questions sur le fait qu’EDSC n’avait pas donné suite aux observations présentées en octobre 2010 au sujet du rapport du 7 juin. Me Paquette a été informé que le dossier avait été transféré aux services juridiques d’EDSC aux fins d’examen et que ce service n’avait pas encore « pris de décision » concernant les nouveaux renseignements fournis par Me Paquette. Il a également été confirmé pendant cet entretien qu’EDSC continuait de considérer les entrepreneurs comme des employés de TNCL, en s’appuyant sur le rapport de l’agent de SST de Champlain de juin 2010.

[23]             Le 6 septembre 2011, l’agent de SST Sylvain Renaud, qui avait hérité du dossier dans l’intervalle, a été chargé de vérifier si TNCL avait formé un comité local de santé et de sécurité, conformément au paragraphe 135(1) du Code. L’agent de SST Renaud estimait que le rapport de l’agent de SST de Champlain définissait correctement les entrepreneurs comme des employés de TNCL et les chauffeurs remplaçants comme des employés des entrepreneurs, et ne voyait pas la nécessité d’enquêter davantage sur les faits se rapportant plus particulièrement aux entrepreneurs, contrairement à ce que TNCL l’enjoignait à faire. C’est cette détermination qui a amené l’agent de SST Renaud à émettre l’instruction du 23 mars 2012, pour clore ce dossier, et apparemment avec l’intention de donner à TNCL la possibilité d’en appeler de l’instruction afin de régler cette affaire une fois pour toutes.

[24]             Les divers documents échangés entre EDSC et TNCL pendant cette période établissent la base factuelle sur laquelle devrait reposer la conclusion relative au statut juridique des entrepreneurs. Ces documents nous disent que TNCL est une filiale en propriété exclusive du Canadien National et qu’elle a été constituée en société en 1931. La Société se spécialise actuellement dans les services de camionnage pour conteneurs intermodaux transportés à bord des trains du Canadien National sur le réseau ferroviaire du Canadien National partout au Canada. Lorsqu’ils arrivent à leur terminal de destination, ces conteneurs sont acheminés par transport routier aux établissements des clients. Pour la prestation de ces services de transport routier, TNCL conclut des contrats avec environ 500 entrepreneurs indépendants au Canada.

[25]             Avant 1995, ces services de transport routier étaient assurés par des employés du Canadien National conduisant des véhicules appartenant au CN. En 1995, dans le cadre de la privatisation de la société d’État, il a été établi que ces activités n’étaient pas viables financièrement, et le Canadien National a cessé de les offrir. C’est à ce moment qu’on a aboli les postes des employés du Canadien National associés aux services de transport routier. Les employés se sont vu offrir deux options. Ils pouvaient soit demeurer à l’emploi du Canadien National en occupant d’autres fonctions, soit quitter le Canadien National pour devenir des entrepreneurs indépendants et fournir des services de transport à TNCL. Il convient de noter que TNCL ne fournissait pas de services de camionnage avant 1995.

[26]             Les employés qui souhaitaient rester à l’emploi du Canadien National ont été affectés ailleurs au Canadien National. Ceux qui ont plutôt choisi de devenir entrepreneurs ont quitté l’emploi du Canadien National. Ils ont reçu un montant forfaitaire compris entre 65 000 $ et 75 000 $, en fonction de leurs années de service au Canadien National, en guise d’indemnité de départ du Canadien National. Ils ont par la suite acheté un ou plusieurs tracteurs routiers et conclu un contrat d’entreprise ou de service avec TNCL (le « contrat standard ») pour la prestation de services de transport routier.

[27]             Avant 1995, les employés du Canadien National engagés dans la prestation de services de transport routier étaient représentés par le TCA. Le TCA a apparemment consenti à la transition des services de transport routier à des exploitants indépendants, à la condition que le TCA continue de représenter les intérêts de ces derniers relativement à certains aspects de leur relation avec TNCL. TNCL insiste pour dire que cette entente est un « vestige » de l’histoire des services de transport routier exécutés pour les clients du Canadien National. Les principales conditions de travail des chauffeurs sont aujourd’hui énoncées dans le contrat standard. Rien dans le dossier n’indique le contraire.

[28]             TNCL a également présenté les autres faits suivants. En ce qui concerne l’autonomie dont jouissent les entrepreneurs dans l’exécution de leurs services, TNCL conclut des ententes avec les entrepreneurs pour qu’un conteneur donné soit ramassé au dépôt de rails et acheminé à la destination choisie par le client de TNCL, ou l’inverse. Dans la mesure où les marchandises sont ramassées et acheminées à la satisfaction des clients de TNCL, les entrepreneurs sont libres d’aller et de venir dans les établissements de TNCL au moment qui leur convient et de choisir l’itinéraire et de faire les arrêts qu’ils jugent appropriés sur leur chemin. Si la cargaison en question compte parmi les premières à devoir quitter l’établissement de TNCL le matin, TNCL demandera au chauffeur d’être présent à l’ouverture de l’établissement, mais ne fera rien de plus pour imposer des heures de début. La cargaison doit être livrée conformément aux attentes du client, ce qui comprend la livraison à une heure qui convient au client. TNCL ne supervise pas le travail des entrepreneurs, elle ne contrôle pas la façon dont ils gèrent leur temps ni leurs heures de travail quotidiennes. Si un entrepreneur doit refaire un travail (comme une livraison manquée) pour n’importe quel motif suffisamment sérieux, il le fera à ses frais. L’exécution insatisfaisante des services prévus dans le contrat peut entraîner la résiliation du contrat.

[29]             Les entrepreneurs ne sont pas exclusivement au service de TNCL. Ils peuvent effectuer autant de livraisons qu’ils le veulent pour TNCL ou pour n’importe quelle autre entreprise de services de camionnage, sous réserve bien sûr des limites réglementaires relatives au nombre maximal d’heures de travail que peuvent travailler les chauffeurs de camion. Les entrepreneurs peuvent refuser du travail sans subir de pénalité, pourvu que TNCL ait été avisée suffisamment à l’avance pour trouver un autre entrepreneur capable d’acheminer la cargaison de son client cette fois-là.

[30]             Il convient de noter que ces faits ont été portés à l’attention des fonctionnaires d’EDSC en 2010, dans les circonstances décrites précédemment dans les présents motifs. Rien dans le dossier n’indique que ces faits aient été jugés inexacts à la suite de l’enquête. De la même façon, rien n’indique que les fonctionnaires d’EDSC aient demandé des renseignements particuliers à un entrepreneur ou à un représentant du TCA, à la lumière des faits avancés par la Société, pour aider à déterminer les véritables conditions de travail des entrepreneurs dans leur vie de tous les jours. En dernière analyse, je considère ces faits comme étant fondamentalement incontestés. C’est plutôt la question de l’importance accordée à ces faits et de la conséquence juridique qu’on doit en tirer pour désigner correctement la relation qui est au centre du litige entre les agents de santé et de sécurité et TNCL et que je dois maintenant trancher.

Observations de l’appelante

[31]             Dans ses observations datées du 5 octobre 2012, l’avocate de l’appelante reprend essentiellement les points de fait et de droit présentés par son collègue dans sa lettre à EDSC du 8 octobre 2010. Ces observations peuvent se résumer comme suit. TNCL soutient d’abord que ses entrepreneurs ne sont pas des employés de TNCL, mais plutôt des propriétaires exploitants travaillant à leur compte et que, à titre d’entrepreneurs indépendants, ils concluent des contrats de services avec TNCL. L’appelante affirme que les entrepreneurs ne doivent donc pas faire partie des comités de santé et de sécurité de TNCL.

[32]             TNCL soutient que les entrepreneurs ne peuvent pas être considérés comme des employés de TNCL parce que ce sont des exploitants indépendants qui ont un degré élevé d’autonomie. Pour étayer cette thèse, TNCL souligne la supervision minimale qu’elle exerce sur les entrepreneurs, cette supervision se limitant au strict nécessaire pour assurer le respect des obligations de TNCL envers ses clients. TNCL note également qu’elle n’affecte pas les entrepreneurs à des gares de marchandises précises, pas plus qu’elle ne réglemente autrement leurs mouvements, les entrepreneurs étant libres de décider à quels établissements de TNCL ils veulent fournir leurs services. Citant l’affaire Wiebe Door Services Ltd. c. M.N.R., [1986] 3 C.F. 553, TNCL fait valoir que le fait d’exiger qu’un entrepreneur exécute ses tâches en vertu d’un contrat selon certains paramètres ne signifie pas qu’il y ait une relation employeur-employé.

[33]             Il appartient aux entrepreneurs de déterminer le nombre de livraisons qu’ils désirent effectuer, sous réserve des restrictions imposées par les lois pertinentes, y compris celles régissant le nombre maximal d’heures de travail que peuvent travailler les chauffeurs de camion. TNCL note également que, à condition de donner un avis suffisant permettant de trouver un remplaçant, les entrepreneurs sont libres de refuser du travail sans subir de pénalité.

