Rapatriement de la Constitution, reconnaissance des droits et réconciliation

Discours

prononcée par

L’honorable Jody Wilson-Raybould, C.P., c.r., députée

Ministre de la Justice et procureur général du Canada

à la

Conférence Constitution 150

Centre Shaw, Ottawa (Ontario), 10 mars 2017

 

Le discours prononcé fait foi

 

Gilakas’la. Bon après-midi. Bonjour, tout le monde.

Je souhaite reconnaître que nous sommes réunis aujourd’hui sur le territoire du peuple algonquin. 

Aujourd’hui, en prenant en considération le 150e anniversaire du Canada, le thème de mon allocution est « Rapatriement de la Constitution, reconnaissance des droits et réconciliation ». L’idée selon laquelle le rapatriement s’est accompagné de la reconnaissance des droits est familière. La Charte canadienne des droits et libertés, qui a accompagné l’indépendance constitutionnelle du Canada, est la manifestation évidente de cette reconnaissance. Et cela a eu un effet transformateur. En effet, à maints égards, elle définit notre pays et lorsqu’on demande aux Canadiens ce à quoi ils tiennent le plus au Canada – après les soins de santé – ils répondent : la Charte

Cela dit, chez les peuples autochtones, la célébration du 150e anniversaire du Canada a suscité, pour des raisons évidentes, des réactions mitigées, d’une part parce qu’il est difficile de célébrer les 150 dernières années (une histoire caractérisée par la colonisation, la dénégation et les promesses non tenues), mais d’autre part, il existe un espoir renouvelé d’édifier un Canada meilleur et plus inclusif au cours des 150 prochaines années.

Cela est dû au fait que la reconnaissance des droits entraînée par le rapatriement n’a été que partielle puisque la garantie prévue à l’article 35 de la Constitution selon laquelle les droits des peuples autochtones « sont dorénavant reconnus et confirmés » n’a pas correspondu à la réalité de la relation entre le Canada et les peuples autochtones. 

Malgré l’article 35, les peuples autochtones ont passé les 35 dernières années à avoir recours aux tribunaux pour prouver que leurs droits existent et que les gouvernements doivent les respecter. Par conséquent, nous avons passé plus de temps en conflit qu’en relation de nation à nation, caractérisée par la reconnaissance et le respect, comme l’exige une approche fondée sur les droits et comme le reflètent de manière plus générale les principes de la société civile évoqués par l’idée même de la Charte.

J’y reviendrai plus tard. Mais d’abord, je voudrais parler du 35e anniversaire de la Charte canadienne des droits et libertés, en cette année marquant le 150e anniversaire du Canada. La Charte a une renommée internationale et continue aujourd’hui d’être prometteuse. L’histoire de notre Charte n’a pas commencé en 1982, mais plutôt lors de la reconnaissance mondiale des droits qui a suivi le déni et la violation systématiques de ces mêmes droits. La Deuxième Guerre mondiale et la Déclaration universelle des droits de l’homme représentent à la fois le pire et le meilleur de la condition humaine et à la fois l’illustration la plus effrayante et la plus prometteuse de ce que l’être humain est capable de faire. 

La Déclaration universelle

La Déclaration universelle des droits de l’homme a voulu affirmer l’universalité des droits de la personne contre les aléas de l’histoire et de la géographie, une affirmation faite à un moment et à un endroit précis, mais qui s’appliquait à toutes les époques et à tous les peuples. Le succès de cette entreprise devant l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 1948 reposait sur sa capacité d’intégrer différentes visions de la liberté ou, comme l’a exprimé de manière poétique le philosophe français Jacques Maritain : « De nombreuses sortes de musique différentes peuvent être jouées sur les 30 cordes de ce document. » 

La version préliminaire de la Déclaration a été préparée par le premier directeur de la Division des droits de l'homme du Secrétariat des Nations Unies, un Canadien que plusieurs ici présents connaissent sans doute, John Humphrey. 

