2013 TSSTC 33

Référence : Société Radio-Canada c. Syndicat des technicien(ne)s et artisan(e)s du réseau français de Radio-Canada, 2013 TSSTC 33

Date : 2013-11-18

No. dossier : 2013-52

Rendue à : Ottawa

Entre :

Société Radio-Canada, Requérante

et

Syndicat des technicien(ne)s et artisan(e)s du réseau français de Radio-Canada, Intimée


Affaire : Requête pour suspension de la mise en œuvre d’une instruction.

Décision : La requête est rejetée.

Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, Agent d’appel

Langue de la décision : Français

Pour la requérante : Me Maryse Tremblay, Heenan Blaikie Avocats-conseils

Pour l’intimée : M. Réal Leboeuf, Conseiller syndical, Syndicat canadien de la fonction publique

MOTIFS DE LA DÉCISION

 

[1]   La Société Radio-Canada a déposé le 4 octobre 2013 un appel en vertu du paragraphe 146(1) du Code canadien du travail (le Code) à l’encontre d’une instruction émise le 30 septembre 2013 par l’agent de santé et de sécurité (agent de SST) Mario Thibault. Ladite instruction a été émise en vertu de l’alinéa 141(1)(h) du Code, lequel confère à un agent de santé et de sécurité, dans l’exercice de ses fonctions, l’autorité d’ordonner à un employeur de produire des documents et des renseignements afférents à la santé et à la sécurité de ses employés ou à la sûreté du lieu même de travail et de lui permettre de les examiner et de les reproduire totalement ou partiellement. Cette instruction ne se veut par conséquent pas une instruction émise aux termes de l’article 145 du Code relativement à une situation de danger ou une contravention qu’aurait identifiée l’agent de SST Thibault, mais vise plutôt le défaut par la requérante de donner suite à la demande formulée par ledit agent de SST dans l’exercice de ses fonctions de lui remettre certains documents.

[2]   L’appel de la Société Radio-Canada mentionné ci-dessus est assorti d’une demande de suspension de l’instruction visant à obtenir pour cette dernière l’autorisation de surseoir à son exécution jusqu’à ce que la question soulevée par l’appel ait été entendue et décidée au fond par un agent d’appel.

Contexte

[3]   Mme Francine-Kim Turgeon occupait le poste de maquilleuse au sein de la Société Radio-Canada jusqu’à son congédiement survenu le 9 mai. Comme employée de la Société Radio-Canada, Mme Turgeon était membre du syndicat intimé. Préalablement audit congédiement, soit le 2 avril 2013, Mme Turgeon a déposé une plainte alléguant faire l’objet de violence au travail au sens de la Partie 20 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail (le Règlement), laquelle plainte a été acheminée à l’agent de SST Thibault à cette même date. Dans le cadre du processus d’enquête de la plainte mis en branle par la requérante Société Radio-Canada conformément audit Règlement, cette dernière a confié à une tierce partie indépendante de la Société (Hélène Gaudet Chandler) le mandat de faire enquête sur les allégations formulées par Mme Turgeon.

[4]   Il appert qu’alors que l’enquêteuse Gaudet Chandler avait complété son enquête et était en cours de rédaction de son rapport, l’agent de SST Thibault aurait avisé la requérante de son intention de rencontrer certaines personnes, dont Mme Gaudet Chandler, aux fins d’obtenir réponse à certaines questions concernant le traitement de la plainte de violence au travail formulée par Mme Turgeon. Cette rencontre a eu lieu le 26 juin 2013 à la suite de laquelle, dans un courriel daté du 27 juin 2013 à l’intention des représentants de la requérante, l’agent de SST Thibault indique qu’au fil de la ou desdites rencontres, il ne lui est pas apparu qu’il y avait infraction au Code et qu’il avait « plutôt senti un souci d’impartialité dans le respect des lignes directrices sur les enquêtes de l’employeur ». Les conclusions de l’enquête relative à la plainte de Mme Turgeon lui ont été transmises par lettre datée du 11 juillet 2013, dont copie comportant des extraits du rapport de l’enquêteuse Gaudet Chandler a été transmise à l’agent de SST Thibault à cette même date. Le 6 septembre 2013, soit près de deux mois plus tard, l’agent de SST Thibault a communiqué par écrit avec la requérante aux fins d’obtenir l’intégralité du rapport d’enquête Gaudet Chandler. Aux dires de l’agent de SST Thibault, lequel a été entendu lors de l’instruction de la présente requête, après avoir informé la requérante de ses conclusions concernant l’impartialité de la procédure d’enquête menée par Mme Gaudet Chandler, il aurait pris connaissance des lignes directrices de la Société Radio-Canada relativement à ce type d’enquête, ce qui aurait suscité chez lui certaines interrogations relatives à l’impartialité de la procédure suivie, interrogations auxquelles il aurait souhaité obtenir des réponses par la lecture de l’intégralité du rapport d’enquête, d’où sa demande. Devant le défaut par la requérante de donner suite à cette demande, l’agent de SST Thibault a émis le 30 septembre 2013 l’instruction présentement portée en appel.

