2013 TSSTC 35 

Référence : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Unifor, section locale 101-R, 2013 TSSTC 35

 Date : 2013-11-28

 Dossier : 2013-69

 Rendue à : Ottawa

 Entre :

Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, demanderesse

et

Unifor, section locale 101-R, défenderesse

 Affaire : Demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par une agente de santé et de sécurité

 Décision : La demande est rejetée et la suspension refusée

 Décision rendue par : M. Jean-Pierre Aubre, Agent d’appel

 Langue de la décision : Anglais

 Pour la demanderesse : M. Nizam Hasham, conseiller juridique, Litige et droit du travail, Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée

 Pour la défenderesse : M. Marc Ross, Coordonnateur national de santé et sécurité, Unifor, section locale 101-R

MOTIFS DE LA DÉCISION

[1] Le 13 novembre 2013, Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée (CP Rail) a fait une demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction qui avait été émise en vertu de l’alinéa 145(1)a) du Code canadien du travail (le Code) par l’agente de santé et sécurité (agente de SST) Kelly Parkin le 7 novembre 2013. Au même moment, la demanderesse a indiqué qu’elle « interjetterait appel de cette instruction en temps voulu ». Le 18 novembre 2013, lors d’une conférence téléphonique convoquée par le soussigné aux fins de recevoir les observations des deux parties relativement à la demande de suspension, la demanderesse a fourni un avis d’appel de ladite instruction au moyen d'un courriel, qui exposait officiellement ses arguments à l’appui de sa demande visant à faire suspendre la mise en œuvre de l’instruction en attendant une décision sur le fond de l’appel.

Contexte

[2] Le 5 novembre 2013, l’agente de SST Parkin s’est rendue sur le lieu de travail exploité par la demanderesse, au 7550 Ogden Dale Road, Calgary (Alberta), ledit lieu de travail étant parfois connu sous le nom de Édifice du siège social du Canadien Pacifique, aux fins de mener une enquête sur l’utilisation d’équipement de manutention motorisé par des employés de la demanderesse dans le cadre d’opérations pour lesquelles ledit équipement peut ne pas avoir été spécifiquement conçu. Cette enquête avait été ouverte à la suite de situations précédentes de même nature où l’utilisation d’équipement de manutention motorisé (chariots élévateurs) par la demanderesse pour déplacer des wagons, une opération pour laquelle cet équipement peut ne pas avoir été spécialement conçu, évalué ou testé, avait été considérée comme constituant un danger pour les employés de la demanderesse et suivie d’instructions à la présente demanderesse, conformément à l’alinéa 145 (2)a), l'enjoignant de prendre des mesures pour protéger ses employés contre le danger identifié. À l’issue de l’enquête, l’agente de SST Parkin a conclu que la demanderesse avait contrevenu à son obligation générale de veiller à ce que la santé et la sécurité au travail de ses employés soient protégées, tel que requis par l’article 124 du Code, et a émis l’instruction à la demanderesse de mettre fin à la contravention au plus tard le 15 novembre 2013. La contravention est décrite en fait comme suit par l’agente de SST dans l’instruction :

[Traduction]

[…]

Article 124 -- Code canadien du travail, partie II

Dans au moins seize cas partout au Canada (tels que décrits dans le document ci-joint fourni à l’agente de santé et de sécurité soussignée le 16 octobre 2013, par l’employeur), l’employeur n’a pas réussi à protéger la santé et la sécurité des employés, en exigeant de ceux-ci qu’ils utilisent l’équipement de manutention motorisé pour pousser ou tirer les wagons, malgré le fait que les fabricants de cet équipement ne recommandent pas que l'équipement soit utilisé à ces fins.

Bien que le texte cité ci-dessus indique clairement que l’enquête menée par l’agente de SST Parkin et l’instruction qui a suivi visaient « au moins seize cas partout au Canada, tels que décrits [...] par l’employeur », et a ordonné que ladite contravention cesse au plus tard le 15 novembre 2013, l’agente de SST est allée un peu plus loin et a ordonné, en vertu de l’alinéa 145 (1)b) du Code, que la demanderesse prenne également des mesures avant le 22 novembre 2013 pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition dans tous les autres lieux de travail sous le contrôle de la demanderesse, semblant ainsi donner à l’instruction une application à l’échelle canadienne.

