2013 TSSTC 32
Référence : Aviation General Partner Inc., faisant affaire sous la dénomination sociale Jazz Aviation S.E.C. c. Mohamed Gus Jainudeen, 2013 TSSTC 32
Date : 2013-11-01
Dossier : 2012-11
Rendue à : Ottawa
Entre :
Aviation General Partner Inc., faisant affaire sous la dénomination sociale Jazz Aviation S.E.C., appelante
et
Mohamed Gus Jainudeen, intimé
Affaire : Appel interjeté à l’encontre d’une instruction d’un agent de santé et de sécurité en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail.
Décision : L’instruction est annulée.
Décision rendue par : M. Peter Strahlendorf, agent d’appel
Langue de la décision : Anglais
Pour l’appelante : M. Andrew Wood, avocat, Harris & Company S.E.N.C.R.L.
Pour l’intimé : M. Ben Bachl et M. Ian Bennie, coordonnateurs nationaux en santé-sécurité, TCA, section locale 2002
MOTIFS DE LA DÉCISION
[1] La présente décision concerne l’appel interjeté en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (le Code) à l’encontre de l’instruction émise le 10 février 2012 par l’agent de santé et de sécurité (agent de SST) Francesco Misuraca.
[2] J’ai organisé une téléconférence le 18 juin 2013 avec l’avocat de l’appelante et un représentant du syndicat de l’employé, au cours de laquelle il a été établi que l’employé ne travaille plus pour l’appelante. Les deux parties ont indiqué leur désir de poursuivre la procédure. J’ai demandé aux parties d’aborder dans leurs observations écrites la question du caractère théorique de l’affaire, en raison de la démission de l’employé de son poste chez l’appelante.
[3] Avec l’accord des deux parties, la détermination du présent appel repose seulement sur le rapport d’enquête de l’agent de SST et les observations écrites des deux parties. Par conséquent, il n’y a pas eu d’audience formelle in persona devant un agent d’appel.
Contexte
[4] Le présent appel est interjeté par Aviation General Partner Inc. (faisant affaire sous la dénomination sociale Jazz Aviation S.E.C.; « Jazz ») en vertu du paragraphe 146(1) du Code à l’encontre d’une instruction émise par l’agent de SST Misuraca le 10 février 2012, dans laquelle il ordonne à Jazz de prendre des mesures pour corriger une situation qui constituait un danger pour un employé de Jazz, M. Mohamed Gus Jainudeen. Le danger était lié à l’état de santé de M. Jainudeen et son nombre d’heures travaillées par semaine.
[5] Le dimanche 29 janvier 2012, M. Jainudeen, technicien d’entretien d’aéronef employé par Jazz, a exercé son droit de refuser de travailler parce qu’il estimait avoir un motif raisonnable de croire que son état de santé, les heures de travail exigées par Jazz et les heures travaillées à un deuxième emploi, à Centennial College, pris ensemble, représentaient un danger pour lui lorsqu’il dépassait la limite de 40 heures de travail par semaine fixée par sa médecin de premier recours.
[6] L’agent de SST Misuraca a commencé son enquête le jour même. Il s’est entretenu avec M. Jainudeen, ainsi qu’avec des représentants de l’employeur : le superviseur de M. Jainudeen, Jeffrey Lucas, l’infirmière Morant et le Dr Sutton, le médecin-conseil de Jazz. Il a également reçu les observations du médecin de premier recours de M. Jainudeen, la Dre Vivian Wong, et de sa cardiologue, la Dre Beth Abramson.
[7] La question de savoir s’il y avait oui ou non un danger concerne principalement les heures travaillées par M. Jainudeen chez deux employeurs distincts. M. Jainudeen travaillait à temps plein à Jazz et à temps partiel au Centennial College depuis de nombreuses années, avant son refus de travailler. À l’automne 2010, parce qu’il souffrait de problèmes cardiaques, la Dre Wong l’a aiguillé vers un programme du Cardiac Prevention and Rehab Centre de Toronto. M. Jainudeen a suivi ce programme d’un an administré par la Dre Abramson. Ce programme prévoyait un régime alimentaire, l’activité physique et la gestion du stress.
