Allocution d’ouverture prononcée dans le cadre de « Raising the Bar: Indigenous Womens' Impact on the Law-scape »

Discours

Notes d’allocution
de l’honorable Jody Wilson-Raybould, CP, c.r., députée
ministre de la Justice et procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)
30 octobre 2018

Le texte prononcé fait foi

Gilakas'la. Bonjour.

Avant toute chose, je tiens à souligner que nous sommes réunis sur le territoire traditionnel du peuple algonquin. Je tiens également à remercier le Forum des politiques publiques d’avoir organisé cet événement et de m’avoir invitée à prononcer quelques mots en ouverture. C’est un véritable honneur d’être ici avec vous tous, en particulier en compagnie d’éminentes chercheuses, auteures et théoriciennes autochtones. Je constate que de nombreux amis, collègues et pairs sont ici aujourd’hui, et me retrouver ainsi entourée représente chaque fois pour moi une source d’illumination et d’énergie.

Le défi qui consiste à « mettre la barre toujours plus haut » et à transformer « les répercussions des femmes autochtones sur le paysage juridique » va directement au cœur du passé, du présent et de l’avenir de ce pays.

Les femmes autochtones ont vécu des expériences avec l’ordre juridique canadien, dont celle d’être invisibles, que n’a en commun aucun autre peuple. Tout au long de l’histoire du Canada – et de diverses manières – l’ordre juridique canadien s’est gardé de voir les femmes autochtones. Cette invisibilité a parfois été explicite, en ce sens notamment que les femmes autochtones n’ont joui d’aucun droit politique, juridique ou économique fondamental et qu’elles ont été entre autres choses privées de certains des droits que détiennent les hommes autochtones ou les femmes non autochtones. Parfois, y compris plus récemment, cette invisibilité s’est manifestée dans la façon dont notre ordre juridique perçoit et traite les actions, les revendications et les réalités des femmes et des filles autochtones et y réagit, notamment dans les cas de violence.

Nombreux sont les facteurs et les forces qui ont contribué à cette invisibilité. Les effets du colonialisme sur les ordres juridiques autochtones en sont un exemple puissant. Ce déni a entraîné une érosion des rôles, des responsabilités et des pouvoirs des femmes autochtones. Il a contribué aux formes exactes de marginalisation et de déresponsabilisation auxquelles les femmes autochtones continuent de faire face, et a influé sur la façons dont les femmes sont perçues en tant qu’intervenantes et agentes de transformation dans le domaine du droit.

Je le sais du fait de ma propre réalité – et je sais que beaucoup d’entre vous le savez aussi du fait de vos propres réalités. Ma nation fait partie des Kwakwaka’wakw, peuples parlant le kwak’wala du Nord de l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique, sur la côte ouest du Canada. Au sein de ma nation, je suis une descendante des peuples Musgamagw Tsawataineuk et Laich-Kwil-Tach. J’appartiens au clan de l’Aigle.

Je suis issue d'une société matrilinéaire dont les chefs sont des chefs héréditaires. La matrilinéarité signifie que la descendance suit la lignée et les ancêtres maternels. Le pouvoir et l’héritage sont transmis par la mère. Dans mon cas, cette transmission s’est faite par ma grand-mère, Pugladee, qui est le nom le plus haut placé de notre clan. Ce nom signifie « bonne hôte » – et il a été donné à ma sœur aînée, Kory. Mon nom, Puglaas, signifie « femme née de nobles ». Ces noms nous ont été donnés lors d’une cérémonie de potlatch qui a eu lieu lorsque j’avais cinq ans et ma sœur, six ans.

Selon la vision du monde de mon peuple, qui anime nos lois et notre ordre juridique, tous les éléments atteignent l’état de bien‑être suprême lorsqu’ils existent en équilibre. Il peut s’agir de l’équilibre entre les humains et le monde naturel, entre les sexes, entre les groupes de personnes, au sein de la famille ou de la communauté, ou dans la façon dont nous vivons et organisons notre propre vie. L’équilibre est perçu comme étant le bon état des choses dont les conditions favorisent l’harmonie et la justice, tandis que le déséquilibre donne lieu à des conflits, à des confrontations et à des préjudices.