M. Humphrey donna l’ordre à son personnel d’« étudier toutes les constitutions et tous les instruments portant sur les droits qui existent dans le monde afin de rédiger un document provisoire reconnaissant les droits universels. La création de la Déclaration a débuté à l'échelle locale tout en ayant des aspirations universelles; des tentatives nationales et régionales d’énoncer des droits et libertés pour certaines communautés ont inspiré un appel plus vaste en faveur de l’universalité pour toutes les communautés du monde. Une ambition de taille. 

Peut-être grâce à cette approche, lorsqu’on demandait à M. Humphrey quelle philosophie l’avait guidé dans la rédaction d’un premier document provisoire reconnaissant les droits universels, il répondait que le document ne reposait sur « aucune philosophie ». 

Je ne crois pas que M. Humphrey ait voulu dire que l’idée même des droits de la personne – leur aspect universel, indivisible, inaliénable et inviolable – n’a aucun pouvoir philosophique. Au contraire, M. Humphrey cherchait à éviter que l’on prétende que la Déclaration était motivée et articulée du point de vue d’une philosophie ou d’une perception du monde en particulier. À la rigueur, la seule disposition ou vision philosophique ou perception du monde ouvertement incompatible avec la Déclaration universelle en serait une qui nierait le concept même de droits.

De cette façon, M. Humphrey a montré que le succès de la Déclaration universelle était d’affirmer des droits communs à l’humanité, d’affirmer que chaque droit devait être interprété relativement à tous les autres, et de faire cela d’une manière qui serait acceptable pour les nombreuses communautés politiques du monde. Ainsi, elle devint une nouvelle vision du monde collective et véritablement globale.

Il s’agit d’un succès qui ne doit pas être sous-estimé. Le vote d’adoption de la Déclaration devant l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 1948 fut unanime. Il n’y eut aucun vote dissident.

À ce jour, la Déclaration universelle demeure une affirmation emblématique de la capacité de l’être humain à faire le bien. Elle demeure en outre un rappel immédiat des nombreuses façons dont les droits de la personne sont énoncés pour tous, mais ne sont pas reconnus partout. 

La Charte canadienne des droits et libertés

Après son adoption, la Déclaration universelle a exigé un effort renouvelé de la part du Canada pour reconnaître les droits dans nos lois et politiques. En matière de droits de la personne, le Canada de 1948 a connu des réussites, mais aussi des échecs.

Même si l’appui du Canada à la Déclaration reposait sur des bases solides, nous étions un pays très différent à l’époque que  celui que nous sommes aujourd’hui. Avant la Déclaration canadienne des droits de 1960, il n’y avait aucune reconnaissance pancanadienne des droits, ni aucune affirmation pancanadienne de la Déclaration universelle dans la loi canadienne. 

Nos droits et libertés n’étaient pas reconnus par une loi suprême. 

Nous tous ici présents, nous savons quel a été le destin de la Déclaration canadienne des droits. Bien qu’elle constitue une part importante de l’histoire des droits de la personne, elle n’était pas non plus transformatrice. Malgré l’importance de l’année 1960, celle-ci n’a pas été le tournant décisif pour la reconnaissance des droits dans l’histoire du Canada. 

À l’opposé de l’année 1960, l’année 1982 a marqué l’histoire du Canada par son effet transformateur. Elle ressort comme l’année qui a marqué la reconnaissance des droits dans notre ordre constitutionnel. 

C’est une année connue pour de nombreux jalons :

  • le rapatriement;

  • le mode de révision constitutionnelle;

  • l’indépendance constitutionnelle;

  • la naissance d’un autre instrument constitutionnel important; et

  • le changement de nom de notre instrument constitutionnel fondateur afin que notre loi constitutionnelle ne soit plus connue comme l’Acte de l'Amérique du Nord britannique, basé sur la colonisation. 

L’année 1982 est également connue pour la promesse faite sous l’article 35 de la Loi constitutionnelle, un sujet sur lequel je reviendrai. 

Cependant, de nombreux Canadiens se souviennent surtout de 1982 pour l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, un moment décisif de cette année-là. C’est une réputation que la Charte s’est taillée au fil du temps. 