[8] Un plan de reprise du travail a été rédigé en date du 12 décembre 2011 par l’infirmière Morant, en consultation avec la Dre Abramson et le Dr Sutton. Selon ce plan, échelonné sur cinq semaines, M. Jainudeen commencerait par travailler deux jours par semaine à Jazz, jusqu’à ce qu’il travaille à temps plein, cinq jours par semaine, à des tâches qui n’exigent pas d’efforts intenses.
[9] M. Jainudeen ne s’est pas conformé à l’intégralité du plan de reprise du travail : il croyait que les 40 heures par semaine prévues à la dernière étape devaient être réparties entre Jazz et le Centennial College, ce qu’il a dit à son superviseur, M. Lucas, le 18 décembre 2011.
[10] M. Jainudeen a par la suite pris des vacances jusqu’à la deuxième semaine de janvier 2012. Jazz lui a alors imposé une suspension de cinq jours, étant donné qu’il ne respectait pas le plan de reprise du travail. Il a repris le travail le 28 janvier 2012, après sa suspension. Il a exercé son droit de refuser de travailler le 29 janvier 2012.
[11] Dans le cadre de son enquête, l’agent de SST Misuraca, avec l’approbation de M. Jainudeen, a communiqué avec la Dre Wong et la Dre Abramson à propos du plan de reprise du travail. Les deux médecins ont indiqué que M. Jainudeen ne devait pas dépasser 40 heures par semaine pour l’ensemble de ses tâches professionnelles.
[12] Le 31 janvier 2012, M. Jainudeen a communiqué avec l’agent de SST Misuraca et l’a avisé qu’il souffrait d’autres problèmes médicaux et d’autres facteurs de stress, connus ou inconnus de Jazz. Il a déclaré que sa médecin de premier recours avait tenu compte de l’ensemble des facteurs personnels liés à son état de santé, et pas seulement de son problème cardiaque. M. Jainudeen a informé l’agent de SST que sa médecin de premier recours lui avait recommandé de travailler deux jours par semaine à Jazz, et de travailler le solde de ses heures au Centennial College.
[13] L’agent de SST Misuraca a constaté que toutes les notes médicales remises à Jazz concernaient le problème cardiaque de M. Jainudeen, à deux exceptions près : une mention de son diabète, contrôlé à l’époque, et une mention de M. Jainudeen comme quoi il éprouvait du stress à la maison, où il s’occupait de sa mère âgée.
[14] Quant à savoir si des facteurs personnels liés à l’état de santé doivent être considérés dans l’évaluation d’un danger, l’agent de SST Misuraca renvoie à une décision de J.-P. Aubre, Timothy Pearce c.Jazz Air, 2011 TSSTC 14, dans laquelle l’agent d’appel conclut :
[traduction]
[28] J’estime donc que l’état pathologique d’un employé est un élément qui peut entrer en considération dans la détermination de l’existence d’une situation dans le lieu de travail constituant un danger au sens du Code.
[15] L’agent de SST Misuraca affirme dans son rapport :
[traduction]
Compte tenu des circonstances au moment de l’enquête, à savoir la maladie cardiaque de M. Jainudeen, le fait qu’il travaille chez plus d’un employeur pendant plus de 40 heures, et la probabilité que cela entraîne des blessures ou des maladies, je suis d’avis qu’il existe au lieu de travail, dans les circonstances décrites ci-dessus, une situation constituant un danger.
[16] L’instruction de l’agent de SST Misuraca se lit comme suit :
[traduction]
DANS L’AFFAIRE DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL
PARTIE II – SANTÉ ET SÉCURITÉ AU TRAVAIL
INSTRUCTION À L’EMPLOYEUR EN VERTU DE L’ALINÉA 145(2)a)
Le 29 janvier 2012, l’agent de santé et de sécurité soussigné a procédé à une enquête à la suite du refus de travailler de Mohamed Gus Jainudeen au lieu de travail exploité par Aviation General Partner Inc., employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, et sis au 6499 Airport Road, Toronto, Ontario, L5P 1A2, ledit lieu étant parfois connu sous le nom de Jazz Aviation S.E.C.
