2018 TSSTC 6

Date: 2018-06-26

Dossier : 2018-08

Entre :

Menzies Aviation Fuelling Canada Ltd., demanderesse

Indexé sous : Menzies Aviation Fuelling Canada Ltd.

Affaire : Demande de suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par une représentante déléguée par le ministre du Travail.

Décision: La demande de suspension est accordée.

Décision rendue par : M. Olivier Bellavigna-Ladoux, agent d’appel

Langue de la décision : Anglais

Pour l'appelant : Mr. Julian Molinari, Menzies Aviation Fuelling Canada Ltd.

Référence : 2018 TSSTC 6

Motifs de la décision

[1] Les présents motifs concernent une demande déposée aux termes du paragraphe 146 (2) du Code canadien du travail (le Code) afin d’obtenir une suspension de la mise en œuvre d’une instruction émise par Mme Elizabeth Porto, en qualité de représentante déléguée par le ministre du Travail (la déléguée ministérielle), le 23 février 2018.

Contexte

[2] L’instruction a été émise par suite d’un incident survenu le 16 janvier 2018 mettant en cause un employé de Menzies Aviation Fuelling Canada Ltd. (l’employé) qui travaille comme préposé au ravitaillement. L’employé était en train de ravitailler le deuxième aéronef dont il était chargé à la porte C25 du terminal 3 de l’Aéroport international Lester B. Pearson-Toronto, lorsqu’il a remarqué que la buse de l’aéronef fuyait. Pendant qu’il tentait de rajuster la buse, qui est conçue pour empêcher les fuites, celle-ci s’est détachée de l’aéronef et a aspergé son visage de carburant. L’employé a eu du carburant dans les yeux, le nez et la bouche.

[3] À la même date, le Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada a été informé de l’incident grâce à un appel téléphonique d’un inspecteur du ministère du Travail de l’Ontario. L’agent de service du Programme du travail a par la suite communiqué avec l’employeur et a parlé avec un gestionnaire du nom de Marc Day. L’agent de service a avisé M. Day de l’obligation de l’employeur de soumettre un Rapport d’enquête de situation comportant des risques au Ministère dans les 14 jours qui suivent l’incident, conformément à l’article 15.8 du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail (RCSST).

[4] Comme le Programme du travail n’avait toujours pas reçu le Rapport d’enquête de situation comportant des risques, la déléguée ministérielle Porto a été chargée d’enquêter sur l’incident et s’est rendue sur le lieu de travail le 20 février 2018.

[5] Par suite de son enquête, la déléguée ministérielle Porto a conclu que l’employé ne portait pas une protection du visage adéquate permettant d’atténuer le risque lié à une exposition du visage au carburéacteur. L’employé portait des lunettes de sécurité de catégorie 1A au moment de l’incident, alors que la fiche signalétique fournie par l’employeur indiquait que les visières constituaient la mesure de protection appropriée contre l’exposition au carburéacteur. Par conséquent, elle a émis l’instruction suivante à l’employeur :

Dans l’affaire du Code canadien du travail
Partie II — Santé et sécurité au travail

Instruction à l’employeur en vertu du paragraphe 145 (1)

Le 20 février 2018, la représentante déléguée par le ministre du Travail soussignée a procédé à une enquête dans le lieu de travail exploité par Menzies Aviation Fuelling Canada Ltd., un employeur assujetti à la partie II du Code canadien du travail, et sis au 5600 Silver Dart Dr, C.P. 6058 AMF, Mississauga (Ontario) LSP 1B2, ledit lieu de travail étant parfois connu sous le nom de Menzies Aviation.

Cette représentante déléguée par le ministre du Travail est d’avis qu’il a été contrevenu à la disposition suivante de la partie II du Code canadien du travail :

No: 1

Alinéa 125. (1) (l) – Partie II du Code canadien du travail;
Article 12.6 – Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail

L’employeur a omis de fournir un dispositif protecteur du visage aux employés exposés au carburéacteur pendant le ravitaillement d’un aéronef.

Par conséquent, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145 (1) a) de la partie II du Code canadien du travail, de mettre fin à la contravention le 9 mars 2018 au plus tard.

De plus, il vous est ordonné par les présentes, en vertu de l’alinéa 145 (1) b) du Code canadien du travail, partie II, dans les délais précisés par la représentante déléguée par le ministre du Travail de prendre des mesures pour empêcher la continuation de la contravention ou sa répétition.

Instruction émise à Mississauga, Ontario, ce 23e jour de février 2018.

[signé]
Elizabeth Porto
Représentante déléguée par le ministre du Travail
[…]

[6] Le 19 mars 2018, la demanderesse a déposé une demande d’appel, accompagnée d’une demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction de la déléguée ministérielle Porto. Il convient de noter qu’aucun intimé n’a participé au présent appel.