Selon cette vision du monde, si les femmes ne jouent pas leur rôle nécessaire sur le plan du leadership, du droit et de la famille – dans tous les aspects de la société – il y a alors un déséquilibre, et tous en souffrent. Une société ainsi déséquilibrée est comme un oiseau dont l'aile est brisée. Elle ne peut pas voler, elle ne peut pas atteindre son but et son plein potentiel, et tous s’en trouvent limités.

Toutefois, depuis la colonisation, il se trouve que l’ordre politique et juridique matrilinéaire dont je fais partie en tant que femme autochtone – et qui est en place depuis les temps immémoriaux – est largement incompréhensible pour l’ordre juridique canadien. Le régime imposé à mon peuple, comme à d’autres peuples autochtones partout au pays, par la Loi sur les Indiens, repose sur un ordre – ou une tradition – juridique différent, qui n’a absolument rien à voir avec les rôles des femmes, l’équilibre, l’intégration et l’harmonie, avec lequel mes ancêtres ont vécu conformément pendant d’innombrables générations. Il a importé un régime patriarcal axé sur une compréhension du droit qui trouve sa source dans la force, le pouvoir et le contrôle – et dont la majorité des peuples autochtones de partout au Canada continuent d’assumer le fardeau aujourd’hui.

C’est pourquoi lorsque nous parlons de bâtir l’avenir comme nous le faisons tous – un avenir axé sur la réconciliation et des relations de nation à nation – je vois une mise à l’épreuve fondamentale des progrès autour des sujets dont vous discutez ce soir. Parce que tout effort véritable visant à s’attaquer à notre réalité coloniale doit s’articuler autour de la détermination par les peuples autochtones de leur avenir – y compris la reconstruction de leurs nations et de leurs gouvernements – ainsi que de leurs ordres juridiques et domaines de compétences au sein du monde contemporain.

Et la réussite des nations dans le cadre de ce travail se mesurera à l’aune de la question de savoir si les rôles, les responsabilités et les pouvoirs des femmes dans le travail politique, social et juridique de leurs nations et le bien‑être des femmes et des filles autochtones au sein de la société canadienne dans son ensemble sont constamment accrus. Si tel n’est pas le cas, le travail d’autodétermination et le travail de transformation de notre réalité coloniale ne réalisent aucun progrès et ne donnent aucun résultat – comme ils devraient sûrement le faire.

Pour bâtir cet avenir, il faut accepter que le Canada a toujours été un pays où règne le pluralisme juridique – le regroupement de différents ordres juridiques qui apprennent à coexister et à fonctionner ensemble. Tel était le cas lors de la création du pays il y a 150 ans en relation avec notre héritage de common law et de droit civil. L’on a alors fait fi des ordres juridiques autochtones, une situation que le travail que nous accomplissons aujourd’hui vise à corriger. Bien que les peuples autochtones doivent assurer la direction de ce travail, la Couronne a pour tâche de créer l’espace nécessaire à l’application des lois et des ordres juridiques autochtones en apportant des modifications à nos propres lois – y compris en éliminant la Loi sur les Indiens – et de mettre en place de nouveaux modèles de relations. Il faut pour ce faire délaisser la pratique qui consiste à nier l’application des lois et des ordres juridiques autochtones et créer des modèles de pluralisme juridique qui les reconnaissent et qui englobent leurs rôles. 

Je tiens à préciser que, tant que la Loi sur les Indiens continuera de régner ainsi, les traditions juridiques autochtones auront peu ou pas de chance de se manifester pleinement dans le système de gouvernance à plusieurs niveaux du Canada. En effet, la Loi sur les Indiens est l’antithèse de l’autonomie gouvernementale en tant que forme d’autodétermination, et cause en plus un tort permanent à la reconstruction des nations et à une gouvernance autochtone solide et appropriée. Nous devons tous cesser d’essayer de faire l’impossible, à savoir concilier la Loi sur les Indiens avec les droits des Autochtones, puis de penser malgré tout que nous pouvons compter sur les tribunaux pour tout démêler. Nous devons plutôt accepter la pluralité des traditions juridiques dans ce pays et ainsi créer l’espace requis pour reconstruire les nations autochtones dans le cadre de notre système évolutif de fédéralisme coopératif.