Ledit agent de santé et de sécurité estime qu’une situation au lieu de travail constitue un danger pour un employé :
l’employeur exige que Mohamed Gus Jainudeen travaille un total de 40 heures par semaine, à raison de 8 heures par jour; cette exigence, lorsque combinée à l’ensemble des autres tâches professionnelles de M. Jainudeen, excède les limites établies par ses médecins.
Par conséquent, il vous est ORDONNÉ PAR LES PRÉSENTES, en vertu de l’alinéa 145(2)a) de la partie II du Code canadien du travail, de prendre des mesures pour écarter le risque ou corriger la situation immédiatement.
Fait à Toronto, ce 9e jour de février 2012.
(signé) Francesco Misuraca
Agent de santé et de sécurité
Questions en litige
[17] Je dois trancher les questions suivantes :
La démission de l’employé qui a exercé son droit de refuser de travailler rend-elle l’appel théorique?
L’appelant était-il exposé à un danger au sens du Code au moment où il a exercé son droit de refuser de travailler?
Observations des parties
A) Observations de l’appelante
[18] Selon l’appelante, l’appel n’est pas théorique, même si l’employé ayant exercé son refus de travailler n’est plus à son emploi. Subsidiairement, si l’appel était jugé théorique, l’appelante soutient que j’ai le pouvoir discrétionnaire de juger de la question sur le fond.
[19] En ce qui concerne la deuxième question concernant le « danger », l’appelante allègue qu’au moment du refus de travailler, il n’existait aucun danger au sens du Code et que, par conséquent, l’instruction de l’agent de SST est sans fondement.
[20] En premier lieu, à propos de la question du caractère théorique de l’appel, l’appelante renvoie à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Borowski c.Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, dans lequel le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la Cour, affirme qu’une affaire est théorique si le « différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique ». En d’autres termes, si l’affaire n’est plus un « litige actuel ».
[21] L’appelante fait valoir que le juge Sopinka précise qu’un tribunal peut néanmoins choisir de juger une question théorique si les circonstances le justifient. Le juge Sopinka énonce trois critères pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire :
a. le contexte contradictoire, dans lequel les parties continuent à attacher de l’importance aux conséquences du litige;
b. l’économie des ressources judiciaires;
c. la « fonction véritable [du tribunal] dans l’élaboration du droit ».
[22] À l’appui de sa position voulant que l’appel ne soit pas théorique, l’appelante souligne que les décisions du Tribunal ayant rejeté des appels sur la base de leur caractère théorique (en raison de la démission d’un employé) concernent des affaires dans lesquelles l’employé était l’appelant. Voir Tremblay c. Air Canada¸ Décision no 2008‑20, 2009 TSSTC 4; Ouellette c. SaskTel, Décision no 2008-14, 2010 TSSTC 13; Harper c. Agence canadienne d’inspection des aliments, Décision no 2010‑27, 2011 TSSTC 19; et Thiel c. Service correctionnel Canada, Décision no 2010‑04, 2012 TSSTC 39.
[23] L’appelante soutient que dans les cas où l’employé ayant démissionné est l’appelant, il n’existe aucun recours véritable auprès de l’agent d’appel, mais que dans les cas l’employeur est l’appelant (comme c’est le cas en l’espèce), l’existence continue d’une instruction précisant l’existence d’un danger représente un litige actuel; la question n’est donc pas théorique.
[24] L’appelante fait valoir que la présente affaire est similaire, sur la question du caractère théorique, à des décisions antérieures d’agents d’appel ayant jugé que si les parties peuvent correctement et pleinement débattre d’une question en appel, l’appel n’est pas théorique. À l’appui de ses prétentions, elle renvoie aux affaires Lalonde et Canada (Service correctionnel, décision no 2006‑65 [2007] D.A.A.C.C.T. no 24, et Babb et Canada (Agence du Revenu), Décision no 2006‑43, 2010 TSSTC 4.
[25] L’appelante soutient que si la constatation de danger de l’agent de SST n’est pas renversée, elle sera dans l’obligation de gérer des situations similaires futures. De l’avis de l’appelante, de telles situations [traduction] « sont très susceptibles de se reproduire ».