[7] La demande de suspension a été entendue le 5 avril 2018 dans le cadre d’une conférence téléphonique. À ma demande, la déléguée ministérielle a assisté à la conférence téléphonique afin de fournir un aperçu des circonstances ayant mené à l’émission de l’instruction faisant l’objet de l’appel.

[8] Le 6 avril 2018, j’ai informé la demanderesse de ma décision d’accorder la demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction jusqu’à ce qu’une décision sur le bien-fondé de l’appel soit rendue. Les motifs de ma décision sont énoncés ci-après.

Analyse

[9] Le pouvoir conféré à un agent d’appel d’accorder une suspension repose sur le paragraphe 146 (2) du Code :

146 (2) À moins que l’agent d’appel n’en ordonne autrement à la demande de l’employeur, de l’employé ou du syndicat, l’appel n’a pas pour effet de suspendre la mise en œuvre des instructions.

[10] L’instruction de l’agent d’appel doit être conforme à l’objet du Code, qui est énoncé à l’article 122.1 et qui se lit comme suit :

122.1 La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions.

[11] Un critère à trois volets élaboré par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 a été adapté par les agents d’appel en ce qui a trait aux demandes de suspension de la manière suivante :

  1. Le demandeur doit démontrer à la satisfaction de l’agent d’appel qu’il s’agit d’une question sérieuse à traiter et non pas d’une plainte frivole et vexatoire;
  2. Le demandeur doit démontrer que le refus de suspendre la mise en œuvre de l’instruction lui causera un préjudice important;
  3. Le demandeur doit démontrer que dans l’éventualité où la suspension était accordée, des mesures seraient mises en place pour assurer la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail.

1) La question à trancher est-elle sérieuse plutôt que frivole ou vexatoire?

[12] La question soulevée par le présent appel consiste à savoir si l’employeur a contrevenu à l’alinéa 125 (1) l) du Code ainsi qu’à l’article 12.6 du RCSST en omettant de fournir aux employés exposés au carburéacteur un dispositif de protection du visage adéquat. Il est possible d’affirmer, compte tenu du libellé de l’instruction de même que de l’explication qu’elle a donnée lors de la conférence téléphonique du 5 avril 2018, que la déléguée ministérielle estime que seul un dispositif de protection intégral couvrant le visage sous la forme d’une visière est approprié pour protéger les employés contre une exposition au carburéacteur dans l’exercice des fonctions de ravitaillement des aéronefs.

[13] La demanderesse est en désaccord total avec la position de la déléguée ministérielle et juge que l’utilisation de visières n’est pas nécessaire dans le présent cas. La demanderesse a affirmé qu’elle était disposée, au besoin, à adopter des lunettes protectrices de catégorie 2B, qui consistent en des lunettes bien ajustées censées couvrir intégralement les yeux, l’orbite des yeux et la peau autour des yeux afin de les protéger contre les chocs, les particules et les éclaboussures.

[14] Par conséquent, le présent appel porte sur la bonne interprétation juridique des exigences de l’article 12.6 du RCSST. Pour ces motifs, je suis convaincu que la question soulevée dans le présent appel est sérieuse, plutôt que frivole ou vexatoire.

[15] Je considère donc que le premier volet du critère est respecté.

2) La demanderesse subira-t-elle un préjudice important si la mise en œuvre de l’instruction n’est pas suspendue?

[16] La demanderesse a fait valoir qu’elle subirait un préjudice important si la suspension n’était pas accordée, puisque l’instruction a une portée nationale et qu’elle aura une incidence sur plusieurs des postes de ravitaillement de Menzies au Canada. La demanderesse serait tenue de fournir une visière à plus de 500 de ses employés avant que l’affaire soit entendue sur le fond. Selon la demanderesse, cet achat serait irréversible et pourrait se révéler inutile dans l’éventualité où son appel est accueilli.

[17] De plus, la demanderesse fait valoir que le recours aux visières soulevait des inquiétudes en matière de sécurité qui n’ont pas été prises en compte par la déléguée ministérielle dans l’émission de son instruction. De l’avis de la demanderesse, le fait de porter une visière causerait plus de mal que de bien, car ces visières dérangent les employés et les gênent lorsqu’ils effectuent le branchement du tuyau d’avitaillement à l’aéronef. Un tel effet dérangeant pourrait occasionner des blessures corporelles chez les employés et causer des dommages à l’aéronef. La demanderesse affirme également que les visières seraient un inconvénient pour ses employés dans des conditions hivernales ou dans la chaleur estivale.