[5]    Le libellé de ladite instruction stipule en partie ce qui suit :

Le 26 juin 2013, l’agent de santé et de sécurité soussigné a procédé à une enquête concernant l’impartialité de la personne compétente nommée par Mme Colette Francoeur, Directrice générale Ressources humaines et Relations de travail, soit Mme Hélène Gaudet-Chandler, pour enquêter sur les allégations de violence au travail de Mme Francine Kim Turgeon, ex-employée de Radio-Canada dans le lieu de travail exploité par La Société Radio-Canada (SRC) […].

En outre, l’instruction avait pour objet la remise à l’agent de SST Thibault du document décrit comme suit :

Le rapport d’enquête original produit par Mme Hélène Gaudet-Chandler, à la suite de son enquête sur les allégations de violence au travail de Mme Francine Kim Turgeon, ex-employée de la Société Radio-Canada.

[6]   Il appert de l’avis d’appel et de la requête pour suspension que Mme Turgeon a déposé 15 griefs à l’endroit de la requérante relativement à son congédiement et aux avis disciplinaires reçus avant son congédiement. En outre, cette dernière a également déposé auprès du Conseil canadien des relations industrielles une plainte aux termes de l’article 133 du Code alléguant avoir fait l’objet de représailles. Toutes ces procédures sont présentement pendantes devant d’autres instances.

[7]   Le 16 octobre 2013, j’ai procédé à instruire la présente requête pour suspension par voie de téléconférence à laquelle ont pris part l’agent de SST Thibault, de même que M. Réal Leboeuf, représentant syndical agissant au nom de l’intimée et Me Maryse Tremblay, procureure de la requérante, cette dernière accompagnée de Me Linda Facchin, directrice du contentieux de Radio-Canada et M. Jean-François Robillard, coordonnateur, santé et sécurité au travail auprès de l’employeur Radio-Canada. En clôture de ladite téléconférence, j’ai rendu séance tenante ma décision voulant que la requête pour surseoir à la mise en œuvre de l’instruction soit rejetée. Suivent ci-après les motifs de cette décision.

[8]   Le paragraphe 146(2) du Code stipule clairement que le dépôt d’un appel à l’encontre d’une instruction n’a pas pour effet d’en suspendre la mise en œuvre. Par contre, cette même disposition confère à un agent d’appel ladite autorité de suspension sur demande de l’employeur, de l’employé ou du syndicat en cause. L’examen d’une telle demande par un agent d’appel requiert de la partie qui fait la demande de suspension de démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel ce qui suit :

-          le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel que la question soulevée par l’appel constitue une question à traiter sérieuse et non pas une plainte frivole et vexatoire;

-          le demandeur doit également démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’un refus par ce dernier d’accorder la requête et de suspendre l’application de l’instruction lui causera un préjudice important;

-          le demandeur doit aussi démontrer que dans l’éventualité où une suspension de l’application de l’instruction serait accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail.

La question à traiter dans le cadre de cet appel est-elle une question sérieuse?

[9]   La requérante fonde son argument sur ce premier point sur le fait que l’agent de SST Thibault avait dans un premier temps, émis une conclusion à l’effet que la procédure d’enquête mise en place par la requérante pour considérer les prétentions de violence au travail de Mme Turgeon était impartiale, ce qui répondait aux exigences de l’article 20.9 du Règlement relativement à la nomination d’une personne « compétente ». Il avait donc épuisé son autorité à cet égard, était functus officio, et ne pouvait, dans un deuxième temps, revisiter cette question, ou tenter de le faire, de surcroît tardivement, en exigeant qu’on lui remette le rapport intégral de la personne compétente, par définition impartiale, que le Règlement prévoit être remis à l’employeur et transmis au comité local ou représentant « pourvu que les renseignements y figurant ne soient (pas) susceptibles de révéler l’identité de personnes sans leur consentement ». L’instruction émise par l’agent de SST Thibault serait par conséquent dénuée d’un objet légitime et raisonnable et donc nulle ab initio.

[10]           La requérante avance également en rapport avec cette première question un argument qui semble avoir plus trait à la question du préjudice qu’elle pourrait subir si la suspension devait être rejetée. Selon la requérante, compte tenu des nombreuses procédures pendantes opposant Mme Turgeon et la Société Radio-Canada et du fait que plusieurs personnes aient participé à l’enquête de Mme Gaudet Chandler à condition que leur identité ne soit divulguée, la remise de l’intégralité du rapport à l’agent de SST Thibault aurait un effet néfaste sur lesdites procédures pendantes, compromettrait la défense des intérêts de la Société Radio-Canada et aurait l’effet pernicieux de rendre difficile la tâche de la requérante de convaincre ses employés de participer pleinement à un processus d’enquête en matière de violence au travail si leur identité pouvait être dévoilée.