[26] À l’appui de sa position selon laquelle le contexte contradictoire demeure malgré la démission de l’employé ayant exercé son refus de travailler, l’appelante souligne la participation à la poursuite de l’appel, la sienne et celle du représentant syndical.
[27] Subsidiairement, selon l’appelante, si l’appel est jugé théorique, je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire et juger de l’appel quoi qu’il en soit, pour ces motifs :
a. le contexte contradictoire est suffisant en raison de la participation à la fois de Jazz et des représentants syndicaux à l’appel;
b. le critère de l’économie des ressources judiciaires est satisfait par l’accord des parties sur le fait de procéder par voie d’observations écrites;
c. à titre d’entité administrative, le Tribunal a une plus grande latitude dans sa « fonction véritable dans l’élaboration du droit » qu’une cour de justice − une clarification du droit entourant les questions en appel [traduction] « fournirait des lignes directrices précieuses aux employeurs, employés, syndicats et agents de SST » concernant l’application du Code.
[28] À propos de la deuxième question, concernant l’existence d’un danger, l’appelante fait valoir que l’employé n’était pas exposé à un danger au sens du Code lorsqu’il a exercé son droit de refuser de travailler, étant donné que les heures de travail exigées par l’appelante ne dépassaient pas les limites établies par les médecins de l’employé.
[29] La position de l’appelante veut que, dans la mesure où l’employé était en présence d’un danger, ce n’était pas un danger auquel la procédure du refus de travailler de l’article 128 du Code s’applique, car il s’agissait d’un danger, si danger il y avait, causé par la décision personnelle de M. Jainudeen de travailler pour deux employeurs distincts à deux lieux de travail distincts, ce qui avait pour effet le dépassement des 40 heures de travail ordonnées par ses médecins.
[30] M. Jainudeen a été embauché en novembre 2002 en tant que salarié permanent à temps plein à l’installation d’entretien de Jazz à Toronto, statut qu’il a conservé jusqu’à sa démission du 25 février 2013. En plus de son emploi à temps plein à Jazz, M. Jainudeen occupait un poste à temps partiel à titre d’instructeur au Centennial College.
[31] À quelques reprises avant son refus de travailler, l’horaire de M. Jainudeen au Centennial College l’a obligé à s’absenter de son travail à Jazz, ce qui a donné lieu à des mesures disciplinaires à son endroit.
[32] De septembre 2010 à avril 2011, M. Jainudeen était en congé de travail à Jazz en raison de ses traitements pour un problème cardiovasculaire, période pendant laquelle il recevait des prestations d’invalidité de courte durée. En avril 2011, la compagnie de prestations d’invalidité à court terme de Jazz a mis fin à ces prestations en raison du maintien par M. Jainudeen de son emploi au Centennial College pendant son congé, ce qui le rendait inadmissible aux prestations.
[33] M. Jainudeen a repris le travail à Jazz le 11 juillet 2011, avec un horaire de travail modifié, soit trois quarts de travail par semaine, à raison de huit heures par quart de travail, à titre de mesure d’adaptation en raison de son problème cardiovasculaire.
[34] Le 6 septembre 2011, M. Jainudeen a demandé à ce que sa charge de travail soit réduite à deux quarts de travail par semaine, à raison de huit heures par quart de travail. Jazz l’a alors informé qu’il devait fournir des renseignements médicaux à l’appui de sa demande.
[35] Le 24 novembre 2011, la cardiologue de M. Jainudeen, la Dre Abramson, et le médecin-conseil de Jazz, le Dr Sutton, ont convenu d’un [traduction] « plan de reprise progressive du travail » (« PRPT ») :
À compter du 18 décembre 2011,
2 jours/semaine (ou en rotation) x 1 semaine, puis
3 jours/semaine (ou en rotation) x 2 semaines, puis
4 jours/semaine (ou en rotation) x 2 semaines, puis
Journées complètes
Aucun effort intense, c.-à-d. : aucune tâche de levage, de poussée, de traction ou de transport.
N.B. : Les heures supplémentaires ne sont pas autorisées pendant le plan de reprise progressive du travail.
Les rendez-vous médicaux doivent avoir lieu en dehors des heures modifiées.