Cette réputation est basée sur le fait que la Charte a réussi là où la Déclaration canadienne des droits a échoué, c’est-à-dire à inspirer et à inculquer une culture de droits au sein des institutions gouvernementales et des peuples du Canada. Cette culture de droits a été une culture de la reconnaissance des droits. 

La Charte est la Déclaration universelle du Canada – notre vision de la liberté au sein de la famille humaine ou, pour paraphraser Jacques Maritain, c’est la musique du Canada jouée sur les 30 cordes de la Déclaration. 

Bon nombre des droits et libertés garantis par la Charte sont formulés dans une langue qui suit de très près le libellé de la Déclaration : 

  • les libertés fondamentales d’expression, d’association, de religion et de conscience, ainsi que de réunion pacifique;

  • le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne;

  • les droits en matière de justice criminelle; et

  • les droits à l’égalité; 

D’autres aspects de notre Charte soulignent l’attention particulière que nous portons, en tant que pays, à la reconnaissance des droits :

  • nos droits en matière de langues officielles;

  • nos droits à l’instruction dans la langue de la minorité;

  • notre engagement envers le multiculturalisme. 

Pour certains, cette attention particulière n’est pas sujette à l’affirmation universelle. Bien sûr, pendant un moment, certains de ces droits ont été freinés par une interprétation restrictive; une lecture qui limitait leur portée en raison d’une compréhension reposant sur un « pacte politique » de leur nature. Cette lecture contrastait avec l’interprétation large et généreuse donnée aux droits plus universalistes mentionnés dans la Charte.

Cette compréhension a faibli. En réalité, elle n’a jamais tenu la route. Elle n’a jamais été fidèle à la Déclaration universelle elle-même, qui rend compte, dans son article 22, de l’histoire complexe de l’individualité et de la communauté : 

« Toute personne, en tant que membre de la société, […] est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité. » 

La conclusion de l’article 22 de la Déclaration est puissante : les droits économiques, sociaux et culturels sont indispensables à la dignité et au libre développement de la personnalité d’un individu.

Prenons en considération la relation de l'individu avec la communauté à la lumière de cette référence. Cette relation est possiblement la plus intense question de philosophie politique. De plus, la Déclaration souligne qu’il est indispensable à la dignité des individus qu’eux-mêmes, et leurs droits, soient situés dans la communauté. C’est une conception des droits qui est très familière aux peuples autochtones.

Ainsi, le fait que notre Charte commence par une disposition qui affirme l’importance de cette relation particulière entre la communauté et l’individu est peut-être la contribution spéciale du Canada aux instruments en matière de droits de la personne. Le premier article de notre Charte souligne que la compréhension même des droits doit être située socialement. 

Cette compréhension ne doit pas être influencée par des interprétations de l’article 1 de la Charte portant à croire que les gouvernements ont le pouvoir de violer les droits et libertés. Aucun gouvernement n’a ce pouvoir, même si plusieurs ont prétendu l’exercer. Le positionnement de cette disposition en premier dans notre Charte, l’instrument constitutionnel qui marque notre rapatriement, est justifié par la volonté de combiner la reconnaissance des droits avec la société libre et démocratique dans laquelle ils sont reconnus. 

La Charte au cours des 35 dernières années

Au cours des 35 dernières années, les transformations apportées par la Charte ont été majoritairement attribuables à nos tribunaux. Bien entendu, certains peuvent être critiques. Mais la réputation de notre Charte en tant qu’instrument en matière de droits de la personne est un résultat de la jurisprudence qui la sous-tend aujourd’hui. De plus, cette jurisprudence est le résultat d’individus et de groupes qui revendiquent la reconnaissance de leurs droits devant nos tribunaux et de tribunaux qui, en retour, trouvent l’équilibre qui définit le Canada et qui, de bien des façons, le distingue des autres nations, tout en le rendant spécial en cette période où les droits et libertés semblent être escamotés à l’échelle mondiale. 