[34]             TNCL énonce tous ces faits pour démontrer que, dans le cadre de l’entente qu’elle a avec les entrepreneurs, TNCL ne contrôle pas les heures de travail des entrepreneurs ni leur autonomie d’exécution. Il ne serait pas raisonnable d’exiger, comme condition à la reconnaissance d’un contrat d’entreprise, que les entrepreneurs indépendants soient seuls à décider à quelle heure ils ramassent et livrent les cargaisons et vers quelle destination ils doivent acheminer les marchandises.

[35]             TNCL fait remarquer que le fait que ses entrepreneurs peuvent embaucher leurs propres chauffeurs remplaçants est une autre preuve du contrôle minimal qu’exerce TNCL sur les entrepreneurs. TNCL soutient que cette caractéristique de leur relation contractuelle avec les entrepreneurs indique que les entrepreneurs ne sont pas des employés de TNCL, mais qu’ils ont plutôt avec TNCL une relation fondée sur un contrat d’entreprise. Beaucoup de ses entrepreneurs choisissent d’embaucher des remplaçants lorsqu’ils veulent exécuter un plus grand nombre de contrats. Ces remplaçants sont des employés des entrepreneurs, et ces derniers sont entièrement responsables de la conduite et du travail de ces chauffeurs remplaçants, ainsi que de tous les frais associés. Selon TNCL, EDSC a confirmé ce fait dans son rapport du 7 juin. Par conséquent, TNCL soutient que la relation qu’elle entretient avec les entrepreneurs est fondée sur un contrat de service, et non sur un contrat de travail, et cite à ce sujet Shiposh c. Grand & Toy Ltd., 2008 ONTASPAAT 1251. L’avocat de TNCL poursuit en affirmant que, si l’on établit que les chauffeurs remplaçants sont des employés des entrepreneurs, ces derniers ne peuvent pas être considérés en même temps comme des employés de TNCL. Cela s’explique par le fait que cette relation laisserait entendre que les employés peuvent embaucher des « sous-employés » pour les remplacer et accomplir leurs tâches. TNCL soutient que cette notion n’est pas compatible avec les préceptes fondamentaux du droit de l’emploi au Canada.

[36]             Le pouvoir que le contrat standard accorde à TNCL de mettre fin sommairement aux ententes avec les entrepreneurs si elle n’est pas satisfaite du niveau de service fourni (sous réserve du paiement des services déjà rendus) est une autre caractéristique qu’invoque TNCL pour faire valoir qu’elle a un contrat d’entreprise avec les entrepreneurs, et non un contrat de travail.

[37]             L’avocat de TNCL affirme en outre qu’une relation employeur-employé ne peut pas exister parce que les entrepreneurs ont l’entière propriété des instruments de travail nécessaires pour réaliser les travaux prévus dans les contrats. TNCL note que les camions utilisés par les entrepreneurs doivent appartenir aux entrepreneurs, et que ces camions sont l’« instrument de travail » utilisé pour la prestation des services à TNCL et à d’autres entreprises avec lesquelles les entrepreneurs choisissent de faire des affaires. La responsabilité de l’achat et de l’entretien des véhicules incombe exclusivement aux entrepreneurs, puisque les camions ne sont ni loués ni subventionnés par TNCL. TNCL n’assume aucune responsabilité dans le cas où le véhicule d’un entrepreneur ne serait pas disponible ou utilisable pour une raison ou pour une autre. Le cas échéant, TNCL ne fournit pas de véhicule de rechange, pas plus qu’elle n’aide à obtenir de véhicule de rechange ou qu’elle ne dédommage l’entrepreneur pour la perte d’occasions d’affaires.

[38]             L’avocat de TNCL note que les entrepreneurs fournissent eux-mêmes tout l’équipement de protection individuelle qu’ils sont tenus de porter dans l’exercice de leurs fonctions liées au camionnage. Si un entrepreneur ou un chauffeur remplaçant perd ou oublie un élément nécessaire de cet équipement, TNCL donnera à l’entrepreneur la possibilité de l’acheter pour lui permettre d’accéder à ses installations, sans lui fournir l’option de louer cet équipement. Cela indique encore le statut d’entrepreneur indépendant des chauffeurs.

[39]             En ce qui concerne la possibilité de profit et le risque de perte, l’avocat de TNCL fait remarquer que les entrepreneurs assument tous les frais engagés dans le cadre de leurs activités de camionnage, y compris l’achat et l’entretien des véhicules, les inspections, les permis et autres exigences réglementaires et la souscription d’un régime d’assurance et d’avantages sociaux. TNCL note en outre qu’elle ne garantit pas de salaire ni de gains minimums aux entrepreneurs, pas plus qu’elle ne leur rembourse les frais engagés pour mener leurs activités. TNCL explique que les entrepreneurs sont payés en fonction de la distance parcourue, et que TNCL offre un certain taux par kilomètre, plutôt qu’un taux horaire. TNCL conteste l’affirmation de l’agent de SST de Champlain dans son rapport selon laquelle la possibilité de profit ou le risque de perte des entrepreneurs est faible. Elle fait valoir que les profits réalisés grâce aux activités de camionnage des entrepreneurs ne sont pas calculés en fonction d’« un kilomètre », mais plutôt en fonction d’un taux par kilomètre, et qu’un camion peut parcourir plusieurs dizaines voire centaines de milliers de kilomètres chaque année. Outre le fait que la plupart des entreprises de camionnage facturent leurs services selon la distance parcourue, TNCL soutient que l’approche trop restrictive d’EDSC voulant qu’un seul acte ne produise pas un montant de profit important pourrait être appliquée à n’importe quel entrepreneur. TNCL fait valoir que l’agent de SST semble confondre la notion de profit avec les montants de profit qui peuvent être générés.

[40]             De plus, l’avocat de TNCL affirme que, à la connaissance de TNCL, tous les entrepreneurs sont constitués comme des entreprises indépendantes ou des coentreprises, et ce sont à ces entités que TNCL fait des paiements. Ce fait tend à démontrer que les entrepreneurs ont une possibilité de profit et un risque de perte dans l’exploitation de leur entreprise de camionnage et qu’ils ne sont donc pas des employés de TNCL.

[41]             Concernant le degré d’intégration des entrepreneurs vis-à-vis les activités commerciales de TNCL, TNCL fait valoir que l’interrelation entre ses activités et celles de ses entrepreneurs n’indique pas une relation employeur-employé. TNCL soutient que si cette interrelation correspondait à une relation employeur-employé, peu de relations d’affaires ne relèveraient pas de contrats d’emploi. Pour étayer cette thèse, TNCL cite Sagaz Industries Canada Inc.(précitée), au paragr. 42.

[42]             TNCL est également en désaccord avec l’affirmation selon laquelle les entrepreneurs sont suffisamment intégrés à TNCL pour être considérés comme des employés du fait qu’ils portent l’uniforme de TNCL. Au contraire, TNCL fait valoir que les entrepreneurs ne sont pas obligés de porter quelque uniforme que ce soit, mais que certains choisissent de leur plein gré d’acheter des habits portant le logo de TNCL. L’appelante ajoute que l’obligation qu’ont les entrepreneurs de porter l’équipement de protection individuelle lorsqu’ils accèdent aux installations de TNCL est une simple question de sécurité au travail et que cet équipement ne devrait pas être assimilé à un quelconque « uniforme ».

[43]             L’avocat de TNCL conteste également la conclusion selon laquelle, comme les entrepreneurs assistent aux réunions de TNCL, ils sont intégrés à TNCL au point d’être considérés comme des employés. Elle fait remarquer que ces réunions servent uniquement à faire part aux entrepreneurs de mises à jour sur la sécurité, afin d’assurer le transport en toute sécurité des marchandises expédiées par les clients de TNCL. TNCL soutient ainsi que le choix de TNCL de permettre aux entrepreneurs d’assister à ces réunions et celui des entrepreneurs d’y assister relève d’une bonne logique d’entreprise et qu’il n’indique en rien une relation employeur-employé.

[44]             L’avocat de TNCL est en désaccord avec l’affirmation selon laquelle les entrepreneurs peuvent être considérés comme des employés parce qu’ils négocient collectivement certaines de leurs conditions de travail par l’intermédiaire du TCA. TNCL fait remarquer que les entrepreneurs sont désignés dans la convention collective comme des « entrepreneurs dépendants » aux fins de la partie I du Code, qui permet leur inclusion dans la convention collective. TNCL soutient toutefois que, aux fins des parties II et III du Code, les entrepreneurs ne sont pas considérés comme des employés, parce que le concept d’« entrepreneur dépendant » n’existe pas dans ces articles, puisque les parties II et III du Code ne prévoient que deux statuts, soit celui d’« entrepreneur indépendant » et celui d’« employé ». Dans ce contexte, TNCL soutient que l’accès aux droits de négociation collective en vertu du Code n’est pas une indication déterminante que les entrepreneurs devraient être considérés comme des employés de TNCL.

