Grand requin blanc (Carcharodon carcharias) évaluation et mise à jour du rapport de situation du COSEPAC : chapitre 6

Biologie

Cycle vital et reproduction

En raison de la rareté de l’espèce, on connaît peu de choses sur la reproduction et le cycle vital du grand requin blanc. Dans certains cas, on peut extrapoler à partir de données connues concernant d’autres espèces étroitement apparentées. Le grand requin blanc est un ovovivipare (vivipare sans placenta) qui augmente ses réserves vitellines par oophagie à la fin de la gestation (Gilmore, 1983; Francis, 1996; Uchida et al., 1996). Sa période de gestation pourrait s’approcher de celle du requin-taupe bleu (Isurus oxyrinchus), une espèce étroitement apparentée dont on estime la gestation à au moins 14 mois (Mollet et al., 2000). Chaque portée comprend 2 à 10 petits, et peut-être jusqu’à 17, mais la moyenne se situe à 7 petits (Compagno, 2001; Cliff et al., 2000); la fertilité des femelles augmente en fonction de leur taille. On présume que la longueur des petits à la naissance varie de 1,09 à 1,65 m (Compagno, 2001). Sur les côtes est et ouest de l’Amérique du Nord, les aires de mise bas pourraient se situer respectivement au large de la Californie du sud (Klimley, 1985) et dans le golfe médio-atlantique (Casey et Pratt, 1985). Le cycle de reproduction du grand requin blanc pourrait durer plus de trois ans, puisque les femelles ayant mis bas mettent au moins un an pour refaire leurs réserves d’énergie avant de redevenir gravides (Compagno, 1991). On estime que, au cours de sa vie, chaque femelle produit un maximum de 45 petits (Compagno, 1991), mais le taux de survie de ces petits est plutôt faible (Proposition de l’Australie et de Madagascar à la CITES, 2004).

Les mâles atteignent la maturité sexuelle à un âge variant de 8 à 10 ans; ils mesurent alors de 3,5 à 4,1 m (Pratt, 1996; Compagno, 2001). Quant aux femelles, elles viennent à maturité à un âge variant de 12 à 18 ans; elles ont alors une longueur de 4 à 5 m (Francis, 1996; Compagno, 2001; Proposition de l’Australie et de Madagascar à la CITES, 2004).

Selon les estimations, la longévité de l’espèce varie de 23 à 60 ans (Cailliet et al., 1985; Mollet et Cailliet, 2002; Proposition de l’Australie et de Madagascar à la CITES, 2004). On estime à 23 ans la durée de génération et entre 0,077 et 0,125 le taux de mortalité naturelle instantanée (M) (Smith et al., 1998; Mollet et Cailliet, 2002). Le taux intrinsèque d’augmentation de la population (l’accroissement annuel de la population) se situerait entre 4 et 5,6 p. 100 (Smith et al., 1998).

On ignore la taille maximale que peut atteindre le grand requin blanc, la longueur et surtout la masse de ces grands animaux étant notoirement difficile à valider (consulter Mollet et al., 1996). Les plus grands spécimens jamais capturés mesuraient au total de 5 à 5,8 m. Certains rapports fiables, mais jamais vérifiés, font état de grands requins blancs d’une longueur supérieure à 7 m (Compagno, 2001).

Renseignements sur le cycle vital dans les eaux canadiennes

Personne n’a encore effectué d’étude ou de relevé scientifique des grands requins blancs vivant dans les eaux canadiennes. Des données occasionnelles provenant des requins échoués et des prises accessoires révèlent la présence confirmée d’individus des deux sexes, arrivés à maturité reproductive, sur les côtes Pacifique et Atlantique du Canada (figure 3; tableau 1).

Les deux plus grands spécimens dont on a confirmé l’observation dans les eaux canadiennes sont un individu de 5,2 m échoué à l’inlet Long, sur l’île Graham, une des îles de la Reine-Charlotte (Colombie-Britannique), le 16 décembre 1986 (Coad, 1995), et un autre de même longueur et d’une masse de 907 kg, capturé entre les îles Bliss et Whitehorse, dans le sud du Nouveau-Brunswick, en août 1971 (Arnold, 1972).