[11]           Le représentant de l’intimée conteste la position adoptée par la requérante. Selon celui-ci, même si l’agent de SST a examiné les allégations de partialité dans un premier temps, alors que le rapport d’enquête n’était pas encore complété, il n’a jamais eu l’occasion de vérifier par la lecture dudit rapport si l’enquête proprement dite avait été conduite correctement. Selon ce dernier, la protection de l’identité de participants à l’enquête peut être assurée de diverses façons sans pour autant empêcher la transmission du rapport. En outre, puisque tant la politique de Radio-Canada que le Règlement prévoient que le rapport peut être remis au comité local, aux termes de l’article 141 du Code, l’agent à l’autorité de demander qu’on lui transmette ledit rapport, autorité qui n’est pas épuisée.

[12]           Relativement à cette première question, l’instruction de l’appel nécessitera à tout le moins que soit examinée la question de l’autorité de l’agent de SST d’agir comme il l’a fait, et donc de considérer s’il était functus officio, et de surcroît à mon avis, d’examiner si cette notion trouve application relativement à l’exercice par l’agent de son autorité générale de collecte d’information dans le cadre de l’exercice de ses fonctions. Cette question ne vise ni le contenu du rapport ni la divulgation en termes propres de son contenu à des tierces parties puisque cette divulgation ne serait faite qu’à l’agent de SST aux fins de ses fonctions. Il s’agit d’une question sérieuse et non d’une plainte ou demande frivole ou vexatoire.

Le refus d’accorder la requête et de suspendre l’application de l’instruction causerait-il un préjudice sérieux à la requérante?

[13]           La requérante estime qu’elle subira un préjudice sérieux et irrémédiable si la demande de suspension est refusée. J’ai déjà fait allusion ci-dessus aux motifs invoqués par la requérante relativement à cette question. Sa position tourne évidemment autour de la défense de ses intérêts dans le cadre des autres procédures pendantes et, dans un second temps, aux difficultés qu’ultérieurement elle pourrait avoir pour mener des enquêtes en matière de violence au travail en raison de la réticence à participer à de telles enquêtes que ce refus pourrait entraîner chez les employés en raison de la possibilité que leurs témoignages et leur identité pourraient être divulgués. À cet égard, la requérante souhaite conserver sa discrétion de produire ou non en preuve dans ces autres instances l’information que comporte le rapport Gaudet Chandler. La requérante fait valoir de surcroît que le fait de rejeter sa requête aurait pour effet de ni plus ni moins rendre son appel théorique.

[14]           L’intimée, pour sa part, fait valoir qu’en tout état de cause, le rapport devra être déposé dans tous les cas d’arbitrage des griefs, et donc que sa teneur en sera éventuellement connue. Il n’y aurait donc pas justification à conclure à préjudice.

[15]           Ma conclusion est à l’effet que le refus d’accorder la requête et de suspendre l’application de l’instruction ne causerait pas un préjudice sérieux à la requérante, et ce pour les motifs qui suivent. Premièrement, l’agent de SST étant présent lors de l’instruction de cette requête, s’est engagé formellement à recevoir le rapport aux seules fins de sa collecte de renseignements et par conséquent à n’en transmettre copie ou ne faire part de son contenu à aucune autre personne. Il est vrai, tel que ce dernier l’a précisé, qu’une demande d’accès à l’information pourrait en viser la divulgation. Toutefois, aux termes de cette loi, il est maintes façons de protéger diverses informations, dont des identités, qui ne devraient pas être divulguées. Deuxièmement, je ne partage pas l’opinion avancée par la requérante à savoir que son appel serait rendu théorique si je rejette sa requête. À mon avis, la question soulevée par cet appel, tel que j’en ai fait part précédemment, va bien au-delà de la seule portée des renseignements contenus au rapport Gaudet Chandler et de la transmission de ceux-ci, puisque l’appel nécessitera en premier lieu de considérer l’autorité de l’agent de SST d’agir, donc d’examiner la question de savoir s’il était functus officio, et même de savoir si cette notion trouve application dans des circonstances comme celles qui marquent la présente affaire. Troisièmement, indépendamment du fait que les procédures pendantes auxquelles la requérante fait face relèvent de secteurs de juridiction autres, je partage l’opinion exprimée par le représentant de l’intimée à l’effet que ledit rapport devra vraisemblablement être déposé devant ces autres instances.

Dans l’éventualité où la suspension de l’instruction serait accordée, la requérante a-t-elle mise ou mettrait-elle en place des mesures pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail?

[16]           Compte tenu de ma conclusion relativement à la seconde question concernant le préjudice que pourrait encourir la requérante si sa requête est rejetée, il n’est pas nécessaire de considérer cette troisième question.

Décision

[17]           Pour les motifs énoncés ci-dessus, la requête pour la suspension de la mise en œuvre de l’instruction émise par l’agent de SST Thibault le 30 septembre 2013 à l’endroit de la Société Radio-Canada est rejetée.

Jean-Pierre Aubre

Agent d’appel

Détails de la page

Date de modification :