[36] M. Jainudeen a travaillé comme prévu les 18 et 19 décembre 2011, mais il a ensuite informé son employeur qu’il ne suivrait pas le PRPT, au motif que le plan allait à l’encontre des conseils de son médecin de famille.
[37] M. Jainudeen a travaillé à Jazz de façon irrégulière du 19 décembre 2011 au 29 janvier 2012. Le 20 janvier 2012, on lui a imposé une suspension disciplinaire [traduction] « pour des problèmes d’absentéisme volontaire, notamment l’habitude d’arriver en retard, et pour ne pas s’être présenté au travail selon l’horaire prévu au PRPT. »
[38] Le 29 janvier 2011, M. Jainudeen a exercé son droit de refuser de travailler, déclarant dans un formulaire Enregistrement de refus de travailler en cas de danger : [traduction] « le fait de dépasser les heures limitées recommandées par le médecin à Jazz compromettra ma guérison et nuira à ma santé à long terme. »
[39] Pendant son enquête sur le refus de travailler de M. Jainudeen, le 29 janvier 2012, la médecin de soins primaires et la cardiologue de M. Jainudeen ont expliqué à l’agent de SST Misuraca que le PRPT de M. Jainudeen prévoit un maximum de huit heures de travail par jour, et 40 heures par semaine, dans toutes ses tâches professionnelles, et pas seulement à Jazz.
[40] Le 10 février 2012, l’agent de SST Misuraca a remis à l’employeur son instruction en vertu de l’alinéa 145(2)a) du Code.
[41] L’appelante soutient qu’il n’y avait pas de danger pour M. Jainudeen au sens du Code, et que l’agent de SST a erré en donnant son instruction à l’employeur.
[42] La position de l’appelante veut qu’elle ait respecté le PRPT et que, par conséquent, aucune situation au lieu de travail de l’appelante ne constituait un danger pour M. Jainudeen.
[43] L’appelante soutient qu’elle n’avait aucune obligation de tenir compte des heures de travail de M. Jainudeen au Centennial College. Le choix personnel de M. Jainudeen de ses activités en dehors du lieu de travail de l’appelante ne s’inscrivait pas dans une situation au lieu de travail de l’appelante pouvant être à la base d’un danger. L’appelante allègue que si M. Jainudeen avait accordé la priorité à son travail à Jazz par rapport à son travail au Centennial College, ses 40 heures de travail à Jazz, en théorie, s’inscriraient dans une situation au Centennial College, et seraient alors, toujours en théorie, à la base d’un « danger » pour M. Jainudeen, mais au Centennial College. L’appelante soutient que le choix de M. Jainudeen quant à la priorité accordée à ses heures de travail − 40 heures à Jazz ou huit heures au Centennial College − déplacerait le danger d’un lieu de travail à l’autre. Le choix de M. Jainudeen quant à la priorité d’un travail ne peut constituer la base d’un danger.
[44] L’appelante fait valoir que le refus de travailler de l’article 128 ne vise pas à permettre à un employé de refuser de travailler pour des motifs ou des choix personnels ou pour favoriser d’autres visées, renvoyant en cela à l’affaire Zafar c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, (1996) 102 di 154 (CCRT). Selon l’appelante, M. Jainudeen s’est servi de son droit de refuser de travailler comme moyen de continuer à travailler au Centennial College, ce même travail qui entrait en conflit avec son horaire à Jazz et qui avait donné lieu aux mesures disciplinaires imposées par Jazz.
[45] L’appelante fait également valoir que l’état de santé de M. Jainudeen était la seule base d’un quelconque danger, mais qu’un tel danger n’est pas couvert par le Code, en renvoyant aux décisions suivantes : Dawson c. Société canadienne des postes, Décision no 02‑023, [2002] D.A.A.C.C.T. no 22 (agent d’appel Malanka); et Leblanc c. NAV Canada, Décision no 06‑023, [2006] D.A.A.C.C.T. no 41 (agent d’appel S. Cadieux).
[46] L’appelante soutient en outre que l’agent de SST Misuraca a fondé sa décision en grande partie sur la décision du Tribunal dans l’affaire Pearce (précitée), mais qu’il a mal interprété et mal appliqué ladite décision Pearce.