Comportement

Dans les eaux fraîches tempérées, on observe souvent le requin en train de dévorer des carcasses flottantes de cétacés, accompagnée soit d’autres individus conspécifiques (Pratt et al., 1982; Fallows, comm. pers., 2000), soit d’autres grands requins (Dudley et al., 2000). Selon la saison, on peut observer la prédation de pinnipèdes aux îles Farallon, en Californie (Klimley, 1994; Klimley et al., 1992; idem, 1996), et au large du Cap-Occidental et du Cap-Oriental, en Afrique du Sud (Stewardson et Brett, 2000; Fallows et le Sueur, 2001). Un seul cas d’observation possible de parade nuptiale et d’accouplement de grands requins blancs a été signalé (Francis, 1996). Des études récentes révèlent que ce requin affiche une variété de comportements sociaux et qu’il pourrait se déplacer en groupes restreints, mais stables (Compagno, 2001; Collier, comm. pers., 1986; Fallows, comm. pers., 2000).

Le grand requin blanc est une espèce très visuelle dotée d’une double rétine à faible rapport bâtonnets-cônes (environ 4:1), bien adaptée pour une vue perçante et peut-être en couleurs (Gruber et Cohen, 1995). Le requin examine pratiquement tous les objets flottant sur l’eau, que ce soit des bateaux, des planches de surf, du varech à la dérive ou des détritus (Strong, 1996; Collier, comm. pers., 1986; Fallows, comm. pers., 2000). En raison de sa curiosité à l’égard des objets et des activités qui l’intriguent, il se retrouve souvent à la surface, en contact avec les humains (Miller et Collier, 1981; Burgess et Callahan, 1996; Collier, comm. pers., 1986; Fallows, comm. pers., 2000).

Prédateurs

À la naissance, le grand requin blanc mesure déjà de 1,09 à 1,65 m, ce qui lui évite tout risque de prédation par la plupart des espèces marines. Plus que tout autre prédateur, les humains sont la principale cause de mortalité chez les requins adultes (Compagno, 2001). Il est probable que les nouveau-nés servent de proie à d’autres espèces de requins et peut-être à certains mammifères marins, mais cela reste à prouver. Un seul cas d’attaque de grand requin blanc par un épaulard (Orcinus orca) a été signalé, au large de la Californie.

Physiologie

Comme le grand requin blanc tolère une vaste gamme de températures, il vit aussi bien dans les eaux subpolaires que dans les mers tropicales (de 5 à 27 °C). Certains indices donnent à penser qu’il préfère des températures de 14 à 15 ºC, mais on le rencontre quand même régulièrement dans des eaux plus froides.

La capacité des grands requins blancs de se comporter comme d’agiles prédateurs même en eau froide est en partie attribuable à leur échangeur de chaleur vasculaire à contre-courant, qui leur permet de maintenir une température corporelle plus élevée que celle de l’eau qui les entoure (Compagno, 2001).

Déplacements et dispersion

Les grands requins blancs sont capables de nager longtemps et de couvrir de grandes distances à une vitesse de croisière moyenne de 3,2 km/h (Compagno, 2001). L’étude de la répartition en fonction des saisons et des classes de taille de 109 grands requins blancs capturés sur la côte ouest de l’Amérique du Nord indique que les femelles gravides pourraient se déplacer vers le sud pour mettre bas dans les eaux du sud de la Californie (Klimley, 1985), mais il ne s’agit encore que d’une hypothèse. D’après des études par télémétrie acoustique réalisées aux îles Farallon, en Californie, les plus grands spécimens de grand requin blanc recherchent leurs proies à l’intérieur de périmètres relativement restreints, tandis que les spécimens plus petits couvrent de plus vastes territoires (Goldman et Anderson, 1999). La différence entre les domaines d’activité des petits et des grands individus aux îles Farallon pourrait signifier que les grands requins ont appris à concentrer leurs activités de prédation dans les zones qui se sont avérées productives les années précédentes et (ou) que les petits requins se font évincer par les grands individus conspécifiques. Une étude par télémétrie satellitaire a révélé que quatre des six grands requins blancs marqués au large des îles Farallon s’étaient déplacés loin dans l’océan Pacifique, à des profondeurs de 300 à 500 m – l’un d’entre eux, un mâle d’une longueur de 4,7 m, a parcouru les 3 800 km qui séparent les îles Farallon de Kahoolawe, Hawaii; les deux autres requins sont restés à proximité des îles Farallon (Boustany et al., 2002).