Il ne fait aucun doute que l’application de la Charte par les tribunaux au cours des 35 dernières années a renforcé nos lois et politiques et rendu notre pays meilleur. Elle a affirmé non seulement la priorité philosophique des droits, mais aussi leur priorité juridique, en mettant les auteurs de lois et de politiques à l’épreuve de la justification. Nos lois et politiques peuvent-elles être considérées comme conformes à la reconnaissance des droits? 

Le leadership judiciaire a été le succès qui a défini notre Charte au cours des 35 dernières années. Pour les 35 prochaines années, j’espère que ce succès se mesurera sur le plan du leadership politique. En effet, le succès ou l’échec des 35 prochaines années de transformation de la Charte se mesurera à la capacité des dirigeants politiques à démontrer que l’élaboration de nos lois et politiques est guidée par une approche fondée sur la reconnaissance des droits. 

Dans cette optique, j’aimerais maintenant parler de la façon dont je perçois le rôle de ministre de la Justice et procureur général du Canada et de ce que notre gouvernement a fait relativement à la Charte et à la reconnaissance des droits. 

La ministre de la Justice et procureur général du Canada comme ambassadrice de la Charte

Depuis ma nomination au poste de ministre de la Justice et procureur général du Canada, je cherche à définir mon rôle et mes responsabilités à titre d’« ambassadrice de la Charte ». Il s’agit d’une façon d’indiquer que la Charte constitue, pour notre gouvernement, non pas une contrainte sur les mesures que nous adoptons par crainte d’un examen judiciaire, mais plutôt un guide pour la reconnaissance de la culture des droits dans le cadre des activités gouvernementales. 

Ce travail, dans l’ensemble, est discret et a lieu loin de la place publique :

  • Il s’agit de l’élaboration des politiques.

  • Il s’agit de fournir des conseils juridiques sur la Charte au Cabinet et à mes collègues ministres.

  • Il s’agit d’élaborer et de modeler les mémoires au Cabinet. 

Ce sont les résultats obtenus qui constitueront la mesure de notre réussite en matière d’adoption d’une approche de reconnaissance des droits. En termes simplifiés, nos lois et nos politiques tiennent-elles compte de notre engagement envers la Charte?

Même si l’ensemble de notre travail de reconnaissance des droits s’effectue forcément en privé, par souci d’obligation de rendre compte et de transparence, une partie de celui-ci est, et doit être, communiquée au public, ce que nous faisons en toute fierté. 

Plus tôt cette année, la ministre du Patrimoine canadien et moi-même avons annoncé le rétablissement d’une version renouvelée, modernisée et élargie du Programme de contestation judiciaire. Le financement public pour les contestations judiciaires dans le cadre de la Charte constitue un indicateur de responsabilité politique envers celle-ci; nous sommes en effet conscients que certaines de nos lois et politiques ne correspondent pas toujours à ce qu’elles devraient être.

Les Canadiens ne profitent pas tous également de l’accès aux tribunaux, faisant parfois en sorte que ceux qui ont le plus besoin de présenter une contestation judiciaire sont ceux qui sont le moins en mesure de le faire. Le Programme de contestation judiciaire vise à supprimer certains des obstacles économiques auxquels sont confrontés ceux qui cherchent à faire valoir leurs droits.

À titre de ministre avec la responsabilité principale de veiller à la primauté du droit, l’harmonisation de nos lois avec le principe de droit est une tâche qui m’incombe d’office. En ce qui a trait au Code Criminel, j’ai déposé plus tôt cette semaine à la Chambre des communes le projet de loi C-39, dit de « dépoussiérage de la Charte », visant à en abroger les dispositions déclarées inconstitutionnelles par la Cour Suprême du Canada, communément appelées les « dispositions fantômes ». 

Je soupçonne que l’une des raisons pour lesquelles le dépoussiérage n’a pas été entrepris par les gouvernements antérieurs est liée à la délicate question de l’avortement. L’inconstitutionnalité de l’interdiction de l’avortement a été reconnue en 1988; pourtant, près de 30 ans plus tard, l’interdiction demeure toujours inscrite dans le libellé de nos lois.