Comme je l’ai dit dans une allocution prononcée à Saskatoon le mois dernier, on ne peut pas faire progresser la justice et l’égalité dont le Canada a besoin ni atteindre celles‑ci pour les peuples autochtones au moyen de « demi-mesures, de bonnes intentions ou d’une rhétorique noble ». Ce qu’il faut, ce sont « des choix difficiles, des actions novatrices, une transformation des lois et des politiques, de nouvelles compréhensions et attitudes, de nouveaux modèles de comportement ». Dans cette allocution, j’ai appelé à la vigilance de nous tous ici au Canada qui avons exigé que les changements véritables et nécessaires soient apportés malgré des initiatives qui peuvent être confuses et mal conçues qui ne sont pas à la hauteur de la situation en dépit des meilleures intentions. Chaque jour, je demeure vigilante en exigeant que nous fassions ce qui doit être fait plutôt que ce qui semble être rapide, acceptable ou simplement un peu plus.

Je dois admettre cependant que je crois que des progrès importants sont réalisés et que les femmes autochtones jouent un rôle de chef de file. Je pense que les travaux et les réalisations de vos invitées ici ce soir et ceux de nombreux participants dans cette salle en témoignent. Et nous en avons des exemples puissants devant nous, qu’il s’agisse du lancement de programmes menant à l’obtention d’un diplôme sur les ordres juridiques autochtones, des efforts déployés en vue d’adopter une approche globale et systématique à l’égard des répercussions disproportionnées du système juridique sur les peuples autochtones, du travail essentiel de reconstruction de la nation et de revitalisation des lois, de l’élucidation et de l’éducation de divers peuples à l’échelle du pays grâce au pouvoir des mots et des récits. Et je sais que ce travail exige à la fois ardeur, acharnement et résilience.

Selon mon expérience, ce sont généralement les femmes de nos communautés qui mènent la charge afin de décoloniser et reconstruire nos modèles de gouvernance à mesure que nos nations délaissent les systèmes coloniaux. C’est le travail que je faisais avant d’occuper mon poste actuel. Un rôle que je prends, bien sûr, incroyablement au sérieux, bien qu’il puisse parfois être difficile et extrêmement frustrant.

En effet, dans ma propre expérience comme première Autochtone ministre de la Justice et procureur général du Canada, j’ai malheureusement pu constater que, lorsqu’il s’agit de traiter de questions autochtones, peu importe la table à laquelle l’on participe ou la qualité en laquelle l’on y participe ou le titre et l’apparence d’influence et de pouvoir, l’expérience de la marginalisation peut vous poursuivre. Mais cela ne me décourage pas. Cela ne fait que renforcer ma détermination.

Je crois – et je suis certaine que vous tous le croyez aussi – que notre lourde tâche aujourd’hui consiste non seulement à créer l’espace et les possibilités essentiels à la reconstruction de la nation, mais aussi à créer l’espace qui permettra à d’innombrables filles autochtones d’assumer des rôles de leadership aujourd’hui et beaucoup d’autres à l’avenir, dans des contextes toujours plus réceptifs et favorables à leurs talents, à leurs capacités et à leur apport remarquables au bien-être de notre société, de notre pays et de notre monde. Je suis convaincue que des progrès sont réalisés et que les fruits des sacrifices d’aujourd’hui paraîtront souvent plus concrets demain, et c’est ce qui m’aide à persister malgré les obstacles, en plus du fait que je sais profondément qui je suis, d’où je viens, quels sont mes enseignements – mes droits et responsabilités.

Alors, même s’il reste beaucoup de travail à faire – et le travail se poursuit – des événements comme celui de ce soir me rappellent pourquoi nous faisons ce travail et ce qui doit être fait, en plus de me rappeler que c’est grâce à nos efforts communs et à l’apport que chacun d’entre nous peut apporter que les voies du changement sont ouvertes.

Je vous remercie encore une fois de m’avoir donné l’occasion de faire quelques observations. Je vous remercie pour le dialogue. Je vous remercie également pour tous vos efforts futurs en vue de transformer les répercussions des femmes autochtones dans la vie juridique de notre pays.

Gilakas'la

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