Des 36 grands requins blancs marqués dans l’ouest de l’Atlantique Nord dans le cadre du Cooperative Shark Tagging Program du National Marine Fisheries Service (NMFS), on n’a pu recapturer que deux femelles (Kohler et al., 1998). L’une d’entre elles, partie du large du parc-littoral national d’Assateague Island, en Virginie, a été retrouvée au large de Gloucester, dans le Massachusetts; l’autre, partie du large de Moriches, à Long Island, New York, est allée jusqu’à Charleston, en Caroline du Sud.

D’après une étude de l’ADN mitochondrial et nucléaire de 95 grands requins blancs de l’Afrique du Sud, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, la dispersion de l’espèce varierait en fonction du sexe de l’individu : les mâles couvrent de grandes distances (et peuvent même traverser des bassins océaniques entiers), tandis que les femelles occupent une aire relativement limitée (Pardini et al., 2001). L’analyse de la région « de contrôle » non codante du génome mitochondrial maternel a révélé deux lignées génétiques divergentes. S’il y a peu de différences significatives entre les populations de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, toutes deux diffèrent fortement des requins de l’Afrique du Sud (p < 0,0001 pour chaque). Une analyse du polymorphisme de restriction de l’ADN mitochondrial est venue corroborer le résultat en concluant qu’un seul des 95 individus se trouvait ailleurs que parmi les siens (un mâle d’haplotype sud-africain capturé en Australie). Par contre, une analyse de cinq loci nucléaires microsatellites polymorphes codés n’a révélé aucune différence. Pardini et al. (2001) en ont conclu que le flux génétique sous contrôle mâle est suffisant pour homogénéiser la fréquence des allèles et que les individus se dispersent à une échelle plus vaste qu’on ne le croyait auparavant. Cette dispersion différentielle pourrait résulter de la différence entre l’investissement parental des mâles et des femelles, ce qui permet à ces dernières de conserver leurs réserves d’énergie pour nourrir leurs petits. Des données inédites, récemment présentées lors d’une conférence, font état d’un grand requin blanc femelle (d’une longueur totale de 3,8 m) suivi par satellite qui a parcouru en trois mois la distance séparant Gansbaai, en Afrique du Sud, et Exmouth, en Australie-Occidentale, soit une distance de près de 10 000 km, ce qui pourrait être suffisant pour réfuter l’hypothèse de Pardini et al. (2001) sur la philopatrie des femelles de l’espèce (Bonfil, comm. pers., 2004). Signalons cependant que le déplacement observé de cet individu n’est pas nécessairement signe de flux génétique.

Aucune étude par marquage ou télémétrie des grands requins blancs vivant en eaux canadiennes n’a été publiée, et les données disponibles (tableau 1) sont insuffisantes pour permettre de tirer quelque conclusion sérieuse que ce soit au sujet de leur dispersion dans ces eaux.