[3] Comme il est indiqué ci-dessus, le 18 novembre 2013, j’ai tenu une conférence téléphonique pour entendre la demande de suspension introduite par CP Rail. Étaient présents M. Nizam Hasham, avocat, ainsi que M. Robert Tully et M. Dwayne Dimaturco, pour la demanderesse, et M. Marc Ross et M. Brian Stevens pour la défenderesse.

[4] Très peu de temps, en fait tout juste quelques minutes, avant le début réel de la conférence téléphonique susmentionnée, le soussigné a reçu de l’avocat de la demanderesse un document de huit pages censé fournir les explications de la demanderesse quant au contexte de la question qui nous occupe ainsi que ses observations sur le critère applicable à remplir pour que la suspension soit accordée. Ce document a également été fourni à la défenderesse qui a obtenu un certain temps pour prendre connaissance de son contenu.

[5] Le très bref exposé contextuel de la question présenté dans ce document, qui n’est pas contesté par le rapport de l’agente de SST ni par la défenderesse, explique que dans presque tous les lieux de CP Rail, les chariots élévateurs sont utilisés pour effectuer diverses tâches opérationnelles, y compris pousser et tirer des wagons. Il semblerait que la demanderesse a utilisé des locotracteurs rail-route (spécialement conçus pour le déplacement des wagons) et des chariots élévateurs dans ses opérations au cours des dernières décennies et jusqu’en avril 2013. Au cours des 20 mois précédents, la demanderesse avait pris un certain nombre de mesures pour améliorer ses opérations et en avril 2013, la décision a été prise d’éliminer la grande majorité des locotracteurs rail-route en service et de regrouper les travaux en les confiant à des chariots élévateurs plus polyvalents pour améliorer la flexibilité opérationnelle, et l’incidence nette de cette mesure a simplement été d'augmenter l’utilisation des chariots élévateurs pour déplacer les wagons, une tâche que, selon l’avocat de la demanderesse, les chariots élévateurs accomplissaient déjà depuis plusieurs années avant ladite décision opérationnelle.

[6] Le Code précise clairement au paragraphe 146(2) que l’appel interjeté à l’encontre d’une instruction émise par un agent de santé et de sécurité n’a pas pour effet de suspendre en soi la mise en œuvre et l’application de l’instruction. Cependant, la même disposition précise aussi clairement que l’agent d’appel a le pouvoir d’ordonner une telle suspension à la demande de l’employeur, de l’employé ou du syndicat, et bien que la disposition ne le dise pas expressément, il ressort clairement de l’examen de chaque mot de la disposition que l’employeur, l’employé ou le syndicat qui peut faire une telle demande de suspension doit être visé par l’instruction à l’égard de laquelle un appel est interjeté.

[7] Une demande de suspension est tranchée par un agent d’appel après que celui-ci eut examiné un critère à trois volets qui doit être respecté dans son intégralité par l’auteur de la demande. Ce critère à trois volets consiste en ce qui suit :

1) Le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’il s’agit d’une question sérieuse à traiter et non pas d’une plainte frivole et vexatoire.

2) Le demandeur doit démontrer que le refus par l’agent d’appel de suspendre la mise en œuvre de l’instruction lui causera un préjudice important.

3) Le demandeur doit démontrer que dans l’éventualité où la suspension était accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail.

La question à juger est-elle sérieuse plutôt que frivole ou vexatoire?