[45]             En conclusion, TNCL affirme que les entrepreneurs ne satisfont pas au critère à quatre volets pour établir l’existence d’une relation employeur-employé exposé dans l’affaire Ville de Montréal c. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161, et soutient que les entrepreneurs ne sont pas des employés de TNCL et que la Société n’est donc aucunement tenue de les inclure dans un comité de santé et de sécurité ni de former un tel comité.

[46]             L’avocat de TNCL a également émis des réserves concernant la qualité de l’enquête menée par EDSC. En gros, TNCL fait valoir que la crédibilité du rapport de l’agent de SST de Champlain est irrémédiablement compromise par la façon dont l’enquête a été menée. Même après que TNCL a fourni à EDSC un exposé exhaustif de ses activités et de sa structure d’entreprise en octobre 2010, ces observations et les autres renseignements transmis à EDSC sur la relation contractuelle de TNCL avec les entrepreneurs en 2009 ne semblent pas avoir reçu beaucoup d’attention. Plus particulièrement, l’appelante fait valoir qu’EDSC n’a pas recueilli d’information auprès des entrepreneurs, que l’enquête a suscité une crainte raisonnable de partialité, et que sa portée était inutilement large.

[47]             TNCL soutient que, en se fiant au rapport préparé il y a deux ans par son collègue de Champlain et en refusant de mener une nouvelle enquête, l’agent de SST Renaud a démontré un esprit fermé et partial, niant à TNCL son droit à l’équité procédurale. De ce point de vue, l’instruction est non fondée et devrait être annulée : Committee for Justice & Liberty et al. c. L’Office national de l’énergie et al., [1978] 1 R.C.S. 369 (CSC); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484.

[48]             Pour tous ces motifs, l’avocat de TNCL me demande de maintenir le présent appel en mettant de côté à la fois le rapport du 7 juin 2010 de l’agent de SST de Champlain et l’instruction émise par l’agent de SST Renaud le 23 mai 2012, et de déclarer que les entrepreneurs ne sont pas des employés de TNCL. À défaut, TNCL me demande de renvoyer l’affaire à EDSC afin qu’une nouvelle enquête soit menée par d’autres agents de SST que ceux engagés jusqu’ici dans le dossier de TNCL.

Analyse

[49]             La question préliminaire soulevée par cet appel consiste à déterminer si la partie II du Code s’applique à TNCL à l’égard des entrepreneurs qui fournissent des services de camionnage et de livraison à TNCL. Cette question en soulève une autre, souvent épineuse, qui concerne la nature de la relation entre des personnes prétendument partie à un contrat d’entreprise plutôt qu’à un contrat de travail. Ces personnes fournissent-elles des services dans le cadre d’un contrat d’entreprise, en tant qu’entrepreneurs indépendants travaillant à leur compte? Ou ont-elles plutôt conclu un contrat de travail, ce qui voudrait dire qu’elles fournissent des services personnels en tant qu’employés, sous le contrôle général et selon les directives de la Société, leur employeur?

[50]             Avant de commencer, je citerai les articles 122, 122.1 et 123 du Code, qui constituent le point de départ de notre analyse. Ces articles se lisent comme suit :

122. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

« employé » Personne au service d’un employeur.

« employeur » Personne qui emploie un ou plusieurs employés — ou quiconque agissant pour son compte — ainsi que toute organisation patronale.

122.1 La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions.

123. (1) Malgré les autres lois fédérales et leurs règlements, la présente partie s’applique à l’emploi :

a) dans le cadre d’une entreprise fédérale, à l’exception d’une entreprise de nature locale ou privée au Yukon, dans les Territoires du Nord-Ouest ou au Nunavut;

(…)

[51]             L’article 135(1) du Code, sur lequel repose l’instruction, se lit comme suit :

135. 1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employeur constitue, pour chaque lieu de travail placé sous son entière autorité et occupant habituellement au moins vingt employés, un comité local chargé d’examiner les questions qui concernent le lieu de travail en matière de santé et de sécurité; il en choisit et nomme les membres sous réserve de l’article 135.1.

[Non souligné dans l’original]

[52]             La ligne de démarcation entre ces deux types de relation est souvent floue, et on trouve une abondante jurisprudence exposant les principes juridiques qu’un décideur doit appliquer pour établir la nature de la relation entre le donneur d’ouvrage et les personnes qui font le travail. En gros, comme il sera expliqué en détail ci-dessous, la réponse à cette question porte sur l’application de divers critères juridiques définis au fil des ans par les tribunaux afin de déterminer la nature intrinsèque de la relation. Inutile de dire que, pour trancher cette question, il faut examiner les faits relatifs à chaque affaire à la lumière des critères juridiques, en considérant la relation globale.

[53]             Le contrat standard en vertu duquel les entrepreneurs fournissent leurs services à la Société précise, à la clause 8.05, que la validité et l’interprétation du contrat sont régies par les lois de la province de Québec, dans la mesure où les courtiers de transport de Montréal, qui exercent leurs activités commerciales à partir de Montréal, sont concernés. Notre point de départ doit être le Code civil du Québec, qui reconnaît à la fois les contrats de travail et les contrats d’entreprise :

2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur.

2098. Le contrat d’entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de services, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige à lui payer.

[54]             Dans l’affaire Wolf c. La Reine, 2002 CAF 96, la Cour d’appel fédérale a résumé l’évolution du critère juridique pertinent pour trancher la question soulevée par le présent appel, aux paragraphes 44 à 50 de son jugement :

[44] Les tribunaux québécois ont reconnu que la distinction clé entre un contrat de travail et un contrat de service consistait dans l’élément de subordination ou de contrôle. Dans l’affaire Quebec Asbestos Corporation c. Couture, [1929] R.C.S. 166, qui portait sur la responsabilité civile délictuelle, la Cour suprême du Canada a déclaré à la page 169 : « [l]e contrat de louage d’ouvrage se distingue du contrat d’entreprise surtout par le caractère de subordination qu’il attribue à l’employé ». L’article 2085 du Code civil du Québec mentionne ce critère de façon expresse (. ..)

[45] Puis, il y a eu l’arrêt Montréal c. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161. Il s’agissait alors de savoir si la Ville de Montréal avait le droit de récupérer auprès de Montreal Locomotive Works Ltd. (la compagnie ) certains impôts qu’elle avait prétendu prélever en vertu de la Charte de la ville et d’un règlement municipal. La compagnie avait conclu deux contrats avec le gouvernement du Canada afin de produire des chars et des affûts de canons. Le contrat de construction incluait un contrat de vente par la compagnie au gouvernement de l’emplacement sur lequel serait construite la nouvelle usine dont le titre serait détenu par la Couronne. Le contrat de production prévoyait la production d’affûts de canons et de chars pour le gouvernement. La compagnie avait le droit d’engager tous les coûts appropriés et d’en être remboursée par le gouvernement. Dans les deux contrats, il était stipulé que la compagnie s’engageait à agir [traduction] « au nom du gouvernement et comme son représentant ».

[46] Si la compagnie exploitait une entreprise seulement à titre de mandataire ou de représentant du gouvernement, aucun impôt n’était dû à la Ville vu que l’article 125 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique exonérait la Couronne de toute taxation. Si, par ailleurs, la compagnie agissait en son propre nom, elle devait payer de l’impôt.

[47] Appliquant son fameux critère à quatre volets, 1) le contrôle, 2) la propriété des instruments de travail, 3) la possibilité de profit et 4) le risque de perte, auquel je ferai référence ultérieurement, lord Wright, au nom du Comité judiciaire du Conseil privé, a conclu que la compagnie était un mandataire de la Couronne et qu’à ce titre, elle était exonérée d’impôt. Il a expliqué que l’usine, le terrain sur lequel elle était construite et les machines étaient tous des biens de l’État. La compagnie n’avait pas pris de risques financiers. Le gouvernement avait gardé le contrôle complet sur la gestion et l’exploitation de l’usine. Contrairement à la Cour suprême du Canada, [1945] 4 D.L.R. 225, la Cour du banc du roi de Québec, Chambre d’appel, [1945] 2 D.L.R. 373 et à la Cour supérieure du Québec, [1944] 1 D.L.R. 173, lord Wright n’a fait aucune référence aux dispositions du Code civil du Bas-Canada pour l’interprétation des contrats, bien qu’une clause expresse dans les deux contrats dispose : [traduction] « La présente convention est soumise aux lois de la province de Québec qui régissent son interprétation », [1945] 2 D.L.R. 373, aux pages 400 et 401. Lord Wright a fait référence en termes généraux à la jurisprudence, mais il n’a pas lui-même mentionné les autorités jurisprudentielles sur lesquelles il s’appuyait.