[47] L’appelante prétend que dans l’affaire Pearce, l’agent d’appel Aubre a jugé que l’état de santé peut être un facteur pertinent, mais dont il faut tenir compte [traduction] « en fonction du travail à exécuter, donc des tâches à accomplir et du lieu où ces tâches doivent être accomplies pour le compte de l’employeur ». L’appelante soutient que l’agent de SST Misuraca a commis une erreur en mettant exclusivement l’accent sur l’état de santé de M. Jainudeen et sur l’ensemble des heures à travailler, sans tenir compte du travail exigé par Jazz et du lieu où le travail était fait pour Jazz. En tenant compte de l’état de santé de M. Jainudeen à la lumière du travail à Jazz et de la nature de ce travail, le lieu de travail de Jazz ne présentait aucune situation constituant un danger pour M. Jainudeen.
[48] L’appelante conclut en affirmant qu’étant donné l’absence de danger, l’instruction de l’agent de SST doit être annulée.
B) Observations de l’intimé
[49] Les observations écrites de l’intimé sont brèves. L’intimé n’aborde pas la question du caractère théorique dans ses observations écrites, traduisant ainsi son accord avec l’appelante exprimé pendant la téléconférence, à savoir que la question n’est pas théorique.
[50] À propos de la deuxième question, l’intimé indique simplement son accord avec l’interprétation de l’agent de SST Misuraca de la décision dans l’affaire Pearce et son avis selon lequel l’agent a eu raison de conclure à l’existence d’un danger.
[51] L’intimé estime que l’instruction de l’agent de SST doit être confirmée.
Analyse
La question est-elle théorique?
[52] Sur la question du caractère théorique, je suis d’avis que la question n’est pas théorique, mais que si elle l’était, j’exercerais mon pouvoir discrétionnaire pour entendre l’appel sur le fond.
[53] On pourrait dire que si un employé ne travaille plus pour un employeur, seul reste l’employeur comme partie à la procédure. Cependant, je considère que le syndicat de M. Jainudeen est une partie à la procédure. Le paragraphe 146(1) suggère qu’un syndicat peut en appeler d’une instruction s’il se sent lésée par elle. Il s’ensuit qu’un syndicat peut répondre à un appel de la même manière :
146. (1) Tout employeur, employé ou syndicat qui se sent lésé par des instructions données par l’agent de santé et de sécurité en vertu de la présente partie peut, dans les trente jours qui suivent la date où les instructions sont données ou confirmées par écrit, interjeter appel de celles-ci par écrit à un agent d’appel.
[54] En tout état de cause, en vertu de l’alinéa 146.2g), j’ai le pouvoir discrétionnaire d’ajouter une partie à la procédure, ce que j’ai fait implicitement en entendant le représentant syndical lors de la téléconférence et en lui demandant de faire des observations écrites. Ni l’appelante ni le syndicat n’ont fait valoir qu’ils ne considèrent pas le syndicat comme étant une partie à la procédure. L’alinéa 146.2g) stipule :
146.2 Dans le cadre de la procédure prévue au paragraphe 146.1(1), l’agent d’appel peut :
g) en tout état de cause, accorder le statut de partie à toute personne ou tout groupe qui, à son avis, a essentiellement les mêmes intérêts qu’une des parties et pourrait être concerné par la décision;
[55] Selon le test du juge Sopinka dans l’arrêt Borowski (précité), je ne considère pas la question en appel comme étant purement théorique. Il s’agit d’une question importante, à savoir si les activités d’un employé en dehors du lieu de travail doivent être prises en compte pour déterminer s’il existe un danger au lieu de travail. C’est une question qui pourrait se poser de nouveau. L’employeur a un intérêt à ce que l’instruction de l’agent de SST soit annulée, afin que les personnes au lieu de travail de l’employeur n’agissent pas en croyant que l’instruction était correcte. À l’évidence, selon ses observations écrites, le syndicat croit qu’il a un intérêt, au nom des autres employés au lieu de travail de Jazz, à ce que l’instruction soit confirmée.