[8] Sur ce point particulier, avec le dépôt des observations de la demanderesse relatives à la suspension demandée qui établissent clairement que la demanderesse interjette appel de l’instruction en deux parties émise par l’agente de SST Parkin, le 7 novembre 2013, on peut dire qu’un appel dûment déposé conteste ladite instruction. Sur ce seul point, et après avoir examiné le libellé même de ladite instruction, on peut conclure qu’un agent d’appel devra entendre et trancher une question sérieuse. Les observations déposées par l'avocat de la demanderesse sur la première partie du critère applicable me fortifient dans cette conclusion. Bien que je n’aie pas l’intention de reproduire intégralement le texte plutôt long de ces observations, l’avocat appuie son argument par le paragraphe suivant qui suffit, à mon avis, à établir la gravité de la question. Ce texte se lit comme suit :

[Traduction]

Il s’agit d’une question sérieuse pour trois raisons principales. Premièrement, l’ordonnance s’applique à l’échelle canadienne à un minimum de 16 emplacements du réseau du CP Rail; le 22 novembre 2013, l’ordonnance s’appliquera à tous les lieux de travail sous le contrôle de CP Rail (bien que l’étendue du lieu de travail ne soit pas définie). Deuxièmement, l’ordonnance semble s’appliquer à un grand nombre d’actifs de CP Rail, en ce qu’elle ordonne à CP Rail de cesser l’utilisation de tous les appareils de manutention motorisés à certaines fins. Troisièmement, malgré la vaste portée géographique de l’ordonnance et le grand nombre d’actifs auxquels l’ordonnance s’applique, celle-ci n’a pas été fondée sur des observations directes par l’agente de SST Parkin.

[9] La défenderesse a brièvement commenté cette partie du critère en déclarant qu’à son avis, l’instruction de l’agente de SST Parkin n’est pas de portée nationale et son application est appropriée.

[10] D’après ce qui précède, et les observations complètes des parties, j’en suis venu à la conclusion que la question à juger est sérieuse. Par conséquent, la demanderesse a satisfait le premier élément du critère.

La demanderesse subirait-elle un préjudice important si l’instruction n’est pas suspendue?

[11] La demanderesse a abordé cette partie du critère en affirmant qu’elle subirait un préjudice « irréparable » et c’est elle qui subirait le préjudice le plus important si la suspension devait ne pas être accordée, ce qui fait jouer la prépondérance des inconvénients en sa faveur. J’ai choisi de traiter les deux éléments en fonction de l’élément « préjudice important » du critère. Selon les arguments de la demanderesse, l’équipement de manutention motorisé a été utilisé pendant des décennies pour déplacer des wagons et que si elle devait être contrainte de cesser d’utiliser cet équipement à ces fins, et être limitée à des appareils davantage conçus pour de telles opérations, comme des locomotives et des locotracteurs rail-route, pour ne nommer que ceux-là, elle serait défavorisée d’un point de vue économique par rapport à ses principaux concurrents et d’autres entreprises ferroviaires qui, selon la demanderesse, ne font pas l’objet d’ordonnances similaires et peuvent donc continuer à utiliser des chariots élévateurs pour effectuer les mêmes déplacements de wagons. Il n'y a toutefois aucun élément de preuve que d’autres entreprises ne font pas ou n’ont pas fait l’objet d’ordonnances similaires. En outre, l’instruction porte sur une entreprise ferroviaire et l’appel devra être tranché sur les faits et circonstances qui concernent cette entreprise.

[12] Bien que le rapport de l’agente de SST établisse que l’instruction vise essentiellement l’utilisation d’un type d’appareil de manutention motorisé, nommément des chariots élévateurs, ce terme descriptif peut s’appliquer à de nombreux types différents d'un tel équipement qui peuvent être utilisés pour déplacer les wagons, que la demanderesse pourrait, selon elle, ne plus être autorisée à utiliser dans d’autres circonstances telles que dans la gare de triage, hors site ou lors de déraillements en voie principale, où l’équipement habituellement utilisé pour déplacer les wagons dans des conditions normales, plus particulièrement les locomotives, les locotracteurs rail-route et autres, pourrait ne pas être adapté à ces circonstances extrêmes. Dans un même ordre d’idées, la demanderesse prétend qu’en raison du libellé général de l’instruction qui utilise le terme descriptif général « équipement de manutention motorisé », qui ne comprend pas uniquement des chariots élévateurs, elle pourrait être placée dans la situation où l’utilisation d’un autre équipement de manutention pour faire un certain nombre de tâches, ce qui a été le cas pendant des décennies, pourrait lui être préjudiciable.