L’interdiction du meurtre lors de la perpétration d'une infraction a été déclarée inconstitutionnelle en 1990; et pourtant, comme nous ne le savons que trop bien après la cause Vader, elle demeure également encore inscrite dans nos lois. 

Toutefois, nous reconnaissons que beaucoup reste à faire et sera fait dans les mois à venir. L’harmonisation du Code criminel avec la Charte nécessite davantage que la simple abrogation des dispositions inconstitutionnelles. Elle exige en outre que le libellé du Code soit harmonisé avec l’interprétation de ses diverses dispositions par les tribunaux.

Or, lorsque nous prenons conscience que la première étape de ce processus consiste à abroger des dispositions dont l’inconstitutionnalité a été déterminée il y a 30 ans, nous ne devons pas en minimiser l’importance ni celle de l’examen plus élargi de la justice pénale que j’entreprends. 

Ce « dépoussiérage » a trait aux lois adoptées par les gouvernements et parlements antérieurs. Mais qu’en est-il des travaux des présents gouvernement et parlement : de quelle manière faisons-nous la démonstration publique de nos engagements envers la Charte

Le recours aux déclarations relatives à la Charte représente l’une des initiatives que j’ai entreprises lors de mon entrée en fonction en tant que ministre de la Justice, et dont je suis particulièrement fière. Chaque projet de loi que j’ai déposé à la Chambre a été accompagné d’une déclaration relative à la Charte, faisant état de la manière selon laquelle une approche de reconnaissance des droits a régi l’élaboration de chaque nouvelle initiative législative. 

Voilà donc une démonstration très éloquente de la façon dont la Charte est première citée lors de ce processus législatif. Il s’agit d’une approche transparente qui permet un débat éclairé.

Chaque déclaration relative à la Charte vise à souligner, aux fins de considération et de débat publics et parlementaires, des droits et libertés clés de la Charte dont il est question dans les initiatives législatives de mon ministère.

Le leadership politique qui régira les 35 prochaines années de la Charte et au-delà nécessite l’intervention active du gouvernement et du Parlement. J’entretiens l’espoir que le dépôt des déclarations relatives à la Charte permettra la reconnaissance de la culture des droits dans tous nos travaux législatifs. 

Le procureur général face aux litiges fondés sur la Charte

En matière de litiges, ma responsabilité à titre d’ambassadrice de la Charte revêt une dynamique différente lorsque j’exécute le mandat de procureur général.

À titre de première conseillère juridique de l'État, il incombe au procureur général d’agir dans l’intérêt public. Dans la lettre de mandat que m’a remise le premier ministre, il m’a donné la tâche de revoir la stratégie du Canada sur les litiges. 

Tôt dans le cours de mon mandat, j’ai tenu l’engagement visant à mettre fin aux pourvois ou aux prises de position ne concordant pas avec nos engagements, la Charte ou nos valeurs.

Par conséquent, j’ai retiré la requête en autorisation d'appel du gouvernement canadien auprès de la Cour suprême du Canada dans l’affaire du refus du gouvernement précédent de permettre à Mme Ishaq de porter le niqab lors de sa cérémonie de citoyenneté.

J’ai également abandonné l’appel du gouvernement canadien contestant la demande de libération sous caution d’Omar Khadr. 

J’ai retiré la demande d’appel du gouvernement du Canada dans l’instance des soins de santé aux réfugiés et notre gouvernement a remis en vigueur la garantie des soins de santé aux réfugiés.

Ces mesures, parmi d’autres, sont soulignées dans ma Rétrospective annuelle sur les litiges 2016, le premier rapport du genre à être publié par le procureur général du Canada. 

En ce qui a trait à la conduite du procureur général en matière de litiges fondés sur la Charte, permettez-moi de déclarer ce qui suit.

En revoyant la stratégie du gouvernement du Canada sur les litiges dans les causes fondées sur la Charte, j’ai cherché à agir de façon motivée, consciente de la position constitutionnelle particulière du procureur général, qui est à la fois membre de l’exécutif et premier conseiller juridique de l'État, et dont le mandat consiste à défendre les antécédents législatifs du Parlement. 