[48] Dans l’arrêt Hôpital Notre-Dame de l’Espérance et Théoret c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605, un cas de responsabilité civile délictuelle, la Cour suprême du Canada a été appelée à déterminer si un médecin était un employé de l’hôpital où la partie plaignante avait été traitée. Le juge Pigeon, au nom de la Cour, a cité et approuvé André Nadeau, Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle (Montréal : Wilson & Lafleur, 1971) p. 387, qui avait fait remarquer que « le critère essentiel destiné à caractériser les rapports de commettant à préposé est le droit de donner des ordres et instructions au préposé sur la manière de remplir son travail » (pages 613 et 614). Le juge Pigeon avait alors cité la célèbre affaire Curley c. Latreille, [1929] R.C.S. 166, où il avait été noté que la règle était identique à la common law sur ce point (ibid. aux pages 613 et 614).

[49] En conséquence, la distinction entre un contrat de travail et un contrat de service aux termes du Code civil du Québec peut être examinée à la lumière des critères élaborés au cours des années, tant en droit civil qu’en common law.

[50] Cela dit, j’examine maintenant l’arrêt récent de la Cour suprême du Canada 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] S.C.J. no 61, 2001 CSC 59, où la distinction entre les deux contrats a été analysée dans le détail.

[Non souligné dans l’original]

[55]             L’affaire Montreal Locomotive Works (précitée) souvent citée nous oblige à appliquer un critère à quatre volets bien établi, décrit par la Cour comme comprenant les quatre éléments suivants : « 1) le contrôle; 2) la propriété des instruments de travail; 3) la possibilité de profit; 4) le risque de perte. Le contrôle en lui-même n’est pas toujours concluant ». L’application du critère traditionnel à quatre volets est souvent difficile et ne donne pas nécessairement des résultats concluants, en raison de la complexité ou de la nature hybride de la relation établie par les parties.

[56]             Dans Wolf (précitée), la Cour d’appel fédérale a analysé le jugement qui avait été prononcé récemment à l’époque par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Sagaz Industries Canada Inc. (précitée). Après avoir évoqué les difficultés liées à l’application du critère du « contrôle » raffiné au fil des ans à une analyse du degré d’intégration des entrepreneurs dans l’organisation de l’entreprise à laquelle ils fournissent des services, la Cour suprême indique ce qui suit aux paragraphes 46 à 48 de son jugement :

[46] À mon avis, aucun critère universel ne permet de déterminer, de façon concluante, si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant. Lord Denning a affirmé, dans l’arrêt Stevenson Jordan, précité, qu’il peut être impossible d’établir une définition précise de la distinction (p. 111) et, de la même façon, Fleming signale que [TRADUCTION] « devant les nombreuses variables des relations de travail en constante mutation, aucun critère ne semble permettre d’apporter une réponse toujours claire et acceptable » (p. 416). Je partage en outre l’opinion du juge MacGuigan lorsqu’il affirme – en citant Atiyah, précitée, p. 38, dans l’arrêt Wiebe Door, p. 563 – qu’il faut toujours déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles :

[TRADUCTION] [N]ous doutons fortement qu’il soit encore utile de chercher à établir un critère unique permettant d’identifier les contrats de louage de services... La meilleure chose à faire est d’étudier tous les facteurs qui ont été considérés dans ces causes comme des facteurs influant sur la nature du lien unissant les parties. De toute évidence, ces facteurs ne s’appliquent pas dans tous les cas et n’ont pas toujours la même importance. De la même façon, il n’est pas possible de trouver une formule magique permettant de déterminer quels facteurs devraient être tenus pour déterminants dans une situation donnée.

[47] Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant, je conviens avec le juge MacGuigan que la démarche suivie par le juge Cooke dans la décision Market Investigations, précitée, est convaincante. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

[48] Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire.

[Non souligné dans l’original]

[57]             La jurisprudence nous dit également que l’intention des parties lorsqu’elles ont établi leur relation selon les conditions d’un contrat est un facteur que l’on doit prendre en considération dans l’analyse. Dans l’affaire Royal Winnipeg Ballet c. Ministre du Revenu national, 2006 CAF 87, la Cour d’appel fédérale avait ceci à dire sur ce sujet :

[59] Il me semble découler de l’arrêt Montreal Locomotive que, lorsqu’il s’agit de qualifier la nature juridique d’un contrat, l’exercice consiste en fait à rechercher l’intention commune des parties. La même idée est exprimée de la façon suivante dans les motifs du juge Décary dans l’arrêt Wolf, au paragraphe 117 :

Je dirai, avec le plus grand respect, que les tribunaux, dans leur propension à créer des catégories juridiques artificielles, ont parfois tendance à ne pas tenir compte du facteur même qui est l’essence d’une relation contractuelle, à savoir l’intention des parties.

[60] Le juge Décary n’affirmait pas que la nature juridique d’une relation donnée est toujours celle que lui prêtent les parties. Il faisait référence en particulier aux articles 1425 et 1426 du Code civil du Québec, qui énoncent des principes du droit des contrats que l’on retrouve également en common law. Un de ces principes veut que, lorsqu’il s’agit d’interpréter un contrat, il faut rechercher l’intention commune des parties plutôt que de s’en remettre uniquement au sens littéral des mots utilisés. Un autre principe est que, pour interpréter un contrat, il convient de tenir compte des circonstances dans lesquelles il a été conclu, de l’interprétation que lui ont déjà donnée les parties ou d’autres personnes, ainsi que de l’usage. La conclusion inévitable est qu’il faut toujours examiner les éléments de preuve qui reflètent la façon dont les parties ont compris leur contrat et leur accorder une force probante appropriée.

[Non souligné dans l’original]

[58]             La Cour poursuit en indiquant que ce facteur n’est pas déterminant en soi; s’il est établi que les conditions du contrat, considérées dans le contexte factuel approprié du contrat, ne correspondent pas à la relation juridique que les parties prétendent avoir voulu établir, il ne sera pas tenu compte de l’intention déclarée. Toutefois, c’est la relation globale qui doit être examinée, ce qui veut dire qu’il faut analyser tous les facteurs mentionnés ci-dessus, ainsi que ce que les parties au contrat ont indiqué comme intention pour établir la nature de leur entente. En dernière analyse, l’examen des faits dans ce cadre devrait nous permettre de répondre correctement à la question clé de « à qui incombe la responsabilité : à l’entrepreneur ou à l’entreprise? »

[59]             Après ce résumé de ce que je comprends de l’état actuel du droit sur le critère permettant de déterminer si des personnes travaillent dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un contrat d’entreprise, j’appliquerai maintenant ces facteurs aux faits de l’espèce. Évidemment, les observations soumises au nom de TNCL tournent autour de l’application de ces principes juridiques. De la même façon, l’analyse menée par l’agent de SST de Champlain sur laquelle s’est appuyé l’agent de SST Renaud pour justifier son instruction, découle également de l’application de ces principes, notamment ceux exposés dans la décision Sagaz (précitée), aux faits de l’espèce, comme les agents de SST les voyaient. J’exposerai mon analyse relativement à chacun de ces facteurs.

Le contrôle exercé par TNCL sur les entrepreneurs

[60]             TNCL dit exercer une surveillance minimale du travail réalisé par les entrepreneurs, et seulement dans la mesure nécessaire pour s’acquitter de ses obligations envers ses clients en tant qu’entreprise de services de camionnage. À l’inverse, l’analyse de l’agent de SST de Champlain conclut à un degré élevé de contrôle par TNCL sur les entrepreneurs, semblable à celui exercé par un employeur. J’analyserai ce facteur à la lumière des faits que les agents de SST de Champlain et Renaud ont expressément mentionnés pour en arriver à leur conclusion, et des explications de la Société formulées dans ses observations d’octobre 2010 et d’octobre 2012.

[61]             L’agent de SST de Champlain souligne les faits suivants dans son rapport : TNCL « embauche » directement les chauffeurs; lorsqu’ils entrent dans le terminal, les chauffeurs doivent se soumettre aux directives de TNCL concernant les horaires de travail, les tâches à exécuter et d’autres sujets, notamment les questions de sécurité; ils sont assujettis à une convention collective conclue entre TNCL et le TCA, qui décrit les conditions d’emploi normales; même s’ils peuvent trouver des remplaçants à l’occasion, les entrepreneurs « travaillent » à temps plein pour TNCL.