[13] La décision de la demanderesse de favoriser l’utilisation de chariots élévateurs pour déplacer les wagons au lieu de locomotives et de locotracteurs rail-route est apparemment une décision récente, le rapport de l’agente de SST étant daté d’avril 2013, et il semble donc que l’équipement qui pourrait répondre aux exigences de l’instruction en ce qu’il peut être fixé aux wagons et aux systèmes de freinage des wagons, est toujours disponible, bien qu'il ne soit possiblement plus utilisé. En réalité, dans ses observations pour le compte de la demanderesse, l’avocat a déclaré ce qui suit :

En plus des mesures de conformité ci-dessus (invoquées par rapport à la troisième partie du critère) pour l’utilisation de l’équipement, CP Rail avait déjà commencé à réévaluer ses décisions de suspendre l’utilisation des locotracteurs rail-route à l’été 2013. À au moins quatre endroits sur son réseau, CP Rail avait déjà remis en service des locotracteurs rail-route, ces emplacements étant Montréal, Moose Jaw, Aylth et Lethbridge. Ces décisions de remettre certains locotracteurs rail-route en service ont été prises à la mi-août 2013. Les locotracteurs rail-route ont été remis en service en octobre 2013.

CP Rail a également entrepris un certain nombre d’améliorations à l’égard de ses processus qui s’opposent à la nécessité de déplacer les wagons ou qui permettent d’achever ce travail différemment. Par exemple, les travaux à Thunder Bay, à Golden, à Coquitlam et à Winnipeg font également appel, entre autres choses, à des locomotives. […]

[14] La défenderesse a brièvement fait observer que le seul préjudice que la demanderesse pourrait prétendument subir est de nature économique et ne devrait donc pas être retenu, puisque l’objet du Code et de l’instruction est la protection de la santé et de la sécurité des employés. La défenderesse a ajouté que l’équipement nécessaire pour déplacer les wagons en toute sécurité existe déjà chez la demanderesse, mais n’est pas utilisé. En outre, M. Ross a soutenu que, lorsque les locotracteurs rail-route ne sont pas disponibles, les gares de triage disposent de locomotives qui peuvent être utilisées pour déplacer les wagons, comme cela avait été le cas avant la récente décision de la demanderesse. Enfin, la défenderesse a également noté que certains appareils de manutention motorisés pourraient être utilisés pour déplacer les wagons lorsqu’un tel équipement peut fonctionner sur des rails, qu’il dispose d’un équipement de fixation correcte et qu’il transporte un compresseur qui permet de faire fonctionner les systèmes de freinage des wagons.

[15] En tenant compte de tout ce qui précède, et étant donné le fait que dans plusieurs pour ne pas dire tous les cas, la demanderesse dispose déjà de l’équipement nécessaire pour déplacer les wagons sans recourir à des appareils de manutention motorisés dans les circonstances mentionnées dans le rapport de l’agente de SST, j’en suis venu à la conclusion que le préjudice qui pourrait être subi, si tant est qu'un préjudice soit subi, est essentiellement économique. S’il avait été nécessaire pour la demanderesse d’acquérir de l'équipement pour répondre aux exigences de l’instruction, quoique peut-être seulement en attendant la tenue d’une audience sur le fond en appel, ma conclusion aurait été différente. Cependant, ce n’est évidemment pas le cas et par conséquent, ce préjudice n’est pas suffisant pour satisfaire la deuxième partie du critère applicable.

[16] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle la demanderesse n’a pas établi qu’elle subirait un préjudice important si la demande est rejetée et si la suspension est refusée, je n’ai pas besoin d’examiner la troisième partie du critère.

Décision

[17] Pour les motifs susmentionnés, la demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction émise par l’agente de SST Parkin le 7 novembre 2013 est rejetée et la suspension est refusée.

Jean-Pierre Aubre
Agent d’appel

Détails de la page

Date de modification :