Il fut nécessaire d’adopter une méthode raisonnée, particulièrement lorsque les lois adoptées par un parlement antérieur sont contestées devant les tribunaux et spécialement lorsque notre gouvernement s’est engagé à abroger les dispositions litigieuses. La question est la suivante : devrais-je concéder le bien-fondé d’une contestation fondée sur la Charte?

Dans le cadre de mes responsabilités, j’ai identifié et j’ai l’intention de suivre six principes qui, à mon avis, devraient guider le procureur général dans les causes fondées sur la Charte : 

En premier lieu, le principe du constitutionnalisme et de la primauté du droit : le procureur général doit protéger la Charte et s’en tenir à celle-ci.

Lorsque le procureur général en vient à la conclusion qu’il n’existe aucun argument valable à l’appui de la conformité d’une loi à la Charte, il doit concéder le bien-fondé d’une demande fondée sur la Charte. Toutefois, il convient de remarquer que la Charte elle-même nous oblige à faire une nuance ici étant donné qu’il existe trois possibilités en matière de concessions fondées sur la Charte : à savoir si un droit est limité; à savoir si la limitation est justifiée; et ce en quoi doit consister le recours. 

En deuxième lieu, le principe de la démocratie parlementaire : le procureur général a la responsabilité de faire observer les lois adoptées par le corps législatif démocratiquement élu du Canada tant qu’elles ne sont pas modifiées par le Parlement ou déclarées inconstitutionnelles par un tribunal.

À titre de membre du pouvoir exécutif, le procureur général ne doit pas saper la démocratie parlementaire en concédant d’office l’inconstitutionnalité des lois adoptées par le Parlement. Le procureur général peut ainsi défendre la conformité de la législation fédérale envers la Charte au même moment où son gouvernement s’engage à modifier ou abroger la législation contestée par la voie du processus parlementaire. 

En troisième lieu, le principe de règlement judiciaire de différends : les tribunaux constituent les seules institutions pouvant résoudre péremptoirement les questions de droit. Lors de l’exécution de leurs obligations, les tribunaux reçoivent l’aide d’avocats présentant des arguments exhaustifs et justes, faisant chacun état du meilleur raisonnement en faveur de et contre la conformité des lois fédérales envers la Charte.

Les concessions sans réserve de la part du procureur général relativement aux questions constitutionnelles peuvent miner la capacité des tribunaux d’arriver à des conclusions éclairées en matière de constitutionnalité. 

En quatrième lieu, le principe de continuité : le point de vue juridique de la Couronne, tel que stipulé par le procureur général, doit être cohérent et conséquent d’un gouvernement à l’autre.

Bien qu’un nouveau procureur général puisse modifier la stratégie sur les litiges d’un gouvernement antérieur, tout changement doit être éclairé par ce qui relève, selon l’évaluation du procureur général, de l’intérêt public plutôt que de l’intérêt partisan. 

En cinquième lieu, le principe d’application uniforme de la Charte : l’application et l’interprétation des droits garantis par la Charte doivent s’effectuer de façon cohérente partout au pays. Et pourtant, toute déclaration d’inconstitutionnalité par un tribunal provincial ou territorial n’aura d’incidence qu’à cet endroit.

La décision du procureur général de ne pas porter en appel devant la Cour suprême du Canada une déclaration d’inconstitutionnalité pourrait par conséquent entraîner une application incohérente de la Charte. Le procureur général peut alors en appeler de la décision d’un tribunal dans le cas d’une question portant sur la Charte de façon à assurer une interprétation et une application pancanadiennes de la loi. 

En sixième lieu, le principe d’accès à la justice : le recours aux tribunaux est onéreux. Lorsqu’un litige est de nature privée et se limite aux parties en cause devant les tribunaux, l’accès à la justice serait bien servi si l’on affectait les ressources juridiques limitées à des questions faisant l’objet de contestations judiciaires plus élargies. Dans de tels cas, le procureur général doit chercher à régler les litiges portant sur la Charte s’il partage la conclusion juridique du demandeur.