[62]             J’ai examiné le contrat standard et y ai accordé l’importance appropriée compte tenu qu’il s’agit du document juridique fondamental établissant la relation entre TNCL et les entrepreneurs. Selon moi, le contrat standard ne démontre pas que TNCL exerce un contrôle important sur la façon dont les entrepreneurs mènent leurs activités. Certes, on y retrouve des clauses conformément auxquelles TNCL se réserve certains droits, comme ceux d’inspecter les tracteurs et de s’assurer que les entrepreneurs et leurs chauffeurs remplaçants ont les compétences, permis et autorisations voulus et se comportent de manière satisfaisante. Certaines de ces exigences sont énoncées à l’annexe C du contrat standard. Même si l’on peut décrire ces règles comme étant assimilables au code de conduite d’un employeur, elles ne sont pas nécessairement déterminantes pour établir l’existence d’une relation employeur-employé. Ces exigences ont leur place dans une bonne relation contractuelle et peuvent s’expliquer par le fait que TNCL, en tant que filiale en propriété exclusive du Canadien National, a un intérêt direct dans le travail des entrepreneurs vis-à-vis ses clients. Le Canadien National possède les remorques et les conteneurs et est responsable envers ses clients des marchandises qu’ils contiennent. Je ne considère pas ces exigences comme étant des éléments de contrôle, dans le contexte du critère à quatre volets, qui indiquent nécessairement une relation employeur-employé.

[63]             Concernant le contrôle auquel sont soumis les entrepreneurs lorsqu’ils se trouvent sur la propriété de TNCL et du CN, les faits exposés par l’agent de SST de Champlain à l’appui de sa conclusion selon laquelle cet aspect de la relation présente les caractérisques d’un emploi sont assez minces. En fin de compte, les arguments formulés par l’avocat de TNCL m’ont convaincu que ce contrôle, décrit très brièvement par l’agent de SST de Champlain, n’indique pas nécessairement une subordination. Le mouvement des camions à proximité immédiate des activités ferroviaires du CN doit être surveillé et contrôlé pour ne pas menacer la sécurité des employés ou des visiteurs de TNCL ou du CN ni l’intégrité de leurs biens. La capacité de diriger et de contrôler les mouvements des véhicules, y compris ceux des entrepreneurs, est indissociable de l’exercice des droits et obligations de TNCL et du CN à l’égard de leurs biens et de leurs activités commerciales dans un établissement utilisé pour l’expédition. Personne n’a contredit le fait que les politiques et règlements internes de TNCL et du CN s’appliquent non seulement aux chauffeurs, mais aussi à toute personne qui se trouve sur les lieux, qu’il s’agisse d’un employé, d’un entrepreneur ou d’un visiteur.

[64]             Le dossier montre que les entrepreneurs décident quels établissements de TNCL ils souhaitent servir. TNCL n’attribue pas de gares de marchandises précises aux entrepreneurs, pas plus qu’elle ne restreint autrement leur mouvement dans les activités de livraison, sous réserve de ce dont j’ai parlé plus tôt. Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale dans l’affaire Wiebe Door Services c. Ministre du Revenu national, [1986] 3 C. F. 553, le fait que le travail d’un entrepreneur doive être accompli selon certains paramètres, comme pendant certaines heures de travail ou sur la propriété du client, n’indique pas nécessairement une relation employeur-employé.

[65]             Concernant l’autonomie dont bénéficient les entrepreneurs dans l’exécution de leurs services, les faits suivants ont été exposés par TNCL et n’ont pas été contredits. TNCL conclut des ententes avec les entrepreneurs pour un conteneur donné à ramasser dans un dépôt de rails et à acheminer à une destination choisie par le client de TNCL ou vice versa. Dans la mesure où les marchandises sont ramassées et acheminées à la satisfaction des clients de TNCL, les entrepreneurs sont libres d’aller et de venir dans les établissements de TNCL au moment qui leur convient et de choisir l’itinéraire et de faire les arrêts qu’ils jugent appropriés sur leur chemin. Si la cargaison en question compte parmi les premières à devoir quitter l’établissement de TNCL le matin, TNCL demandera au chauffeur d’être présent à l’ouverture de l’établissement, mais ne fera rien de plus pour imposer des heures de début. Bien sûr, la cargaison doit être livrée selon les attentes du client, ce qui comprend la livraison à un moment qui convient au client, obligation que l’on pourrait s’attendre à retrouver dans n’importe quel contrat de livraison. TNCL ne supervise pas le travail des entrepreneurs, elle ne contrôle pas la façon dont ils gèrent leur temps ni leurs heures de travail quotidiennes. Si un entrepreneur doit refaire un travail (comme une livraison manquée) pour n’importe quel motif suffisamment sérieux, il le fera à ses frais. Si les services prévus dans le contrat sont exécutés de façon insatisfaisante, cela peut entraîner la résiliation du contrat, ce qui n’indique pas nécessairement une relation employeur-employé, puisque l’on retrouve tout aussi bien ce genre de clause dans un contrat d’entreprise.

[66]             Il convient de noter que les entrepreneurs ne sont pas exclusivement au service de TNCL. Ils peuvent effectuer autant de livraisons qu’ils le veulent pour TNCL ou pour n’importe quelle autre entreprise de services de camionnage, sous réserve bien sûr des limites réglementaires relatives au nombre maximal d’heures de travail que peuvent travailler les chauffeurs de camion. Les entrepreneurs peuvent refuser du travail sans subir de pénalité, pourvu que TNCL ait été avisée suffisamment à l’avance pour trouver un autre entrepreneur capable d’acheminer la cargaison de son client cette fois-là.

[67]             Après avoir examiné tous ces faits, j’estime que l’application du critère du contrôle ne donne que des résultats peu concluants dans le meilleur des cas. Je ne suis pas convaincu qu’il soit déterminant d’une relation employeur-employé.

[68]             Toutefois, c’est un fait que les entrepreneurs peuvent embaucher des chauffeurs remplaçants pour les aider à respecter leurs obligations contractuelles envers TNCL ou d’autres donneurs d’ouvrage. Cette option est mentionnée expressément dans le contrat standard, à la clause 2.05. S’ils se prévalent de cette option, les entrepreneurs doivent assumer tous les frais liés à l’embauche des chauffeurs remplaçants et demeurent responsables de la conduite et du travail de cet employé. Dans son analyse qui a suivi l’accident dont a été victime M. Foucher, un chauffeur remplaçant, l’agent de SST de Champlain a conclu que les chauffeurs remplaçants étaient des employés des entrepreneurs, et non de TNCL.

[69]             Bien que je n’aie pas à trancher la question du statut des chauffeurs remplaçants, je crois que l’agent de SST de Champlain a eu raison de conclure comme il l’a fait d’après les éléments de preuve qu’il a examinés. Cela dit, la capacité d’embaucher une autre personne pour effectuer le travail plaide beaucoup, à mon avis, en faveur d’une relation d’entrepreneur indépendant. Comme l’avocate de TNCL l’a fait remarquer dans ses observations, il serait assez malvenu et inhabituel selon les préceptes applicables du droit du travail qu’un employé (un courtier de transport de Montréal) embauche, à ses frais, un travailleur remplaçant pour fournir les services prévus dans un contrat de travail : l’exclusivité de la personne fournissant les services est une caractéristique importante d’un contrat de travail. Ce seul fait indique plutôt, à mon avis, une relation d’entrepreneur indépendant travaillant à son compte.

[70]             Le contrat standard permet à TNCL de résilier unilatéralement le contrat si l’entrepreneur manque à ses obligations ou s’en acquitte de façon insatisfaisante (clause 7.01). Les agents de SST de Champlain et Renaude semblent avoir considéré que ce droit s’inscrivait dans une relation employeur-employé. Comme l’avocat de TNCL le fait remarquer, la capacité de résilier un contrat d’entreprise est énoncée expressément à l’article 2125 du Code civil du Québec, sous réserve du paiement des travaux déjà exécutés. En fait, ce droit de résiliation correspond davantage à une relation contractuelle qu’à une relation employeur-employé. Les employeurs ne peuvent pas mettre fin unilatéralement à un contrat de travail, à moins de donner un délai de congé raisonnable à l’employé, comme l’exige l’article 2091 du Code civil du Québec. De plus, il convient de noter que la clause 7.02 permet à l’une ou l’autre des parties de mettre fin au contrat sous réserve d’un préavis de 30 jours.

[71]             Comme il a été mentionné plus tôt dans notre examen de la jurisprudence, les tribunaux en sont venus au fil des ans à adopter le critère de l’« intégration » ou de l’« organisation », car le critère du contrôle ne s’avérait pas toujours utile pour statuer de façon définitive sur la nature de la relation. Ce critère vise à établir dans quelle mesure les entrepreneurs sont intégrés aux activités de la Société, par opposition au fait de diriger leur propre entreprise indépendante. En l’espèce, l’agent de SST de Champlain est d’avis que les entrepreneurs sont fortement intégrés aux activités de TNCL parce qu’ils portent l’uniforme du CN, qu’ils conduisent des camions affichant le logo du CN, qu’ils participent aux réunions du CN et qu’ils sont représentés par un syndicat auprès de TNCL.