[56] Pour les mêmes motifs, je crois que nous sommes en présence d’un « contexte contradictoire » au sens du premier critère énoncé par le juge Sopinka quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire, même théorique.
[57] Le deuxième critère de l’exercice du pouvoir discrétionnaire est l’économie des ressources judiciaires, et je suis d’avis que le fait de procéder par voie d’observations écrites plutôt que par audience satisfait à ce critère.
[58] En ce qui concerne le troisième critère, je suis convaincu que la décision en l’espèce peut être utile aux parties au lieu de travail et aux agents chargés de l’application du Code, comme le fait valoir l’appelante dans ses observations écrites. Je procède donc maintenant à décider de l’appel sur le fond.
M. Jainudeen était-il exposé à un danger au sens du Code?
[59] En ce qui concerne la deuxième question, soit la question du danger, l’employé, M. Jainudeen, a exercé son droit de refuser de faire un travail dangereux en vertu du paragraphe 128(1) du Code :
128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :
a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;
b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;
c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.
[60] Le droit de l’employé de refuser de travailler est subordonné à l’existence d’un « danger », défini au paragraphe 122(1) :
« danger » Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats —, avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur;
[61] Les lois, comme le Code, doivent être interprétées de façon à favoriser leur objectif. L’objectif du Code est énoncé à l’article 122.1 :
La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions.
[62] L’article 122.1 définit les causes d’accidents et de maladies qui font l’objet du Code comme celles qui sont « liées à l’occupation d’un emploi ». Comme l’indique le paragraphe 125(1) ci-dessous, tant les lieux sous l’autorité de l’employeur que les tâches de l’employé lorsqu’il ne se trouve pas dans un lieu sous l’autorité de l’employeur sont soumis aux obligations de l’employeur de protéger les employés :
125. (1) Dans le cadre de l’obligation générale définie à l’article 124, l’employeur est tenu, en ce qui concerne tout lieu de travail placé sous son entière autorité ainsi que toute tâche accomplie par un employé dans un lieu de travail ne relevant pas de son autorité, dans la mesure où cette tâche, elle, en relève.
[63] Il est évident que l’élément de « danger », de « situation » ou de « tâche » figurant dans la définition de « danger » doit se situer dans le cadre d’un emploi, et qu’une personne qui y est exposée peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il cause un accident ou des maladies.
[64] Néanmoins, le bon sens nous dicte que les accidents et les risques qui conduisent à des maladies sont très souvent causés par plusieurs choses qui se produisent ou qui existent simultanément. Les causes peuvent être en séquence ou simultanées. Les accidents et les maladies ont rarement une seule cause. Les attributs physiques et mentaux d’une personne, que son état de santé soit bon ou mauvais, sont des facteurs qui, combinés à d’autres causes au lieu de travail, peuvent causer des accidents ou des maladies. La science de l’ergonomie repose sur le principe selon lequel les attributs d’une personne sont pertinents pour la conception de lieux de travail sains et sécuritaires. Les hygiénistes industriels reconnaissent que l’état de santé d’une personne est un facteur pertinent lorsqu’il s’agit de décider si un niveau de produits chimiques normalement sans danger au lieu de travail peut être trop élevé dans une situation donnée. Il est maintenant courant de tenir compte des attributs personnels, que les lois sur les droits de la personne appellent déficiences ou handicaps, pour procéder à des ajustements au lieu de travail, de sorte qu’il soit sécuritaire pour une personne donnée.
[65] En l’espèce, le lieu de travail exige des tâches potentiellement ardues, et M. Jainudeen et son état de santé se trouvaient au lieu de travail. Même si des tâches ardues et un état de santé particulier peuvent, en principe, constituer un danger, la question consiste à savoir si le travail à temps partiel de M. Jainudeen au Centennial College est un facteur qui devrait être combiné avec les deux facteurs susmentionnés pour décider de l’existence d’un « danger ».
[66] L’appelante invoque les décisions Pearce et Dawson à l’appui de sa position. Dans l’affaire Pearce, l’employé souffrait d’un problème médical jugé pertinent pour le lien de causalité avec le lieu de travail. Dans l’affaire Dawson, l’employé faisait reposer son refus de travailler sur une tâche à l’extérieur du lieu de travail (se présenter à un rendez-vous chez le médecin), motif jugé non pertinent pour le lien de causalité avec le lieu de travail.