Dans les cas où un jugement peut revêtir une importance immédiate ou plus large, l’accès à la justice peut favoriser la poursuite de la contestation, de telle sorte que la question puisse être résolue de façon péremptoire dans le cadre d’une tribune publique. 

L’influence réciproque de ces six principes ne favorisera pas toujours les mêmes points de vue juridiques. J’espère toutefois que ces principes illustrent les raisons pour lesquelles, même en ce qui concerne l’ambassadrice de la Charte, les points de vue juridiques suscitent des questions de profonde stratégie constitutionnelle, même dans les cas où le procureur général pourrait partager les conclusions des demandeurs portant sur la Charte

Réconciliation de nation à nation 

J’aimerais maintenant revenir au thème avec lequel j’ai débuté mon allocution : la réconciliation avec les peuples autochtones et le travail inachevé de ce pays, inachevé dans le cadre de la Confédération ou du rapatriement de la Constitution. 

La relation de la Couronne avec les Autochtones a commencé avant ces deux événements constitutionnels exceptionnels. À l’époque précédant la Confédération, bien qu’il y ait eu conclusion de certains traités et que l’on ait parfois assisté à des tendances constructives entre les peuples, de nombreux torts et injustices ont également été commis.

Il a donc été laissé en héritage une entreprise colossale de conciliation des relations entre les indigènes du pays et les colons, destinée à assurer une coexistence harmonieuse et à semer les graines d’un avenir commun caractérisé par l’interdépendance. Cette entreprise colossale ne fut pas menée à terme et fut même compliquée davantage par des attitudes et structures colonialistes, la maladie et la croyance en la supériorité et l’infériorité de peuples par rapport à d’autres. La Confédération ne nous a pas, en tant que telle, mené sur le chemin de la réconciliation, bien loin de là.

En revanche, et par souci de rectification du passé, le rapatriement de la Constitution comportait un engagement clair envers les Autochtones, à savoir que dorénavant, la situation serait différente. Cet engagement pavait la voie à la reconnaissance des droits et à la réconciliation entre les Autochtones et la Couronne. 

Il importe toutefois de garder à l’esprit que l’article 35 comporte lui-même des aspects controversés. Nombreux furent les peuples autochtones affichant leur scepticisme envers l’intention de l’article et par rapport à la sincérité de la Couronne en la matière, particulièrement lors des conférences constitutionnelles subséquentes destinées à faire état du droit à l’autonomie gouvernementale. Mon père a pris part à ces pourparlers avec le premier ministre Trudeau; je me souviens que j’étais alors en sixième année du primaire à l’époque. Bien que cela se passait en 1982, à mon avis, il convient de dire que le public en général ne reconnaissait pas à juste titre l’héritage colonialiste qui persistait encore à l’endroit des peuples autochtones, notamment au niveau des pensionnats indiens et de la Loi sur les Indiens. Je crois toutefois que la situation a quelque peu changé de nos jours et que la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation y est pour quelque chose. 

Lors du rapatriement de la Constitution, la vision d’origine, voulant que les conférences constitutionnelles permettraient de tracer la voie à la mise en application de l’article 35, ne s’est jamais réellement concrétisée. Pour les peuples autochtones, cela signifiait qu’ils devaient s’adresser aux tribunaux pour imposer la mise en œuvre de l’article 35. Et les tribunaux leur ont donné raison par l’entremise de centaines de jugements ayant confirmé l’importance, la signification et la vigueur des droits conférés par l’article 35. 

Mais ce que je viens tout juste de décrire fait également partie du défi que nous devons maintenant relever. Plutôt que d’établir des relations fondées sur la reconnaissance, la Couronne a imposé aux peuples autochtones le fardeau de « faire valoir » leurs droits par la voie de démarches judiciaires longues et onéreuses. De même, le Canada a souvent abordé les négociations d’une manière ne favorisant pas le travail de collaboration pour la mise en application et la protection des droits des Autochtones, mais en tentant plutôt de limiter ceux-ci.