[72]             Même si ces faits peuvent certainement signaler l’existence d’une relation employeur-employé, je n’oublie pas la mise en garde faite par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Wiebe Door Services Ltd. (précitée) concernant le critère de l’intégration. Au paragraphe 14, la Cour déclare ce qui suit :

[14] Il est peut-être plus difficile d’appliquer le critère de lord Denning [le critère de l’intégration], car il a été utilisé à mauvais escient comme une formule magique par la Cour canadienne de l’impôt dans la présente affaire et dans plusieurs autres causes citées par l’intimé, où, en fin de compte, on donnait une réponse en fonction de l’énoncé même de la question, en établissant que, sans le travail des « employés », l’« employeur » n’aurait pu exploiter son commerce (« Sans eux, l’appelante n’aurait pu faire commerce. ») Appliqué de la sorte, ce critère ne sera jamais équitable parce que, dans une situation de fait où il existe un lien de dépendance mutuelle, il donne toujours une réponse affirmative. Si les entreprises des deux parties sont structurées de telle façon qu’elles exercent leurs activités l’une grâce à l’autre, elles ne pourraient survivre indépendamment sans être restructurées. Cependant, cette conséquence découle de leur accord de façade et elle n’indique pas nécessairement quelle est leur relation intrinsèque.

[Non souligné dans l’original]

[73]             Il ne fait pas de doute que les activités de TNCL et des entrepreneurs sont étroitement liées. TNCL, en tant qu’entreprise de services de camionnage, organise la livraison de cargaisons partout au Canada au nom de ses clients. Elle n’assure pas le transport des marchandises de ses clients, comme le Canadien National le faisait avec ses propres employés avant 1995. Les livraisons sont effectuées à bord des camions des entrepreneurs, à partir des dépôts de rails jusqu’aux établissements des clients. Ces deux activités sont évidemment interdépendantes. Toutefois, même si les entrepreneurs peuvent porter des habits arborant le logo du CN ou de TNCL, ils ne sont nullement obligés de le faire. Le fait que le logo du CN apparaisse sur le tracteur découle d’une obligation contractuelle (contrat standard, clause 3.01) et s’inscrit dans le continuum des services d’expédition et de livraison offerts par le CN et TNCL à leurs clients, par l’intermédiaire des entrepreneurs.

[74]             TNCL explique également qu’elle parraine des conférences sur la sécurité à ses établissements de Montréal. La Société explique que ces conférences visent à fournir aux entrepreneurs de l’information sur les pratiques de conduite sécuritaires à adopter lorsqu’ils transportent des charges appartenant aux clients de TNCL. De nouveau, comme je l’ai mentionné plus tôt, TNCL a évidemment un intérêt commercial à s’assurer que les personnes qui conduisent les tracteurs manipulent ses biens et ceux de ses clients de manière sécuritaire et appropriée. Même si ces réunions peuvent certes s’apparenter aux réunions que tiennent les employeurs et les employés en milieu de travail, je conviens avec l’avocat de l’appelante que c’est à la fois une pratique courante et une bonne pratique commerciale pour les entrepreneurs indépendants de rencontrer régulièrement leurs clients afin de discuter de leur travail et des attentes des clients. À mon avis, ce n’est pas une preuve déterminante de l’existence d’une relation employeur-employé.

Propriété des instruments de travail

[75]             Les entrepreneurs possèdent leur propre camion, qui est leur « instrument de travail » essentiel pour fournir leurs services de livraison. Les entrepreneurs sont entièrement responsables de l’achat et de l’entretien de leur camion (contrat standard, clauses 2.02 et 3.03(3)). Les entrepreneurs fournissent également leur propre équipement de protection qui peut être nécessaire pour la prestation de leurs services, comme des bottes de sécurité, des vestes, des casques de protection et des lunettes de sécurité. La Société a expliqué que, lorsqu’un chauffeur qui a perdu son équipement de protection ou dont l’équipement est défectueux souhaite accéder aux installations de TNCL ou du CN dans les zones où cet équipement est exigé, TNCL vend cet équipement au chauffeur pour lui permettre d’effectuer son travail. Autrement dit, ces articles ne sont pas fournis gratuitement aux chauffeurs, comme ce serait le cas s’il s’agissait d’employés. L’agent de SST de Champlain a conclu dans son rapport que ce facteur indiquait une relation d’entrepreneur indépendant en l’occurrence. Je suis d’accord.

Possibilité de profit et risque de perte

[76]             L’agent de SST de Champlain a reconnu que les chauffeurs avaient une certaine possibilité de profit et un certain risque de perte, même si cette possibilité était limitée par les conditions de la convention collective. Toutefois, selon lui, c’est principalement la présence au travail des chauffeurs qui détermine leur rémunération et autres conditions de travail, ce qui indique une relation employeur-employé. Il s’est fait avare d’explications pour appuyer cette conclusion. L’employeur présente les faits suivants : TNCL rémunère les entrepreneurs selon un taux par zone ou par kilomètre, en plus de payer pour le temps d’attente aux terminaux. Le temps que les entrepreneurs prennent pour effectuer une livraison donnée n’a pas d’incidence sur leur rémunération. Ils n’ont pas de congés annuels payés et ne sont pas rémunérés les jours fériés. Cette méthode de rémunération diffère beaucoup du mode de paiement habituel des employés, qui reçoivent un taux de rémunération horaire, duquel sont soustraits divers montants prévus par la loi.

[77]             Comme les entrepreneurs sont rémunérés selon la distance parcourue, qui varie en fonction du nombre de livraisons effectuées, ils exercent à mon avis un certain contrôle sur leur possibilité de profit ou leur risque de perte. Je suis d’accord avec la Société pour dire que les faits permettent d’établir que les entrepreneurs tirent leur revenu du profit généré par leurs services de camionnage, qui est calculé en soustrayant leurs frais (l’achat et l’exploitation de leur véhicule, y compris l’entretien et le carburant, l’achat de tout équipement nécessaire, le paiement des salaires des chauffeurs remplaçants qu’ils ont embauchés, etc.) des montants touchés grâce aux droits imputés à TNCL ou à d’autres donneurs d’ouvrage. Je remarque que le taux par kilomètre est fixé pour une certaine période et que, par exemple, chaque partie assume l’effet des variations (à la hausse ou à la baisse) du prix de l’essence.

[78]             La Société s’est dite fortement en désaccord avec la conclusion de l’agent de SST selon laquelle le revenu des entrepreneurs n’est pas essentiellement déterminé par leur présence aux lieux de travail. Elle fait remarquer à juste titre que les entrepreneurs qui ne fournissent pas leurs services ne sont tout simplement pas payés. En effet, toute forme de travail rémunéré, que ce soit dans le cadre d’une relation employeur-employé ou en vertu d’un contrat de service, donne lieu à un paiement pour le travail effectué. Je suis d’accord avec TNCL pour dire que cette question indique davantage une relation d’entrepreneur indépendant qu’une relation employeur-employé : si un employé peut parfois s’attendre à recevoir une rémunération même lorsqu’il est absent (comme des prestations de maladie), il n’en va pas de même pour les entrepreneurs indépendants. Les entrepreneurs ne sont pas payés pour le travail qui n’est pas effectué et, comme il est expressément exposé dans le contrat standard, ils sont responsables de souscrire à leurs frais le régime d’assurance (p. ex. invalidité) qu’ils jugent approprié pour eux-mêmes et leurs employés. Si un entrepreneur ne souhaite pas s’acquitter personnellement de ses obligations en vertu d’un contrat, il peut engager un remplaçant, à ses frais, pour fournir les services prévus aux termes du contrat.

[79]             Je note également qu’un entrepreneur peut posséder plus d’un camion, et il semble que ce soit le cas de quelques-uns des 80 entrepreneurs. Comme la Société le fait remarquer, cette situation fait augmenter le montant des profits dont les entrepreneurs ont besoin pour rester solvables et payer leurs coûts d’exploitation. Cela génère par contre des coûts d’exploitation supplémentaires, qui sont assumés par les entrepreneurs.

[80]             Tout bien considéré, il me semble que les entrepreneurs ont théoriquement une possibilité de profit et un risque de perte dans l’exercice de leurs activités commerciales. Je considère que ces dispositions signalent l’existence d’un contrat d’entreprise.

Autres faits pertinents

[81]             Je note qu’aucune retenue n’est faite à partir des paiements des entrepreneurs au titre de l’impôt, des cotisations au Régime de pensions du Canada ou d’autres retenues semblables généralement associées au salaire (contrat standard, clause 3.03 (6)). Aucun relevé T4 ni aucun autre document ne sont fournis par TNCL aux entrepreneurs.

[82]             Les entrepreneurs doivent souscrire un régime d’assurance et d’avantages sociaux (contrat standard, clause 3.02). Cela comprend notamment des indemnités pour accidents du travail, autant pour les entrepreneurs que pour les chauffeurs remplaçants qui travaillent pour eux. La Société a versé au dossier la copie d’une décision rendue par la Commission ontarienne de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail le 27 juillet 2009, qui dit qu’un chauffeur qui fournit des services de transport routier à TNCL devrait être considéré comme un entrepreneur indépendant en vertu des lois, et non comme un employé. Même si la décision n’est pas déterminante du statut des entrepreneurs pour les fins qui nous occupent, c’est une indication de plus de l’existence d’un contrat de service entre eux et TNCL. Il serait en effet peu commode pour les entrepreneurs sur le plan juridique, en appliquant le même critère juridique, d’être considérés comme des « entrepreneurs indépendants » aux fins des lois provinciales sur l’indemnisation des travailleurs, mais comme des employés aux fins de la partie II du Code.