[67] Dans la foulée de l’affaire Pearce, je conclus que l’état de santé de M. Jainudeen est pertinent, car c’est un facteur se trouvant au lieu de travail, qui, en combinaison avec le travail (ardu ou d’une durée inhabituelle), pourrait en principe constituer un danger.
[68] Respectant en cela l’affaire Dawson, je juge que le travail à temps partiel de l’employé au Centennial College est une activité en dehors du lieu de travail de Jazz, et qu’il ne s’inscrit pas dans la même catégorie que le genre d’attributs personnels d’une personne qui, en combinaison avec d’autres causes au travail lieu, pourraient représenter un danger.
[69] Inclure des activités volontaires en dehors du lieu de travail dans les facteurs pertinents pour constituer un danger au lieu de travail conduirait à des résultats quelque peu absurdes. Les activités extérieures peuvent comprendre des activités sportives intenses exercées sur une base volontaire. Il ne serait pas logique de dire à un employeur de réduire le nombre d’heures de travail d’un employé de façon à permettre à ce dernier de s’adonner à des activités sportives intenses. Les activités de M. Jainudeen en dehors du lieu de travail s’inscrivaient dans le cadre d’un emploi à temps partiel au Centennial College et, bien que l’on puisse considérer qu’un emploi à temps partiel est une activité plus sérieuse que la pratique d’un sport, il n’en demeure pas moins que les activités extérieures de M. Jainudeen étaient volontaires et ne relevaient pas de l’autorité de l’employeur.
[70] Même si l’état de santé de M. Jainudeen combiné à son travail à Jazz pouvait constituer un danger, je juge qu’au moment du refus de travailler de M. Jainudeen, il n’existait aucun danger au sens du Code. L’employeur, par le PRPT, a pris des mesures pour veiller à ce que les tâches de l’employé, combinées à son état de santé, ne constituent pas un danger. Les conseillers médicaux de M. Jainudeen ont indiqué un maximum de 40 heures de travail par semaine, pour tous les emplois. Jazz n’exigeait pas que M. Jainudeen travaille plus de 40 heures par semaine chez elle. Les heures travaillées en surplus au Centennial College n’étaient pas un facteur dont Jazz devait tenir compte dans la prévention des dangers pour M. Jainudeen au lieu de travail de Jazz. Compte tenu de l’objet du Code, les heures travaillées de M. Jainudeen au Centennial College s’inscrivaient dans les nombreux choix « de vie » que pouvait faire M. Jainudeen concernant son état de santé, qui ne sont pas pertinents pour la question du danger au lieu de travail de Jazz.
[71] L’agent de SST Misuraca mentionne d’autres facteurs que les heures travaillées au Centennial College. Il énonce que l’employé lui a dit qu’il était aux prises avec des facteurs de stress en dehors du lieu de travail, liés à sa situation familiale. En principe, les facteurs de stress en dehors du lieu de travail, non recherchés par l’employé et sur lesquels il ne peut exercer sa volonté, peuvent, en combinaison avec d’autres causes au lieu de travail, être pertinents pour la détermination de l’existence d’un danger au lieu de travail. En l’espèce, cependant, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve reliant ces facteurs de stress à l’état de santé de M. Jainudeen et à ses heures de travail.
[72] Je souligne, en passant, que je n’accorde pas de valeur à l’argument de l’appelante voulant que M. Jainudeen ait exercé son droit au refus de travailler uniquement en réaction à la mesure disciplinaire prise contre lui en raison de son absentéisme. Je suis convaincu que M. Jainudeen était suffisamment préoccupé de sa santé et que cette question n’est pas pertinente.
[73] En résumé, je conclus qu’il n’y avait pas de danger pour M. Jainudeen au lieu de travail de Jazz au moment de son refus de travailler.
Décision
[74] Pour ces motifs, j’annule l’instruction émise le 10 février 2012 par l’agent de SST Misuraca.
Peter Strahlendorf
Agent d’appel
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