Relations interspécifiques

Le grand requin blanc est un prédateur supérieur qui recherche des proies de types très variés. Il se nourrit principalement de téléostéens, d’élasmobranches et de mammifères marins, mais aussi de céphalopodes et d’autres mollusques, de décapodes, d’oiseaux marins et de reptiles (Cortéz, 1999); il ne dédaigne pas non plus les carcasses de mammifères marins, les déchets de poisson et les poissons pris dans les lignes de pêche (Compagno, 2001). Comme leur dentition s’enrichit avec l’âge, certains chercheurs avancent que, lorsqu’ils atteignent une longueur d’environ 300 cm, les individus de cette espèce connaissent un changement alimentaire ontogénétique et qu’ils délaissent les poissons de fond pour les mammifères marins (Tricas et McCosker, 1984). Les plus petits spécimens de grand requin blanc (longueur totale < 2,5 m) consomment surtout des proies benthiques relativement petites, notamment des téléostéens, de petits élasmobranches et des invertébrés, tandis que les grands individus s’en prennent plutôt à de grands organismes nectotiques, notamment les pinnipèdes, les odontocètes et les grands élasmobranches (Klimley, 1985; Cliff et al., 1989; Bruce, 1992). Cependant, à toutes les étapes de sa croissance, le grand requin blanc demeure très opportuniste et peut apparemment capturer et tuer une grande variété de proies. LeMier (1951) rapporte par exemple que l’estomac d’un grand requin blanc de 4,4 m capturé en septembre 1950 à Willapa Harbor, dans l’État de Washington, contenait quatre saumons (Oncorynchus sp.) partiellement digérés, des colonnes vertébrales de merlus du Pacifique (Merluccius productus) et de sébastes (Sebastes sp.), le cuir de deux phoques communs (Phoca vitulina) et 150 crabes, principalement des crabes dormeurs (Cancer magister), mais aussi des tourteaux rouges du Pacifique (C. productus ). D’après la vitesse calculée du métabolisme et la valeur énergétique des aliments riches en graisses de mammifères marins, on estime qu’un grand requin blanc adulte (d’une longueur totale d’environ 4,5 m) se nourrit à des intervalles variant de 45 à 90 jours (Carey et al., 1982; Klimley et al., 2001).

Les seuls renseignements disponibles sur la nutrition et le comportement alimentaire du grand requin blanc vivant dans les eaux canadiennes proviennent de la côte atlantique du Canada. En août 1953, entre la baie de Passamaquoddy et l’île de Grand Manan, on a observé un requin de couleur gris pâle et de plus de 4,3 m de longueur, que l’on croit être un grand requin blanc, en train de trancher de ses dents un marsouin commun (Phocoena phocoena) de taille adulte et d’en dévorer la moitié postérieure tandis qu’un pêcheur récupérait la partie antérieure à l’aide d’une gaffe (Day et Fisher, 1954). En août 1953, un phoque commun adulte, abattu près de l’île Docet, dans la rivière Sainte-Croix entre le Maine et le Nouveau-Brunswick, avait la queue arrachée et portait des marques de dents fraîches dont la taille évoquait fortement la morsure d’un grand requin blanc (Day et Fisher, 1954). En juillet 1962, l’estomac d’un grand requin blanc de 3 m capturé près de Wallace (Nouvelle-Écosse) renfermait un « petit marsouin » (sans doute un P. phocoena ). En septembre 1969, près de l’embouchure de la baie de Passamaquoddy (Nouveau-Brunswick), deux personnes qui tentaient de capturer un marsouin commun ont dû abandonner celui-ci à un requin d’au moins 4 m (Arnold, 1972). En août 1971, on a capturé un grand requin blanc de 5,2 m entre les îles Bliss et Whitehorse (Nouveau-Brunswick); on a trouvé dans son estomac trois marsouins communs, d’une longueur estimative de 1,2 à 1,5 m, à différents stades de digestion; les trois avaient la tige de la queue coupée (Arnold, 1972). On a également reconnu l’implication de grands requins blancs dans des attaques contre des phoques gris (Halichoerus grypus) au large de l’est du Canada (Brodie et Beck, 1983). Au Canada atlantique, le grand requin blanc se nourrit aussi vraisemblablement d’une grande variété de poissons et d’invertébrés, mais aucun document ne peut encore confirmer cette hypothèse.

D’après des rapports provenant de l’État de Washington (Bonham, 1942; LeMier, 1951) et du sud-est de l’Alaska (R.A. Martin [rédacteur], données inédites), les grands requins blancs vivant dans les eaux canadiennes du Pacifique se nourrissent probablement d’esturgeons verts (Acipenser medirostris), de saumons rouges (Oncorhynchus nerka) et d’autres salmonidés du Pacifique, de sébastes, de merlus, de flétans du Pacifique (Hippoglossus stenolepis), de phoques communs et d’otaries de Steller (Eumetopias jubatus).

Adaptabilité

D’après le cycle vital du grand requin blanc, tout indique que l’espèce ne peut supporter un taux élevé de mortalité anthropique. Grâce à sa vaste répartition et à sa stratégie d’alimentation opportuniste, l’espèce pourrait être en mesure de s’adapter en s’éloignant des événements catastrophiques ponctuels et en changeant la source de ses proies.

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