[83]             L’avocat de TNCL a également fait remarquer que la plupart, sinon tous les entrepreneurs sont constitués comme des entreprises indépendantes ou des coentreprises. TNCL conclut des contrats avec l’entreprise de l’entrepreneur, et c’est elle qui reçoit les paiements. Cette constitution en société est avantageuse pour les entrepreneurs d’un point de vue fiscal, puisque le taux d’imposition des entreprises est moins élevé que celui des particuliers. Les entrepreneurs profitent de cette structure d’entreprise depuis 1995. TNCL note que les entrepreneurs sont enregistrés comme des entreprises auprès des autorités gouvernementales pertinentes aux fins de la TPS/TVQ/TVH; cette information est fournie à TNCL pour le traitement des factures. Bien que ces faits aient été portés à l’attention de l’agent de SST de Champlain en 2010, ils n’ont été ni contredits ni abordés dans son rapport ni dans celui de l’agent de SST Renaud. Je suis d’accord avec la Société pour dire que la situation décrite précédemment correspond à un contrat de service et est difficilement compatible avec une relation employeur-employé.

Existence d’une convention collective

[84]             L’existence d’une convention collective entre TNCL et le TCA qui s’applique aux entrepreneurs (désignés comme des « propriétaires exploitants » dans ladite convention collective) semble avoir fortement influencé l’agent de SST de Champlain dans sa décision de conclure à un lien d’emploi. Ce fait laisse le soussigné quelque peu perplexe et peut sembler incompatible avec la notion d’entrepreneur indépendant. Les conventions collectives sont conclues entre les employeurs et les syndicats, habituellement dans le contexte d’un emploi. La convention collective en question présente de nombreuses caractéristiques qui dénotent l’existence du contrôle et de la subordination que l’on retrouve généralement dans un contexte d’emploi. Je note en particulier l’article 3, qui énonce les droits de gestion de TNCL, entre autres le droit d’engager, de diriger (…) les propriétaires exploitants, d’établir les horaires de travail et de déterminer le type d’équipement et les normes d’exploitation, le droit de maintenir l’ordre et la discipline et le droit d’adopter et de faire respecter des règlements. Ce sont indéniablement là les attributs d’un employeur.

[85]             Par contre, les parties ont expressément accepté au paragraphe 1.2 du contrat que les entrepreneurs sont considérés comme des « entrepreneurs dépendants » aux fins de la partie I du Code, qui réglemente les relations du travail. Cette clause correspond à la clause 2.05 du contrat standard en vertu duquel les parties expriment le souhait réciproque de ne pas créer de relation employeur-employé. Le Code définit « employé » comme une personne travaillant pour un employeur, et englobe un « entrepreneur dépendant ». Ce terme est défini comme suit :

3. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

(…)

« entrepreneur dependant » Selon le cas :

a) le propriétaire, l’acheteur ou le locataire d’un véhicule destiné au transport, sauf par voie ferrée, du bétail, de liquides ou de tous autres produits ou marchandises qui est partie à un contrat, verbal ou écrit, aux termes duquel :

i) il est tenu de fournir le véhicule servant à son exécution et de s’en servir dans les conditions qui y sont prévues; ii) il a droit de garder pour son usage personnel le montant qui lui reste une fois déduits ses frais sur la somme qui lui est versée pour son exécution;

b) le pêcheur qui a droit, dans le cadre d’une entente à laquelle il est partie, à un pourcentage ou à une fraction du produit d’exploitation d’une entreprise commune de pêche à laquelle il participe;

c) la personne qui exécute, qu’elle soit employée ou non en vertu d’un contrat de travail, un ouvrage ou des services pour le compte d’une autre personne selon des modalités telles qu’elle est placée sous la dépendance économique de cette dernière et dans l’obligation d’accomplir des tâches pour elle.

[86]             Cette définition vise à étendre les droits de négociation collective aux personnes qui ne seraient pas considérées comme des « employés » au sens traditionnel du terme, mais qui sont engagées dans un type de relation hybride et qui dépendent dans une certaine mesure du donneur d’ouvrage et qui font l’objet d’un certain contrôle par celui-ci. Les entrepreneurs en l’espèce semblent s’inscrire carrément dans les paramètres de l’alinéa a) de cette définition. Donc, ne serait-ce de cette définition élargie d’« employé » aux fins de la partie I du Code, les personnes engagées dans ce genre de relation ne seraient pas visées par la loi. Toutefois, le Parlement n’a pas reproduit cette définition élargie d’« employé » dans la partie II du Code. Dans cette partie, un employé est plutôt défini comme « une personne au service d’ un employeur ». Comme nous l’avons vu plus haut, les articles 122.1 et 123 stipulent que la partie II du Code porte sur des questions liées à l’occupation d’un emploi et s’applique à l’emploi.

[87]             Compte tenu de ces différences fondamentales dans la définition législative d’« employé » donnée dans les deux parties, le fait qu’une convention collective existe au profit des entrepreneurs en vertu de la partie I du Code ne signifie pas nécessairement que ces personnes entretiennent une relation employeur-employé avec TNCL aux fins de la partie II. L’existence d’une convention collective et la reconnaissance par les parties du statut d’« entrepreneur dépendant » des entrepreneurs aux fins des relations du travail reflètent certainement un certain degré de dépendance que l’on peut retrouver dans divers aspects de la relation entre les entrepreneurs et TNCL, comme nous l’avons vu plus tôt. Cependant, cela ne fait pas nécessairement de cette personne un « employé » aux fins de la partie II du Code. Nous devons donc recourir à ce qu’on appelle le critère traditionnel, comme il est décrit ci-dessus, et l’appliquer à l’ensemble des faits afin de déterminer si une relation employeur-employé existe dans un cas donné. L’existence d’une convention collective, tout en étant pertinente pour l’analyse, n’est donc pas déterminante quant à la question qui nous occupe. J’évoquerai plus loin dans les présents motifs la perspective historique qui fournit le contexte de l’existence de cette entente, et que je considère d’une grande importance dans la présente analyse.

Intention des parties

[88]             J’ai mentionné plus tôt que l’intention des parties aux accords en question est également un aspect important à prendre en considération dans l’analyse. En l’espèce, j’estime qu’il faut tenir compte de la perspective historique des accords commerciaux entre les parties. Comme la Société l’a expliqué, avant 1995, les services rendus par les courtiers de transport de Montréal étaient exécutés par les employés du Canadien National. C’est à ce moment qu’on a aboli les postes des employés du Canadien National associés aux services de transport routier. Les employés se sont vu offrir deux options. Ils pouvaient soit demeurer à l’emploi du Canadien National en occupant d’autres fonctions, soit quitter le Canadien National pour devenir des entrepreneurs indépendants et fournir des services de transport à TNCL. Ceux qui ont choisi de devenir entrepreneurs ont reçu des paiements forfaitaires comme indemnités de départ du Canadien National. Ils ont par la suite acheté un ou plusieurs tracteurs routiers et conclu un contrat d’entreprise avec TNCL pour la prestation de services de transport routier.

[89]             La Société a ensuite expliqué que le TCA, à titre d’agent négociateur représentant alors les chauffeurs, a consenti à la transition des services de transport routier à des exploitants indépendants, à la condition que le TCA continue de représenter les intérêts de ces derniers relativement à certains aspects de leur relation avec TNCL. Je constate qu’à la fois dans la convention collective (clause 1.02) et dans le contrat standard (clause 2.05), les parties ont expressément déclaré que leur relation n’était pas une relation employeur-employé. Je crois que, dans le contexte particulier décrit ci-dessus, il faut accorder une grande attention à la façon dont les parties ont décrit leur relation dans l’évaluation globale de cette relation. Non pas que ces mots soient déterminants pour établir la nature de la relation, mais lorsqu’on les ajoute à tous les autres facteurs examinés, je constate qu’ils confirment l’existence d’une relation entrepreneuriale. Il est évident que lesdits « propriétaires exploitants » ont choisi, à un certain moment, de rompre le lien d’emploi avec le Canadien National en échange d’indemnités de départ, en étant conscients des avantages et des inconvénients liés au statut d’entrepreneur indépendant. Il faudrait des preuves très solides pour me persuader de faire abstraction du fait que ces accords ont été mis en place précisément pour changer la nature de la relation entre les chauffeurs responsables de la livraison de conteneurs et leur ancien employeur. En fait, rien n’indique que les entrepreneurs n’aient jamais revendiqué le statut d’employé au cours des 15 ans qu’ont duré ces accords, ni qu’ils aient été autrement contraints ou exploités dans le cadre des accords actuels. Ce facteur historique appuie ma conclusion comme quoi les entrepreneurs ne sont pas des employés de TNCL.