À mon avis, l’engagement que représente l’article 35 ne doit pas se réaliser par la voie des tribunaux ou d’un conflit qui se prolonge indéfiniment. En effet, réconciliation ne rime pas avec rivalité. L’engagement de l’article 35 peut s’accomplir uniquement grâce à une relation de nation à nation convenable et respectueuse. C’est un engagement qui peut être rempli uniquement grâce au leadership politique, et par la Couronne et les peuples autochtones, pour s’extirper de tendances relationnelles révolues et sans issue. Nous devons favoriser la confiance nécessaire qui nous fera passer de la contestation à la collaboration et pavera la voie à des lendemains nouveaux et transformateurs où les inégalités et les injustices seront abordées dans l’optique de la reconnaissance et de la réconciliation. 

Ce n’est donc pas le travail qui manque pour chacune et chacun d’entre nous. Les Premières Nations, les Inuits et les Métis doivent être préparés pour le rétablissement de leurs nations et la prise en charge des responsabilités afférentes à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale. Certaines d’entre elles y sont disposées et en mesure d’y arriver à l’heure actuelle. D’autres auront besoin d’un peu plus de temps.

De son côté, le Canada doit appuyer les nations autochtones dans ce travail de rétablissement. Il doit également faire face à l’histoire de sa colonisation et au rejet des peuples autochtones et de leurs droits, un héritage dont nous voyons encore les effets aujourd’hui. Le Canada doit revoir ses lois et politiques afin de s’assurer qu’elles s’harmonisent avec une approche favorisant la reconnaissance des droits.

Après tout ce temps, je suis heureuse d’annoncer que le Canada s’attelle à cette tâche. Le mois dernier, le premier ministre a annoncé un groupe de travail de ministres chargé d’examiner les lois et les politiques liées aux Autochtones. Il m’a nommée au poste de présidente de ce groupe de travail. Le mandat de ce dernier ne vise rien de moins qu’un bouleversement : il s’agit de décoloniser nos lois et politiques fédérales et de s’assurer que la reconnaissance des droits soit au cœur de tous les aspects de la relation qu’entretiennent le gouvernement du Canada et les peuples autochtones. Ce n’est pas une mince tâche. 

Certes, le travail qui nous attend ne sera pas facile. Certains éléments de notre révision occasionneront des dissensions. Cependant, chaque aspect de notre travail sera gouverné par l’engagement de l’article 35, par l’orientation des tribunaux, par le soutien sans réserve du Canada à l’endroit de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et par l’engagement de notre gouvernement envers la mise en œuvre des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. Nous allons également réexaminer les recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones. 

Si vous le permettez, je terminerai mon allocution sur cette note : à de nombreux égards, la Charte et l’article 35 sont étroitement harmonisés. Les deux confirment la reconnaissance des droits dans le cadre constitutionnel et exigent que nous passions du leadership judiciaire des 35 dernières années au leadership politique des 35 prochaines années et au-delà. Cela dit, je suis d’avis que nous avons accompli plus de progrès sur le plan politique en ce qui a trait à la mise en application de la Charte qu’à l’exécution de l’article 35. 

Qu’il s’agisse de la Charte ou de l’article 35, le leadership politique doit constamment garder à l’esprit les paroles mémorables qu’a prononcées le premier ministre Pierre Trudeau lors des cérémonies liées à la proclamation de la Constitution le 17 avril, il y a 35 ans : « Célébrons le retour en terre canadienne de notre Constitution rajeunie, mais plaçons avant tout notre foi dans ceux et celles qui seront appelés à la faire vivre. » 

Tandis que nous nous apprêtons à écrire la prochaine page de l’histoire de notre beau pays, il y a vraiment d’excellentes raisons d’être optimiste. En effet, nous allons, en tant que collectivité, continuer de faire vivre notre Constitution et ce faisant, nous donnerons l’exemple au monde entier en matière de droits et libertés et de protection de l’égalité pour tout le monde. 

Gilakas’la. Merci.

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