[18] Ainsi, la demanderesse soutient que, compte tenu de la très faible probabilité qu’un employé avale du carburéacteur, il serait préférable d’attendre la prise d’une décision définitive sur le bien-fondé de l’appel avant de procéder à l’achat de plus de 500 pièces d’équipement qu’elle juge inutile et non sécuritaire.

[19] À mon avis, la demanderesse a démontré qu’elle subirait un préjudice important si on l’oblige à se conformer à l’instruction en attendant le résultat de la procédure d’appel, et ce, pour les motifs qui suivent.

[20] Dans une récente décision relative à une demande de suspension1, mon collègue Pierre Hamel a déclaré ce qui suit à propos du pouvoir conféré à un agent d’appel de suspendre une instruction en vertu du paragraphe 146 (2) du Code.

[38] Comme je l’ai indiqué précédemment, mon pouvoir discrétionnaire d’accorder une suspension doit être exercé d’une façon qui s’inscrit dans l’objectif du Code et qui respecte sa structure fondamentale. Le paragraphe 146 (2) est rédigé de manière à ne laisser aucun doute quant à l’intention du législateur de veiller à ce que les instructions émises par le ministre (ou ses délégués) soient respectées, malgré le dépôt d’un appel. Ce faisant, il faut présumer que le législateur était conscient du fait qu’il était tout à fait possible qu’une décision favorable sur le fond de l’appel rende, avec le recul, inutiles les mesures correctives prises conformément à l’instruction.

[39] Exceptionnellement, une telle règle de présomption peut être écartée dans les situations où une partie, habituellement l’employeur, peut démontrer qu’une telle conformité entraînerait un préjudice grave. Par conséquent, la gravité du préjudice et la pertinence d’une suspension dépendent largement de la portée de l’ordonnance du ministre, de l’ampleur ou de la nature des mesures qui doivent être prises par l’employeur afin de respecter l’instruction et de ses conséquences sur les activités de l’employeur.

[21] Dans le cas présent, je conclus que la mise en application de l’instruction émise par la déléguée ministérielle causerait plus qu’un simple inconvénient à l’employeur, car une telle situation aurait des répercussions importantes sur ses activités. En effet, l’instruction, telle qu’elle est libellée, est censée avoir une portée nationale pour l’employeur qui serait tenu de remplacer l’équipement de protection individuel pour plus de 500 employés répartis dans une dizaine d’aéroports au pays, en attendant la résolution de son appel.

[22] J’ai également pris en considération l’argument de la demanderesse selon lequel, pour respecter l’instruction, elle serait tenue de fournir une pièce d’équipement qui, à son avis, pourrait compromettre la santé et la sécurité de ses employés. Même si cette question sera traitée dans le cadre de l’audience sur le bien-fondé de l’appel, elle constitue une considération pertinente dans l’évaluation du préjudice que subirait l’employeur s’il était tenu de se conformer à l’instruction avant d’avoir l’occasion de présenter ses arguments devant l’agent d’appel.

[23] Ma conclusion au sujet de ce critère est également étayée par un autre élément, à savoir, le fait que l’incident ayant mené à l’émission de l’instruction était un cas isolé et était présumément attribuable à une buse de ravitaillement défectueuse/endommagée. Les buses de ravitaillement sont généralement conçues pour empêcher la projection de carburant.

[24] J’estime donc que la demanderesse a satisfait au deuxième volet du critère.

3) Si la suspension était accordée, quelles mesures seront adoptées pour préserver la santé et la sécurité des employés ou de toute autre personne admise dans le lieu de travail?

[25] Quant au troisième critère, la demanderesse a fait valoir que des mesures étaient déjà en place pour préserver la santé et la sécurité de ses employés. La buse de ravitaillement brisée qui a provoqué l’incident du 16 janvier 2018 a depuis été remplacée, et les employés sont munis de lunettes protectrices de catégorie 1A. Il y a fort peu de risques que les employés avalent du carburant dans des circonstances normales. Les employés ont comme directives de porter les lunettes protectrices fournies lorsqu’ils procèdent au branchement des tuyaux d’avitaillement aux aéronefs et pendant le ravitaillement.

[26] Après un examen attentif de cette question, je suis convaincu que le troisième volet du critère est satisfait. Je suis persuadé, selon l’affirmation de la demanderesse, que l’octroi de la suspension ne compromettrait pas la santé et la sécurité des employés en attendant le résultat de la procédure d’appel.

Décision

[27] La demande de suspension de la mise en œuvre de l’instruction émise par la déléguée ministérielle Porto le 23 février 2018 est accordée.

Olivier Bellavigna-Ladoux
Agent d’appel

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