[90]             L’extrait suivant de la décision d’un arbitre en vertu de la partie III du Code dans l’affaire 1329669 Ontario Inc.(c.o.b. Moe’s Transport Trucking) c. Da Silva [2002] C.L.A.D. no 303, résume bien les principes en jeu en l’espèce, dans des circonstances semblables à celles qui nous occupent. L’arbitre, qui a jugé qu’il n’y avait pas de relation employeur-employé en l’occurrence, a déclaré ce qui suit :

[27] (. ..) [Traduction] Même si les faits entourant chaque affaire diffèrent des faits propres à cet appel (dans certains cas, il y avait un contrat écrit, alors que, dans d’autres, les parties s’étaient entendues verbalement), il convient de souligner que, dans tous les cas, le plaignant avait accepté de fournir des services de camionnage à une agence semblable à MTT ou à une entreprise de camionnage dans le cadre d’une relation d’entrepreneur indépendant. Dans presque tous les cas, le plaignant ne possédait pas le camion qu’il conduisait. Dans tous les cas, l’agence ou l’entreprise de camionnage avait accepté de payer au plaignant un taux par kilomètre ou un pourcentage de revenu brut plutôt qu’un taux horaire, quotidien ou hebdomadaire. De plus, dans tous les cas, les parties avaient agi dans le cadre d’une relation d’entrepreneur indépendant aux fins des déclarations de revenus et des retenues et prestations obligatoires pendant la durée de la relation, et le plaignant n’avait pas demandé que des retenues soient faites ou des prestations versées pendant cette période. Enfin, et surtout, je crois, dans tous les cas, que rien n’indiquait que le plaignant ait estimé qu’il avait moins de pouvoir de négociation ou qu’il avait été exploité, traité injustement ou contraint à prendre la décision de fournir ses services en tant qu’entrepreneur indépendant. Bien que l’arbitre Kaufman ait été le seul à accorder de l’importance à ce facteur dans la décision D.C. Lawson Driver Service, une lecture attentive de trois autres affaires tend à démontrer que, dans ces affaires aussi, rien ne prouvait l’existence de circonstances justifiant de faire abstraction des intentions et des ententes des parties afin de respecter les normes d’emploi en question. Il ressort également de ces affaires qu’on peut légitimement tenir compte des ententes des parties en ce qui concerne leur relation et leur accorder de l’importance, pourvu qu’il n’y ait pas de circonstances économiques ou sociales qui indiquent que les objectifs de la loi pourraient être compromis. C’est particulièrement le cas lorsque les critères traditionnels associés à la relation employeur-employé ne fournissent pas de réponse claire. À cet égard, ces affaires sont conformes à une analyse fondée sur le contexte et l’objet visant à déterminer s’il y a une relation employeur-employé qui devrait être régie par la partie III du Code.

[Non souligné dans l’original]

Conclusion

[91]             La relation entre TNCL et ses entrepreneurs est sans contredit une relation hybride. Certains aspects de la relation évoquent des éléments de contrôle et de subordination, alors que d’autres indiquent que les entrepreneurs dirigent leur propre entreprise. Ma tâche est d’évaluer tous ces faits, aucun n’étant déterminant à lui seul. Bien que le processus d’appel soit une instance de novo (Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156; Campbell Brothers Movers Ltd., 2011 TSSTC 26), il n’appartient pas à l’agent d’appel de vérifier les faits ou de mener l’enquête comme elle aurait peut-être dû être menée au départ. Mes conclusions reposent donc sur les faits consignés de la manière décrite plus tôt dans les présents motifs et ne bénéficient pas du point de vue d’une partie intimée ni de celui des entrepreneurs. Je suis cependant convaincu qu’ils fournissent des éléments de preuve suffisamment fiables et crédibles pour me permettre de tirer des conclusions aujourd’hui.

[92]             Faisant de nouveau référence à la décision de la Cour suprême dans la décision Sagaz (précitée), la Cour a présenté son point de vue sur les éléments pertinents à prendre en considération dans des affaires comme celle qui nous occupe, aux paragraphes 47 et 48 :

[47] Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant, je conviens avec le juge MacGuigan que la démarche suivie par le juge Cooke dans la décision Market Investigations, précitée, est convaincante. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui-même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

[48] Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire.

[Non souligné dans l’original]

[93]             Bref, TNCL est une entreprise de services de camionnage qui organise le transport ferroviaire et routier des marchandises de ses clients. Quant aux entrepreneurs, leur travail consiste à livrer les marchandises conformément à un contrat de service en se servant de leur propre équipement et de leurs propres employés. Ils possèdent leur camion et entretiennent une relation non exclusive avec TNCL comme donneur d’ouvrage; ils exercent des activités distinctes de celles de TNCL et peuvent travailler pour d’autres entreprises. Ils peuvent embaucher leurs propres employés (chauffeurs remplaçants) et sont responsables d’eux. Ils remettent les contributions au RRQ et à l’assurance emploi et les autres prélèvements directement et administrent eux-mêmes les indemnités pour accidents du travail. Ils doivent souscrire à un régime d’assurance de personnes et de dommages. Si les entrepreneurs ne gèrent pas leurs activités efficacement, qu’ils ne travaillent pas assez ou que leur équipement se brise, ils peuvent subir une perte voire devoir cesser leurs activités. En tenant compte de l’ensemble de ces faits et en considérant la relation globale entre les entrepreneurs et TNCL, y compris le contexte dans lequel elle a pris naissance, je conclus que, tout compte fait et pour les motifs exposés ci-dessus, il n’y a pas de relation employeur-employé aux fins de la partie II du Code.

[94]             Comme les paragraphes 122.1 et 123 du Code stipulent que la partie II s’applique dans le cadre d’un emploi aux « employeurs » et aux « employés », la conclusion inévitable est que la partie II du Code ne s’applique tout simplement pas aux entrepreneurs. Par conséquent, TNCL n’est pas l’employeur des entrepreneurs et n’a donc aucune obligation de se conformer au paragraphe 135(1) du Code en ce qui les concerne, c.-à-d. qu’elle n’est nullement tenue de constituer un comité local de santé et de sécurité. En conséquence, l’instruction émise à l’endroit de l’employeur de constituer un tel comité n’est pas fondée en droit et devrait être annulée.

Enquête inadéquate et manquement aux règles de justice naturelle

[95]             La Société a présenté un grand nombre d’arguments et une jurisprudence abondante sur le fait que l’enquête menée par l’agent de SST Renaud n’avait pas été impartiale et qu’elle avait enfreint les règles de justice naturelle, causant à la Société un grave préjudice. Selon la Société, les conclusions de l’agent de SST Renaud étaient pré-déterminées en raison du fait qu’elles étaient fondées uniquement sur l’avis de son collègue agent de SST de Champlain, et que l’agent de SST Renaud n’avait pas lui-même mené d’enquête indépendante sur les faits. Quoi qu’il en soit, je rappellerai d’abord que le processus d’appel est une procédure de novo et que tout manquement dans la façon dont l’enquête a été menée qui pourrait avoir causé un préjudice à une partie est réputé corrigé par la possibilité offerte à cette partie, en l’occurrence TNCL, d’interjeter appel et de plaider à nouveau sa cause (voir Tipple c. Canada (Conseil du trésor), [1985] F.C.J. no 818). À la lumière de ma conclusion sur le fondement de l’appel, je ne vois pas l’utilité d’aborder le fond des observations.

[96]             TNCL fait également valoir que l’agent de SST de Champlain, dans son rapport, et l’agent de SST Renaud, en se fiant audit rapport, ont outrepassé leurs pouvoirs en concluant que les entrepreneurs étaient des employés aux fins des parties II et III du Code. J’estime que cet argument est sans fondement. De toute évidence, la question soulevée par cette décision est l’instruction émise par l’agent de SST Renaud en vertu de l’alinéa 145(1)a) du Code, concernant une prétendue violation du paragraphe 135(1) du Code, c.-à-d. le défaut de constituer un comité local de santé et de sécurité. Par conséquent, il est de mon ressort à titre d’agent d’appel désigné en vertu de la partie II du Code de statuer sur le bien-fondé de cette instruction, dans les limites précisées dans la partie II du Code. Même s’il est vrai que, en raison de la similitude de la question préliminaire, les conclusions formulées dans les présents motifs pourraient très bien s’appliquer à la détermination du statut d’employé aux fins de la partie III du Code, il ne m’appartient pas de trancher la question. De même, toute opinion exprimée par un agent de santé et de sécurité au sujet de l’applicabilité de la partie III du Code n’est pas pertinente aux fins de la présente instance.

Décision

[97]             Pour tous les motifs exposés ci-dessus, j’annule par la présente l’instruction émise le 23 mars 2012 par l’agent de SST Sylvain Renaud.

Pierre Hamel
Agent d’appel

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